Le MMK (Museum für Moderne Kunst) de Francfort présente jusqu’au 12 janvier la première grande rétrospective européenne de l’œuvre de l’artiste brésilien Hélio Oiticica. Vous connaissez probablement Oiticica, même sans le savoir, puisqu’en 1968 Caetano Veloso reprit le titre de l’œuvre Tropicalia pour une chanson qui connut un succès mondial. L’installation Tropicalia de Oiticica s’inspirait des favelas du Brésil, elle rassemblait des baraques, du sable, de vraies plantes et des perroquets vivants. Aujourd’hui chaque musée veut exposer sa Tropicalia, cependant l’œuvre de Oiticia, plus métabolique qu’objectuelle, plus affective que rétinienne, reste à découvrir.
De Oiticica, ne m’intéressent guère les perroquets (qui s’étiolent aujourd’hui absurdement sous la lumière artificielle des musées), ni le revival tropicaliste à la mode. Oiticica m’intéresse en tant que figure susceptible de condenser et anticiper le devenir de l’artiste dans le vingt et unième siècle : migrant, boursier, précaire, écrivain, inventeur, dealeur, vieil enfant et jeune vieux, pansexuel, visionnaire, vulnérable, malade, décédé prématurément. Travailleur cognitif et biopolitique.
En 1971, Oiticica a 35 ans. Il voyage du Brésil à New York grâce à une bourse du Guggenheim. Oiticica a déjà développé une œuvre immense et extrêmement novatrice, annonciatrice du changement de paradigme dont s’empareront par la suite les curateurs et gestionnaires culturels de la fin du siècle – hélas souvent déconnecté de la pratique sociale et politique qui enrichit l’œuvre de Oiticica : le passage de l’œuvre à la relation, de l’individuel à l’intrapersonnel et l’intersubjectif, de la réception visuelle à l’expérience multisensorielle, de l’objet à la subjectivité, de l’art comme diagnostique clinique à l’art comme chamanisme universel.
Avant d’arriver à New York, Oiticica avait élaboré non seulement Tropicalia, mais aussi la notion « d’art environnemental », de « couleurs métaphysiques », les « Bòlides » (structures modulables que le public pouvait manipuler) et les « Parangolès » (pièces de tissu qui servaient à improviser des costumes initiant un rituel social de danse et de création)… Pour Oiticica, l’arrivée à New York et la bourse du Guggenheim ne représentaient pas la consécration, mais la métamorphose : de la même façon que Grégoire se transforme en insecte, Oiticica s’est transformé en émigré du Sud sans ressource, vagabondant dans Manhattan. Quand la bourse se termine, en 1972, Oiticica se voit contraint de vivre de petits boulots, incluant le trafic de cocaïne, de pillules et de hachich. Oiticica meurt en 1980 d’une crise cardiaque.
Durant cette période de survie new yorkaise, l’identité de migrant précaire et dealeur menace de dévorer l’artiste, mais de sa collaboration avec Nelville D’Almeida jaillissent les « Blocks Experiments in Cosmococa » : un ensemble d’installations relevant du cinéma, de l’architecture et de la performance qu’Oiticica monte dans son appartement du Lower East Side. S’il n’existe nulle trace visuelle des installations, les textes (protocoles d’installation, conversations, lettres, notes) relatifs à leur réalisation pourraient figurer aujourd’hui dans une anthologie de la meilleure littérature expérimentale du vingtième siècle.
Chaque Block Experiment in Cosmococa est une installation qui assemble au moins quatre éléments : le design d’un espace intérieur définissant les conditions de réception, dans lequel on peut trouver hamacs, matelas, sable, ballons ; la projection d’une série de diapositives (images de la culture populaire : Marilyn, Hendrix, etc) projetés sur les six murs d’un espace fermé (incluant donc sol et plafond) ; le design d’une ambiance sonore ; et un protocole performatif : un ensemble d’instructions qui peuvent être mises en pratique par le visiteur-participant. Une substance ressemblant à de la cocaïne (on ne saura jamais s’il s’agissait en réalité de la vraie cocaïne dont Oiticica faisait commerce) était disposée en lignes parallèles sur les portraits de Marilyn et de Jimi Hendrix.
Une fois de plus Oiticica, telle une sentinelle, annonce la piste à suivre : dans les années 70, toutes les relations entre le Nord et le Sud s’organisent autour de la production et du trafic de drogues. Les États Unis sont reliés au Brésil, au Paraguay, au Pérou, au Chili, à la Colombie, à Cuba… par de longues lignes de cocaïne. Dans la « guerre contre les drogues » que Nixon déclare en 1971, la cocaïne devient le bouc émissaire permettant aux Etats Unis d’acquérir un avantage moral sur ses adversaires politiques. Entrant légalement dans la composition de beaucoup de préparations pharmacologiques, et acheminée illégalement vers les Etats Unis par les routes des Caraibes et de l’Amérique du Sud, la cocaïne est, dans les années 70, un produit de consommation de masse, aussi largement diffusée que la soupe Campbel de Warhol. La différence entre la soupe Campbel et la cocaïne (différence qui sépare également l’œuvre du publiciste Warhol et celle du chaman Oiticica) est que cette dernière est une puissante technologie de modification de la conscience.
Oiticica fait en sorte que le spectateur-participant « sniffe » l’œuvre d’art comme il snifferait un trait de coke. Dans les Cosmococas, Oiticica et Nelville se servent de la cocaïne comme d’une sorte de « ready made » cognitif : ils sortent la cocaïnes des réseaux de trafic et de consommation et l’intègrent à un système de significations au sein duquel elle peut fonctionner comme un dispositif de subjectivation dissidente.
Chaque Cosmococa est une texture multimédia qui, selon Oiticica, « fonctionne comme un programme ouvert d’opérations de hasard » capable de déclencher un ensemble de techniques de dés-habitudes cognitives, corporelles, sensorielles. Oiticica pense à la matérialité organique des processus de subjectivation que l’art propose et à la possibilité de créer un bio-public : un spectateur vivant dont le métabolisme est ouvert à la mutation.