Les tapis volants du XXIe siècle ? (suite et fin)

The Firedrake (or dragon), a kite with its tail aflame, an engraving from The Mysteries of Nature and Art by John Bate published in 1634

“The Firedrake (or dragon)”. Gravure in The Mysteries of Nature and Art de John Bate, 1634.



Voici encore quelques notes inspirées par l’exposition « Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones » (6 mars – 6 septembre 2015). Comme je l’ai déjà expliqué, le rapprochement effectué entre drones et tapis volants me semble très suggestif – mais, il n’est pas le seul lien à être proposé par l’exposition bruxelloise. Celle-ci s’intéresse aussi aux cerfs-volants, appareils trouvant leurs origines en Chine il y a plus de 2000 ans et dont la pratique est encore largement répandue en Asie, en particulier au Moyen-Orient. Bien que l’exposition se tienne à une simple évocation de ce motif dans la production artistique « orientale » (notamment à travers une pièce de Rirkrit Tiravanija et de quelques extraits de films), le cerf-volant appartient bel et bien à l’archéologie médiatique du drone. À l’instar de ce dernier, le cerf-volant est un engin volant manœuvré à distance et habituellement sans passager (certains cerfs-volants ont pu être équipés de nacelles). Comme le drone, il se prête à une multitude d’usages : ludiques (le cerf-volant est un jouet, comme le sont certains drones civils proposés désormais dans le commerce), scientifiques (de la célèbre expérience de Benjamin Franklin à la météorologie), cartographiques et militaires. Avant même qu’il soit couplé à un appareil photographique (devenant ainsi un formidable moyen d’observation aérienne, rendant de nombreux services aux unités d’artillerie lors de la Première Guerre Mondiale), le cerf-volant faisait déjà partie de l’arsenal et de l’imaginaire militaire de différentes nations. Ainsi, en 1855, lors de la guerre de Crimée, l’amiral britannique Sir Arthur Cochrane a l’idée d’équiper des cerfs-volants de grande taille avec des torpédos, dans le but d’anéantir des bateaux russes (mais si son projet était sinistrement prémonitoire, il se révéla alors impossible à mettre en œuvre, en raison du souffle aléatoire des vents). À en croire certains récits, l’utilisation militaire de ces « serpents volants »* remonte à la Chine d’avant l’ère chrétienne. À ce propos, je ne peux m’empêcher de rapporter cette anecdote selon laquelle un général de la dynastie Han aurait utilisé des cerfs-volants équipés de cordes métalliques pour effrayer les soldats ennemis, le son produit par le vent à travers ces fils anticipant le bourdonnement terrorisant des drones modernes. Enfin, si le drone est, par excellence, la machine de traque des temps actuels, le cerf-volant fut, lui, transformé par les Anglais en instrument de chasse à la perdrix dès le XVIIIe siècle.**

Rirkrit Tiravanija, NO THING, 2013, éd. de 5 / ed. of 5, installation, bambou, papier, ficelle et colle / bamboo, paper, string and glue, baskets and stone, 170 x 240 cm et 77 x 88 cm. Courtesy Helga Maria Klosterfelde Edition, Hambourg / Hamburg

Rirkrit Tiravanija, NO THING, 2013, éd. de 5, installation, bambou, papier, ficelle et colle, panniers et pierres, 170 x 240 cm et 77 x 88 cm. Courtesy Helga Maria Klosterfelde Edition, Hambourg / Hamburg


