Fictions en bibliothèque : “Every day is another day” de Sirine Fattouh.

“Every day is another day” © Sirine Fattouh

Pour certains chercheurs venus des quatre coins du monde, le rez-de-jardin de la BnF est un espace confiné propice au développement de leurs travaux. Espace qui peut se prolonger en une sorte de paradis suivant la conception de bibliothèque chère à Jorge Luis Borges ou être perçu comme un espace de résidence tangible où l’éthique de la citation deviendrait un véritable travail de passages, au sens de Walter Benjamin. Pour le premier, la bibliothèque ne cesse pas non plus d’être une Babel, telle une architecture hexagonale qui tend vers l’infini à partir d’une combinaison on ne peut plus finie de symboles orthographiques. Cette organisation permit, selon Borges, de résoudre efficacement le problème que les lecteurs chercheurs ne connaissent que trop bien : la nature informe et chaotique de presque tous les livres. Ce désordre était familier à Benjamin, affirmant que la force d’un texte varie selon qu’on le lit ou qu’on le copie. C’est donc là que nous serions tenté de placer la BnF, au croisement entre « le pouvoir de la rue » de Walter Benjamin et l’architecture borgienne. Les salles de la BnF François Mitterand sont physiquement réparties par lettres. Chaque lettre correspond à un domaine, ainsi, au rez-de-jardin on trouve par exemple les lettres K pour la philosophie ; V pour la littérature française, P pour le cinéma ou W pour la littérature et les arts. De plus, à une lettre pour chaque salle s’ajoute un numéro d’identification pour chaque place, attribuant au lecteur une position précise, par exemple : W.19.

W.19 est un des lieux les plus fréquentés par l’artiste d’origine libanaise Sirine Fattouh. Alors qu’elle écrivait une thèse en arts plastiques, Fattouh décida de prendre une photographie par jour, créant ainsi un rituel artistique quotidien, autrement dit, un genre de journal affectif équivalent à une tentative pour retrouver le regard d’un amour perdu. Comme si la bibliothèque recelait silencieusement l’espace des amours impossibles. Elle offre par ailleurs à Sirine Fattouh la possibilité de renouer avec sa production plastique. En prenant une photo par jour à partir du 27/08/2013, l’artiste fabrique une sorte de journal qu’elle poursuivra jusqu’au jour de sa soutenance de thèse, où elle prendra la dernière photographie de Every day is another day.

L’une des images de la série montre un rideau de fumée entre les deux tours de la Bibliothèque. Il s’agit d’une photo prise à dix heures du matin le 03/12/2013. Les deux tours de la BnF sont à contre-jour et le soleil, sous l’effet de la fumée entre les tours, apparaît comme une source de lumière diffuse. Sur cette photographie, la fumée se fait ombre et filtre, et les grains de l’image participent de la composition même de la photo comme une couche de poussière entre les deux blocs, une fine pellicule recouvrant l’image, prise avec un Pentax ME Super, un appareil qui date de la fin des années soixante-dix.

“Every day is another day” © Sirine Fattouh

Sirine rend manifeste une frontière au sein de la BnF, en tant qu’artiste-chercheuse, ou plutôt en chercheuse-artiste qu’elle est. Elle quitte des yeux la page et les images imprimées pour observer quelques lecteurs présents. Ainsi, en voyant une autre photographie, on s’interroge : qui est donc cette lectrice de la salle W ? Sur quoi portent ses recherches ? L’artiste nous indique le jour, 31/08/2013 et l’heure, à 18h19. La chercheuse en question, qui a soutenu une thèse sur Derrida à l’ENS, s’appelle Elise, c’est une amie de l’artiste. Sur cette même image, au fond, on repère un lecteur, tel une figure appartenant à la communauté discrète et passagère de la salle W, qui se réunit entre 9h00 et 20h00. En regard de cette amitié, ou des amitiés de bibliothèque, est posé le geste de l’enregistrement du temps personnel et du temps partagé. Ainsi, la photographie d’Elise par Sirine nous renvoie au geste d’amitié de Gisèle Freund à propos d’un des fidèles de la salle de lecture de la BnF Richelieu, Benjamin en personne.

Chacune des images de Sirine Fattouh évoque l’acte de manipuler les fonds de la bibliothèque, comme si le fait de les photographier emmenait chaque image vers l’exercice fictionnel dans le temps du récit. Ce geste active et réagence les usages personnels de ce corps collectif qui se propage à travers livres, articles, mémoires, thèses, scénarios, essais, poèmes, traductions, avant de revenir à la série de photos silencieuse de Sirine Fattouh. Le titre de son projet nous dit que chaque jour répète et renouvelle le cycle d’une recherche bibliographique.

À un autre moment, au sortir de la bibliothèque, Sirine photographie une lectrice quittant le rez-de-jardin, le 08/11/2013 à 19h47. Celle-ci remonte les escaliers mécaniques, avec, probablement, la tâche d’un travail infini. La bibliothèque, espace fictionnel par excellence, ferme tous les jours à 20h. Peu avant, à 19h15, une voix aimable fait à nouveau sa requête aux lecteurs désireux de réserver leurs livres pour le lendemain, puis l’annonce se répète, à 19h30 et à 19h45, que les lecteurs fassent leurs demandes, car la bibliothèque va fermer ses portes. La fin de la journée interrompt les inventions et méditations, sonne la fin d’un cycle quotidien, auquel succèdera le jour d’après, qui se répète sans être tout à fait le même. Cette interruption ou cet intervalle rétablit un rythme ordinaire, comme si la bibliothèque avait elle aussi besoin de cette solitude et d’un silence vidé de ses corps pour se prolonger en tant que lieu fictionnel.

“Every day is another day” © Sirine Fattouh



E.J.
Traduction du portugais : Maïra Muchnik

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