Je me souviens d’avoir écouté les textes de Marcelline Delbecq (n. 1977) il y a quelques années, quand nous suivions ensemble une formation à l’université. Sa voix surtout m’a beaucoup marquée. Quand je lis ce qu’elle écrit aujourd’hui, je m’aperçois que ses références, ses méthodes de travail étaient présentes alors – déjà identifiées, au travail. Voici ce qu’elle se prépare à publier – entre autres : When a woman gets lonely (CDN d’Orléans, 2015-2016), Oublier, voir (éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain et Manuella éditions, septembre 2015), Combien d’années-lumière (Crédac, Ivry sur Seine, septembre-décembre 2015).
I remember listening to texts by Marcelline Delbecq (b. 1977) a few years ago, when the two of us were at university together. It was her voice, above all, that made an impression. When I read what she is writing now I realise that her references and her working methods were already present then, already identified, in her work. She is about to publish (among other projects), When a woman gets lonely (CDN, Orléans, 2015-2016), Oublier, voir (Éditions Fondation Cartier pour l’Art Contemporain and Manuella Éditions, September 2015), Combien d’années-lumière (Crédac, Ivry-sur-Seine, September-December 2015). Clara Schulmann
1. Dans son autobiographie, Kim Gordon reproduit un texte écrit par elle dans les années 1980 sur une tournée de Sonic Youth et sa place dans le groupe: « I like being in a weak position and making it strong », dit-elle. Comment parleriez-vous de votre position d’auteur et de cinéaste ?
MD Cette phrase de Kim Gordon est parfaite. Je ne suis pas cinéaste (ne désespère pas de le devenir), seulement auteure et artiste. Kim Gordon a d’ailleurs été une figure tutélaire de mon adolescence et a enregistré le texte que j’avais écrit pour elle, intitulé Rapture, pièce sonore où sa voix hypnotisante a une présence si forte. Je l’avais contactée quand je vivais à New York en 2007 et elle a dit oui tout de suite, sans rien connaitre de mon travail, uniquement pour soutenir une jeune artiste inconnue. Donc elle a activé cette phrase, c’est certain, m’a donné cette force née d’une faiblesse de départ. D’ailleurs quel que soit le degré de faiblesse de la position de départ, ce que nous construisons à travers l’image, le texte et la voix acquièrent leur propre force.
2. En général, on écrit seule et on fait un film à plusieurs. Est-ce que cette différence est importante ?
MD Je suis assez mal placée pour répondre car je n’ai pas encore réalisé de film. Mais dans les projets de spectacle vivant, pour lesquels j’écris parfois des textes diffusés sur scène, le groupe est totalement indispensable à la réalisation de l’objet final. Ce partage, cette mise en perspective de ce qu’on a pu élaborer en amont avant de le confronter aux pratiques et regards des autres est une expérience forte. Elle oblige à négocier parfois, à affirmer, à remettre en question, à croire en un objet commun, plus seulement à créer en autarcie avant de se confronter au public. C’est ce qui m’a éloignée du milieu de l’art, où la croyance en l’égo prédomine alors qu’on peut tellement travailler à plusieurs.
3. Dans un entretien, la poète Lisa Robertson dit : « … as a very young reader, in the 80s, I constantly felt affronted that I could not find a point of recognition in the extreme masculinist philosophy and literature I was reading. To discover feminist thinking and writing was a recognition that gave me the will to write. That was a very relevant kind of pleasure. » Comment pour vous s’est opérée cette découverte?
MD Dans mon cas c’est la découverte de la photographie qui m’a conduite à l’écriture. Et c’est une photographe qui a produit ce déclic, Diane Arbus. Le Musée d’Orsay m’a d’ailleurs commandé un projet qui aura lieu en janvier 2016, autour d’une exposition historique de femmes photographes. Cela sera l’occasion d’interroger et mettre en perspective la part de féminin dans mon propre regard.
Longtemps je n’ai pas prêté attention au sexe de l’écrivain que je lisais. Le plaisir de la lecture n’a pas de genre. Mais c’est en vieillissant que je remarque à quel point le déséquilibre persiste chez certains éditeurs, dans les vitrines des librairies, dans les revues spécialisées, dans ce qui est enseigné à l’école. En France, et c’est aussi lié au genre des mots, au fait que le masculin l’emporte toujours au pluriel par exemple, on est encore sous la coupe du masculin mais nous sommes beaucoup à nous demander pourquoi, et pas que des femmes.
