Christine (John Carpenter) et le fétichisme des marchandises.

Christine – adaptation cinématographique du roman éponyme de Stephen King réalisée par John Carpenter en 1983 – est l’histoire d’une automobile très spéciale. Il s’agit d’une Plymouth « Fury » rouge sang, dont le nom de créature mythique persécutrice lui va comme un gant. Jalouse et implacable, Christine condamne à mort ceux qui lui veulent du mal et celles qui lui disputent l’attention de l’élu de son cœur mécanique. Christine est une automobile dotée de volonté, sinon d’une âme, comme on avait auparavant l’habitude de dire (et comme il n’en déplairait pas à Carpenter).

Les cinéphiles le savent : le brouillage des frontières entre l’animé et l’inanimé, l’homme et la machine, est récurrent chez Carpenter. Mais, c’est avec Karl Marx et Le Capital qu’il faudrait penser Christine – marchandise maléfique, hantée depuis le jour où, seule Fury rouge sur la chaîne de montage d’une usine détroitienne, elle mutile et assassine des ouvriers sans que personne ne s’en rende compte. C’était alors l’année 1958 et Detroit entamait, sans le soupçonner, sa longue descente aux enfers*. Christine, pour sa part, porte le fétichisme des marchandises, à son paroxysme, en concrétisant ce qui était une fantasmagorie : non seulement la chose idolâtrée a désormais une vie propre, instaurant avec son adorateur – Arnie, adolescent fragile et solitaire, totalement aliéné – un rapport fétichiste au sens sexuel du terme, mais elle menace le système capitaliste lui-même, puisqu’en se régénérant toute seule, elle s’affranchit du principe de l’obsolescence programmée. C’est en ce sens que Christine est une marchandise perverse : moins parce qu’elle séduit et qu’elle tue (la technique devenant une force de mort), que parce qu’elle constitue une déviation d’un système lui-même pervers. Car si Christine incarne un état où la marchandise possède désormais le sujet, elle échappe néanmoins à une disparition technique annoncée.

Fétichisme n’est pas animisme ; néanmoins, avec Christine nous passons constamment de l’un à l’autre. Non par hasard, Christine est une automobile, c’est-à-dire une chose qui se meut de soi-même : une voiture sans chevaux. L’automobile pose ainsi d’emblée – et de façon extraordinairement frontale – le problème de l’automouvement, c’est-à-dire, la vieille question de « l’âme » et de la vie. Depuis ses débuts, le cinéma a su à la fois stimuler le désir autour de la voiture-marchandise et imaginer des automobiles dotées de « volonté ». Dans le cinéma burlesque des premières décennies, il n’est ainsi pas inhabituel de trouver des Ford T qui carburent à la bière (Hal Roach, Go as you please, 1920) ou à la cocaïne (Harold Lloyd, Oh, la belle voiture, 1920) : elles constituent, sans doute, les ancêtres enfantins et cocasses de Christine, la marchandise qui tue.

* En 1958, les Automobiles Packard ferment les portes de leur célèbre usine en béton armée, construite par l’architecte Albert Kahn en 1903.

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