« Chaque visage pourrait être celui d’un prisonnier politique ou d’un martyr », explique Bani Khoshnoudi dans son chef d’œuvre The Silent Majority Speaks, tourné à Téhéran en 2009 au moment du Mouvement vert, puis diffusé clandestinement sous le pseudonyme « The Silent Collective » jusqu’en 2013. Attester d’un soulèvement populaire contre la dictature, tout en prenant soin de ne pas mettre en danger ceux qu’elle filme, récapituler un siècle de soulèvements politiques plus ou moins insurrectionnels et toujours réprimés dans le sang, réfléchir les fonctions létales, toxiques ou au contraire émancipatrices des images : l’ensemble de ces tâches remplies par The Silent Majority Speaks indique d’emblée l’exigence envers elle-même qui anime la plasticienne, cinéaste et productrice Bani Khoshnoudi. Fuyant tout dogmatisme, elle développe ce que l’on pourrait appeler « un activisme de la question », qui s’est exercé successivement sur les manifestations populaires en Iran, la politique anti-migratoire en France, la culture zapotèque au Mexique. Dans un ouvrage consacré à l’auto-émancipation dont le titre, Les sauvages dans la cité, assone avec le nom choisi par Bani Khoshnoudi pour sa maison de production ainsi placée sous l’égide de Claude Lévi-Strauss, « la Pensée sauvage », l’historien René Parize distinguait « le savoir de soumission » et « les savoirs de révolte »*.
Confronté à la censure politico-religieuse autant qu’aux stratégies d’autocensure, le travail de Bani Khoshnoudi développe non seulement une connaissance experte et des « savoir et savoir-faire de révolte » ingénieux, mais aussi, et surtout, comme on pourra le lire ici, l’essentiel : une infrangible conviction.
Nicole Brenez : Peux-tu nous retracer ton parcours artistique : contexte, formation, réalisations ?
Bani Khoshnoudi : Toute jeune, j’ai commencé mon exploration artistique avec le dessin et la peinture, mais à l’adolescence j’ai été vite séduite par la photographie. Mon lycée avait un laboratoire, je me suis inscrite aux cours de Journalisme afin d’y avoir accès. Je volais de la pellicule à l’école pour faire mes propres photos que je développais et imprimais en cachette. La découverte de la lumière et ses effets sur la pellicule me fascinait, puis ce paradoxe entre les possibilités et les limites de la caméra et de l’argentique m’a conquise. Je ne pouvais pas arrêter de faire des photos et mon père m’a ensuite construit une chambre noire à la maison. Pourtant, quand il fut temps d’aller à l’Université, ma famille n’était pas d’accord pour que je fasse des études d’Art, donc j’ai commencé mes études en Architecture, ce que mon père voyait comme un compromis entre l’art et la science : quelque chose qui me permettrait de trouver un travail plus tard. Même si les aspects esthétiques et historiques de l’architecture m’intéressaient, j’ai senti que ça allait être un métier trop rigide pour moi, puis mon envie d’explorer la photographie et d’autres arts était irrépressible. Après quelques mois, j’ai abandonné mes études d’Architecture et suis allée vers le département de photographie qui se trouvait dans le même immeuble et au sein de la même école que pour les études de Cinéma. Là, j’ai découvert ma cinéphilie et ai commencé à faire des films. Au début par le biais des cours d’histoire de cinéma et de théorie (film studies), mais la philosophie et l’ethnographie ont joué un grand rôle également. Puis, petit à petit, j’ai commencé à collaborer à des projets et à tourner de petits films. Dans les années 90 à Austin au Texas, la communauté du cinéma était en train de grandir. Richard Linklater et d’autres cinéphiles avaient fondé l’Austin Film Society, où j’ai découvert Tarkovski, Oshima, Satyajit Ray et d’autres sur grand écran. On participait aux tournages des réalisateurs locaux et des projets d’école, ce qui m’a permis de vivre un grand moment d’expérimentation et de partage. En même temps, je continuais mes études de Cinéma et d’Italien et, puisque c’était une université publique, j’ai pu explorer les cours de sociologie, philosophie, littérature, histoire. C’est grâce à quelques professeurs remarquables que j’ai découvert Godard, Chris Marker, Jean Rouch, Frederick Wiseman, Dennis O’Rourke, parmi d’autres, mais aussi des écrivains et penseurs comme James Baldwin, Pirandello, Roland Barthes, Hannah Arendt, Cesare Pavese, Donna Haraway, Deleuze… Bref, mes années d’études m’ont marquée profondément. Quand j’ai finalement commencé à réaliser mes propres films, je ne savais pas trop ce que je faisais au début, ni les types de films que je voulais créer, mais une fois à pied d’œuvre, je n’ai plus jamais douté de ma décision ni voulu faire autre chose, même si parfois ce métier s’avère d’une précarité oppressante.