4. Cette question concerne les liens entre votre activité artistique et la gymnastique. Quels types d’exercices faites-vous pour écrire ou pour faire un film ?
MD Je suis une piètre gymnaste ! Je ne m’entraine pas du tout, je fonce tête baissée dans chaque proposition. Mais chacun des textes écrits est un entraînement pour le suivant, même si je n’ai aucune idée de ce qu’il sera au moment où je l’écris. Chaque paragraphe est un rebond. Parfois arrière, parfois avant.
5. Quel est l’arbre généalogique qui raconterait vos sources, ressources, références dans les deux domaines ?
MD Tout a commencé par la découverte de Diane Arbus quand j’avais 12 ans. À travers sa monographie chez Aperture j’ai découvert l’Amérique, l’étrangeté humaine et la photographie. On peut dire qu’elle m’a marquée au fer blanc. Puis j’ai entendu Kim Gordon dans Sonic Youth via l’émission l’Inrockuptible de Bernard Lenoir. J’écoutais l’émission chaque soir et y ai découvert énormément de groupes et de personnalités marquantes du rock (P.J. Harvey, Chan Marshall, …) À cette époque je me suis également passionnée pour la Factory de Warhol et pour le Velvet Underground. La voix de Nico y était pour beaucoup. On peut dire que beaucoup de choses viennent de là, de ce milieu du rock et de cette Amérique étrange qui m’a conduite à l’image d’abord, puis à l’écriture. Et bientôt, je l’espère, au film.
Ensuite, la liste est longue : Susan Sontag, Marina Tsvetaïeva, Marguerite Duras, Virginia Woolf, Sylvia Plath, Chantal Akerman (j’ai vu Hotel Monterrey à 20 ans, une révélation), Barbara Loden pour citer les première qui me viennent à l’esprit pour l’avoir marqué de façon indélébile. Mais il serait injuste que cette liste ne soit que féminine, tant William Faulkner, W.G. Sebald, Chris Marker, Victor Erice, William Eggleston, pour ne citer qu’eux, ont également laissé une empreinte magique sur mon esprit. Et je viens de lire Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l’ouest par des chemins. À l’est par un cours d’eau de László Krasznahorkai, éblouissant.
6. Entre film et écriture, quelle place tient la lecture ?
MD En lisant, en écrivant. Gracq a bien résumé ce pouvoir de la lecture : elle offre un monde à penser, où se projeter, où se perdre, pour écrire.
7. Est-ce que la cigarette ou d’autres formes d’addiction accompagnent spécifiquement l’écriture ou votre rapport aux images en mouvement ?
MD Je grignote beaucoup car je ne fume pas et ne bois pas en travaillant. J’écris d’abord dans un carnet puis quand je passe à l’ordinateur, j’écris, je m’arrête pour boire du thé, j’écris, je grignote, j’écris, je m’arrête, je regrignote, j’écris, je bois du thé froid, j’écris, je vais courir. Je réfléchis également beaucoup dans les transport en commun, souvent les idées jaillissent d’on ne sait où le long de la ligne du RER ou pendant un voyage en train.
8. L’écriture comme le cinéma convoque ou ranime les fantômes. Qui ou qu’est-ce qui vous hante ?
MD La question des fantômes est très présente dans mon travail d’écriture, tout simplement car il puise sa source dans le photographique et qu’une photographie est un repère de fantômes. Je ne sais pas bien ce qui me hante, ou je ne cherche pas à le savoir pour ne pas le saisir. L’apparition et la disparition sont des moteurs d’écriture, c’est certain.
English version
1. In her autobiography, Kim Gordon reproduces a text that she wrote in the 1980s about a Sonic Youth tour and her place in the band. “I like being in a weak position and making it strong,” she said. How would you describe your position as an author and as a filmmaker or as an artist making films?
MD Those words of Kim Gordon’s are just right. I’m not a filmmaker (though I haven’t given up hope of becoming one), just an author and artist. Kim Gordon was actually a really important figure for me as a teenager and recorded the text I wrote for her: Rapture, a sound piece in which her hypnotic voice has such a powerful presence. I contacted her when I was living in New York in 2007 and she said yes right away, without knowing anything about my work, simply to support an obscure artist. So she activated this sentence, for sure, and that gave me this strength born of an initial weakness. In fact, whatever the degree of weakness of the starting position, what we construct through the text, images and voice acquires its own strength.
