TAN PIN PIN. JAMAIS DE VACANCE POLITIQUE.

Tan Pin Pin. Photo: Karine Azoub


Cinéaste, photographe et plasticienne, Tan Pin Pin représente aujourd’hui l’une des grandes voix de la scène artistique à Singapour, la Cité-État à laquelle elle a consacré la plupart de ses œuvres. Son travail frappe d’abord par sa diversité formelle, offrant chaque fois la radicalisation d’une ressource filmique : à la documentation de l’exhumation et du déplacement d’une tombe (celle des grands-parents de l’auteur) pour cause d’urbanisation galopante, Moving House (1996), répond l’invention de l’immolation en direct d’une poupée Barbie, Microwave (2000) ; au plan-séquence de 38 minutes pris du Pan Island Expressway pour traverser l’île, 80km/h (2003), succède un portrait pointilliste de la ville par ses chants et dialectes interdits, Singapore Gaga (2005) ; au collage cinétique strictement visuel des archives léguées par quatre décennies de célébration nationale, 9th August (2006), succède l’enquête sémantique et strictement graphique conduite autour du terme « souvenir » par Thesaurus (2012). Si chaque film déploie une forme nouvelle, toutes sont traversées par une même énergie critique qui consiste à décrire, sauvegarder et défendre un Singapour multi-ethnique, multi-culturel et fraternel face aux politiques coercitives d’uniformisation gouvernementale. Moving House (2001), Gravedigger’s Luck (2003), Invisible City (2007), The Impossibility of Knowing (2010), Yangtze Scribbler (2012) se confrontent à la mort, à la vie criminelle, aux vestiges parfois infimes que laisse derrière elle une existence humaine même la plus modeste, et s’arc-boutent contre la disparition. Un tel sens des responsabilités face à l’histoire collective, qui emporte les individus vivants et les corps morts comme fétus dans un torrent, cherche tous les moyens visuels et sonores possibles pour contrer terme à terme l’idéologie du progrès imposé à marche forcée depuis l’Indépendance par les autorités de Singapour et pour en contrebalancer les dégâts mémoriels, culturels et affectifs.

Dès son premier court-métrage, Lurve Me Now (1999), fantaisie érotique à base de deux poupées Barbie – pourtant bien sage si l’on pense au Barbie también puede estar triste que réalise deux ans plus tard Albertina Carri en Argentine –, Tan Pin Pin subit la censure. Son premier documentaire à rencontrer un succès international, Singapore Gaga, eut maille à partir avec la censure, au simple motif de l’usage d’un mot ambigu en malais (« animaux ») aussitôt taxé de « menace pour la Sécurité nationale ». Mais c’est avec To Singapore, With Love (2013), qui donne la parole aux exilés politiques singapouriens, que l’interdiction frappe un film entier, interdiction à ce jour non seulement maintenue, mais étendue à tous les supports de diffusion disponibles.

Nicole Brenez

Tan Pin Pin propose tous ses films en accès sur Vimeo : https://vimeo.com/tanpinpin
On peut consulter ici une liste de films censurés à Singapour



Nicole Brenez : Pouvez-vous nous décrire vos antécédents familiaux, votre éducation, votre environnement artistique ? Votre formation en Droit à Oxford vous a-t-elle aidé à affronter les situations de censure ?

Tan Pin Pin : J’ai grandi dans le Singapour des années 1970 et 80, à un moment où les impératifs économiques éclipsaient tout autre impératif. La nation entière s’est vue mobilisée pour la création de richesse et l’amélioration de notre PIB. Mon enfance a été saturée de rengaines telles que « Mieux meilleur que bien, ne néglige jamais rien ! ». La qualité de notre vie matérielle s’est améliorée rapidement, mais les droits civils étaient suspendus. Par exemple, j’ai découvert récemment en faisant des recherches pour To Singapore, With Love (2013) que, au cours de la seule année 1970, plus de 800 personnes ont été arrêtées en vertu de la Loi sur la Sécurité intérieure, pourcentage énorme pour une petite population de 2,3 millions. En ce temps d’avant l’Internet, les arrestations se déroulaient sous les radars, les gens tout simplement disparaissaient ou plus tard furent exilés. Il reste tellement à découvrir de ce qui s’est passé au cours des années 1970 dans l’histoire de Singapour.

Mes parents furent les tout premiers de leur famille à aller à l’université. Ils étaient architectes, de sorte que nous avons eu la chance d’avoir une enfance très intéressante, à passer des week-ends sur des sites de construction. Je suis allée à l’école publique, où les programmes ne réservaient qu’une toute petite place à l’art. Pendant mon adolescence, je découvre le BBC World Service sur le cadran de la FM. Au sortir de l’école secondaire, je savais que je voulais partir de Singapour pour me rendre en en Angleterre, qui semblait plus libre et plus humaine.