Après mes études, je suis partie vivre en Europe, d’abord à Rome et ensuite à Paris. Cette année-là, j’ai aussi fait mon premier voyage de retour en Iran, après 22 ans. Réaliser alors de petits films expérimentaux me permettait d’explorer ce que je découvrais ici et là-bas, sans me sentir obligée de faire des « déclarations » fortes. En même temps, je travaillais à droite à gauche à Paris et militais indépendamment, et au sein de groupes qui dénonçaient la situation des immigrés en France et en Europe. J’ai visité le camp à Sangatte près de Calais et j’ai rencontré des centaines de personnes, beaucoup venant d’Iran, d’Afghanistan, beaucoup de Kurdes d’Iraq. En 2002, quand Sarkozy (alors Ministre de l’Intérieur) a fermé le camp, on a formé un Collectif pour essayer de faire la lumière sur cette profonde injustice et sur la machine répressive contre ces gens qui avaient traversé le monde. La situation dans les rues de Paris devenait insupportable ; des centaines de personnes (hommes, femmes et enfants) dormaient dans la rue, même l’hiver. En 2004 j’ai réalisé Transit, un court-métrage écrit en m’inspirant des histoires de migrants rencontrés à Sangatte. C’est avec des migrants qui se trouvaient alors à Paris que j’ai fait le film ; ils ont joué leur propre rôle. C’était mon premier « vrai » film, on peut dire, et j’ai été étonnée par la réponse. J’ai obtenu des prix et le film a voyagé partout. J’ai ensuite réalisé A People in the Shadows (Un peuple dans l’ombre), un documentaire sur ma ville natale, Téhéran, en m’inspirant des méthodes de Jean Rouch et de Frederick Wiseman. Le film est une sorte d’errance-transe dans la ville, explorant la ville même, mais aussi ma subjectivité et la puissance de la caméra que je gardais toujours à la main. Après ce film, j’ai été invitée à suivre une année d’études au sein du Whitney Museum of American Art Independent Study Program où j’ai eu l’opportunité de continuer mes recherches en théorie et aussi de travailler de manière plus expérimentale, en montant des installations vidéo et sonores et en réfléchissant à l’archive et au témoignage comme matière. Deux ans plus tard, j’ai réalisé Ziba, mon premier long-métrage de fiction, tourné en Iran, qui marquait un peu la fin d’une époque « iranienne » de mon travail. Aujourd’hui je vis à Mexico, où j’ai plusieurs projets en cours. Et bien sûr, entre 2009 et 2010, j’ai fait le documentaire The Silent Majority Speaks, que j’ai gardé secret jusqu’à aujourd’hui.
NB : Comment la réalisation de The Silent Majority Speaks a-t-elle été rendue possible ?
