Ape Culture

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Gabriel Cornelius von Max (1840-1915), Singes en juges de l’art, 1889. Neue Pinakothek, Munich / Domaine public.

Je n’ai pas pu visiter l’exposition Ape Culture qui s’est déroulée jusqu’à juillet dernier à la Haus der Kulturen der Welt à Berlin et dont Anselm Franke et Hilda Peleg étaient les commissaires. J’apprécie beaucoup le travail de Franke, dont les travaux autour de l’animisme (2012) et des géographies de la coopération depuis 1945 (2013) m’ont énormément intéressée pour des raisons différentes. En guise de consolation, je me suis procurée le catalogue de l’exposition, paru chez Spector Books ; voici donc quelques notes éparses à son propos. Teresa Castro

L’exposition s’intéressait à la figure des simiens ainsi qu’à un ensemble de récits populaires et scientifiques autour des primates pour interroger le partage entre nature et culture et repenser in fine les notions de « social » et de « société ». L’hypothèse de Franke – détaillée dans son texte «  Mirrors at Frontiers » – consiste à prendre le simien comme une sorte de Kippbild, c’est-à-dire une figure ambiguë et réversible capable de révéler ce que nous croyons séparer l’humain de l’animal. Autrement dit, le simien nous permet de comprendre (et ainsi de contourner) les stratégies de ce que Giorgio Agamben nomme la « machine anthropologique » de la pensée et de l’humanisme occidentaux : la fabrication idéologique de cette partition entre l’humain et l’animal que l’on veut irrévocable, mais qui s’avère, en réalité, particulièrement délicate quand il s’agit de séparer l’homme du singe – dont le mimétisme et la sociabilité frappent le plus cartésien des primatologues. Franke s’appuie non seulement sur le travail du philosophe italien, mais aussi sur l’apport d’un ensemble d’anthropologues contemporains – comme Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro ou Eduardo Kohn – dont les recherches en soi très différentes, inspirées tantôt de la phénoménologie tantôt de la sémiotique, se retrouvent, néanmoins, autour d’un même questionnement des frontières entre l’humain et le non-humain.

 

Dans le contexte que je viens rapidement d’esquisser, la primatologie surgit comme un phénomène discursif important, une sorte de « mythologie » scientifique à laquelle le catalogue (à l’instar de l’exposition) consacre une attention particulière (il inclut, entre autres, un entretien avec le primatologue franco-suisse Christophe Boesch). Il s’agit, d’une part, d’examiner les récits autour des simiens, ainsi que de l’évolution et des origines de l’Homme ; mais aussi d’exposer la façon dont les ressemblances et les différences entre les uns et les autres ont toujours été négociées, aboutissant à la répression systématique de l’animalité et de ce qui lui est associé (le mimétisme, le geste). D’autre part, la primatologie s’avère elle-même un terrain symptomatique, dans la mesure où sa reconnaissance plus ou moins précoce de l’importance de la sociabilité (y compris entre « sujets observateurs » humains et « sujets observés » simiens) semble annoncer la façon dont les rapports entre humains et non-humains sont aujourd’hui en train d’être repensés. En ce sens, l’enquête de Franke et Peleg s’inscrit dans la continuité du travail entamé par Donna Haraway dans son ouvrage Primate Visions : Gender, Race and Nature in the World of Modern Science (1990) – Haraway étant rappelée et commentée à plusieurs reprises.

 

En lisant ce catalogue fort stimulant, je peux difficilement juger de l’efficacité ou non du dispositif expositif qui séparait un ensemble de travaux contemporains (Lene Berg, Marcus Coates, Anja Dornieden & Juan David González Monroy, Ines Doujak, Coco Fusco, Jos de Gruyter and Harald Thys, Pierre Huyghe, Louise Lawler, Damián Ortega, Nagisa Oshima, Erik Steinbrecher, Rosemarie Trockel, Klaus Weber et Frederick Wiseman) d’une section documentaire, pensée comme une « bibliographie annotée » à l’intention du visiteur (et portant notamment sur les récits populaires et scientifiques autour des primates déjà évoqués). J’avoue, néanmoins, être moins intéressée par la façon dont la proposition de Franke et Peleg interroge le modèle classique de l’exposition que par la portée de leur hypothèse. Selon les deux commissaires, si aujourd’hui les rapports entre humains et non-humains sont devenus centraux, entrainant un changement de point de vue à la fois sur ce qu’est l’humain et sur la centralité ancestrale de l’Homme dans le monde (l’humanisme traditionnel), c’est parce que nous évoluons désormais dans un milieu technologique particulier, fondé sur l’interaction constante entre acteurs humains et non-humains et mettant à mal les frontières classiques entre sujet et objet. Autrement dit, selon la thèse de Franke et Peleg, les deux chantiers de recherche que j’ai vaguement exposé dans ce blog – les drones (et leur « subjectivité machinique ») et l’animisme (dans ce qu’il implique en termes de repositionnement de l’humain au sein d’un monde vivant plus vaste) – ne seraient peut-être que deux aspects d’un même tournant général.

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