Talbot et nous

Photographie de Muriel Pic, extraite du livre Les désordres de la bibliothèque, publié aux éditions Filigranes

Photographie de Muriel Pic, extraite du livre Les désordres de la bibliothèque, publié aux éditions Filigranes

The term “Photography” is now so well known, that an explanation of it is perhaps superfluous; yet, as some persons may still be unacquainted with the art, even by name, its discovery being still of very recent date, a few words may be looked for of general explanation.
W. Fox Talbot, The Pencil of Nature, 1844.

Ouvrons ainsi les livres fermés de l’image, sortons du rayon des ouvrages où il est question d’histoire, de biographies, de romans noirs et d’incunables.
Muriel Pic, Les désordres de la bibliothèque, 2006.


1. Images racontées

Les images produisent et contiennent des liens invisibles dont certains sont plus évidents que d’autres. Pour être activés, ces liens nécessitent un geste physique qui ressemble à celui que nous engageons dans l’acte de la lecture. En regardant ces images, nous nous approprions leurs liens et pouvons alors restituer un récit. Ils s’apparentent à de petites histoires contenues dans les images. Pour les comprendre et restituer un récit, nous devons plonger dans un état de méditation et ainsi, nous parvenons également à sentir leur matière, leur surface. Présentes sous différentes formes et techniques, nous tirons les images de leur long sommeil.

La photographie représente l’une de ces formes. Produisant des croisements et des histoires, elle est une réinvention perpétuelle de ces liens invisibles. À travers ces connexions et le récit, une image peut en saisir une autre, la réinventer et créer ainsi une nouvelle relation ou histoire. L’invention de la photographie a développé ce lien invisible présent au fond des images.

Les mots ont tendance à révéler notre nudité face aux images et dévoilent la difficulté de construire un récit. Toutefois, certains agents extérieurs comme les caractéristiques de la lumière, les conditions physiques et les apparats techniques, nous permettent finalement de nous armer de mots pour lire les images.

William Henry Fox Talbot. Planche I. Part of Queen’s College, Oxford.
in. The Pencil of Nature (1844-46)

En général, la photographie utilise le terme « légende » pour un mot ou une phrase au-dessous de l’image. « Légende » vient du latin « legere », c’est-à-dire, lire. En ce sens, le texte reste une forme d’explication de l’image. William Henri Fox Talbot éprouvait la limite de l’image et donc la nécessité de cette explication lorsqu’il évoquait les gens pour lesquels les images photographiques n’étaient pas familières. Leur apparence était visiblement trop abstraite, notamment du fait de l’action extrême de la « Lumière » sur le papier photosensible. C’est ainsi qu’il décide d’adjoindre de petites histoires à chacune des ses images. Par cette intervention, Talbot démontre que la photographie contient en elle-même un récit, idée qu’il développe dans la planche I, intitulée Part of Queen’s College, Oxford. Lorsqu’il y décrit le bâtiment, le photographe parle des marques produites par le temps, comme autant d’injures visibles à sa surface. Dans son récit, Talbot décrit l’édifice ainsi que sa situation géographique dans la rue, en le situant par rapport aux bâtiments avoisinants.

2. Petite aventure dans la marge des images

C’est dans la façon de décrire une image que l’on peut accéder à sa source et lui faire prendre certains détours, en d’autres mots connaître sa situation d’origine puis faire jouer son rapport aux autres images. Lorsque Talbot décrit la Planche II de The Pencil of Nature, prise sur un boulevard parisien, il évoque le lien entre le cadrage et l’œil, rendant ainsi visibles les marges de la photographie (the margin of the picture).

William Henry Fox Talbot. Planche II. View of the Boulevards at Paris
in. The Pencil of Nature (1844-46)

L’œil touche à cette marge de l’image quand la photographie n’a pas été bien développée sur le papier1, ce phénomène peut se comparer avec la fixation des images sur le papier photosensible et sur la rétine.

Étant donné que Talbot était à la fois mathématicien, physicien et philologue, c’est sûrement en tant que philologue qu’il a été amené à photographier la petite bibliothèque de la planche VIII dans The Pencil of Nature.

Muriel Pic nous explique au sujet des photographies dans le texte de Talbot qu’« au lieu de les décrire, il raconte une fiction, voire une science-fiction. »2 Talbot utilise l’idée d’un autre œil, c’est-à-dire, celui de la chambre photographique comme d’un prolongement de l’œil humain qui fonctionne « là où l’œil humain ne pourrait rien voir de plus que la plus complète obscurité ». Selon cette approche, Talbot est un précurseur des textes et des objets côtoyés par la science-fiction.

William Henry Fox Talbot. Planche II. A Scene in a Library in. The Pencil of Nature (1844-46)

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Raconter une fiction ou une science-fiction nous mène au carrefour de la technique et de la magie auxqelles Walter Benjamin fait référence. À son tour, l’auteur développe de façon très sensible un discours sur la photographie elle-même. Dans la Petite histoire de la Photographie Benjamin reprend le discours du physicien Arago, de 1839, ardent défenseur de l’invention de Daguerre, technique allant dont les applications peuvent s’étendre du domaine de l’astrophysique à celui de la philologie. Avec le daguerréotype on peut photographier les étoiles ainsi que les hiéroglyphes égyptiens. L’ouvrage Talbotype applied to Hieroglyphics, qui comprend trois photographies de Talbot, propose de faire une lecture de pages déjà imprimées, mises en images sous la forme de fac-similés3. Dans cet exemple, la page devient image, l’image devient photographie, et peu à peu la photographie se place dans le monde mystérieux des bibliothèques, idée que nous allons explorer à travers les photomontages de Muriel Pic.

