Censors Must Die, Ing K, 2013.
29 janvier 2017. Nouvel an chinois. À Paris, les traditionnelles festivités qui se déroulent dans le XIIIe arrondissement sont annulées « pour raisons de sécurité ». Depuis cet été, sous nos yeux, la Turquie se transforme en dictature aussi rapidement que fond la banquise. Comme dans les années 1930 en Europe, devrons-nous constater une fois encore à quelle vitesse foudroyante les acquis de la culture et de l’éducation peuvent être balayés ? Ce blog se termine tandis que la Trumperie commence à propager une tempête de chaos, falsification, racisme, égoïsme, ignorance béate et cruauté partout dans le monde. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et ses promesses de reconstruction, comment avons-nous régressé si rapidement ? Que faire, et que faire avec les armes de l’art ?
Avec son Witz et son énergie coutumières, la cinéaste Ing K, qui depuis presque 40 ans lutte au quotidien contre l’oppression en Thaïlande, via son blog intitulé « Bangkok Love Letter » nous envoie quelques nouvelles et principes imagés au sujet de la censure et de l’autocensure.
« Dans le monde de l’art thaïlandais aussi, c’est la fin d’une époque – disons la fin du chapitre 2 de l’art contemporain thaï (l’Institut Bhirasri représentant le chapitre 1*), avec la fermeture imminente du Centre d’Art de l’Université de Chulalongkorn qui a organisé son dernier vernissage le 19 janvier, pour sa dernière exposition intitulée Acknowledgement, rétrospective comprenant cinquante des artistes qui y furent montrés depuis sa fondation en 1995. Le directeur du Centre d’Art, Ajarn Suebsang Sangwachirapiban, m’a dit en riant : « J’ai perdu mon temps à m’inquiéter pour ton travail [un portrait de la veuve de Chit Singhaseni**], au fond le seul problème que nous ayons jamais eu concernait en fait Ajarn Apinan. » Il nommait là Apinan Poshyananda, le directeur et fondateur du Centre d’art lui-même, devenu le Secrétaire permanent du ministère de la Culture, c’est-à-dire le Bureaucrate n°1. Hélas, ce n’est pas le ministère qui a effacé les paroles concernées, mais l’autocensure des éminences universitaires.
(…)
Trump, Duterte, Thaksin, Mao, Hitler, Mussolini : par leur influence létale, ce ne sont pas des humains ordinaires comme vous et moi, mais des forces implacables dans le cours de l’histoire, dont la forme s’alimente des émanations qui s’élèvent depuis les peurs et les désirs secrets des masses. Nous les tissons avec le fil de nos cauchemars pour incarner notre moi le plus sombre, qui peut ensuite être exorcisé. Or, comme le sait quiconque a vu un film d’exorcisme, vous ne pouvez pas expulser le démon avant de connaître son vrai nom.
Comme bien des cinéastes ayant nourri le fantasme de réaliser un film d’exorcisme, j’ai effectué des recherches pour rédiger un scénario. Toutes les sources et traditions semblent s’accorder. Règle n°1 : ne jamais céder à la tentation d’argumenter ou de débattre avec le démon, en particulier sur les abstractions et la philosophie. Il est le maître de la mystification qui vous affaiblira et vous confondra. Règle n°2 : concentrez toute votre volonté sur le fait de forcer le démon à révéler son vrai visage et son vrai nom. Et règle n°3 : exorcisez le démon au nom de quelque chose de sacré, abandonnez l’illusion arrogante de ne compter que sur vos propres forces, sinon le désastre frappe. (Voyons ce que le minutieux et clandestin vérificateur de faits dit à ce sujet.)
Le coq chante. Réveille-toi, lève-toi et brille, mon ami. Bonne année chinoise du Coq à toi, même si celle-ci s’avérait un tout autre animal. J’ai entendu une tête parlante à la télévision la baptiser Année du Cygne de Feu (« Hongse Fai »). L’être insouciant pourrait se lécher les lèvres, anticiper un résultat délicieux, c’est-à-dire un bon poulet grillé thaï. Mais la tête parlante a expliqué que cela signifiait le Phoenix, lorsque des personnes profondément enterrées et apparemment mortes, des histoires, des secrets et des affaires classées renaissent de leurs cendres. Bonne chance, cher ami. En espérant que tu n’as enterré personne ni quoi que ce soit d’encore vivant. »***
Je remercie infiniment Marta Gili, Marta Ponsa et Adrien Chevrot pour leur généreuse invitation, Brad Stevens pour ses traductions, les lecteurs de ce blog, les admirables artistes Bani Khoshnoudi, Ing K, Jocelyne Saab, Tan Pin Pin pour la lumière qu’elles introduisent dans le monde. Et pour nous octroyer encore une dernière rasade de courage en ces temps crépusculaires, n’oublions jamais le viatique méta-hégélien d’un brillant pourfendeur de tyrans et de bureaucrates, l’un de ceux qui, à l’instar de René Vautier, jusqu’à présent a gagné tous ses combats, le sinologue, éditeur, cinéaste et vigneron situationniste René Viénet : « L’oiseau de Minerve nous réserve ses surprises à la tombée de la nuit ». (La Dialectique peut-elle casser des briques ?, 1972).
Nicole Brenez
* Le Bhirasri Institute of Modern Art ouvre à Bangkok en 1973.
** Chit Singhaseni était l’un des deux domestiques royaux poursuivis à tort et condamnés à mort pour avoir fomenté l’assassinat du roi Rama VIII le 9 juin 1946.
*** Extrait du blog d’Ing K, “Bangkok Love Letter”, janvier 2017 :