Abandonner ses études en arts plastiques pour secourir les réfugiés à la frontière cambodgienne parce qu’il y a plus d’urgence à secourir son prochain : la démarche de la journaliste et cinéaste Ing K (anjanavanit) peut se résumer dans un tel mouvement. Une telle décision engendre l’effet involontaire mais fondé en nécessité de rebrancher l’art sur la violence du réel et de s’en trouver totalement reconfiguré, comme en atteste le diptyque magistral Shakespeare Must Die (fiction, 2012) et Censor Must Die (documentaire, 2013). Auparavant, Ing K réalise une fiction, My Teacher Eats Biscuits (1998, 16mm), censuré par le gouvernement « démocrate », et quatre documentaires : Thailand for Sale (1991), Green Menace: The Untold Story of Golf (1993), Casino Cambodia (1994) et Citizen Juling (2008), respectivement consacrés aux problèmes économiques, écologiques, sociaux et religieux de son pays, la Thaïlande ou, comme elle préfère l’appeler, le « Siam », selon son nom anté-fasciste.
Ing K surgit sur la scène internationale en 1999, en tant que chef de file des écologistes protestant contre le tournage de The Beach (Danny Boyle, 2000). Il s’agit d’une part de dénoncer le versement d’une somme considérable au Département thaïlandais des Forêts pour obtenir l’autorisation de contourner la loi de protection du site de Phi Phi Le et, de l’autre, d’alerter sur les dommages commis contre l’écosystème de ce parc naturel protégé. Ne reculant devant aucun cliché, de même qu’elle ajoute aux acteurs prothèses et postiches, la Fox en effet avait fait poser (sic) une centaine de palmiers adultes en creusant dans les dunes de l’île pour que celle-ci joue mieux son rôle de supposé paradis tropical. « Ceux-ci meurent en quelques jours et les dunes de sable endommagées se déversèrent sur les récifs coralliens, muant la lagune la plus exquise en désert*. » En 2000, lors de la sortie de The Beach, Ing K et son organisation appellent au boycott et, devant un cinéma, mettent en scène une immolation simulée dont la victime porte un masque de Leonardo Di Caprio. « Le cauchemar The Beach m’a dessillé les yeux sur ce que le monde devenait, et la façon dont les Relations Publiques travaillent à manipuler les médias. En tant que journaliste et documentariste, j’avais aidé à gagner quelques batailles pour sauvegarder le statut du parc national qui le protégeait des complexes hôteliers, mais quand nous avons perdu la bataille The Beach, nous avons perdu la guerre du parc national*. »
Comme Eisenstein tendit le miroir de sa sanglante vérité à Staline avec Ivan le Terrible (1945-1958), Shakespeare Must Die représente brillamment la dictature corrompue et sanguinaire qui règne à Bangkok au miroir d’une adaptation mot pour mot de Macbeth, traduit en thaï par la cinéaste elle-même. Shakespeare Must Die ne ressemble qu’à lui-même, mais évoquons un croisement entre Hans Jürgen Syberberg et Derek Jarman pour en indiquer l’inventivité visuelle. La censure immédiate du film en Thaïlande, sous prétexte de « menace contre l’unité nationale », conduisit l’impavide Ing K à filmer au jour le jour ses démarches auprès des autorités pour libérer son œuvre. Il en naît Censor Must Die, fresque kafkaïenne, description bouleversante des rapports entre un pouvoir répressif et ses opposants, compte-rendu approfondi des tactiques rationnelles et irrationnelles de part et d’autre, mais aussi grand film d’amour pour son protagoniste, le producteur Manit Sriwanichpoom, lui-même l’un des plus grand photographes contemporains.
Ing K résume ainsi Censor Must Die : « Partout où [Manit] se rendait, au milieu des bouleversements politiques dans le pays de la peur, une caméra l’a suivi, en des endroits secrets longtemps cachés du soleil où les témoins ne sont pas bienvenus. Le cinéma-vérité qui en résulte est l’histoire vivante d’une lutte pour la justice, pour la dignité humaine, pour le droit fondamental à la liberté d’expression, dont les cinéastes thaïlandais ne disposent pas. C’est la démocratie cinématographique en action, avec ses détails obscènes et déchirants; un sombre compte-rendu d’événements suffisamment burlesques pour être appréciés comme une comédie. »
Sans pour autant libérer Shakespeare Must Die, le 6 août 2013, le Film & Video Censorship Committee autorise étrangement Censor Must Die « à ne pas se soumettre à la censure », « parce que les événements qu’il décrit sont réellement arrivés à M. Manit Sriwanichpoom ». Ainsi le miroir tendu au pouvoir affole-t-il celui-ci jusqu’à l’absurdité, et Ing K remporte-t-elle une surprenante victoire dans sa guerilla d’images.
Aujourd’hui, l’infatigable cinéaste prépare une série documentaire sur les événements révolutionnaires de 2013 à Bangkok. Le titre général de ce blog, qui allie son Censor Must Die et le Each Dawn I Die de William Keighley (1939, autre histoire de journaliste en lutte contre la corruption), rend un bien modeste hommage au brio, à l’exigence, au courage, à l’altruisme, à l’érudition et à l’ironie malicieuse qui caractérisent le travail exemplaire d’Ing K.
Nicole Brenez, Janvier 2016