3. Les étagères en désordre.

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Des photographies dans des cadres de laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d’allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d’Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boites, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre-pipes, des modèles réduits d’automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-voto, des ressorts.4

Georges Perec

Photographie de Muriel Pic, extraite du livre Les désordres de la bibliothèque, publié aux éditions Filigranes

Les images se rencontrent, mais les livres aussi se rencontrent. En ce sens, nous revisitons l’image de la bibliothèque par Talbot, présente également dans les photomontages de Muriel Pic. Ces photomontages produisent une nouvelle configuration entre les livres et les objets.5 Ces derniers donnent un nouveau sens à la figure de la bibliothèque, que le poète Christian Prigent dénomme « exosquelette de la vie mentale ».

Dans « bonhomie anarchisante », Muriel Pic compose une série de photomontages de bibliothèques, comme autant de proliférations qui nous invitent à regarder différemment l’image silencieuse de la bibliothèque de Talbot. Cette nouvelle rencontre conçoit le montage comme un geste physique. S’inspirant de la liste de choses de Perec, les photomontages de Muriel Pic utilisent des coupures de journaux, des photographies, des reproductions, des cadres, des cartons, des mécanismes horlogers, une bibliothèque miniature, des dessins, des cartes-postales, des feuilles de calendrier, des cailloux, des objets miniatures (animaux, squelettes de dinosaures, fontaines), ainsi que des caractères typographiques métalliques, des vases en porcelaine, des feuilles, etc.

La série de bibliothèques de Muriel Pic lui emprunte cette idée du montage physique des images. Ces photomontages réalisés avec des ciseaux et de la colle, renvoient aussi à la planche III de Talbot, image d’une bibliothèque où se trouvent notamment des miniatures exotiques venues de Chine. Au lieu de ranger sa collection de livres et de petits objets, Muriel Pic les installe dans un désordre réfléchi. Elle produit ce que Mallarmé appelle une limite du désastre dans laquelle « il n’est d’explosion qu’un livre ». Dans la bibliothèque de Talbot et dans les photomontages de Muriel Pic, cette explosion devient image. Chez Talbot, l’explosion est vue dans la métaphore du négatif, chez Mallarmé, dans la métaphore de la page blanche.

Une autre facette du désastre apparaît dans le poème « Brise Marine ». Mallarmé déclare : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres ». Ce poème est le symbole d’un combat entre l’encre imprimée et le vide du papier défendu par sa blancheur. Ce désastre se produit aussi dans la petite bibliothèque de Talbot. Dans le texte de la planche VIII, il parle de l’impression du désastre sur papier, et dit : « Hélas ! Cette spéculation est sans doute trop sophistiquée pour être employée avec bonheur dans la construction d’une intrigue ou d’un roman moderne ; mais supposez que les secrets de la chambre obscure puissent être révélés par ce curieux témoignage de l’impression sur le papier, quel surprenant dénouement ! »6 L’invention de ce désastre conduit Mallarmé et Talbot à l’expression d’un profond regret : « hélas ! ». Dans ce soupir, entourés de livres, nous poursuivrons notre mission de faire parler les images.

E.J.

1. Comme le montre François Brunet dans La naissance de l’idée de photographie, le calotype (ou talbotype), est le « véritable ancêtre technologique de la photographie moderne. Celui-ci repose sur l’amélioration (par rapport au dessin photogénique de 1839) du support papier, et sur la systématisation de l’opposition entre le négatif et le positif. Ce dispositif aborde les notions d’image latente et du développement, ainsi que de l’usage d’un sensibilisant (révélateur, du gallo-nitrate d’argent) et d’un fixateur (bromure de potassium et hyposulfite). D’autres exemples sont : le « livre photographique », illustré d’épreuves photographiques montées dans la reliure, qu’on étudiera plus loin; les photogrammes (épreuves par contact direct d’un objet plat et translucide sur un papier photosensible); la microphotographie; plusieurs versions d’un procédé de reproduction photomécanique (photoglyptie), etc. » BRUNET, François. La naissance de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2012, p. 123-124.
2.PIC, Muriel. Les désordres de la Bibliothèque, Paris : Filigranes Éditions, 2010. p. 51. (www.filigranes.com)
3.Ibid., p. 67.
4. PEREC, Georges. Penser/Classer. Paris : Éditions du Seuil, 2003, p. 37.
5 Au sujet de ces objets, Georges Perec parle d’un assemblage des « choses qui ne sont pas des livres et que l’on rencontre souvent dans les bibliothèques ».
6.PIC, Muriel. Les désordres de la Bibliothèque, Paris : Filigrannes Éditions, 2010. p. 48.

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