Le collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque re-édite en octobre la vidéo documentaire de Johanna Demetrakas Womanhouse (1974, 47 min.) pour la distribuer en France. Je me souviens de la première fois que j’ai vu ce documentaire, un soir de printemps à New York, chez Laura Cottingham. Laura avait effectué une scrupuleuse recherche sur les pratiques artistiques féministes dans les Etats Unis des années 70s, afin de réaliser Not For Sale (1998), sans doute le meilleur documentaire sur le thème à ce jour. La vidéo de Demetrakas était dans ses archives. Je me définissais alors, politiquement, comme queer, quant à Laura, elle continuait de se positionner comme féministe radicale. Regarder ensemble le documentaire sur la Womanhouse fut l’occasion d’une réconciliation évidente, sans que nous ayons besoin de passer par un interminable débat sur la critique post-structurale et le féminisme socialiste. Nous avions une histoire commune. Prétextant qu’elle avait des doubles de tous les documents, avec une frénésie de contrebandier ou de passeur d’un message qui attend d’être lu depuis des années, Laura avait rempli mon sac-à-dos encore inexpert de vidéos de Demetrakas, Martha Rosler, Yoko Ono, Ilege Segalove, Faith Ringgold, Adrian Piper, Ana Mendieta… et une copie de Not for Sale. De retour dans mon appartement de Brooklyn, j’ai passé une semaine entière à déchiffrer les vidéos, comme si elles avaient été réalisées uniquement pour moi, en prenant des notes qui allaient constituer plus tard mes premiers cours sur le genre et la performance à l’Université de Paris VIII, au début des années 2000. L’art féministe des années 70s n’était ni un style ni un mouvement, mais plutôt un ensemble hétérogène d’opérations de dénaturalisation des relations entre sexe, genre, représentation et pouvoir. Le documentaire sur la Womanhouse avait bouleversé ma manière de penser la pratique artistique en me faisant comprendre qu’il était possible de transformer l’université et le musée en espaces d’émancipation sexuelle et politique.
Ignoré pendant des années par la narration hégémonique de l’histoire de l’art, le projet de la Womanhouse apparaît aujourd’hui comme un travail indispensable non seulement pour comprendre la pratique artistique des années 70s, mais aussi pour penser le futur de la pédagogie de l’art et les relations entre architecture, performance et activisme social. Le documentaire de Demetrakas nous permet de découvrir le premier projet de pédagogie féministe réalisé au California Institute for the Arts (CalArts) par Judy Chicago, Miriam Shapiro et un groupe d’étudiants dans les années 70s. Pendant l’automne de 1971, Judy Chicago et Miriam Shapiro sollicitent la création d’un Programme d’Art Féministe à l’école d’art. L’école est en travaux, elles n’obtiennent aucune réponse institutionnelle. Chicago et Shapiro s’emparent de l’idée de Paula Harper : louer une maison et faire de sa transformation le centre d’un projet féministe. Elles trouvent une maison abandonnée et vouée à la démolition dans Mariposa Street, une zone résidentielle de Hollywood. Malgré l’état de la maison, Judy Chicago est convaincue que le papillon [Mariposa], son animal fétiche, leur portera chance. Pendant six semaines, un groupe de vingt-cinq femmes vivront et travailleront dans la demeure, en transformant intégralement chacun de ses espaces et de ses 17 pièces. Demetrakas filme les séances collectives de travail de la Womanhouse, ainsi que le lieu transformé en espace d’exposition entre le 30 janvier et le 28 février 1972. Allégorie politique ou mauvaise blague de l’histoire, la première exposition d’art féministe se déroule dans une vieille maison abandonnée, dans un espace domestique promis à la démolition, transformé d’abord en œuvre d’art collaborative totale puis en galerie éphémère.