J’ai gagné une bourse pour étudier le Droit à l’Université d’Oxford, le Droit sans autre raison particulière que d’obtenir une bourse de Singapour dans cette discipline. À Oxford, je découvre la photographie et les rayons d’histoire de l’art dans la bibliothèque municipale. Dès le premier semestre, je savais que j’étais dans la mauvaise voie, j’aurais dû m’inscrire dans une École d’art. Mais je décide de terminer le cursus afin de conserver ma bourse. Pendant ce temps, je passe tout mon temps libre à prendre des photos et développer des épreuves en chambre noire. Si je n’avais pas quitté Singapour, je ne suis pas sûre que je réaliserais des films aujourd’hui. Mais en ces temps de restriction, la création artistique semblait une entreprise trop frivole et je n’aurais trouvé aucun soutien.

Je suis restée avocate pendant six jours avant de quitter la profession. De fait, je réalise mon premier film, Moving House (1996), en tant qu’avocate stagiaire. Grâce aux cours de Droit, j’ai compris comment le pouvoir s’organise et s’exerce. J’ai aussi appris la différence entre justice légale et justice morale. À Singapour, tous deux s’avèrent parfois très éloignés.

NB : Quelle fut votre première rencontre avec la censure de Singapour ? Pouvez-vous expliquer les raisons alléguées ? Avez-vous effectué des coupes dans le film concerné ?

TPP : Ma première confrontation avec la censure et l’autocensure singapouriennes eut lieu dans les années 1990, dans la rue, à l’occasion d’une rencontre avec le premier député de l’opposition parlementaire, le légendaire J.B. Jeyaretnam [Dirigeant du Parti des Travailleurs, centre-gauche, de 1971 à 2001, NdT]. À cause d’une série de procès en diffamation menée par les dirigeants du PAP [People’s Action Party, centre-droit, au pouvoir sans discontinuer depuis 1959, NdT], il a fait faillite et ne pouvait plus se présenter aux élections. Je l’ai vu dans la rue, agitant une cloche, vendant des exemplaires d’une brochure de son Parti, je voulais en acheter un mais j’avais trop peur d’être vue, comme si j’avais pu être jugée coupable par association, coupable de quoi, je ne savais pas trop.

Jusqu’à aujourd’hui, le spectacle de cet homme solitaire cherchant un espace public pour s’exprimer, et mon déplorable évitement, ne cessent de me hanter. Plus tard, trois enseignants de cinéma de Singapour lui ont consacré un court métrage documentaire, Vision of Persistence [2002, par Kai Sing, Mirabelle Ang et Christina Mok, NdT]. À la dernière minute, le film a été mystérieusement écarté de la sélection du Singapore International Film Festival (SIFF). J’ai entendu dire que les cinéastes ont été menacés et que le film a disparu.

Ma première rencontre personnelle avec la censure se produisit pour mon court-métrage, Lurve Me Now (1999). Il devait être montré au SIFF. Il montrait une poupée Barbie caressée par une main au son d’une lourde respiration. Le film a été interdit par les censeurs pour, avant tout, sa bande sonore. La censure, que ce soit par le biais d’une interdiction totale, par la suppression de tout dialecte chinois dans les médias de masse à la fin des années 1970 ou par le retrait soudain de Vision of Persistence, suffisait à faire basculer le travail dans le néant. Je n’ai rien coupé pour échapper à la censure, cela ne m’est même pas venu à l’idée de me plier à leur volonté.

NB : Au moment de décider de tourner To Singapore, With Love, saviez-vous déjà que votre documentaire encourrait la censure ?

TPP : Je n’ai pas décidé de tourner ce documentaire. Comme beaucoup de mes autres films, To Singapore, With Love a pris forme organiquement. Je tournais une vidéo sur le littoral de Singapour vu de loin. Au cours de ma recherche sur l’idée d’extériorité, je suis tombée sur Escape from the Lion’s Paw [Escape from the Lion’s Paw: Reflections of Singapore’s Political Exiles, Soh Lung Teo, Yit Leng Low, Singapore, Function 8, 2012, NdT], un livre de témoignages à la première personne par des exilés politiques singapouriens, des gens qui restent en dehors du pays, mais pas par choix. J’ai décidé d’interviewer l’un d’eux, le Dr Ang Swee Chai, résident à Londres, qui par hasard à ce moment-là se trouvait tout près, en Malaisie. Son récit d’exil m’a tellement émue que j’ai décidé de changer de sujet et ainsi naquit To Singapore, With Love. Plus tard, j’ai interviewé huit autres exilés à Londres, en Malaisie et en Thaïlande. Certains n’étaient pas revenus depuis plus de 50 ans. Ils parlent des causes de leur départ, mais ils parlent surtout de leur vie aujourd’hui et de leurs relations avec Singapour. Ils appartiennent à différentes sensibilités politiques et à différentes générations de militants. Certains étaient communistes, certains des militants étudiants, d’autres de la gauche chrétienne.

