1. Radio libanaise : première confrontation avec la censure
J’animais une émission de musique pop à la radio, « Les Marsupilamis ont les yeux bleus », et avais été marquée par le film Mondo Cane [Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, 1962] : je proposais un journal d’actualités du même type en cherchant dans les fils de l’AFP des informations sur ces choses un peu étranges qui peuvent se dérouler sur la terre. Un jour de 1970, j’arrive à la radio et on m’annonce l’arrêt de mon émission. Un journaliste m’avait appris à sortir des normes : outrée que l’on m’interdise l’antenne sans raison, j’ai pris le micro quand même, en signalant qu’on voulait me faire taire mais que les marsupilamis auraient toujours les yeux bleus.
2. Télévision libanaise
Après le Septembre noir en Jordanie (1970), je travaille à la télévision libanaise avec Jörg Stocklin. On me dit de supprimer dans un reportage tout ce qui concerne les Israéliens et les Palestiniens. Je proteste, nous avions manifesté aux côtés de ces derniers en 1969. Seul un journaliste qui recevait chaque semaine une enveloppe remplie d’argent venant d’Arabie Saoudite avait le droit d’évoquer ces sujets.
En 1973, bombardements sur les Palestiniens réfugiés au Liban. Nous montons sur les toits, nous voyons les avions larguer leurs bombes, des quartiers entiers attaqués, les fedayin combattant dans les rues. Je prends conscience des interdits à la télévision, dont les dirigeants ne voulaient pas que l’on aborde la présence des combattants palestiniens dans les camps, ni le problème des refugiés.
3. Égypte : premier avertissement
Je quitte le Liban et viens travailler en France. La guerre d’octobre est déclarée en Égypte, un général déclare, « pas de femmes au front ». 400 journalistes, 3 femmes, dont Rosy Rouleau [reporter photographe, cofondatrice de l’agence Sygma] et moi. Dès qu’un état de guerre s’installe, tout s’islamise, on met la religion au premier plan et les femmes en prison. J’apprends à regarder la vie.
4. Kurdistan irakien : coupe
Je pars au Kurdistan irakien réaliser un reportage pour le magazine « 52 minutes ». Délibérément, je franchis une frontière en voiture et me fais kidnapper, afin de ramener des images. La censure officielle intervient, l’ambassade d’Irak entretient alors d’excellents rapports avec la France et demande que les images de l’enlèvement soient retirées. J’ai vu ces images à l’INA. Le reportage est diffusé sans elles.
5. Presse française : diffamation
Parfois on passe entre les gouttes, on reste invisible. En 1974, je réalise Le Front du refus – Les Commandos suicide, sur les jeunes combattants palestiniens de 15-16 ans qui, spoliés de leurs terres, se tournent vers la résistance contre Israël. Le reportage est diffusé sur Antenne 2 en juillet 1975 et passe partout dans le monde. Mais la presse française s’offusque et prétend que les adolescents palestiniens font un salut nazi – ce qui bien entendu est faux, ils faisaient le geste de prêter serment. Les traiter de nazis étaient la pire façon de disqualifier leur combat, le comble de l’horreur politique.
6. Télévision française : refus de diffusion
En 1973, je réalise Les Femmes palestiniennes pour Antenne 2. Je voulais proposer des images de ces femmes, les combattantes palestiniennes en Syrie, qui en avaient si peu alors. Nous sommes alors juste avant la visite de Sadate en Israël, la situation est très tendue. Tandis que je monte le film dans les locaux d’Antenne 2, Paul Nahon, alors chef du service étranger de la rédaction, m’attrape par le col et me sort de la salle de montage. Les Femmes palestiniennes reste au marbre et n’est jamais passé à la télévision. J’en ai déposé une copie aux Archives Françaises du Film à Bois d’Arcy.
7. Liban : destruction de caméra
En 1975, arrive le plus inattendu. Je décide de réaliser un film sur le Liban qui bascule dans la guerre, Le Liban dans la Tourmente, en donnant la parole à toutes les parties en présence, les Communistes, les Phalangistes… Comme pour les autres groupes, je demande aux Phalangistes l’accès à leurs camps d’entraînement. Leur jeune chef, Bachir Gemayel, me le refuse, je passe par son père, Pierre Gemayel, que mon père connaissait. Je pars avec Eric Rouleau et Rosy Rouleau, nous filmons le défilé militaire des Phalangistes dans la montagne libanaise – tous avaient déjà été entraînés en Israël. Nous montons en voiture, une combattante se jette sur moi, m’arrache les cheveux, Rosy essaie de me libérer, elle aura une côte cassée, notre caméra 16mm est détruite, les photographies de Rosy remplaceront le tournage. Je n’en revenais pas d’avoir été tabassée pour avoir simplement fait mon travail de journaliste, je prends conscience de ma fragilité. Ce jour-là, j’ai commencé à faire partie intégrante de l’imagerie de la guerre et cela ne m’a plus jamais quittée, comme si j’étais une pierre détruite dans ce pays détruit. J’étais alors une jeune fille frêle, instruite, rien à voir avec les membres des commandos. Mais l’agression m’obligeait à choisir un camp, alors même que j’étais prête à écouter tout le monde. Je me suis donc engagée, un temps. Mon père, qui avait obtenu ce rendez-vous, était fou de rage. C’était déjà le Liban de la guerre totale entre les communautés.
