Leçon de style

La Manif pour Tous, post Facebook.

Comme mon silence sur ce blog ces dernières semaines le laissait facilement imaginer, je me suis volontairement déconnecté d’internet, une petite cure de désintox. Je me suis réhabitué à me nourrir de l’eau, du soleil, et à passer mes journées en compagnie des chèvres et des chiens, matières et présences moins volatiles que les signes d’écran. Avant de rallumer l’ordinateur, j’avais pensé vous parler des nouveaux cycles de révolution qui s’annoncent, de l’indigénisme transféministe de Bolivie, du Chili, du Pérou, du Brésil… de l’histoire de la colonisation et des histoires encore à écrire de ceux qui ont résisté à l’économie de la plantation et à l’esclavage, de l’urgence de rééditer en français le livre de Eric Williams et Hébert Aptheker… mais finalement je vous parlerai de tout ça à la fin du mois.

Aujourd’hui, en me reconnectant au réseau, j’ai la tentation de vous parler de la première image que j’ai reçue. Il s’agit d’une photo postée par un groupe de Français de « la Manif pour Tous », qui militent contre le mariage homosexuel et la famille homoparentale. Quatre jeunes garçons, vêtus de pantalons courts roses, torse nus, utilisent leurs corps pour construire une tour, enroulant leurs jambes et entremêlant leurs cuisses aux épaules de leurs collègues pour se hisser au sommet d’une croix tout en arborant le drapeau de la famille hétérosexuelle, avec en toile de fond une chaine de montagnes se découpant sur un ciel bleu. J’ai dû regarder deux fois la provenance de l’image – ma première intuition fut de penser qu’il s’agissait de la couverture « vacances en montagne » de la revue gay Têtu – pour être sûr qu’il s’agissait d’une « action » de militants anti homosexuel. Une déconcertante et similaire impression vous saisit lorsqu’on regarde les images et actions des collectifs proches du catholicisme intégriste et de l’extrême droite, Les Antigones ou le collectif masculiniste Homen (« les hommes, les vrais »). Les Antigones se déguisent en bonnes Marianne (longues robes blanches et bonnet phrygien tricolore) et portent du pain et du sel à l’ambassade Russe pour « montrer leur solidarité avec un peuple ami outragé par les Femen ». Les Homen cherchent à restituer la souveraineté masculine en se montrant torses nus (comme les Femen, mais avec un masque) sur la place de l’Hôtel de Ville.

Collectif Homen (Capture d’écran, vidéo YouTube)


Les Femen © Alvaro Canovas

Si je me permets de vous parler de ces images dans un blog dédié aux pratiques artistiques, c’est que je me risquerais à affirmer qu’il y a, derrière ces nouveaux activismes réactionnaires et d’extrême droite, un problème (appelons le confusion ou dérive… ) d’ordre esthétique et performatif. Ma modeste hypothèse est que le réveil du nouveau mouvement civique de droite et d’extrême droite s’accompagne d’une référence paradoxale aux esthétiques et aux formes d’action performatives inventées par les mouvements de la gauche radicale : les mouvements noirs, les féminismes, les mouvements de dissidence sexuelle ou encore l’activisme anti sida.

Les raisons de ce glissement esthétique sont complexes à élucider. Peut être la droite a-t-elle oublié son héritage culturel ? Quand la droite homophobe en appelle à l’homosexuel résistant communiste Jean Moulin, sommes-nous face à un oubli, une négation ou une banale méconnaissance de l’histoire ? Comment comprendre autrement la récupération d’Antigone en tant qu’héroïne habillée de blanc qui porte pain et sel chez Poutine ? Bécassine n’aurait elle pas mieux fait l’affaire ? Ou peut être la droite n’a-t-elle pas encore le courage d’assumer ses véritables références politico visuelles : le futurisme, les esthétiques fascistes, le naturalisme.

La droite envie le potentiel émancipatoire, la créativité sociale et l’esthétique de la gauche : elle envie nos manifestations et nos corps, elle envie notre façon de montrer la peau, elle envie l’énergie sexuelle de nos protestations, elle envie le style de la révolte, elle envie la force de notre désir qui déborde l’espace domestique pour envahir la place publique et transformer l’assemblée en fête, elle envie l’insolence de nos banderoles, elle envie la violente intelligence d’Act Up, la fureur post porno des Pussy Riot, l’efficacité pop des Femen, elle envie notre musique et nos signes. Envie sémiotique, envie somatique. Envie esthétique, envie performative.

Historiquement, les actions des Noirs, des féministes et des homosexuels se sont caractérisées par l’usage dissident du corps dans l’espace public. Dans les années 1960, dans un contexte géopolitique de guerres de décolonisation, les minorités des classes raciales et sexuelles inventaient de nouvelles formes d’intervention politique : les Afro-Américains refusaient d’être une force de travail invisible et ségréguée ; les femmes hétérosexuelles refusaient d’être force de reproduction enfermées dans l’espace domestique ; les homosexuels/les travesti/e/s et transexuels  refusaient la condition de « malades », leur exclusion de la vie publique et défendaient leur droit à une citoyenneté pleine. La présence insistante du corps des femmes, des Noirs, des homosexuels ou des transexuels dans l’espace public est une réponse aux formes spécifiques d’oppression et de contrôle biopolitique. Comme l’a bien formulé Dick Hebdigue  dans Sous Culture, le Sens du Style, les minorités sociales et politiques ont recours au style corporel (de la nudité jusqu’au voile) comme stratégie leur permettant d’interrompre le processus de normalisation : en se réappropriant un corps-code qui leur a été confisqué, ou en re-signifiant un objet ou un espace auquel ils ont été associé normativement. Mais ce processus de réappropriation, détournement et résistance sémiotique, n’est possible qu’à condition de faire usage d’un code qui s’oppose à ceux de la communauté sémiotique dominante. Et c’est là que les actions de la Manif pour Tous, des Antigones ou des Homen commencent à sonner faux. En manipulant des signes et des codes empruntés aux groupes subalternes, nos concitoyens de droite, représentants d’une majorité encore largement dominante, finissent par perdre (ou retrouver) les pédales. Les petites robes blanches des Antigones ne peuvent effrayer que les amants de la mode, et les poitrines découvertes des Homen, malgré les masques de partouzeurs, font immanquablement penser à un groupe de Bears qui vont prendre un verre dans le marais.

Deleuze l’avait bien dit : la différence fondamentale entre la droite et la gauche, c’est qu’à gauche, il faut réfléchir.

Et bonnes vacances.

Donna Ann McAdams, Carnival Knowledge, Feminists and Porn Stars, New York City, 1984. ©Donna Ann McAdams

Dona Ann McAdams, Carnival Knowledge, New York City, 1984. ©Dona Ann McAdams

Collectif Les Antigones, Paris, 2013. Capture d’écran vidéo, Youtube.

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