BK : Tout d’abord, je ne savais pas que je ferais un film. J’étais à Téhéran pendant les élections en 2009 et naturellement, j’avais commencé à filmer dans la rue. Ce que j’ai vu et vécu pendant ces semaines menant aux élections était inédit : on vivait un moment euphorique qui m’a presque mise en transe lorsque j’errais avec ma caméra à la main. En fait, pendant la campagne électorale, c’était comme si on vivait dans un autre pays. C’était un moment de grande liberté et de tolérance où l’on pouvait quasiment tout dire, tout faire, même si on gardait notre discrétion (et pour les femmes, notre voile sur la tête, bien sûr). Je restais parfois 12 heures dehors, marchant, parlant, filmant et ensuite dans la nuit, on sortait avec une amie pour voir les « manifestations » et rassemblements spontanés ; tout ça c’était avant le vote. Le lendemain du vote, quand il fut évident qu’il y avait eu une fraude énorme, on est sorti dans la rue, mais cette fois en colère. J’ai continué à filmer jusqu’au jour où j’ai eu peur pour ma vie – c’était le jour où ils ont tué Neda Agha-Soltan [20 juin 2009, NdE] – puis je suis partie de Téhéran. J’ai pris mes images avec moi, encore frappée par tout ce que j’avais vécu et tout ce qui continuait à se passer en Iran et donc j’ai mis beaucoup de temps avant de vraiment pouvoir retourner à ces images et construire le film. Au début je voulais me débarrasser du matériel, le donner à quelqu’un d’autre, à qui voudrait faire un film, car c’était trop pour moi et je ne savais pas comment le réaliser sans prendre le risque de ne plus pouvoir retourner en Iran. Mais après avoir parlé avec deux, trois personnes, je me suis vite rendue compte que j’avais une responsabilité envers tous les gens qui m’avaient permis de les filmer et qui avaient parlé ouvertement, sans peur, devant la caméra. Puis je me suis intéressée à tout ce qui se passait ensuite sur le net, les vidéos que les gens postaient sur Youtube, etc. C’était comme un signe pour moi qu’il fallait parler de cette nouvelle manière de protester, tout en documentant l’oppression et la violence de l’État. Sans le savoir, les gens étaient en train de créer une archive populaire qui nous servirait dans le présent comme dans le futur. En fait, les protestations en Iran ont établi un précédent dans l’utilisation des réseaux sociaux et de l’Internet, que l’on a vu ensuite utilisé dans beaucoup d’autres pays, la Tunisie et l’Égypte entre autres. Je savais qu’il y avait quelque chose à dire là-dessus et j’ai commencé à développer l’idée du film. Puis j’ai commencé à vraiment travailler avec le matériau dès que j’ai reçu l’appui financier et moral, dont la protection de mon identité, du Jan Vrijman Fund du Festival de documentaire d’Amsterdam (IDFA). Ils m’ont assuré que personne ne se rendrait compte de qui j’étais, et qu’ils voulaient vraiment m’aider à ce que le film existe. Le film n’aurait pas été possible non plus sans la participation de quelques chères personnes très courageuses qui m’ont aidé pour la post-production, et surtout de tous ces gens anonymes qui ont filmé dans les rues de Téhéran et dans d’autres villes d’Iran et qui ont envoyé leurs images sur le net. Ce film est pour eux ; pour leur courage et leur indispensable participation à notre mémoire collective.
NB : As-tu tout de suite souhaité réaliser une grande fresque politique, ou s’agissait-il d’abord de documenter l’histoire immédiate ?
BK : Au début, je pensais que j’allais faire un film assez classique où je traiterais des événements d’avant et d’après les élections de 2009, en rendant compte du sentiment général des gens dans la rue et des événements. De fait, mes intentions avec le film se sont élaborées en plusieurs étapes. Tout d’abord, je voulais documenter ce qui se passait dans les rues pendant la campagne, cette espèce de liberté de paroles si inédite et étonnante dans le contexte iranien actuel ; une preuve de ce dont on était capable quand il n’y avait pas la machine répressive au-dessus de nous. Puis, juste après la fraude, ou « Coup d’État » comme on l’a nommé, je savais qu’il fallait documenter l’histoire immédiate qui se déroulait et la révolte qui se formait, sans savoir où tout cela nous menait (pour le mouvement et pour mes images). Ensuite, une fois partie d’Iran, en commençant à accumuler des documents dans une archive personnelle, en vivant avec les images que j’avais filmées, je commençai à réfléchir à des idées plus larges et plus profondes sur les événements et le moment historique. Pendant ce temps, je relisais des textes que je connaissais déjà et je me suis documentée encore sur l’histoire, la politique et la sociologie iraniennes. J’ai lu des dizaines de livres et textes, parfois sur l’histoire de l’Iran, parfois des témoignages des prisonniers politiques (dans le passé et dans le présent). J’ai effectué ensuite une recherche sur les images et les sons de notre passé et notre présent, qui me paraissaient participer d’une réflexion de notre histoire moderne. Il s’agissait de photos, de films d’archives sur les manifestations et d’autres images des événements politiques, des films de propagandes, des images de télévision, des clips sonores et visuels de la guerre avec l’Iraq, des procès filmés datant de l’époque du Chah et de 2009, et bien sûr les scènes de violences que les gens continuaient à documenter pendant la révolte contemporaine. Durant quelques mois, c’était devenu un peu une maladie pour moi, car l’information et les images n’arrêtaient pas de s’empiler et je n’arrêtais pas de remplir mes disques durs. Avec chaque chose en venait une autre ; je perdais un peu la tête. À un moment donné, j’ai dit « STOP » et commencé à réfléchir au montage, comment trouver un « ordre » pour tout ce matériel. C’est à ce moment que j’ai su que je voulais faire un film plus large et étendu sur les questions de révolte et de révolution en Iran, mais aussi sur l’importance et l’impact des images du passé et du présent sur notre comportement, puis sur les dynamiques d’archive, de mémoire et de volonté collectives.