Dans la Womanhouse, c’est l’espace domestique en tant que tel, historiquement naturalisé comme “féminin”, qui est transformé en objet de la critique et de l’expérimentation artistique. Le foyer hétérosexuel, espace disciplinaire privatisé, se voit ainsi politisé et dénaturalisé à travers le langage, la peinture, l’installation ou la performance. Ce processus de recherche commence en 1969 à Fresno State College (aujourd’hui California State University) lorsque, en réponse à l’exclusion des femmes des lieux de production de savoir à l’université et des circuits expositifs d’art, Judy Chicago s’éloigne de l’art abstrait et organise le premier cours d’art et féminisme en dehors des bâtiments de l’école d’art. Dans le désormais mythique « Kitchen consciousness group » Judy Chicago met en pratique avec Kathie Sarachild un dispositif d’apprentissage collectif à travers la parole et la théâtralisation de l’exclusion. Le langage prend la place que la peinture avait et la performance vient remplacer la sculpture. L’idée novatrice de Chicago était que l’art pouvait transformer la conscience et donc devenir un instrument d’émancipation politique, en même temps que les stratégies « d’empowerment » et les séances de prise de conscience devenaient des outils pour produire de l’art. En déstabilisant la hiérarchie professeur-élève, les participants construisent un récit autobiographique collectif à partir de l’expérience politique d’être femme artiste. Le viol, la discrimination, l’avortement, la maternité, le lesbianisme, la masturbation, le divorce, la contraception…deviennent des espaces d’intervention aussi bien politiques que artistiques. À travers un processus de dématérialisation de l’art et d’intensification de la critique, l’apprentissage de la pratique artistique se déplace des techniques de fabrication et invention plastiques vers l’art en tant que processus d’émancipation cognitive et somatique.
L’objectif de l’art n’est plus la production d’un « objet », mais plutôt l’invention d’un dispositif de re-subjectivation susceptible de produire un autre « sujet », une autre conscience, un autre corps.
Parcourir aujourd’hui grâce au documentaire de Demetrakas l’intérieur de la Womanhouse, assister aux séances collectives de prise de conscience, rentrer dans la cuisine transformée par Vicki Hodgetts en un espace intégralement rose où les œufs au plat deviennent des seins nourriciers tapissant les murs, ou dans la « Menstruation Bathroom » que Judy Chicago a rempli de tampons hygiéniques colorés en rouge – et qui deviendront, hélas, le cliché dénigré de l’art féministe, sans comprendre que Chicago pointait avec raison les nouvelles techniques biopolitiques et hygiéniques qui « pénétraient » les corps-, aller jusqu’à l’armoire de Sandy Orgel dans lequel un corps de femme, métamorphosé en étagère à draps, est enfermé, regarder Chris Rush performer « Scrubbing », où elle nettoie le sol en temps réel face à un public aussi mal à l’aise que surpris, regarder Faith Wilding (aujourd’hui internationalement reconnue pour son travail cyberféministe) performer « Waiting » en racontant la vie d’une femme comme une série interminable et terrible d’attentes, ou encore Faith Wilding et Janice Lester, habillées respectivement en pénis et vagin, dans la performance écrite par Judy Chicago « Cock and Cunt Play. »
Ce projet pédagogique opère une intervention critique de dénaturalisation qui touche quatre appareils institutionnels et leurs relations normatives : l’université, le musée, l’espace domestique et le corps. La Womanhouse nous apprend à voir l’espace domestique comme une technologie de production et de domination du corps féminin et les institutions matrimoniales et sexuelles comme autant de régimes d’enfermement et de discipline. La délocalisation de ces deux premiers projets de pédagogie féministe de l’art à deux espaces domestiques (la cuisine de Judy Chicago et la Womanhouse) à l’extérieur de l’université et du musée indique les limites épistémologiques des institutions éducatives en art dans les années 70s. La critique féministe remet en question l’architecture du savoir et ses frontières disciplinaires. J’aime penser la Womanhouse en rapport avec les travaux de critique institutionnelle menés par d’autres artistes (Michael Asher, Robert Smithson, Daniel Buren, Hans Haacke, Marcel Broodthaers…) à la même époque, mais étendus désormais vers l’institution domestique et ses relations avec les institutions éducatives et muséales.
Le mépris des institutions vis à vis des pratiques artistiques et critiques féministes conduira à l’oubli et même à la destruction de l’archive de l’art féministe des années 70s : la maison de Mariposa Street, ses installations, ses peintures murales et ses modifications architecturales seront réduites en cendres pendant le mandat de Ronald Reagan. Mais les images de Demetrakas nous parviennent aujourd’hui, pour le dire avec Georges Didi-Huberman et Aby Warburg, comme des fantômes ou des survivants nous permettant de rêver notre propre histoire et d’imaginer les mutations à venir des institutions artistiques.
Collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque
Womanhouse, un film de Johanna Demetrakas (1974, VOSTF)