Pour Ana Kiffer
1
Ce n’est que demain que je pourrai décrire tout ça, me suis-je dit. Peut-être, demain, ou après-demain, ou un jour qui pourrait être le lendemain équivoque de cette exposition. Ce n’est qu’après avoir essayé des mots (je ne sais plus combien), comme d’habitude, lorsque des images nous interrogent, que je me décide à délier quelque chose, convoqué par une série d’images en particulier.
2
Une main trace un visage sur une pierre avec de l’eau. Plusieurs mains, sur des écrans différents, exécutent le même geste. Même geste, et sur chaque pierre un visage différent. Agua sobre piedra, je me suis dit : de l’eau sur la pierre, rien de plus simple. Ana me parle d’un dicton populaire en portugais : ‘água mole em pedra dura tanto bate até que fura’ [Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise]. Son équivalent en français dit autre chose. Ici, l’éphémère de l’eau sur la prétendue permanence de la pierre laisse une trace paradoxalement immuable. Une image d’eau sous le soleil de midi. Le tracé de l’eau sur des pierres brûlantes.
L’apparition du visage et sa dissolution immédiate se succèdent, se transposent. Le processus se déroule devant nos yeux, expose un geste qui nous parle. Avec ces images, l’artiste instaure quelque chose. Ces visages, leur apparition et disparition cyclique, appellent le séjour de notre regard d’une manière autre, voire intime : la main, insistante, exécute le geste qui instaure le droit à l’existence de ces visages, de ces images. Ce geste, un geste quotidien, se charge d’humanité, d’une humanité qui s’établit en relation avec ces choses, au fil de parcours enchevêtrés.
3
La prouesse technique, présente dans toute l’exposition, les sujets choisis, la manière de présenter cela… tout est à commenter. Il y a une recherche matérielle qui ne se contente pas de faire apparaître sa propre technique. Ici, la forme ne se délie jamais du fond, ne peut pas, car ne veut pas le faire.
Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la qualité technique, la recherche ou l’originalité de l’œuvre du point de vue des techniques photographiques ou d’impression, mais dans quelle mesure elles provoquent, elles instaurent quelque chose comme un regard ou un appel.
4
Ces images ne cessent de se confronter aux oppositions entre nature et culture, entre réalité et fabrication. Leur fabrication devient un lieu mystérieux où, à la fois, quelque chose passe et se dépasse. Ces images, dans la continuité d’un processus d’action, nous en héritons ; et dans cet héritage s’introduit une discontinuité politique.
La question du mode d’existence de ces images relève autant de la métaphysique que du politique. Ces images sont le lieu d’un dialogue. L’artiste se confronte à l’inachèvement de toute chose, mais aussi à la menace latente d’un échec. Comme si ces images parlaient de notre responsabilité et de notre finitude : il y a quelque chose à faire que tu ne sais pas encore faire.
5
D’accord, mais ces visages, ce sont les visages des disparus. Il faut le souligner. Comme le souligne le tracé du pinceau, le geste de la main, la prise frontale de l’image. La pierre se situe en Colombie. Le soleil tape sur nous tous. Chose facile et très difficile à expliquer.
6
Oscar Muñoz joue –au sens de “faire jouer”— la survenance de l’image, ce qui nous amène à la question de sa possible survivance. La survivance, le halo de ces visages, n’est possible que si l’on s’en occupe, semble-t-il nous dire. Il ne nous reste plus qu’à insister.
Les mots tombent comme de l’eau sur la pierre. La vie, qui joue dans ce qui n’est plus, trouve un moyen de se faire faire. Un visage est peu de chose, mais plein de vie. L’un des premiers gestes : esquisser un visage, celui de l’être aimé. L’un des derniers : essayer de se souvenir des traits de celui qui n’est plus.
La main achève ce que nul n’avait commencé. Et les mots, tombant comme l’eau, s’évaporent, pour revenir sous la main qui dessine un visage, une fois, plusieurs fois, autant de fois que nécessaire, en boucle. La main sait que c’est la seule chose humaine à faire. Oscar Muñoz nous le fait voir de manière concrète. Insister. Instaurer cette insistance. Contre la violence des heures, de l’histoire de nos républiques. Visage et main, quelque chose de tactile qui délie l’histoire. Artaud dirait : « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face ». L’image, ainsi tactile, donne corps au visage.
7
Au milieu, ou plutôt au fond, de cette exposition pleine de visages et d’images qui se dissolvent, quatre écrans. Re/trato : un portrait et une tentative répétée. Ici, le mouvement de la vie, comme celle des images, est comme un corps à corps, une immédiate transitivité du regard en tout cas, avec la mémoire et sa matérialité. Un geste en apparence minimal, avec une prédilection pour la frontalité, sans aucune recherche visible d’effet ou de cadrage : l’illusion d’une saisie directe, mais qui insiste.
Mais, regardez bien ces images. Lorsque la main prend le pinceau et peint ces visages avec de l’eau, quand le visage n’est pas complètement abouti, qu’il disparaît, et que la main continue, c’est la pierre qui change. L’eau s’évapore, la main poursuit sa tâche, la surface de la pierre est bien autre. Elle semble autre, elle est autre. La pierre, ici, comme les images, comme nous, comme notre regard, ne peut être comprise sans savoir de quelle manière elle participe à ces échanges, ces situations. Il ne s’agit pas simplement d’un changement de nature, ni du regard que l’on porte sur elle. Il s’agit de comprendre que ses propriétés ne sont pas des attributs mais des histoires.
8
Ce que je vois, le lendemain, c’est autre chose : une main, de l’eau sur la pierre brûlante, des visages que la main cherche, sans cesse, malgré tout. Les images d’Oscar Muñoz. Je vois ce qui nous dit : insiste.
P.A.