NB : Avais-tu des repères stylistiques en matière d’analyse politique visuelle, tels L’Heure des Brasiers de Fernando Solanas et Octavio Getino, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker ou La Spirale d’Armand Mattelart ?
BK : Bien sûr. J’ai découvert Solanas, Marker mais aussi La Bataille du Chili de Guzmán et d’autres films similaires de la même époque lorsque j’étais à l’Université. Le Fond de l’Air est Rouge a toujours été un film monumental pour moi, je l’ai vu plusieurs fois. À chaque visionnage je trouve de nouvelles idées, c’est ce que j’adore chez Chris Marker. Ce film m’a influencée car en tant que réalisateur, Chris Marker n’avait pas peur de prendre un peu de distance avec son sujet pour nous amener à questionner la politique et l’idéologie derrière les mouvements et les partis, pour y retrouver le sens de la participation de l’être humain. Son film et son intervention dans ses images sont d’une immense intelligence, une source d’inspiration. J’ai aussi aimé des films cubains des années 60, mais parfois la propagande me dérangeait et je préférais justement quand les films posaient des questions, quitte à les laisser sans réponse, au lieu de nous servir des idées accomplies ou totalisantes. Les films de Marker (et aussi de Godard pour son époque Groupe Dziga Vertov) m’incitaient à me poser des questions et ouvrir mon esprit, ce qui je pense devrait être le but de ce genre de cinéma.
NB : The Silent Majority Speaks est un film particulièrement éloquent et riche sur les fonctions diverses et parfois contradictoires que jouent les images dans l’histoire collective. Comment as-tu conçu et organisé cette dimension de ton essai ?
BK : J’avais constitué ma propre archive, avec toutes sortes d’images, sons et textes, puis avec tout ce que je trouvais sur Internet sur ce thème. J’avais collecté des photos et vidéos de beaucoup de sources différentes. À partir de ma propre documentation, je partais à la recherche d’autres images. J’aime la coïncidence, j’aime le rôle que la participation d’autres personnes peut jouer dans une création artistique, donc j’étais aussi ouverte au hasard et à ce qui m’arrivait pendant ces mois de travail. Après avoir établi une sorte de rough cut de trois heures, j’ai fait appel à une monteuse, qui n’avait malheureusement pas le temps de travailler avec moi, mais elle a regardé le matériel et m’a posé des questions qui ont suscité des idées sur les processus capables de donner un ordre ou sens au montage. J’ai couvert un mur de mon studio de papier et commencé à y épingler des idées, des phrases, des réflexions, mais aussi des photos tirées de mon archive. J’ai établi une espèce de « timeline » avec ces éléments, physiquement sur le mur, et ensuite j’effectuais des connexions et des associations entre ces éléments. Au montage, je me servais des images de mon « archive » et je suivais les associations premières, les images elles-mêmes en provoquaient d’autres et petit à petit les idées centrales du film ont pris forme. Les répétitions que je voyais dans le matériel se sont imposées à moi et j’ai donc rédigé sur cette base un texte en voix-off. Je dirais que l’histoire de ces images, du début du siècle jusqu’au présent, était déjà là, il fallait juste accomplir l’excavation et établir les associations.
NB : Comment le film a-t-il circulé ? Pourquoi a-t-il été possible de dévoiler le nom que recouvrait le pseudonyme initial de “The Silent Collective” ?
