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Les toits du monde attirent les enfants que nous étions. Ils continuent à les attirer : parcourir les toits, se sentir plus près des nuages, en plein jour, se balader, un peu, s’éloigner du sol, des autres, pour un instant. Les toits reproduisent, dans certaines villes, toutes sortes de ruelles et leurs méandres, comme celles que l’on trouve en bas, mais encore plus “bricolées” : pas de signalétique, pas de feu rouge ni de contraintes, sauf les limites propres à un espace en suspension, à découvrir. La ville, les situations qu’elle provoque ou qui l’habitent, trouve ici un autre type d’espace, une autre manière d’expérimenter le corps. Un espace qui, selon nos vécus, n’est pas toujours regardé, mais toujours rêvé.
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Les enfants que nous étions, au-delà de l’image, continuent à se promener dans cet espace. Sur le fil des toits, tout revient. Et lorsque nous avons la possibilité de revenir sur nos pas et de parcourir à nouveau cet espace de l’enfance, sur ces mêmes toits, la pesanteur de nos corps et de nos expériences se font sentir. Il faut faire avec. Se promener, arpenter cet espace nous projette en avant et en arrière. La brise nous caresse autrement. La lumière nous paraît avoir une autre incidence sur nos visages, les odeurs semblent n’avoir existé que pour ce moment. Il faut, de même, accepter le risque d’en tomber, de ne plus savoir comment s’y prendre. Il faut accorder au temps la réalité de son passage. Les enfants que nous étions sont toujours là, sur les toits, mais le présent nous inflige inexorablement le poids de son existence.
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Dans cette image de Jordi Colomer (comme dans la vidéo dont elle est issue), je perçois le risque que tout faiseur d’images doit encourir afin de nous présenter et de nous rendre présente, par ce biais-là, la situation qui en découle. Il prend le risque, non seulement de se mettre en scène, lui-même, mais surtout de vivre, d’expérimenter pour nous le fait d’arpenter ces lieux, ces toits. La rencontre, telle l’image, prend le risque de faire tomber le faiseur, et avec lui nous-mêmes, spectateurs. Mais c’est néanmoins grâce à ces contingences que l’image et l’expérience de la situation peuvent advenir. Sans une situation, nul intérêt. Le faiseur d’images est un funambule. La ligne sur laquelle il se promène se tend au-dessus de nos têtes.
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L’image, comme le faiseur, suit son propre parcours. L’image, qui montre un moment de déséquilibre, nous invite à mettre en tension les limites de l’espace public et de l’espace privé, du nous et des autres, de ce que, enfants, nous avons oublié. De manière plus ou moins acrobatique, plus ou moins burlesque, en suivant le mouvement des chats sur les toits, en sautant littéralement par-dessus les murs qui délimitent les propriétés et les territoires, les enfants que nous étions gomment ces limites. Le lieu de cette prise de vue, à Tétouan, Maroc, est plus qu’un paysage ; métaphore située pour le faiseur d’images, elle est une situation révélatrice de notre propre maladresse face à la possibilité d’arpenter naturellement les toits du monde.
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Arpenter les villes, parcourir les toits, monter un escalier, revivre la situation des enfants que nous étions. Si bien que l’image même peut être une prise de risques, comme les commentaires qu’elle suscite. Mais tout cela peut se faire en rigolant. On se souvient d’une autre image, ancienne, des frères Lumière il me semble. Une petite image, double, où l’on croit voir se dévoiler quelque chose : un geste, une posture, des corps. Une manière de participer à la contingence du monde, comme un funambule, à tâtons, sur le point de tomber, qui ignore où tout cela le mène.
P.A.
Exposition Jordi Colomer : EL PORVENIR Y OTROS TRABAJOS
3 Juin – 25 Juillet, 2014
Galería Juana de Aizpuru
Madrid (Espagne)