J’ai tourné ce film parce que, pour moi-même, je voulais mieux comprendre Singapour. Je voulais comprendre comment nous sommes devenus ce que nous sommes en traitant de ce qui avait été banni et tu. J’espérais aussi que le film ouvrirait un débat national pour nous permettre de nous comprendre mieux nous-mêmes en tant que nation.

J’ai compris pendant le montage que ce film pourrait être interdit. Deux films traitant d’anciens détenus politiques ayant subi de longues peines et décrivant leur détention sans procès, réalisés par un autre cinéaste de Singapour, Martyn See, avaient été interdits [Said Zahari: 17 years, 2007, au sujet de Said Zahari ; Lim Hock Siew, 2010]. Je savais que toute allusion au fait que la Loi sur la Sécurité intérieure avait été utilisée pour emprisonner et faire taire les opposants politiques (et pas seulement les communistes) serait problématique au regard de la version officielle expurgée de l’histoire de Singapour.

Bien qu’angoissée, j’ai fini le film, inspirée par l’idéalisme des gens que j’avais interrogés. Je n’ai commencé à respirer qu’après avoir envoyé le film hors du pays. Le Festival de Busan (Corée du Sud) l’a montré en premier lieu. Pour finir, le film a en effet été interdit parce qu’il représentait une « menace pour la Sécurité nationale ».

NB : Est-ce que tous les exilés que vous souhaitiez interviewer ont accepté d’être filmés ? Se trouvaient-ils sous surveillance ?

TPP : Les personnes contactées ont toutes accepté d’être filmées. Je leur avais envoyé mes films précédents pour qu’elles puissent avoir une idée de mon travail. Je ne sais pas vraiment si elles étaient sous surveillance. Elles avaient quitté Singapour depuis plus de 35 à 50 ans.

NB : Le Premier Ministre Lee Hsien Loong a déclaré : « Les exilés politiques présentés dans le documentaire ne devraient pas avoir la possibilité de solder à leurs propres bénéfices les comptes quant à la lutte contre le communisme ». Est-il usuel à Singapour qu’un Premier Ministre commente un film ?

TPP : Les fondations du roman national singapourien reposent sur le combat de l’île contre les Communistes, il y a plus de 50 ans. En utilisant toutes les lois et l’arsenal à notre disposition, nous avons gagné cette guerre et voyez où nous en sommes arrivés aujourd’hui. Par conséquent, il incombe au Premier Ministre, lorsqu’il est interrogé, de justifier la censure en utilisant la même rhétorique de guerre froide sur laquelle l’État singapourien moderne a été construit.

Le sous-texte principal du film, en l’occurence l’idée implicite selon laquelle l’État peut abuser de ses pouvoirs pour faire taire les opposants politiques, n’a même pas été évoqué. Au lieu de cela, le Premier Ministre et toutes les réponses du gouvernement ont rabâché les crimes commis par les Communistes (que les interviewés communistes ne nient pas) en ignorant totalement la substance du film, ce qui montre en quel acte de « prise de bénéfices » consistait la censure.

Le Premier Ministre a également dit que mon film était « partial ». Je ne crois pas que l’équilibre ou la neutralité fournissent des moyens utiles pour réfléchir à l’histoire, surtout l’histoire de Singapour. Proposer des alternatives m’intéresse. De fait, ces alternatives « rééquilibrent » les comptes-rendus dominants propagés par les manuels scolaires et la propagande étatique.

Pris dans sa globalité, cet événement a clarifié pour moi que nous ne possédons pas notre propre histoire. Les films sont interdits ou disparaissent, les archives, même celles qui ont trait à des événements d’il y a plus de 50 ans, restent inaccessibles, tout ceci pour protéger la version officielle de notre histoire.

NB : Un collectif de 350 Singapouriens a organisé un voyage en Malaisie pour assister à une projection de To Singapour, With Love. Pouvez-vous nous raconter cet événement ? Votre film reste-t-il interdit à Singapour, même à travers l’internet ?

TPP : Si l’on veut comprendre la portée du pouvoir à Singapour, il suffit d’étudier les suites immédiates de cette interdiction.

Initialement, la première mondiale du film devait avoir lieu avec mes autres films Invisible City (2007) et Singapour GaGa (2005), dans une triple séance organisée par l’Université nationale de Singapour (NUS). Lorsque l’interdiction a été proclamée, l’université est restée silencieuse, alors même qu’elle était l’organisatrice de la séance. Dans des démocraties moins dysfonctionnelles, les organisateurs seraient les premiers à défendre le film.