BK : Le film a très peu circulé, sans doute justement parce qu’il n’y avait pas « d’auteur » déclaré. Pour des raisons liées à mon envie de pouvoir voyager librement en Iran et pour faire d’autres films là-bas, j’ai gardé le secret pendant un bon moment. Le festival qui a donné de l’argent, IDFA, l’a montré, mais comme ils n’ont pas de branche de distribution, ils n’ont pas pu faire beaucoup plus pour le film. Ensuite, grâce à un ami iranien qui vit en Allemagne, le film a été montré lors de projections dans des galeries et pendant des expositions et événements autour des révoltes dans les pays arabes (le printemps arabe) et aussi liés à sa recherche sur la mémoire collective. Il a montré le film quelquefois, des gens en Égypte l’ont vu et l’ont montré au Caire, où je sais qu’il a eu une résonance forte. Puis c’était tout, jusqu’à ce que j’aie pu révéler mon identité, grâce à ton soutien d’ailleurs, Nicole. Après cela, le film a été montré dans quelques festivals, en commençant par ART OF THE REAL, qui est programmé par Dennis Lim et Rachael Rakes au Lincoln Center à New York, puis à Lussas, Ensuite, il a été programmé par Jocelyne Saab dans son festival au Liban mais c’est là où il a subi la censure et a été interdit, donc finalement elle n’a pas pu le montrer. Aujourd’hui, j’ai envie que le film ait une vie et puisse circuler plus largement. Même si je n’aurai jamais de certitudes, je suis prête à prendre ce risque aujourd’hui. C’est quand même et toujours un risque pour moi, mais je sens qu’il est temps que le film soit vu. Il est le fruit aussi des archives collectives que les gens en Iran ont inconsciemment construites et donc le matériau ne pourra jamais être décrit comme un travail purement individuel ou né seulement de ma propre volonté, même si c’est moi qui ai réalisé le film.
NB : The Silent Majority Speaks partage certains plans avec Where is this place? This is Iran, My Land and yours (2009). Quels sont les rapports entre ces deux films ?
BK : Tu parles des images avec lesquelles je commence le film ? Les plans que j’ai pris de la vidéo publiée sur Youtube, avec la fille à Téhéran qui parle sur les images dans la nuit ? En fait, juste après que la révolte a commencé, quand la nuit tombait sur Téhéran, nous montions tous sur les toits pour crier « Mort au Dictateur » (il paraît que cela se passait de la même manière dans d’autres villes). C’était une manière de continuer la protestation et de communiquer entre nous à travers les toits de la ville, pour se rappeler que nous n’étions pas seuls. De fait, la vie en Iran peut parfois être vécue comme une aliénation intense car ce n’est pas facile d’avoir une vie publique très ouverte ou libre. Donc chacun se replie sur soi-même dans la sécurité du chez soi. Comme dans n’importe quelle révolte, n’importe où dans le monde, quand la nuit tombe, grandit le risque d’arrestations et de disparitions. C’est pourquoi on rentrait chez nous tous les soirs afin de se retrouver sur les toits à 21h pour continuer les manifestations, en criant dans la nuit. J’avais filmé aussi ces sessions de cris nocturnes, mais un matin (le lendemain de la première nuit, me semble-t-il), j’ai découvert la vidéo de cette fille qui circulait sur les réseaux sociaux. J’ai été très touchée, comme beaucoup de monde, et je trouvais qu’elle transmettait une idée claire de notre résistance et de notre situation d’aliénation en Iran. Pour moi, elle transmettait de manière poétique le discours antiautoritaire qui grandissait dans la rue. Cette fille, avec sa voix qui tremble, mais une présence forte, exprimait tout ce que nous ressentions : un désespoir et un sentiment d’être enfermé et coincé, même si on se situait au début d’une révolte immense, la plus grande depuis la Révolution en 1979.
NB : Comment The Silent Majority Speaks, 2010, s’articule-t-il avec les installations Paradox Of Time : Studies in Memory (Parts 1 – 3), qui datent de 2012 ?
BK : Comme j’avais besoin de continuer ma recherche sur les questions de répétition – de l’histoire, des révoltes, des traumas, des images, des actes humains – j’ai commencé à faire, bien après avoir terminé le film, une série d’études sur l’image, la durée et ce que cela provoquait au niveau de la mémoire et de l’affect. Je découvrais, en jouant avec la durée et la juxtaposition, que quelque chose de très particulier s’éveille, mentalement et émotionnellement, face à des images d’archives qui renvoient à des moments forts de l’histoire. Ces études, faites avec des images d’archives, révèlent notre profond attachement et notre dépendance à l’égard du passé et de la mémoire collective. Même si on n’était pas présent ou si on ne se rappelle pas bien, l’imaginaire garde ces images (de révoltes, de victoires, de violence, de joie, de douleur) en lui, et le pouvoir des images à provoquer ou stimuler est un phénomène que je voudrais étudier et comprendre mieux. Les images sont surpuissantes, on l’a vécu pendant la révolte de 2009. Les images de violences et de morts documentées par des citoyens et mises en ligne pour que tout le monde les voie, c’était une manière de faire appel à la mémoire et à la volonté collectives pour ensuite provoquer de l’action. Alors que je me méfie du pouvoir des images, surtout des images d’archives, je trouvais essentiel que les gens participent à cette documentation. C’est un problème qui me préoccupe, mais pour lequel je n’ai pas de solution. C’est aussi pourquoi j’ai conçu ces études en forme d’installations, que je continue à monter aujourd’hui.
