Gabriel Abrantes, “Ennui Ennui” (extrait), 2013, 33’30 min. Prod. Les Films du Bélier.
En 1919, dans les pages de Lectures pour tous on louait « les étonnants résultats » que l’on pourrait attendre de cette « machine sans nerfs que rien n’émeut », qu’était l’avion sans pilote : « bombardements à longue distance, photographie automatique de paysages ou de scènes animées, levées d’itinéraires, explorations de régions interdites ou d’accès difficile, poste aérienne, convoyage du personnel et du matériel par delà les monts et les mers ». En somme, le drone était né, même si l’objet technique qui lui correspondait allait encore mettre quelques années à être affiné.
« Machine sans nerfs que rien n’émeut » semble être une description assez juste des drones – en particulier des drones militaires qui arpentent désormais sans cesse les cieux de la planète. Mais à en croire l’imagination de certains, les drones pourraient justement s’émouvoir, parvenant ainsi à s’émanciper des humains qui les dominent (ou, au moins, à établir avec eux de nouveaux rapports). Deux travaux récents l’illustrent particulièrement bien : l’installation vidéo The Freestone Drone de l’artiste anglais George Barber (2013) et le film Ennui, Ennui de l’artiste luso-américain Gabriel Abrantes (2013). La première est une sorte de méditation lyrique aux accents markeriens sur un drone devenu conscient, le deuxième un conte sardonique et loufoque sur une princesse afghane et un drone pré-adolescent.
Ce qui m’intéresse dans ces deux films, c’est la voix des drones. Dans les deux cas, il s’agit de voix métalliques, incarnées dans le corps de ces grandes machines volantes que sont les drones. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, leurs voix ne sont pas bourdonnantes : elles ont une tessiture un peu aigüe et enfantine, la voix du drone d’Abrantes pouvant même être décrite comme une voix de fausset si le drone en question n’était pas du genre féminin (contrairement au drone de Barber). La voix du drone d’Ennui, Ennui oscille entre le mielleux et le plaintif, notamment lors des conversations qu’elle entretient avec son daddy, le président Barack Obama. Elle correspond ici à une technologie de construction (genrée) du soi : le drone en question est fragile et ressent le besoin d’être aimé – tandis que le drone de Barber veut aimer). En somme, les drones de Barber et d’Abrantes sont des machines sans nerfs que tout émeut.
Un drone qui parle, c’est une drôle d’idée – si ce n’était que nous sommes aujourd’hui entourés de machines parlantes, qui nous rappellent, par exemple, qu’il faut tourner à gauche dans deux cent mètres. Mais qu’est-ce que la voix d’une machine ? Doit-elle se distinguer d’une voix humaine ? Est-elle nécessairement genrée ? Pourquoi la plupart des machines parlantes assument-elles des voix féminines ? Et que peuvent ses voix concrètement ?