Julieta Aranda

Julieta Aranda

Julieta Aranda, Vue de l’exposition « Ghost Nets », avec, au centre, Infrastructure:
Meeting the Universe Halfway
, fibre de verre, cordes et filets de pêche, dimensions
variables, Galerie OMR, Mexico City, Mexico.



Ghost Nets est une installation de l’artiste Julieta Aranda (née à Mexico en 1975, vit à Berlin), présentée au printemps 2018 à la galerie OMR, à Mexico. La trame narrative de cette installation s’inspire notamment du phénomène des « filets de pêche fantômes ». Lorsqu’ils sont perdus en mer par les bateaux, ces filets en nylon continuent d’attraper des poissons, des coraux et toutes formes de vie marine dans leurs mailles. Abandonnés dans la nature, ils provoquent des dégâts considérables et détruisent des écosystèmes entiers.
Et tant qu’ils ne seront pas récupérés, ces filets fantômes poursuivront leur pêche à la dérive pendant plusieurs siècles. Au centre de Ghost Nets, un os géant est suspendu au plafond par des filets en nylon, relié au sol par trois cordes. Autour, des structures rouges, noires et blanches sont déclinées sous plusieurs formes. Composées à partir de patrons de cubes dépliés dont les six faces se retrouvent sur un même plan, ces structures s’inspirent des grilles de mots croisés et sont ponctuées de cercles et de demi-cercles (je ne peux m’empêcher de penser que Julieta Aranda déconstruit le cube minimaliste, élément esthétique essentiel du langage artistique occidental depuis les années 1960). On retrouve ces structures suspendues au plafond, accrochées au mur sous forme de réalisations en céramiques, peintes directement sur les parois de la galerie, ou bien simplement posées au sol. D’autres ossements moins imposants viennent rythmer l’installation, appuyés contre un mur ou gisant sur du sable coloré. Un tapis tissé, reprenant le motif de la grille de mots croisés, préside l’ensemble et se présente à nous dès que l’on entre dans la galerie. Dans le texte qui présente l’installation, la commissaire Chus Martínez qualifie les os de « white cube de la vie », une sorte de structure un peu blême, mais nécessaire. Mais elle ajoute que les os sont composés d’ostéocalcine, une protéine indispensable à la régulation du sucre, et donc de notre mémoire et de notre humeur. Les os ne sont pas seulement une structure pour notre corps, ils sont aussi le support de notre mémoire et jouent un rôle dans nos émotions. Plusieurs analogies sont ainsi possibles à partir des éléments juxtaposés dans cette installation. Les os, comme les filets fantômes, sont dotés de leur propre « capacité d’agir ». Et c’est le cas pour toutes les structures fabriquées par l’homme qui façonnent notre monde. De la même manière que les grilles de mots croisés accueillent des lettres et structurent les mots, le sable et la glace renferment des fossiles du passé (Chus Martínez nous indique que pour l’artiste, il faut imaginer que son installation est sous l’eau), et les pixels qui défilent en permanence sur le « net » (qui signifie aussi « filet » en anglais) constituent des images. Dans l’installation, ces éléments apparaissent sur un écran, à droite de l’os central.

Notre compréhension du monde est « moderne », elle est fondée sur des systèmes qui structurent nos organisations politiques, philosophiques, sociales et épistémologiques. Ces systèmes étant abstraits, notre compréhension du monde repose sur une division entre la théorie et la pratique. Cela signifie que du point de vue épistémologique, la matière (les corps, la terre) est rendue abstraite. Les analogies faites par l’artiste entre les os, les grilles, les pixels, les cubes et les filets fantômes font toutefois émerger une nouvelle conception de cette « capacité d’agir » : il s’agit des relations tissées entre des mondes humains et non humains. Les structures de nos corps et de notre monde jouent toutes un rôle dans la création et dans le maintien des sociétés. Tous les êtres vivants et toutes les choses possèdent une mémoire, une capacité d’agir, une vie. Nous devons donc nous défaire des dichotomies entre abstraction et incarnation, humain et non humain, organique et inerte, intérieur et extérieur. Les os, les grilles de mots croisés ou les filets de pêche ont la même capacité à garder des traces de la vie que le sable et la glace. Bien que les sociétés occidentales se soient construites par la domination de la nature, les êtres humains ne sont évidemment ni au-dessus d’elle, ni au-dessus de quoi que ce soit : les structures inertes font aussi partie des sociétés, sur lesquelles elles possèdent également une capacité d’agir. La capacité d’agir peut être dénuée de conscience ou de pensée, elle se situe dans notre relation avec tous les êtres vivants et toutes les choses envers qui nous avons des responsabilités et des devoirs. Ainsi, il est de notre responsabilité d’arrêter les destructions provoquées par les filets fantômes qui quadrillent les océans, mais c’est aussi notre devoir de défaire les structures épistémologiques, sociales et économiques qui en sont à l’origine.


Irmgard Emmelhainz



Julieta Aranda @ OMR

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