NB : À l’issue (bien sûr provisoire) de ces très fortes expériences et réflexions sur la représentation de l’histoire collective, où en es-tu de tes conceptions des puissances du film et de l’image en général ?
BK : Je pense que le cinéma et l’image sont encore – et pour toujours – surpuissants et je pense qu’ils ont pris une place encore plus centrale et importante dans nos vies, même si la manière d’entrer en contact avec eux relève désormais presque de l’ordre de la consommation et moins de la sélection. Je dirais que Walter Benjamin avait définitivement raison, même si ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. Pour moi le vrai problème, ou la crise, réside plutôt dans notre incapacité à réfléchir, à analyser voire parfois à rejeter ou être critique devant un film ou face au flux des images. On ne cultive plus notre manière de voir et percevoir, mais nous acceptons facilement les tendances, les jeux et les influences des marchés et de leurs dérivés (l’industrie du cinéma, ses festivals et même ses critiques y sont impliqués). La paresse, le conformisme et l’acceptation des normes et valeurs capitalistes et libérales, en tant que producteurs ou spectateurs des films, ont contribué à la banalisation de notre impuissance. Je dis « impuissance » au sens où souvent, on n’exige plus de comprendre ce qu’on fait ou voit au cinéma. On aime ce qui confirme nos préconceptions, on favorise les films qui ne nous remettent pas en cause et réitèrent un certain eurocentrisme du goût et du langage. De sorte que l’on ne peut plus dire être forcés ou conquis par l’hégémonie américaine, puisque nous la reproduisons spontanément dans nos propres contextes.
NB : Quelles autres initiatives contemporaines en matière de film activiste te semblent les plus marquantes ?
BK : Malheureusement je n’ai pas vu beaucoup de ces films et ne saurais donc pas très bien répondre. Je n’ai pas vu les films réalisés sur les révoltes dans les pays arabes (Égypte, Tunisie). Le groupe Mosireen accomplit un travail intéressant en Égypte, présenté plus dans des contextes d’art contemporain que du cinéma. Souvent, hélas, les films qui émergent des mouvements actuels essaient d’imposer leurs discours sans nuance ni complexité, il n’y existe pas de lieu pour la réflexion, ce qui en définitive m’intéresse le plus. Je pense à certains films qui accompagnent les mouvements anti-globalistes, les Occupy, etc. Beaucoup de réalisateurs se sont intéressés dernièrement aux thèmes politiques mais je trouve que parfois il s’agit d’opportunisme ou d’une manière de rendre lucratif quelque chose qui ne devrait pas l’être. C’est presque devenu un genre. En revanche, je regarde les films courts ou les témoignages filmés des gens en lutte dans des endroits assez oubliés ou peu documentés par ailleurs. Je pense aux vidéos faites par des groupes autonomes de résistance, comme la Police Communautaire par exemple, dans des régions comme Guerrero ou Michoacán au Mexique. Ces documents me semblent très importants car ils ont une fonction dans l’immédiat, qui est de faire sortir les informations et communiquer avec le monde qui reste aveugle à leur situation, et, dans un second temps, de garder ou archiver les témoignages qui plus tard seront nécessaires. Mais en général, je préfère les films sur les politiques de l’image et l’esthétique que sur la politique tout court.
NB : Depuis une dizaine d’années, le monde de l’art réfléchit beaucoup aux traitements des archives documentaires par l’art, ce que Okwui Enwezor avait nommé en 2008 l’“Archive Fever”. Sur ce plan, les travaux de certains artistes et curateurs t’intéressent-ils particulièrement ?
