Sara Eliassen est une artiste installée à Oslo, où elle est née en 1977. Son projet The Feedback Loop se compose d’une série de conférences et de projections au musée Munch, d’une exposition à la galerie Dronning Eufemias gate 34 (dans le cadre du programme « Munchmuseet on The Move » mené par le Musée Munch et la galerie Kunsthall Oslo), ainsi que d’une intervention vidéo sur des écrans publicitaires de la gare centrale d’Oslo. Pour cette intervention diffusée en juin 2018 pendant une semaine, Sara Eliassen a voulu interrompre le déferlement quotidien d’images — régime actuel du sensible — qui s’abat sur nous dans un espace public dense. Des plages de diffusion ont donc été achetées sur ces écrans publicitaires (de format classique, en « 4 par 3 », ou vertical, comme un smartphone géant). L’artiste y a diffusé cinq versions d’une vidéo allant de 10 à 30 secondes qui s’affichaient simultanément sur tous les écrans, interrompant l’avalanche de publicités habituelles.
Dans ses œuvres, Sara Eliassen explore souvent la façon dont le sensible, régime esthétique où s’entremêlent des éléments visuels et des signes diffusés dans les médias de masse, dans l’industrie culturelle ou encore dans nos communications privées, détermine notre condition contemporaine. Elle s’intéresse à la manière dont ce régime du sensible (ou « la culture de l’écran ») structure notre société, crée des subjectivités, organise des rapports de classe et de genre, et façonne toute notre perception du monde, au-delà de ce qu’est la « réalité ». Après les terribles attentats d’Oslo et d’Utøya perpétrés par le terroriste Anders Behring Breivik en 2011, et après la controverse soulevée par la peinture Open Casket de Dana Schultz et son appropriation supposée de la « douleur des noirs », l’intervention vidéo de The Feedback Loop pose la question urgente du lien entre l’explosion de l’islamophobie, de la misogynie, de la ségrégation sociale, du racisme, de l’immigration, du fascisme dans le monde et des représentations qui en sont faites par cette culture des écrans.
Pour cette intervention, Sara Eliassen reprend des extraits d’un film germano-norvégien intitulé Symphonie des Nordens : Eine Dichtung in Bild und Ton über Norwegens Landschaft (Symphonie du Nord : un poème en son et images sur les paysages de la Norvège). Produit par les nazis en 1938, ce film est réalisé par Julius Sandmeier et sa musique est composée par Karl Eisele. On peut dire que Symphonie des Nordens s’inscrit dans la politique de propagande fixée par Joseph Gobbels : le sensible est habillé de folklore pour montrer les racines de la nation. Le film dresse ainsi une représentation de la Norvège en glorifiant sa nature, ses montagnes, ses fjords, ses forêts et ses manifestations folkloriques. Sara Eliassen reprend les techniques de montage de ces films de propagande pour faire en sorte que le spectateur s’identifie à l’idéologie nationaliste. Dans ses vidéos, elle se sert d’une boucle, d’une mise en abîme où elle montre d’abord un adolescent non-blanc qui regarde des scènes de Symphonie des Nordens sur un de ces écrans de la gare centrale d’Oslo, puis elle montre le visage du jeune homme au moment où ses yeux captent ces images de la Norvège. Ou c’est peut-être l’image qui l’absorbe, puisqu’on le voit soudainement apparaître dans les montagnes enneigées filmées par Julius Sandmeier. Au bout du compte, les images du film, l’écran lui-même et l’être humain fusionnent.
Avec cette œuvre vidéo, Sara Eliassen pose une question de manière provocante : le régime du sensible dans lequel nous évoluons actuellement agit-il comme une forme de propagande ? Et comment ? Il n’agit évidemment pas en construisant des identités nationales, mais cela se fait de façon plus insidieuse, en produisant des subjectivités désirables ou indésirables. De nouvelles versions de « nous » et des « autres » sont subrepticement diffusées, définies selon un critère ethnique et non plus selon un critère d’appartenance nationale (qui repose sur un lien entre la race et la terre). En faisant ressurgir les images fantomatiques d’identités nationales qui ont favorisé le fascisme dans la première moitié du XXe siècle, et en les rapprochant de l’image contemporaine d’un adolescent immigrant qui absorbe ou qui est absorbé par ces images, l’artiste pose la question suivante : comment les modèles du multiculturalisme à l’anglo-saxonne ou de l’intégration à la française peuvent-ils fonctionner dans une Norvège post-Breivik (puisque ces modèles ont manifestement échoué) ? Pour les fascismes du début du XXe siècle, l’origine ethnique, la race et la nation étaient des concepts reliés ensemble par le territoire (selon l’idéologie nazie Blut und Boden, « le sang et le sol »). Aujourd’hui, l’origine ethnique représente la différence et la singularité, des concepts reliés à des communautés transnationales (et non plus à des territoires). Elle est inséparable d’une revendication politique pour plus de visibilité et plus de reconnaissance. D’une certaine manière, l’origine ethnique (comme la religion ou la sexualité) est à la mondialisation ce que l’idéologie était à la Guerre froide. Au lieu d’une masse uniforme et anonyme guidée par un dictateur, aujourd’hui, des masses fragmentées s’opposent aux ordres d’un seul guide, refusant de rentrer dans le rang d’une unique identité nationale. Alors que la question des différences de classe a été remplacée par une répartition raciste des richesses et des privilèges dans le monde, que peut bien signifier « la reconnaissance » quand la domination est la règle ? De nouvelles versions du Volk sont réapparues, déclinant avec stupidité et dans le sang une obsession pour l’appartenance et pour l’affirmation identitaire agressive. Cela s’explique par un sentiment de déplacement généralisé et par la perte des traditions et du sentiment d’origine. Et cela provoque des formes agressives et destructrices de reterritorialisation, de repli sur le passé, de réapparition d’identités caractérisées par l’origine ethnique, religieuse ou sexuelle.
Irmgard Emmelhainz