2. In general, writing is a solitary experience and making films is a collective experience. Is this difference important to you?
MD I’m not very well qualified to answer because I haven’t made a film yet. But in my projects for live shows, for which I sometimes write texts that are performed on stage, the group is key to the creation of the final object. This sharing, this perspective on whatever you made earlier, before exposing it to the practices and gazes of others, is a powerful experience. It sometimes forces you to negotiate, to call into question, to believe in a shared object – you don’t just create in an autarkic way and then put it before the public. That’s what distanced me from the art world, where people tend to believe in the ego, when there are so many possibilities to be had working collectively.
3. In an interview, the poet Lisa Robertson writes: “…as a very young reader, in the 80s, I constantly felt affronted that I could not find a point of recognition in the extreme masculinist philosophy and literature I was reading. To discover feminist thinking and writing was a recognition that gave me the will to write. That was a very relevant kind of pleasure.” Do you share her position? How did you discover feminist thinking and what difference did it make to you?
MD For me, it was the discovery of photography that led me to writing. And it was a woman photographer who made things click: Diane Arbus. Actually, the Musée d’Orsay has commissioned a project from me for January 2016, in relation to a historical exhibition of women photographers. It will be an opportunity to question and put into perspective the feminine dimension of my own gaze.
For a long time I paid no attention to the gender of the writer I was reading. The pleasure of reading has no sex. But as I get older I am becoming aware of the continuing imbalance at certain publishers, in bookshop windows, in specialist magazines, in what is taught in schools. In France – and this is also linked to the fact that the masculine always dominates when there is a plural – we are still dominated by the masculine, and a lot of us are wondering why, and not just women.
4. This question concerns the link between your artistic activity and gymnastics. What kind of exercises do you need to do in order to write or to make a film?
MDI’m a very poor gymnast! I don’t train at all, I just throw myself into each proposition. But every text I write is a training for the next one, even if I have no idea what it will be at the moment when I’m writing it. Each paragraph is a reaction. A movement that sometimes goes back, sometimes forward.
5. Can you describe the family tree showing your sources, resources and references in both fields?
MD It all started with seeing Diane Arbus when I was 12 years old. Looking at her Aperture monograph I discovered America, human strangeness and photography. You could say this was seared into my consciousness. Then I heard Kim Gordon in Sonic Youth on Bernard Lenoir’s Inrockuptible show. I listened to the broadcast every night and I discovered loads of important rock musicians (P. J. Harvey, Chan Marshall, etc.). In those days I was also fascinated by Warhol’s Factory and the Velvet Underground. Nico’s voice played a large part in that. You could say that a lot of things come from that, from the rock world and from that strange America that led me first to the image and then to writing. And soon, I hope, to film.
After that, there’s a long list: Susan Sontag, Marina Tsvetaeva, Marguerite Duras, Virginia Woolf, Sylvia Plath, Chantal Akerman (I saw Hotel Monterrey when I was 20: it was a revelation), and Barbara Loden, to mention only the first ones to come to mind because they had such a lasting impact on it. But it would be unjust if the list were only female, because people like William Faulkner, W. G. Sebald, Chris Marker, Victor Erice, and William Eggleston, to name but a few, also left their magical mark on my mind. And I have just read From the North by Hill, From the South by Lake, From the West by Roads, From the East by River by László Krasznahorkai. It’s stunning.
6. Between film and writing, where does reading come in?
MD “As I read, as I write”: Gracq nicely summed up the power of reading. It offers a world of thought, of projections, where you can lose yourself, and write.
7. Are cigarettes or other kinds of addiction part of your creative process with writing or moving images?
MD I nibble a lot because I don’t smoke or drink when I’m working. I start by writing in a notebook, then I move to the computer. I write, I stop to drink tea, I write, I nibble, I write, I stop, I nibble again, I write, I drink cold tea, I write, I go running. I also do a lot of thinking on public transport, and often ideas spark I don’t know where on the RER or on a train journey.
8. Writing, like cinema, summons or awakens ghosts. Who or what haunts you?
MD The question of ghosts is very present in my writing work, simply because it is rooted in photography, and because a photograph is full of ghosts. I don’t really know what haunts me, or don’t try to find out because I don’t want to pin it down. Appearance and disappearance drive my writing, for sure.