Documenter une exposition oubliée : « Past Disquiet »,
par Anaïs Farine.

Jamil Shammout et Michel Najjar peignent la banderole de l'exposition internationale d'art pour la Palestine, Université Arabe de Beyrouth, 1978. © Claude Lazar.

Jamil Shammout et Michel Najjar peignent la banderole de l’exposition internationale d’art pour la Palestine, Université Arabe de Beyrouth, 1978. © Claude Lazar.

Voici une deuxième carte postale, signée Anaïs Farine (doctorante en études cinématographiques à Paris 3 et programmatrice), récemment de passage à Barcelone. TC.

Du 20 février au 1er juin 2015, le MACBA (Museu d’Art Contemporani de Barcelona) accueillait la remarquable exposition « Past Disquiet. Narratives and ghosts from the International Art Exhibition for Palestine, 1978 »1. Lors de la visite, il apparaît rapidement que Kristine Khouri et Rasha Salti ont moins tenté de reconstituer une exposition, que de documenter une époque de fertile contiguïté entre pratiques artistiques et militantisme. En prenant pour point de départ l’exposition internationale d’art pour la Palestine qui s’est déroulée à Beyrouth en 1978, l’exposition qui s’est tenue au MACBA esquisse la carte d’un monde qui s’oppose en tout point à la Zone décrite par Mathias Énard. Le romancier, évoquant Pierre Gemayel et le parti phalangiste qu’il fonde en empruntant le nom de son mouvement à l’Espagne, écrit en effet que « Beyrouth et Barcelone se touchent par pliage sur l’axe Rome/Berlin »2. De la France au Maroc, en passant par le Chili et le Japon, Past Disquiet met au contraire en lumière certains des points de contact anti-impérialistes au travers desquels, dans les années 1970, communiquaient ces différentes parties du monde. L’exposition permet également de mieux comprendre l’imaginaire partagé par différents acteurs de l’exposition d’origine ainsi que le dialogue fécond qui existait alors entre certains représentants de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), convaincus que la révolution passait aussi par la culture, et certains artistes engagés, inspirés par la cause palestinienne (je pense en particulier à la relation d’Ezzedine Kalak et Claude Lazar, deux figures clés de l’exposition).

Les quelque deux cents œuvres, issues d’une trentaine de pays, réunies à l’occasion de l’exposition de 1978 ont disparu lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982. Première trace tangible de l’exposition internationale d’art pour la Palestine, le catalogue, filmé alors qu’une main en tourne les pages, était situé au centre de l’espace de l’exposition du MACBA. Les murs de l’exposition Past Disquiet étaient quant à eux dédiés à l’histoire de l’exposition d’origine, à des portraits de personnages, ainsi qu’à une cartographie d’actions menées du Japon à l’Afrique du Sud et d’autres musées en exil. Les documents présentés dans ces trois sections étaient majoritairement constitués d’articles, de photographies, d’affiches et d’entretiens menés par Kristine Khouri et Rasha Salti au cours de leurs recherches. Ces enregistrements, donnant accès aux souvenirs de différents acteurs du projet, nous rappellent l’importance du témoignage oral lorsqu’il s’agit de documenter l’histoire des Palestiniens. Le fait d’avoir dû recourir aux archives personnelles de différents acteurs du projet m’évoque également les propos de l’historien Saleh Abdel Jawad qui explique notamment « que l’un des objectifs de l’occupation de Beyrouth était d’y confisquer les archives du Centre d’études palestiniennes »3 ou encore le film Kings and Extras (2004), dans lequel la réalisatrice Azza El-Hassan part à la recherche des films de l’Unité Média de l’OLP perdus pendant l’invasion israélienne de Beyrouth en 1982.

Vue de l'exposition « Past Disquiet. Narratives and ghosts from the International Art Exhibition for Palestine, 1978 » (20/02 – 01 juin 2015), Museu d’Art Contemporani de Barcelona (MACBA) Photo : La Fotogràfica Courtesy Centre d’Estudis i Documentació, MACBA.

Vue de l’exposition « Past Disquiet. Narratives and ghosts from the International Art Exhibition for Palestine, 1978 » (20/02 – 01 juin 2015), Museu d’Art Contemporani à Barceloné (MACBA). Photo : La Fotogràfica. Courtesy Centre d’Estudis i Documentació, MACBA.

Dans un entretien intitulé « A Militant Cinema », Mohanad Yaqubi – dont un extrait du film Off Frame5 était projeté au MACBA – expliquait à propos des films tournés par l’Unité Filmique Palestinienne (elle-même inspirée par d’autres mouvements de cinéma militant internationaux) : « When it comes up and you see what was made, the ideas and discussions, you discover that there is a heritage that is still valid today (…) » [5].

Une histoire qui parle au présent, c’est tout le propos de Past Disquiet. Lors d’une table ronde organisée à l’École Normale Supérieure à Paris le 17 juin dernier dans le cadre d’un colloque intitulé « Les circulations artistiques Sud-Sud », Kristine Khouri et Rasha Salti expliquaient que l’un de leurs objectifs, en transformant leurs recherches en exposition, était de partager les documents sans les fétichiser. L’un des moyens permettant d’éviter toute fétichisation, est la manière dont les documents et les affiches, qui sont eux-mêmes des reproductions, sont donnés à voir : il ne s’agit pas de les encadrer, de les présenter comme des reliques, mais de les rendre immédiatement accessibles au public.

En mettant en lumière les résultats d’une enquête sur une exposition oubliée et sur un réseau international d’artistes et de militants, Past Disquiet ne mythifie donc pas cette époque de l’histoire mais rend disponible des témoignages qui, bien que les contextes soient différents, sont toujours valables et entrent en résonance avec ces mots récents du Comité invisible : « Faire sécession, c’est habiter un territoire, assumer notre configuration située du monde, notre façon d’y demeurer, la forme de vie et les vérités qui nous portent, et depuis là entrer en conflit ou en complicité. C’est donc se lier stratégiquement aux autres zones de dissidence, intensifier les circulations avec les contrées amies, sans souci des frontières. Faire sécession, c’est rompre non avec le territoire national, mais avec la géographie existante elle-même. C’est dessiner une autre géographie, discontinue, en archipel, intensive – et donc partir à la rencontre des lieux et des territoires qui nous sont proches, même s’il faut parcourir 10 000 km. »6

En guise de conclusion, notons que les curatrices ont l’ambition de présenter en France cette exposition non seulement instructive mais aussi politiquement réjouissante pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art – et en particulier à certaines expérience modernes encore trop peu connues – comme pour les chercheurs et pour tous ceux qui s’interrogent sur la manière dont on peut, aujourd’hui, articuler entre elles des zones de dissidence.

1. L’exposition « Past Disquiet. Narratives and ghosts from the International Art Exhibition for Palestine, 1978 » au MACBA, Barcelone.
2. Zone, Mathias Énard, Actes Sud, 2008, p.286.
3. Saleh Abdel Jawad, « Le témoignage des Palestiniens », in L’histoire trouée, négation et témoignage, Catherine Coquio (Dir.), L’Atalante, 2003, p.630.
4. Film en cours de réalisation.
5. « A Militant Cinema. Mohanad Yaqubi in conversation with Sheyma Buali ». En ligne.
6. À nos amis, comité invisible, La Fabrique éditions, 2014, pp.186-187.

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