Image d’enfance (1/2)

Rosângela Rennó. Ataque a dama, série “Alice”, 1987 ©Rosângela Rennó

I

Alice, on l’appelle Alice. Toutefois elle n’habite plus ici. Elle est partie. Une histoire dont le sujet serait le déplacement ou le voyage, pourrait commencer par l’annonce de cette disparition. Il en résulte une image, produite par la brièveté même du récit, peut-être de la bouche d’un voisin inconnu annonçant la disparition de la jeune fille, Alice. Quelle image apparaît quand un étranger nous annonce le départ d’une personne avec laquelle nous partagions une multitude de sensations, comme autant de strates qu’une photographie serait capable de distinguer ? Cette question, on la retrouve chez Proust dans Albertine disparue, quand Marcel désespéré montre la photographie d’Albertine à son ami Robert qui lui demande : « C’est ça, la jeune fille que tu aimes ?1 À l’instar de Robert, ce serait là aussi avec l’annonce du départ d’une jeune fille que cet état inquiétant pourrait devenir nôtre : où est-elle ? Nous l’imaginons d’abord, encore enfant, en quête d’un monde qui n’existe pas.

En demeurant enfant, Alice joue avec d’autres enfances, identifiables désormais sous la forme d’archives ou lorsqu’elle se réapproprie les objets qui étaient sources de plaisir, comme un ancien joujou par exemple. À coup sûr, la disparition induite par la phrase-récit de l’inconnu, « Alice n’habite plus ici », nous maintient aux aguets devant ce mystère. Nous pouvions avouer avec Man Ray que nous aimions tous le mystère, mais comme lui, une fois qu’il est élucidé, « nous allions vers un autre mystère.2 Ainsi, c’est seulement après le départ d’Alice que nous trouvons l’espace d’un entre-deux où nous situer : entre la fiction et la critique. Dans cette perspective d’une fiction critique, entendue ici au sens d’une « critique acéphale »3, comme l’a bien nommée Raúl Antelo, la disparition d’Alice nous borne aux limites de l’image et à la constitution d’un corps.

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Rosângela Rennó, Alice não mora mais [“Alice n’habite plus ici”], série “Alice”, 1987 ©Rosângela Rennó

Disparue sans un mot, Alice nous a néanmoins laissé un corps. Un corps fictionnel qui se promène dans l’espace d’une absence. Nous le parcourons à l’aveuglette car il nous oblige à tâtonner, jusqu’au moment où notre recherche trouvera peut-être une ou plusieurs Alices, dissimulée(s) sous forme d’images. Quand Alice s’est enfuie, elle est devenue multiple. Désormais, nous suivons ces Alices, en quête de la moindre de leurs traces. Parfois nous trouvons quelques récits, ou quelques images qui nous rendent enfants à notre tour, surtout quand, de par ce départ, elles nous disent : « Il était une fois ». Cette manière de raconter les histoires, nous l’avons découverte quand nous nous sommes élancés à la poursuite de la jeune fille disparue. Mais nous fûmes stoppés net, surpris par quelqu’un qui nous apprit qu’Alice n’habitait plus ici. C’est à ce moment précis que nous avons rencontré l’Alice de Rosângela Rennó, une série de huit photographies datant de 1987-1988.



II

Cette série de Rosângela Rennó nous séduit, car ses images ont un rapport joyeux et mélancolique avec ce que l’on appelle l’archive. Il s’agit ici du regard d’un enfant qui, suivant son désir, remplace un jouet par un autre. Dans l’image Alice não mora mais aqui (Alice n’habite plus ici), la dernière de la série, nous sommes sur le seuil d’une pièce qui semble avoir été abandonnée. Nous pouvons y voir un meuble en haut duquel apparaissent littéralement deux trous. Alice joue et jouera encore avec les signes de son absence. Rosângela le sait, et c’est avec cette disparition que l’artiste coupe l’image. À l’aide d’une paire de ciseaux, elle découpe deux rectangles dans le négatif, puis elle écrit : « Alice não mora mais aqui » (« Alice n’habite plus ici »). Plus qu’une simple légende dont la fonction serait de nous guider dans l’image, Rosângela jette le trouble par cette phrase qui indique une autre absence dans cette même image.

Dans sa quête de la petite Alice, Rosângela sait probablement qu’elle peut passer des années dans l’incertitude de la trouver. Sur son chemin apparemment innocent, elle croisera les archives, les bibliothèques et cartothèques, des listes de prisonniers et les plus exotiques parfums.4 Parmi ses découvertes, sa recherche deviendra à la fois politique et contestataire, car la disparition peut être un dispositif du pouvoir. D’ailleurs, Alice ne peut pas avoir disparu contre sa volonté. En tant qu’artiste, Rosângela suit la piste de cette petite fille. Une fois devenue image, Alice devient un dispositif pour alternativement entrer et sortir de l’enfance.

