Désilluminations.
Par Elsa-Louise Manceaux

Pourquoi les gens voient-ils ce qu’ils voient ? Il faut qu’il y ait des conventions. Il faut qu’il y ait des attentes. Sans cela nous ne voyons rien ; tout serait chaos. Types, modes, catégories, concepts.

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, p. 73.


Peinture ; Elsa-Louise Manceaux ; vision

Vue de l’exposition d’Elsa-Louise Manceaux, « Desiluminaciones », 2018. Peinture acrylique, gouache, Flashe, tempera à l’œuf et crayon de couleur sur lin. 213 x 165 x 4 cm. Courtesy Galerie Lodos, Mexico, Mexique.

D’après Hito Steyerl, l’inintelligibilité est devenue la nouvelle norme. Elle explique que l’information est transmise par des signaux que nos cinq sens ne peuvent percevoir1Hito Steyerl, Duty Free Art. Londres et New York : Verso, 2017, p. 47 – 49. (charges électriques, ondes radio, impulsions lumineuses). Aujourd’hui, notre perception du monde se fait très souvent à travers des machines. La vision humaine ne joue plus qu’un rôle mineur, elle a perdu de son importance. Ce que l’on voit est filtré, d’abord passé par la reconnaissance de formes et le décryptage des machines. Pour ces machines, les images ont une autre apparence, et sans traitement des signaux, les êtres humains sont incapables de les percevoir. Autrement dit, ces images invisibles à nos yeux forment une réalité inintelligible. Dans une certaine mesure, la réalité elle-même est devenue inaccessible à la compréhension humaine. Très souvent, la réalité est transmise par l’intermédiaire d’écrans (et je ne peux m’empêcher de penser au camouflage pixélisé de certains uniformes militaires). Si les machines décodent la réalité pour nous, et si tous les objets sont devenus des informations immatérielles, comment nous est-il encore possible de percevoir quoi que ce soit ? Cela ne fait aucun doute : la transformation de l’ensemble du réel en données numériques et la circulation de l’information ont une influence sur le sensible et sur notre manière de le percevoir. Pour la peintre Elsa-Louise Manceaux (née en 1985 à Paris et installée à Mexico), dans cette situation, il faut reconsidérer la peinture par rapport aux écrans et aux données; il faut que la peinture agisse sur ces nouvelles sensibilités.

Lors de sa dernière exposition à la galerie Lodos, à Mexico, Elsa-Louise Manceaux s’est inspirée entre autre des œuvres mystiques d’Hildegarde de Bingen, une philosophe et religieuse du XIIe siècle, qui peignait les visions qui lui apparaissaient. Ce qui intéresse la peintre, ce n’est pas « l’illumination » entendue comme une épiphanie dans sa nature mystique, mais au contraire, le fait que la vision puissent déclencher une « capacité d’agir ». Pour orienter ses recherches picturales, l’artiste a créé le concept de « désillumination ». Elle a commencé par chercher sur internet deux types d’images : les machines et la nature. En réfléchissant à ces images, elle crée des interprétations picturales qui cherchent à réunir les imaginaires industriels et biologiques, tout en s’efforçant d’obtenir un « être primitif ». Cette réflexion sur l’image consiste à séparer le langage, la mémoire et la vision pour exprimer sa perception par des couleurs, des textures, des tensions entre le premier plan et l’arrière-plan ou entre le figuratif et l’abstraction. Cette démarche ne relève pas de la communication non-verbale, elle privilégie la perception et la vision avec une attention particulière pour la matérialité et la technicité de la peinture. Dans ces œuvres, les formes s’affichent sur différents supports par le biais de techniques mixtes et de matériaux variés, elles peuvent faire office d’images transitoires ou d’images finales. Cette exposition montre les transformations que les formes subissent dans les œuvres. Pour résumer, l’artiste procède ainsi : elle trouve des images sur internet (des données) auxquelles elle donne une matérialité et du volume grâce à sa démarche picturale. Ces images deviennent de l’énergie visible, des ondes, des particules et des surfaces repliées sur d’autres surfaces. Par ce procédé, la peintre ne tente pas d’imiter la vision de la machine. Par sa réflexion et sa retranscription des images, elle recherche une capacité d’agir dans l’acte de voir. Elsa-Louise Manceaux compare d’ailleurs sa peinture à l’invention de nouveaux mots. La « désillumination » est un nouveau champ de l’exploration picturale, et ses peintures offrent de nouvelles perspectives de réflexion sur la perception.

Vue de l’exposition d’Elsa-Louise Manceaux, « Desiluminaciones », 2018. Courtesy Galerie Lodos, Mexico, Mexique.