Au lieu de cela, le même jour, 40 artistes, cinéastes et militants de la société civile, dont la plupart n’avaient pas vu le film, l’ont défendu au moyen d’une courte déclaration demandant à la censure de reconsidérer l’interdiction et de permettre à différentes visions de notre passé de s’exprimer.

Une semaine plus tard, une vingtaine de militants de la société civile, en utilisant les médias sociaux, ont trouvé des donateurs anonymes et organisé un voyage vers l’île voisine de Johor Bahru, en Malaisie, pour découvrir le film, dont la projection était prévue au Festival de la Liberté (FFF). Donc, un après-midi, plus de 350 Singapouriens ont franchi la frontière, curieux de voir ce qu’il en était. Le FFF est un petit festival nomade consacré aux Droits de l’Homme. Pour faire face à cette foule inattendue, il a ouvert plus de salles de projection partout dans l’hôtel. Nous avons dû utiliser des draps de lit pour multiplier les écrans et emprunter des projecteurs supplémentaires. À Singapour, je n’aurais jamais imaginé une telle première du film (en Malaisie !), mais en même temps, je me suis sentie heureuse de ce que mes concitoyens se soient déplacés physiquement pour aller là où les lois de Singapour ne pouvaient pas les atteindre afin de voir et de réfléchir par eux-mêmes.

Aujourd’hui, le film peut être projeté à Singapour dans un cercle privé, mais les projections publiques et payantes restent interdites, et les DVD ne peuvent pas non plus être vendus ici. Le film peut être projeté à l’étranger, donc, en plus du circuit des festivals, les Singapouriens de l’étranger ont également organisé des projections publiques en Australie, à Hong Kong, au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. Des étudiants singapouriens aux États-Unis et à Londres ont organisé des tournées du film sur les campus.

Le film peut être vu en ligne sur le site Vimeo VOD, mais si vous y accédez depuis Singapour, vous ne lirez que le message « Non disponible dans votre région ». Les censeurs interdisent l’accès de mon film à tous ceux qui possèdent l’adresse IP de Singapour.

NB : Comment envisagez-vous l’avenir de Singapour, ce futur qui, en quelque sorte, est le temps dans lequel se déroule votre nouvelle œuvre, Pineapple Town (2015) ?

TPP : Pineapple Town est un court-métrage commandé pour célébrer les 50 ans de l’Indépendance de Singapour. Dans le film, une mère tente d’en savoir plus sur le passé de son bébé adopté. La dernière partie du film se déroule dans le futur, où la mère adoptive emmène sa toute jeune fille visiter la petite ville de Malaisie où elle est née afin de lui faire retrouver son passé, y compris les fragments pénibles. Le film est plein d’espoir, il montre qu’il est salubre de faire face au passé, et non pas de l’enterrer.

NB : Auriez-vous un conseil à formuler pour les cinéastes de par le monde qui se trouvent dans des situations de répression voire de dictatures ?

TPP : Je recommande ce conseil donné par le Dr Poh Soo Kai lors de la publication de son livre. Il est l’un des anciens prisonniers politiques qui témoigne dans To Singapore, With Love. Son ouvrage s’intitule Life in a Time of Deception [Function 8 Ltd and Pusat Sejarah Rakyat, 2016, NdT].
L’auteur cite Paul A. Baran [Professeur d’Économie à Stanford University] qui a dit en 1931, tandis que menaçait le spectre de Hitler : « Si les remugles de la monotonie politique et les déceptions causées par notre dernière décennie causent chez beaucoup d’entre vous le désir d’une certaine tranquillité, le désir de prendre des vacances loin de la politique, vous devez réprimer cette attaque de faiblesse avec la plus grande énergie. Cette désertion du champ de bataille politique est le plus grand crime contre l’humanité que l’on puisse commettre, parce que dans l’autre camp, les forces réactionnaires luttent sans répit et ne s’autorisent jamais de vacance politique. Et si vous, furieux et amers, renoncez maintenant à la lutte politique ; si vous partez à l’écart avec un vague salut dédaigneux de la main ; alors vous abandonnez aux ennemis le champ politique ; alors vous vous soumettez à leur domination ».

Paris-Singapour, mars 2016.
Traduit de l’anglais par Nicole Brenez.
Nous remercions chaleureusement Silke Schmikle.

Site officiel de To Singapore With Love :

http://www.tosingaporewithlove.com

Compte-rendu complet de la censure

http://sensesofcinema.com/2015/documentary-in-asia/to-singapore-with-love-documentary/

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