Les presses française et anglaises, sous influence, inversent le sens des images. Elles placent la civilisation du côté des Phalanges chrétiennes, et la barbarie du côté des Palestiniens. Mais seuls les Phalangistes ont attaqué, sans aucune raison, une jeune fille, et interdit les images en brisant sa caméra. Mais cette censure par la violence physique ne m’a pas empêchée d’achever le film qui, au Liban, est passé en salles mais pas à la télévision, trop liée aux Libanais chrétiens. En France, il est sorti à l’Olympic Entrepôt.
8. Liban : premières menaces de mort
Le 13 avril 1975, à Beyrouth, a lieu le premier massacre de Palestiniens, 27 passagers assassinés dans un bus détourné. C’est le déclenchement direct de la guerre civile. En 1976, coup sur coup, trois de mes films passent à la télévision française, Les Enfants de la guerre, Sud Liban, village assiégé et Beyrouth, jamais plus. Les Enfants de la guerre atteste du grand massacre de la Quarantaine —un quartier de Beyrouth— commis contre les Palestiniens, ce qui déplaît aux Phalangistes. Lors d’un débat sur la guerre civile à la télévision, je n’hésite pas à rétablir la vérité et à répondre à Moshé Dayan au sujet des agressions israéliennes au sud-Liban, et soudain, un matin, je découvre ma caricature dans un journal, avec un bandeau sur l’œil, assortie d’une menace de mort. C’était effrayant. J’achète tous les numéros du journal que je peux trouver à Hamra et les jette à la poubelle. J’en ai toutefois gardé deux exemplaires, pour me souvenir de cette violence. Je reste deux jours sous les draps, pour calmer cette peur. Mais ensuite, je commence à être blasée.
Beyrouth est divisée en deux, je me cache sous le tapis d’une voiture pour aller voir mon père en zone chrétienne, je redescends par Byblos, je fais le tour du Liban sud en zone musulmane et reviens à Beyrouth Ces voyages par les cimes, dans une nature magnifique, me redonnent de l’air, m’offrent un point de vue.
9. Égypte, Suède. Première interdiction de territoire, première nuit en prison
1976. Beyrouth s’effondre. Seule, je pars en Égypte, tourner un film sans commande ni intention, Égypte, Cité des morts. À l’époque, les militants de la gauche arabe, tel Khaled Mohieddine (membre du RCC, le Revolutionary Command Council), sont particulièrement courageux, le pouvoir les met en prison pour un oui pour un non, ils pensent, ils créent, ils chantent, ils filment. J’ai tout appris auprès d’eux, ils sont des artistes et des hommes politiques totalement impliqués dans la lutte et dans la vie. Je visite toute la gauche égyptienne, en particulier Mohamed Sid Ahmed, journaliste, ancien militant communiste et figure politique qui en 1976 participe à la co-fondation du Parti du Rassemblement (le Tagammu), où se sont retrouvés les penseurs marxistes et les nassériens de gauche, et Loutfi al-Kholi, le scénariste du Moineau (1972) et du Retour de l’Enfant prodige (1976) de Youssef Chahine, un grand ami de Bernadette Lafont. Je filme Ahmad Fouad Nagm, un grand poète emprisonné pendant 18 ans, et son ami Cheikh Imam, le chanteur révolutionnaire. En même temps, je me rends à la Cité des Morts, qui représentait alors quelque chose qui était en train de disparaître en Égypte, où soudain les vitrines offraient des tonnes de produits à destination d’une petite classe aisée, tandis que tous les autres mouraient de faim. C’est le début de la globalisation. Sans aucune arrière-pensée, je filme la Cité des Morts, plus séduisante que le reste du Caire. À l’époque, mes films étaient montrés dans le monde entier, et cette fois c’est de l’ambassade d’Égypte en Suède que vient une plainte. Je reçois un appel de Loutfi al-Kholi, « mais Jocelyne, tu nous as trahis ! ». Il vient voir le film dans une salle de montage du XIIIe arrondissement et ne comprend pas ce qui dans le film peut déranger quiconque en Suède… Après coup, on m’a expliqué que sans doute, la Cité des Morts se trouve sur le passage des pèlerins pour La Mecque et dès lors, associer ce lieu saint et des poètes révolutionnaires comme Ahmad Fouad Nagm et Cheikh Imam pouvait être intolérable pour certains croyants, qui auraient porté plainte auprès de l’Attaché culturel de Suède. Cela m’a valu sept ans d’interdiction de territoire en Égypte, interdiction finalement levée le 6 octobre 1981, le jour où Sadate a été assassiné. Pourtant, lorsque j’y retourne deux ans plus tard on m’arrête et je me retrouve dans la prison de l’aéroport où je passe toute une nuit, j’étais encore sur une liste noire, ou rouge. Je ne parle plus pendant trois jours, qu’avais-je fait pour que l’on me maltraite ainsi ? On interdisait la présence de mon corps, de ma pensée. C’était très dur. Je réalise aujourd’hui d’où vient Dunia, qui lui aussi va me prendre sept ans de ma vie.