BK : J’aime le travail de Martha Rosler et ses photomontages et celui d’Alfredo Jaar, fascinant. Ces deux artistes très politisés travaillent sur notre regard et notre désir, en plus des sujets qu’ils traitent. Les livres de W.G. Sebald, qui selon moi, ne sont pas seulement de la littérature mais aussi en étroite relation avec le monde de l’art et des archives (fictives ?), m’intéressent aussi beaucoup. La manière dont Sebald parle des origines, d’Histoire, de nos histoires et de notre mémoire, me touche profondément. Au cinéma, Andrei Ujică et son travail infatigable sur la Roumanie, non seulement le film coréalisé avec Harun Farocki en 1992 – Vidéogrammes d’une révolution, qui est un chef d’œuvre – mais aussi le dernier qu’il a réalisé avec les archives personnelles de Ceausescu [L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, 2010 – NdE]. Puis j’aime bien aussi le travail plus ludique mais encore très politisé de Craig Baldwin, dans une tradition proche de René Viénet, car ces films nous permettent de réfléchir sur la fabrication et la manipulation des images, sur notre foi naïve dans ce qu’elles racontent.
NB : Quels sont tes projets actuels ?
BK : Je travaille sur plusieurs projets en ce moment, et la plupart se passent au Mexique, où je vis depuis 6 ans. Actuellement je termine le montage d’un film issu d’une commission du festival CPH:DOX de Copenhague. Il s’agit d’une fiction expérimentale avec des éléments documentaires, mais surtout des références au cinéma et un ton absurdiste, influencé par le théâtre de l’absurde que j’adore. Je l’ai réalisé en collaboration avec des jeunes et certains amis à Teotítlan, un petit village dans Oaxaca où nous avons filmé pendant le Carnaval.
Je me prépare pour filmer en 2016 mon deuxième long-métrage, Fireflies, qui parle de l’exil d’un jeune homosexuel iranien, dans la ville portuaire de Veracruz au Mexique. J’ai écrit cette histoire après avoir lu un fait réel : un jeune irakien s’est retrouvé au Mexique après s’être caché dans un cargo. Ça m’a tout de suite fait penser à ces jeunes Iraniens qui, ces dernières années, constituent une nouvelle vague d’immigration et d’exils. Je développe aussi un autre film de fiction, un long métrage que je filmerai à Paris, dont le scénario est encore en construction. Il touche aussi aux thèmes de l’exil, de la mémoire, et de l’histoire de l’Iran, tout en s’inspirant de certaines règles du thriller. Puis, divers projets de documentaire mûrissent en moi depuis un moment, des exercices expérimentaux ou encore des essais, ainsi que des films qui trouvent une forme petit à petit.
NB : Aurais-tu un conseil à donner, ou un appel à transmettre, ou une solution pratique à envoyer aux autres cinéastes de par le monde qui se trouvent en situation d’oppression ?
BK : C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre car chaque personne vit une situation différente et doit faire face à des défis et dangers différents quand il ou elle travaille. En tout cas, j’ai appris qu’il faut rester honnête avec soi-même, et faire tout son possible dans une situation donnée. L’oppression peut aussi venir de l’intérieur, ou du moins être reproduite en soi-même, par rapport aux pressions vécues à l’extérieur. C’est la seule solution que je vois, de croire en soi et en ses projets et ne pas succomber aux doutes provoqués par l’extérieur. En revanche, nous ne pouvons pas prétendre produire de grands changements en réalisant des films, autrement qu’en exprimant des idées et expériences vécues et contemplées dans leur présent et dans leurs durées. Il faut croire aux projets même contre les forces antagonistes. Je crois qu’il faut aussi écouter sa voix intérieure, ne pas avoir peur de trouver des alliances et créer son propre contexte pour pouvoir s’exprimer tout en faisant face aux obstacles. Chaque contexte et chaque personne change aussi au fil du temps, et il est difficile de savoir comment j’agirais aujourd’hui si je me trouvais dans la même situation qu’en 2009, pendant les élections en Iran. On ne peut pas tout calculer, et encore moins contrôler ce qui se passe autour de nous, mais si nous restons fidèles à nos principes et à une certaine éthique dans nos méthodes, je crois qu’on peut au moins être sûr de ne pas perdre l’essentiel ; notre croyance, notre passion, notre écoute qui nous permettent l’acte créatif et donc combattre l’oppression dans quelque forme que ce soit. Finalement, le silence est toujours pire que de parler et de souffrir des conséquences.
Paris-Mexico, 2013-2015.
Le site de Bani Khoshnoudi :http://www.penseesauvagefilms.com
* René Parize, « Savoir de soumission ou savoirs de révolte ? L’exemple du Creusot », in Jean Borreil (dir.), Les sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1985, pp. 91-103.