Le couplage du cerf-volant avec des appareils photographiques et, surtout, cinématographiques est, évidemment, une étape importante. Voici l’une de ces associations machiniques que j’évoquais dans mon premier billet et qui me semblent incontournables pour mieux comprendre l’histoire dans laquelle s’inscrivent bon nombre d’images réalisées aujourd’hui par des drones civils. Je mets l’accent sur ce dernier qualificatif parce que l’horizon auquel renvoient les images produites par ces engins (la foule d’appareils aujourd’hui disponible dans le commerce, destinée à des consommateurs lambda) n’est pas nécessairement celui des images engendrées par les drones militaires et leurs tout-puissants capteurs, soient-ils optiques, thermiques, multi-spectraux ou autres. Ces dernières images sont des images fonctionnelles ou « opératoires », au sens que leur prêtait Harun Farocki : des images aux finalités purement techniques, dont la raison d’être ne réside plus dans la représentation de la réalité, mais dans la réalisation d’opérations. Elles évoquent ce que Serge Daney, dans un texte paru dans les Cahiers du Cinéma (« Montage obligé ») et inspiré par le spectacle télévisuel de la Première guerre du Golfe, appelait le « visuel » : une manifestation optique close et sans contre-champ, passant en boucle sur nos écrans et se substituant à la réalité contradictoire du direct. Or, l’univers iconique des drones civils n’est pas (nécessairement) fonctionnel. Au contraire : il serait plutôt de l’ordre de l’« attractionnel », combinant la spectacularité sans cesse renouvelée du point de vue aérien aux sensations kinesthésiques facilités par l’image en mouvement. Cette petite précision est importante. D’un côté, elle complexifie le récit autour des images produites par des drones ; de l’autre côté, elle explique pourquoi c’est moins avec la photographie aérienne (si souvent hantée par son instrumentalisation militaire) et plus avec une certaine cinématographie aérienne (une cinématographie du spectaculaire et du mouvement fluide) que l’on devrait penser la parentèle de certaines images de drones actuelles. En tout cas, entre les images réalisées par des caméras Go-Pro accrochées à des cerfs-volants et celles obtenues par des pilotes amateurs de drones le dimanche (tout cela étant, comme il se doit désormais, rapidement mis en ligne sur You Tube) il y a bien un lien de cousinage. Les premières relèvent d’une forme d’entropie, d’un maelström de chocs, de mouvements saccadés et instables, de décadrages radicaux et de pertes de repères ; les secondes semblent avoir raison de toute résistance du monde, comme si, dans leur élan flottant, leur seul dessein était de profiter du spectacle de monde. Grâce à la fluidité de leurs mouvements, ces images induisent plus facilement que les autres la fiction de la subjectivité : le sentiment que l’on a affaire à un être de vision autonome, un individu technique vraisemblablement conscient de ses puissances – et, parfois, même de son histoire. C’est un point complexe et sujet à débat, sur lequel il faudra sans doute revenir, mais qui me permet, pour l’instant, de conclure sur l’exposition bruxelloise, puisque certaines des œuvres exposées – comme la série photographique Drone Selfies du collectif IOCOSE – caressent elles-aussi l’idée (ici de façon volontairement cocasse) d’une subjectivation progressive de cette machine qu’est le drone.

IOCOSE, photographie de la série “Drones Selfies”, 2014, tirage en couleur sur papier métallique, 30 x 30 cm. Collection des artistes / Collection of the artists



* Si l’étymologie du drone renvoie aux insectes (en anglais, « drone », c’est le faux-bourdon), celle du « cerf-volant » semble venir du bas latin serpe volante (serpent volant) et ne pas être liée au coléoptère aux mandibules proéminentes du même nom (aussi nommé lucane).

** Voici le récit qui en est fait dans Les Trois règnes de la nature : lectures d’histoire naturelle (recueil dirigé par le Dr. Chenu, paru entre 1864-1866) : « Le cerf-volant, que tout le monde connaît, n’a pas besoin de description, et il n’est pas un enfant qui ne sache le manier. Celui qu’on emploie pour la chasse se compose de deux pièces : le cerf-volant proprement dit, qu’on fait enlever à certaine hauteur, et un oiseau de proie artificiel qu’on fixe à la ficelle de manière à le maintenir constamment à une hauteur de vingt à trente mètres au-dessus du sol. Cet oiseau de proie est en étoffe légère, brune, à ailes et à queue découpées et mobiles sur leurs bords ; deux trous à la tête simulent des yeux. Il est monté sur une carcasse en baleine, de façon à lui donner la plus grande légèreté. Il est dirigé par une personne qui, étant à mauvais vent, doit se tenir toujours à grande distance des chasseurs qui marchent avec le vent de côté. Les Perdrix, intimidées par la présence de cet oiseau qui semble attendre leur départ, restent immobiles dans les sillons, ou cherchent à gagner à pied les haies, les buissons ou les moindres remises où elles se rasent et ne partent que forcées par l’arrivée du chasseur, qui peut alors les tirer à belle portée ».

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