10. Sahara, Maroc. Seconde nuit en prison
Faute d’Égypte, je me rends au Sahara. J’y pars en journaliste professionnelle. Ce qui s’est interrompu avec Le Liban dans la tourmente, je le reprends avec Le Sahara n’est pas à vendre (1977), sur le conflit qui fait rage entre les Algériens, les Marocains et le Front Polisario des Sahraouis. Je demande donc les autorisations nécessaires, afin de pouvoir à nouveau interroger toutes les parties en présence, et en particulier les Touaregs, les derniers chevaliers du désert. Le tournage est passionnant et difficile, le chef opérateur qui tourne la première partie, Arnaud Hamelin, prend une balle dans la main. Je filme des combattants tout jeunes, presque des adolescents, en croyant que les chefs du Front Polisario se trouvaient ailleurs, mais non, c’étaient bien eux, ces tout jeunes gens. Le film sort à Paris, la presse internationale est excellente, mais la censure frappe toujours par surprise juste là où on ne s’y attend pas. Tollé dans la presse marocaine, qui y voit un crime de lèse-majesté : il est interdit de dire ce que tous les historiens savent, que dans le Sahara occidental des tribus sahraoui existaient bien avant que n’existe le royaume du Maroc. Aujourd’hui, elles se trouvent en territoire islamiste.
Dix-sept ans après le tournage du Sahara n’est pas à vendre, je me rends au Maroc, pour un Festival près de Tanger. Insouciante, je loue une voiture pour me promener avec mon fils, âgé de 4 ans. Le chauffeur se met à trembler, il s’arrête à une station d’essence et soudain, la voiture prend feu. J’arrête une voiture et retourne au Festival, où Chahine me protège. Je repars le lendemain depuis l’aéroport de Tanger où l’on m’arrête, je donne de l’argent au garde qui me laisse téléphoner à l’Ambassade de France. On me libère, j’arrive à l’aéroport de Casablanca où l’on m’arrête à nouveau, et j’y passe ma seconde nuit en prison.
11. Télévision française : suppression arbitraire
Juillet 1982, le siège de Beyrouth par l’armée israélienne commence. Je réalise Beyrouth, ma ville, qui passe sur France 3, mais je ne le regarde pas à l’époque. Ce n’est que récemment, en mettant le film en ligne, que je découvre que mon texte a été coupé, sans que l’on m’ait demandé la moindre autorisation. Mes réflexions, ma marche, mon corps dans la ville faisaient plus que jamais partie de la guerre, comment peut-on couper cela ? Encore aujourd’hui, je n’en reviens pas que la Télévision française ait ainsi tailladé dans le film et pris des gants pour le diffuser.
12. Égypte : censure avant tournage
1985. Je retourne en Égypte pour tourner six reportages dans le cadre d’un magazine de FR3 intitulé « Taxi ». L’un de mes sujets concerne la banque islamiste : qui la contrôle, qui la finance ? Mais on me refuse l’autorisation de rencontrer certains interlocuteurs, et on m’oblige à en interviewer d’autres. Les Services de renseignements me paralysent, je ne peux pas tourner mon film.
Forte de cette expérience, lorsqu’en 1989 je tourne Les Almées pour Canal+, sous surveillance là encore car le gouvernement égyptien ne souhaite pas répandre l’image de ces femmes très libres, je trouve les moyens de filmer clandestinement.