Nous savons que toute la tradition occidentale de la peinture (et de l’art) peut être résumée par l’aphorisme suivant, écrit par Marcel Proust à propos de Claude Monet, (mal) cité par Jean-Luc Godard en 2014 dans son film Adieu au langage : « À cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit parce qu’on ne voit plus rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit peindre que ce qu’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas ». Selon cette tradition, l’acte de peindre est aveugle, il livre des visions de circonstances. Les « désilluminations » d’Elsa-Louise Manceaux, quant à elles, se rebellent contre cette tradition. Elle veut déconstruire la notion occidentale selon laquelle la vérité (ou une vision) peut être dévoilée par la lumière. Elle veut démystifier la notion de vision en tant qu’épiphanie. Pour elle, nous voyons au quotidien, et nous choisissons ce que nous voyons. De plus, son concept de « désillumination » s’oppose à l’« illumination profane » de Walter Benjamin, qui décrit le cœur de la perception surréaliste2Walter Benjamin, Surrealism: The Last Snapshot of the European Intelligentsia (1929). Disponible en ligne : https://bit.ly/2QuehEV. Version française du texte : Walter Benjamin, Le surréalisme et autres textes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Paris : éditions Payot & Rivages, 2018.. Ce terme fait référence à la manière dont quelqu’un va percevoir des objets du quotidien comme étant étranges, surnaturels ou irrationnels, grâce aux rêves ou éventuellement à l’aide de haschich. L’« illumination profane » est donc une méthode qui permet aux surréalistes de désorienter et de brouiller la vision. De leur côté, les « désilluminations » impliquent la création de nos propres conditions de vision, au-delà de l’idée qu’une image se « révèle » à nous. Les « désilluminations » sont une forme de réflexion sur l’image qui force la peintre à se concentrer sur le présent, à regarder le futur tout en oubliant le passé (celui de l’histoire de la peinture et de l’image). Pour Elsa-Louise Manceaux, une image relève plutôt d’une pratique, d’un procédé où l’image trouve sa propre logique par des déplacements intuitifs. Au-delà de tout ça, une image n’est jamais seule, elle est toujours liée à d’autres images. Ainsi, pour la peintre, la surface vierge de la toile est un point de départ occupé par du bruit, aléatoire et parasite, qu’elle amène progressivement vers une forme familière. Grâce à l’apophénie (la perception de connexions et d’analogies entre des choses qui n’ont aucun rapport), des formes, des choses et des motifs deviennent reconnaissables.

Vue de l’exposition d’Elsa-Louise Manceaux, « Desiluminaciones », 2018. Courtesy Galerie Lodos, Mexico, Mexique.

En entrant dans la galerie où les peintures sont exposées, on découvre quatre diptyques dans des niches creusées dans le mur de gauche, qui servent de cadre comme de support. Dans le premier d’entre eux, l’image de gauche montre les ondes d’un signal, tandis qu’à droite, les mêmes courbes suggèrent la colonne vertébrale d’un quadrupède. Dans l’exposition, on retrouve souvent la forme d’un « être primitif » (un orang-outang trouvé sur le net, dont on pourrait dire qu’il est une des matrices visuelles de la série de peintures exposées ; le symbole du Wi-Fi étant une autre matrice). La forme apparaît sur la peinture intitulée M-M-M-M, accrochée au mur qui divise la pièce en deux. Les titres d’Elsa-Louise Manceaux nous guident vers ses intentions. Comme des codes, ils permettent (ou pas) de décrypter la peinture. Les titres offrent souvent des interprétations polysémiques, ils apportent parfois des indices pour lire l’image ou des signifiants ironiques. M-M-M-M semble représenter une figure, joliment peinte dans un bleu transparent et encadrée par d’épaisses lignes bordeaux et bleues. Le format du cadre est celui du portrait (l’exposition se sert des conventions de l’histoire de l’art — portrait, paysage, nature morte — comme matrices), mais on ne sait pas de qui il s’agit. M-M-M-M signifie « mono » (singe, en espagnol), « muerte » (mort), « Mary » (la Vierge Marie) et « mona » (guenon, mais c’est aussi une référence à Mona Lisa). Les quatre signifiants sont lisibles dans la peinture, c’est un bon exemple d’apophénie dans les œuvres de l’artiste. Tous les codes visuels qui nous viennent à l’esprit devant cette peinture la rendent lisible. Sur le plan formel, la « désillumination » implique une série de gestes ou de décisions de la part d’Elsa-Louise Manceaux : changer le passage de la lumière sur une autre surface en modifiant certains éléments ; obscurcir ici pour éclairer là. Elle peut aussi superposer plusieurs couches d’effets ou favoriser volontairement une possible polysémie. Chez elle, ce n’est pas tant que le plan pictural correspond à l’écran ou à l’arrière-plan que l’on peut voir, il s’agit plutôt d’une atmosphère visuelle qui relève de quelque chose « d’après images », des surfaces sensibles construites par des textures nuancées, juxtaposées à des contours nets. Les surfaces sensibles de l’artiste sont le résultat d’études attentionnées dans un champ de réflexion sur l’image que le concept de « désillumination » vient enrichir. Pour cela, elle secoue les images en les manipulant ou en les mettant en valeur grâce à la lumière, la texture, les couches superposées3La description des « Désilluminations » est disponible sur le site web : http://elsalouisemanceaux.com/projects/desiluminaciones/ https://bit.ly/2QuehEV. Au-delà de la logique de séparation du figuratif et de l’abstraction, dans ces œuvres, le seuil de lisibilité se transforme en relations entre les peintures qui entourent l’image. Finalement, dans la lignée des peintres rebelles comme Lee Bontecou, Lynn Umlauf ou Lynda Benglis, avec ses « désilluminations », Elsa-Louise Manceaux choisit d’étendre le champ pictural en prenant l’espace comme une extension de l’acte de peindre, et l’architecture comme le support de ses images. Sa manière de mobiliser le regard crée des images qui s’adressent à nous en nous surveillant et en nous scrutant. Et non sans humour.

References

References
1 Hito Steyerl, Duty Free Art. Londres et New York : Verso, 2017, p. 47 – 49.
2 Walter Benjamin, Surrealism: The Last Snapshot of the European Intelligentsia (1929). Disponible en ligne : https://bit.ly/2QuehEV. Version française du texte : Walter Benjamin, Le surréalisme et autres textes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Paris : éditions Payot & Rivages, 2018.
3 La description des « Désilluminations » est disponible sur le site web : http://elsalouisemanceaux.com/projects/desiluminaciones/ https://bit.ly/2QuehEV

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