Rosângela Rennó, Alice e o Gato de Cheshire [Alice et le chat de Cheshire], 1987, “Série Alice” ©Rosângela Rennó

Dans une autre image de la série Alice e o Gato de Cheshire (Alice et le chat de Cheshire), Rosângela nous conduit à travers le musée. Cette photographie prise au musée des Beaux-Arts de Rio de Janeiro met en lumière certains travaux que l’artiste développera ultérieurement, comme Cicatriz (Cicatrice), en 1996, Bibliotheca, en 1992-2002, ou Espelho Diário (Miroir Journal), en 2001, réunis sous le titre d’Arquivo Universal e outros arquivos (Archive Universelle et autres archives). Rosângela nous y présente un corps auquel le temps a conféré une étrangeté digne d’une sculpture d’assemblage ; sur le dos se trouve une petite main. À qui appartenait-elle ? À un angelot qui a également disparu. Cette disparition renferme un nouveau mystère, et l’image conserve toute sa charge fictionnelle car rien ne nous empêche d’imaginer, à la place de cet ange, un enfant en larmes en train d’être arraché de sa mère. Il s’accroche ainsi de toutes ses forces au corps dans lequel sont stratifiées toutes ses sensations. Il serait capable de laisser sa propre main dans ce corps, geste d’attachement absolu et ultime, pouvant être interprété comme la volonté d’être ensemble. Mais l’enfant que nous cherchons est un ange, peut-être déchu. Il a laissé ses empreintes sur un corps qui les exhibe, tel un prisonnier avec ses tatouages. Sans parler d’une rédemption, cet ange qui a quitté la sculpture annonce un projet esthétique et politique au beau milieu des archives du Musée Paulista à São Paulo, Brésil.

Ainsi, même si cette juxtaposition d’éléments anatomiques hétérogènes est comparable à une sculpture d’assemblage, on peut tout aussi bien la rattacher à une économie de l’affection. De la même manière, Rosângela Rennó choisit dans cette série des objets qui lui sont chers. Pour autant, elle détourne l’économie historique de l’objet, qu’il s’agisse des objets choisis par Marcel Duchamp, élus par Man Ray (Objets de mon affection) ou encore des poupées recomposées par Hans Bellmer. Cette image d’une sculpture moulée en plâtre vue de dos expose les cicatrices d’un corps après le passage d’un ange. L’érotisation jusque dans la destruction. Par ailleurs, si le corps de cette image était en prière, il l’est par le geste; de cette manière, la prière qui lui ressemble le plus vient aussi de la photographie, à savoir l’image connue de Man Ray intitulée La prière, de 1930. Mais Rosângela Rennó procède à une inversion des états : chez Man Ray, la chair prend l’allure du marbre, en attirant l’attention sur les volumes du corps, pour exprimer ce que la figure avait d’érotique. À l’inverse, dans la prière d’ Alice et le chat de Cheshire, le plâtre devient chair avec ses blessures, ses cicatrices, ses brûlures et les résidus de l’ange dorénavant absent. On pourrait considérer que cette figure à la limite du vivant est une véritable forme votive5 au sens des apparitions et disparitions ; et ce qui reste dans cette image est aussi ce qui résiste.

Cette image de Rosângela Rennó nous permet de réaliser qu’il y a différentes manières de dire qu’ « Alice n’habite plus ici ». Lorsque nous observons cette série, le sens de la phrase change radicalement car une part de l’expérience de l’artiste rejoint la nôtre. Cela se manifeste par l’écriture de phrases-récits situées sous l’image et par l’intervention qui consiste à couper le négatif avec des ciseaux. Cette expérience de l’image qui nous touche nous aussi, c’est en vérité l’expérience avec l’objet. Rosângela Rennó la poursuit en sachant que la photographie elle-même est un lieu de travail ; ainsi, le regard de l’artiste est un regard sur le regard d’autrui. Une autre image de la série, Ataque a Dama (Attaquer la Dame), est remarquable au sens où elle joue à l’intérieur de la photographie elle-même.

[…]

E.J.


1. « Bref Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de sensations, ne saisissait qu’un résidu qu’elle m’empêchait au contraire d’apercevoir.” Marcel PROUST. “Albertine disparue”, in La recherche Recherche du temps perdu. Paris : Galliamard (Quarto), 1999, p. 1933.
2. Man RAY. Objets de mon affection. Paris, P Sers, 1983.
3. Raúl ANTELO. Crítica acéfala. Buenos Aires : Ediciones Grumo, 2008, p. 9.
4. En janvier 2014, Rosângela Rennó a présenté l’installation-performance Per Fumum à la Fondation Cartier dans le cadre des Soirées Nomades. Cette pièce mettait en œuvre ce qu’il y a de plus immémorial chez nous, l’odorat, à partir de résines d’arbres choisies par l’artiste.
5. « Les formes votives sont capables à la fois de disparaître pendant des temps très longs et de réapparaître quand on les attend le moins. Elles sont capables, tout aussi bien, de résister à toute évolution perceptible. », écrit Georges Didi-Huberman dans Ex-voto : image, organe, temps. Paris, Bayard, 2006, p. 8

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