13. Vietnam : tournage sous haute surveillance
1998, je veux tourner au Vietnam un portrait du Docteur Hoa, étudiante en France, adhérente du PCF, emprisonnée au Vietnam en 1960, maquisarde en 1968 pendant sept ans, ministre de la Santé du gouvernement révolutionnaire sud-vietnamien, qui en 1974 quitte le Parti dont elle dénonce la corruption et la tyrannie, et se trouve depuis sous l’étroite surveillance du gouvernement communiste. Elle est un modèle pour moi. Nous entrons dans le pays, sans visa. Nous résidons dans une maison qui appartient à sa famille, la police vient fouiller pendant que nous partons en tournage. Nous déménageons les cassettes Béta et les cachons chez le Docteur Hoa. Au moment de partir, nous présentons deux cassettes inutilisées à la douane. Pour rapatrier les autres en France sans passer par la police des frontières, le Docteur Hoa recourt à Claude Blanchemaison, diplomate au Quai d’Orsay du temps où elle était au maquis. Grâce à lui, les cassettes passent par la valise diplomatique, je peux monter La Dame de Saïgon, le film est diffusé sur France 2 puis sur TV5 Monde, tout le Vietnam le regarde. J’ai été bouleversée par la solidarité maquisarde qui perdure si longtemps après la guerre.
14. Égypte : censure avant et après tournage, secondes menaces de mort
Dunia, terminé en 2005, a mobilisé au total sept ans de ma vie. Chaque étape de ce film s’est confrontée à la censure et à toutes sortes d’obstacles, juridiques, économiques, corporatistes. Je voulais raconter comment on empêche les femmes de jouir de l’existence. En 2002, je confie une enquête à une amie libraire sur la sexualité des jeunes Égyptiens : les réponses arrivent, très perturbées, rédigées dans un vocabulaire pornographique, alors même qu’en Égypte le langage de l’amour est si riche. La libraire refuse d’entrer ces réponses dans son ordinateur. Je rassemble alors les questionnaires et les apporte à un scénariste dans la perspective de réaliser un film sur l’excision, coutume épouvantable qui concerne non seulement l’Égypte mais toute l’Afrique. Je rédige le scénario en langue dialectale libanaise et l’envoie à la censure égyptienne, mais il est interdit. Il ne me reste alors pas d’autre recours que la Cour Suprême de l’État, où sévissent déjà les forces fondamentalistes. Au bout de trois ans de procédure, j’arrache l’autorisation de tournage. Mais il me faut trouver de l’argent pour tourner. Or, le scénario avait déjà circulé dans toutes les revues de cinéma, qui s’en servent sans mon autorisation, je me sens dépossédée. Pas un producteur ni un acteur ne veut tourner avec moi, c’est trop dangereux. Je finis par trouver un producteur, qui accepte contre un bon salaire et parce qu’il n’a rien tourné depuis dix ans. Mon ami le chorégraphe Walid Aouni trouve l’actrice principale, qui avait fait de la prison pour prostitution. Pendant le tournage, chaque nuit, vers 2/3 heures du matin, je reçois des menaces par téléphone. À la fin du tournage, c’est mon anniversaire, l’actrice principale prépare un grand couteau rectangulaire, fait un montage en sucre de ma photo sur le gâteau, et me coupe la tête. Pendant le montage, j’apprends que les syndicats ont reçu la consigne de ne me donner aucun droit, par exemple sur la musique. Au moment de la sortie, on me refuse l’autorisation de projection, sous prétexte que je suis étrangère. Il m’a fallu plaider auprès de chaque Directeur de syndicat pour finalement obtenir le papier nécessaire à la sortie du film. Nous étions tellement démunis que nous mangions au Secours Populaire. Une chaîne de télévision finit par acheter le film, l’ART, une chaîne d’Arabie Saoudite : mais c’est précisément pour en empêcher la diffusion. Nous livrons bien la cassette, selon leurs normes techniques, ils ne nous paieront jamais.
Au Festival du Caire, j’apporte moi-même les bobines 35mm pour ne pas risquer la confiscation. Une foule immense attend devant la salle, et une presse très agressive m’attend dedans. Le débat est filmé, on me traite d’athée, de danger pour la nation, de prostituée, j’explique que je veux seulement défendre les femmes. On m’invite à débattre à la télévision en prime time, un journaliste ne cesse de m’agresser, en raison de mon accident cérébral, je me défends sans aucun détour. En une semaine, je suis plus connue que le Président de la République. Mais le film met deux ans à sortir, je n’ai jamais été payée, et même la programmatrice du cinéma à l’Institut du Monde Arabe en 2005/2006 à Paris empêche la sortie du film en France. Bref, on comprend que ce qui est en jeu, c’est plus encore que l’excision, c’est la structure même de la société, en tant qu’elle repose sur l’assujettissement voire l’asservissement de toute sa partie féminine. Aujourd’hui Dunia se trouve sur internet en libre accès, dans sa version originale sans sous-titres et j’en suis ravie, souvent des jeunes filles viennent me voir et me confient qu’elles l’ont regardé des dizaines de fois en cachette.
Propos recueillis par Nicole Brenez à Paris, le 20 décembre 2015, relus par Jocelyne Saab.
Les films de Jocelyne Saab sont visibles en VOD : http://bit.ly/1M2sq7B