Si c’est un homme. La double malédiction du travail selon Nuno Ramos.

Installation de Nuno Ramos, “É isto um homem?” au Musée de l’Immigration de São Paulo, 2014. © Nuno Ramos

Le livre Si c’est un homme introduit une expérience limite, au-delà des frontières, évoquant clairement la littérature de témoignage qui, en racontant aux autres, comme le fait Primo Lévi, les fait participer à l’une des plus grandes atrocités du XXe siècle, la Shoah. Il y a dans ce livre une unité formelle qui contient en elle l’urgence de dire, comme l’écrit l’auteur dans sa préface : « les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence ». En effet, cet ordre est cohérent avec l’urgence politique de la vie de l’écrivain. Pour la réouverture du Musée de l’Immigration à Sao Paulo, Nuno Ramos (Sao Paulo, 1960) a produit une installation portant le même titre que le livre de Primo Lévi : Si c’est un homme. Dans cette œuvre, la brique joue le rôle de fil conducteur pour l’ensemble de la pièce. L’installation peut d’ailleurs être lue comme un mouvement migratoire, allant du texte de Primo Lévi à l’espace muséal, une ancienne pension pour les migrants. À partir de la brique, l’artiste crée deux expériences.

Installation de Nuno Ramos, “É isto um homem?” au Musée de l’Immigration de São Paulo, 2014. © Nuno Ramos

Dans la première, une brique est protégée derrière une vitrine, posée sur une chaise face à un amplificateur qui émet un passage du chapitre intitulé « Une bonne journée » : « La Tour du Carbure, qui s’élève au centre de la Buna et dont le sommet est rarement visible au milieu du brouillard, c’est nous qui l’avons construite. Ses briques ont été appelées Ziegel, mattoni, tegula, cegli, kamenny, bricks, téglak, et c’est la haine qui les a cimentées; la haine et la discorde, comme la Tour de Babel, et c’est le nom que nous lui avons donné : Babelturm, Babelturm. En elle nous haïssons le rêve de grandeur insensée de nos maîtres, leur mépris de Dieu et des hommes, de nous autres hommes. »
La deuxième situation consiste en l’éboulement d’une charge de plus de vingt-sept mille briques, à travers l’essieu cassé d’un camion. Sur chacune d’elles est écrit le mot « brique » dans l’une des sept langues que parle Lévi, à savoir le français, le tchèque, le yiddish, l’allemand, le hongrois et l’anglais, auxquelles Nuno Ramos ajoute le mot en portugais. L’extrait narratif induit un mouvement de translation, de la littérature vers l’événement plastique, là où Nuno Ramos perçoit une double malédiction dans le texte de Primo Lévi. La première est le travail et la seconde la diaspora des langues. Ici et là, les mots construisent un à un une structure simple, directe et dépouillée de façon à participer à cette autre chose qui est racontée malgré tout. Le principe de la Tour de Babel manifeste ainsi une inadéquation entre une langue et l’autre, intimement liée à l’impossibilité (architecturale) de finaliser quelque chose, associant le travail à la destruction. Dans Si c’est un homme, l’artiste ôte, une fois de plus, la peau invisible qui enveloppe l’espace neutre d’exposition en reconstituant, à travers l’accident, la chute et l’impossibilité d’une construction. Il rejoue les deux malédictions, celle du travail (les essieux du camion qui se brisent) et celle de la diaspora des langues (les briques éparpillées), dans le texte lu en huit langues, pour chacune d’entre elles. Non seulement la brique est associée à l’homme par un procédé métaphorique, mais Nuno Ramos étire la mémoire de ce matériau jusqu’aux limites de la plasticité des mots, donnant ainsi une forme nouvelle à la mémoire d’un homme et de beaucoup d’autres.

E.J.

Installation de Nuno Ramos, “É isto um homem?” au Musée de l’Immigration de São Paulo, 2014. © Nuno Ramos

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