On arpente une ville, dans un rêve quelconque. Ville parcourue et pourtant inconnue. Ville faite de plusieurs villes, de lieux précis et flous. Ville où l’on cherche quelque chose. Car quelque chose nous attend. Pour nous dire quoi ? Pour nous dire. Pour nous. La matière dont ce rêve est fait, c’est la matière des images. Contours de lumière, souvenirs de formes. Comme cette image qui me regarde, comme cette chose que je cherchais, sans le savoir. Du linge en train de sécher au soleil, par exemple. Comme une image qui nous habite depuis toujours. Il y a l’humilité des choses, le jeu de projection des formes sur les draps. Le drap sur lequel, tel un écran, sont projetées des ombres chinoises à géométrie variable. Le drap comme un indice de ce qui se trouve tout autour de ce que nous voyons. Le linge qui nous touche. Ce qui reste, presque effacé, d’une question posée il y a quelque temps. Un nom. Le nom de quelqu’un : l’auteur de cette photographie, celle qui n’est plus.
Réalité matérielle de plein droit : le cliché porte en lui l’usure du temps, on voit quelques marques, les petites déchirures sur les bords, un trou. Tout cela semble ajouter de la mélancolie à ce qui, depuis toujours, est objet de mélancolie. La situation d’une image exige de la prendre dans ses déplacements, peut-être jusqu’au détail qui fera surgir d’improbables vis-à-vis. La dépouiller donc, c’est traverser la question qu’elle nous pose. L’assumer ou la provoquer. Aller jusqu’en dessous.
L’avènement de la photographie en Amérique latine introduit d’emblée des asymétries, des coupures, des ruptures, qui participent à l’établissement d’un nouveau régime du visuel. Le discours esthétique dans l’univers de la photographie contemporaine s’appuie autant sur ces asymétries épistémologiques (entre régime visuel, discours et imaginaire) que sur des notions comme celles d’auteur et d’œuvre. L’histoire est bien connue. Mais voici que nous nous trouvons face à ce qui reste de la production d’une photographe. Une seule image qui évoque aussi son archive : le négatif perdu, invisible. Une image qui renvoie à cette ligne de partage entre ce qui est « à conserver » et « à jeter ». Une image qui dépasse l’objet photographique —le référent mis en tension par la lumière, la matérialité, la composition formelle, la perspective, le cadre, entre autres—; une image mise en tension par ce qui est en-deçà du cliché, son histoire, le hors-champ que l’on devine plus ou moins aisément. Dans le cas présent, la visibilité du féminin au Chili résonne avec l’histoire et la situation de ce cliché. C’est-à-dire que la photographie est alors un outil moderne qui s’installe dans une société traditionnelle et que, parfois, la question de la situation des femmes photographes et de leur œuvre au Chili doit se poser en termes d’invisibilité : quelques antécédents, très peu de matériel photographique, ce qu’il nous reste.
Son nom : Daphne Sauré, photographe professionnelle, fille du photographe Georges Sauré. Elle se forme dans le studio-atelier de son père, en étant son assistante. En 1946, avec son mari, Javier Pérez Castelblanco, aussi photographe, ils achètent le fameux studio Fotografía Rays, dans la rue Huérfanos 688, à Santiago. Leur spécialité, c’était le portrait. En 1949, Daphne et Javier Pérez montrent leurs travaux dans l’exposition « Luz y Sombra » (Lumière et Ombre). En juillet 1961, elle participe à l’exposition collective « El Retrato en la Fotografía » (Le portrait dans la Photographie), à l’Instituto Chileno Norteamericano. Puis elle meurt de manière prématurée quelques années plus tard. Le reste de sa vie est à chercher en filigrane.
Le mot imago désignait l’effigie des absents, de nos morts. Les ancêtres. Les maillons de toute lignée. L’imago tisse et présente l’absence. Elle ne la représente pas, ne l’évoque point, et ne la symbolise guère (bien qu’il y ait un peu de tout cela à la fois). Elle tisse leur absence : les absents sont imagés. La place vide de l’absent, la place de l’image. Mieux : la place singulière de ce qui n’a pas de place ou la place d’un déplacement.
De Daphne Sauré il ne nous reste que cette photographie. Ce qu’elle tisse et qui nous regarde, c’est une absence. Les dépouilles de quelque chose. L’actualité d’un geste, d’une image, est-elle l’actualité intemporelle d’une trace, d’un vestige qui survient d’un coup, et qui porte d’autres temporalités, d’autres gestes, que celles de son présent ? Comme un quasi naufrage, cette photographie porte une mémoire que l’on ne peut pas connaître, un désir qui n’a pu être conjugué. Et pourtant, elle nous dit que rien n’est définitif, rien n’est complètement perdu. Ce qui reste au soleil est dans le regard et, en même temps, hors de lui. Cette image invite ce regard : celui qui cherche un bout d’histoire oubliée qui n’a jamais existé. Un regard qui arpente un rêve, trouve un cliché. Un regard aux limites du diaphane, comme dirait James Joyce : « Si l’on peut passer les cinq doigts au travers, c’est une grille, sinon c’est une porte. Ferme les yeux et vois (Shut your eyes and see) ».
P.A.