ENFANCE D’IMAGE (2/2)

Sergio Larraín, CHILE. Valparaíso. Bar « Los siete Espejos ». 1963 © Sergio Larraín /
Magnum Photos

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      Avant, quand je regardais des photographies, je ne savais pas trop quoi dire. Elles étaient belles ou pas, c’est tout, me dit-elle. Aujourd’hui, tout est un petit peu plus extraordinaire. Comment ont-ils fait ça ? Tout est dans le cadrage et la technique. Il faut savoir cadrer, je ne savais pas ce que c’était. Il faut savoir regarder à la même hauteur que l’appareil photo. Il faut savoir regarder. Avant. Après.

      Maintenant, les images photographiques que je préfère sont celles où, quand tu les regardes, il te semble assister à un bout d’une histoire que la photographie est en train de te raconter. C’est un moment d’une histoire. Ou d’un film.

      Je me souviens très bien d’une image de ce type. Une photographie de Sergio Larraín. C’était dans un bar où il n’y avait que des miroirs. Le bar aux sept miroirs. Ça ressemblait à un film. Un moment dans un film. C’était dans un bar, comme dans beaucoup de films. Il y avait des miroirs, comme d’habitude, et des personnes. On ne voyait les personnes qu’à travers les miroirs. Ils mangeaient, ils discutaient. Il y avait une dame dans le bar. Sa posture m’avait beaucoup plu.

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      Il faut lire et regarder la toute première monographie de Sergio Larraín, aux éditions Xavier Barral, présentée par Agnès Sire et Gonzalo Leiva Quijada, à l’occasion de l’exposition que la Fondation Cartier-Bresson lui a consacré. Sergio Larraín : le nec plus ultra de la photographie chilienne ; le personnage le plus connu et, en même temps, le plus étrange. Un photographe appartenant à l’aristocratie locale, mais dont l’autoportrait semble être celui d’un orphelin, comme ceux des enfants de rue qu’il avait photographiés dans les années 1950.

      Il commence par photographier ceux qu’il n’avait jamais vus auparavant ; ceux que probablement nous ne regardons pas : les enfants de rue, les enfants pauvres et abandonnés qui vivaient sur les bords du fleuve Mapocho, sous les ponts du fleuve qui traverse la ville de Santiago. En 1960, Cartier-Bresson le rencontre et l’invite à rejoindre l’agence Magnum. Il est le premier latino-américain à en faire partie. Il côtoie les photographes les plus connus du monde. En 1963 paraît son premier livre, El Rectángulo en la mano, grâce au poète brésilien Thiago de Melo. C’est un livre de référence, en ce qui concerne la photographie latino-américaine. « Je peux donner forme à ce monde de fantasmes quand je sens que certains résonnent en moi », écrit-il dans ce livre.

      Ses photographies sont publiées dans de nombreuses revues et magazines de l’époque. Et, à un moment donné, après le coup d’État au Chili, et suite à une fouille de sa maison par effraction, il décide de fuir et de s’isoler pour toujours dans l’un des villages les plus isolés de la géographie andine. Un endroit très difficile d’accès. Larraín, un ermite. Il pratique le yoga. Il médite. Il écrit et dessine. Plus de photographies.

      Ses images dénotent une modernité du regard, par lequel il reconstruit l’abandon et la douleur de ces enfants, recréant pour ainsi dire son propre abandon personnel. Les enfants seront un sujet majeur de son travail, un véritable leitmotiv.

      Il regarde d’abord avec le viseur, mais rapidement il commence à regarder avec le corps. Il trouve une ville merveilleuse, labyrinthique : Valparaíso, un espace presque utopique, une grande conscience labyrinthique. Un univers de collines, de rues sinueuses, un lieu de croisement où l’on rencontre des histoires de toutes sortes. C’est le corps qui va photographier tout cela. Il regarde tout et découvre le bordel, la maison-close, le lieu des séductions : Les Sept Miroirs. Peu d’éléments, peu de lumière, un Leica. Un univers de solitudes, de joies éphémères, mais aussi de silence, où résonne parfois une musique particulière, à peine audible, en deçà de chaque image. Matière de rêves, matière de fantasmes. Matière poétiquement marquée et marquante.

Sergio Larraín, CHILE. Valparaíso. Bar « Los siete Espejos ». 1963 © Sergio Larraín / Magnum Photos


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      C’est l’image dont me parle ma fille. C’est l’une des images que le poète chilien Leonardo Sanhueza a lui aussi choisi de commenter : La Fiest Eterna

      « La vie est absente, mais pas son reflet. C’est ainsi que Larraín nous amène à un point de non-retour, puisque les miroirs sont une part de la vraie vie, qui s’est absentée et qui se trouve prise dans sa propre représentation. Les miroirs ne sont pas seulement la réalité, ils veulent aussi l’attraper et la multiplier jusqu’au vertige. Ils veulent la rendre folle (…). Le photographe devance la mémoire, en construisant un souvenir à l’avance ».

      Tout ce que cette photographie a de documentaire, de force de témoignage, est remué par cet air de fiction propre aux souvenirs et aux rêves. Une image vivante, comme toutes les images, faite de temps et de mémoire. Une image dont la survivance s’assume sous une forme spectrale.

      Tout cela me fait penser à l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, pour qui le miroir est l’espace le plus profond qui puisse exister. Le seul objet inventé qui soit naturel : un infime morceau équivaut au miroir dans son entier. Quelque chose de magique. Celui qui a un fragment brisé de miroir, écrit-elle, pourrait aller méditer dans le désert.

            Mais, parle-t-elle du miroir
                  ou de l’image ?

            (Ou encore des deux ?
            Image que nous croyons être

            – quelque chose qui, soudain, fait obstacle

            elle et nous.)



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      Vivre l’émerveillement de la photographie nous implique avec elle, depuis l’enfance. Être dans un état d’émerveillement, c’est questionner, sentir peut-être des questions que l’on n’a pas encore pu formuler : ne pas savoir exactement quelle est la question à poser, mais savoir qu’on ne comprend pas.

      Il nous arrive souvent de ne pas pouvoir vraiment dire pourquoi nous sommes si profondément impliqués, si profondément attachés à la photographie, à ses images. On ne peut pas toujours répondre à la question de ce qu’est la photographie. Elle-même provoque constamment des questions, mais encore faut-il savoir les écouter. Or nous avons beaucoup perdu de cette conscience de la photographie en tant qu’objet d’émerveillement : sa capacité à surprendre, sa capacité à procurer du plaisir, ou à nous attirer avec passion dans l’exploration et l’utilisation de ce je-ne-sais-quoi.

      L’image photographique est un catalyseur privilégié. Catalyseur : quelque chose qui, chimiquement, accélère, induit ou encourage une réaction. La photographie est un élément qui ne peut laisser indifférent et nous engage au dialogue.

      Une photographie aux contours jaunis.
      Des heures de promenade.
            Beaucoup de choses à y trouver.
      Une carte de la poésie. Soi-même.
      Les miroirs brisés du feuillage.
                  Des vrilles de conclusion.

P.A.

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