LE CORPS, D’AILLEURS (1/2)

Eadweard Muybridge, Turning around in surprise and running away (1884-85). Courtesy Kingston Museum and Heritage Service.

« Un corps est une image offerte à d’autres corps, tout un corpus d’images tendues de corps en corps, couleurs, ombres locales, fragments, grains, alvéoles, lunules, ongle, poils, tendons, crânes, côtes, pelvis, ventres, méats, écumes, larmes, dents, baves, fentes, blocs, langues, sueurs, liqueurs, veines, peines et joies, et moi, et toi ».

J.-L. Nancy, Corpus, Paris : Éditions Métailié, 2006

1

C’est une image qui me taraude depuis des années. Une image photographique, une planche, une série d’images, devrais-je préciser. Le sens d’un mouvement inachevé, l’instant pris dans le déroulement de ces 15 images. Trois points de vue, sur un fond noir, avec une grille. Anthropométrie, un regard porté, une norme, peut-être. Et un corps. Surtout un corps. Un corps de femme. Un corps nu. Surpris, en train de quitter la scène.

2

Un corps tombe sur ton regard. Ou est-ce l’inverse ?
Où se trouve la sexualité ici : dans la photographie ou devant elle ?
Pour le moment, c’est un corps, une peau, sans biographie, sans histoire.
Et l’illusion : la vie qui apparaît absolument présente tout au long de l’épiderme, la vitalité prête à être appréhendée au moment de fixer l’instant.

Il court, le corps, il tente de fuir l’immobilité. Il se voit exposé. Ici et maintenant. Il se rapproche du passage, de l’éclat du passage et de son saisissement, sa confusion.

Être saisi par la photographie, par la séquence ou série d’images photographiques. Être saisi par un corps, l’image d’un corps, ses gestes congelés dans l’instant. Être saisi de quoi exactement ?

À quoi œuvre l’image ? À quoi œuvre, ici, le corps, le regard ?

3

Muybridge voulait, selon son projet, mettre en évidence, montrer ces mouvements qui passent trop vite pour que l’on puisse les apercevoir. Il y a un dessein épistémologique, derrière tout ça : utiliser l’œil mécanique de la photographie, non seulement pour révéler les mouvements que l’œil humain ne peut voir, mais aussi pour créer une archive du mouvement du corps (humain et animal).

Cependant, ici, cette série semble s’éloigner de ce projet.

La fille se cache le visage, refusant de regarder l’appareil, le regard du photographe, son corps… comme si elle était gênée ou avait honte. Elle semble se « draper » de sa nudité. S’agit-il d’une scène de voyeurisme ? Comme si le regard du voyeur semblait s’intégrer à la série photographique. Comme si l’histoire du regard occidental façonnait la prise de vue.

Tout semble nous indiquer que lorsqu’elle traverse la pièce, elle ne peut pas éviter de s’imaginer nue. Depuis son enfance, on lui a appris avec persuasion à faire constamment attention à elle-même et à son image.

4

Muybridge avait d’abord appelé cette série photographique Ashamed (La Honte). Mais, ensuite, il lui a donné le titre Turning around in surprise and turning away (Se retournant sous l’effet de la surprise avant de se détourner). Muybridge semble avoir conçu cette séquence comme l’exposition d’une émotion (la honte) plutôt que celle d’un mouvement (se retourner), révélant combien il s’était éloigné de son projet originel de dévoiler la vérité sur le mouvement humain.

Exposer une émotion, par l’exposition du corps nu. Ce procédé montre à quel point l’image photographique a toujours été obsédée par le corps. Mais il y a autre chose : la pose, le geste. Ce qu’on peut reconnaître. Dans deux autres séries, on trouve le même geste. Celui de la Venus Pudica, geste que l’on retrouve aussi dans l’histoire de la peinture occidentale. La Vénus de la modestie, la Vénus ainsi représentée dans les statues antiques.

Le geste, si caractéristique, suggère que le mouvement était réalisé selon un scénario et n’était guère spontané. Muybridge voulait désormais photographier l’expressivité du corps humain, mais il le faisait par le biais des gestes codifiés de l’art académique. L’imitation et la répétition du geste – au cours d’une scène stéréotypée –, lui semblent un merveilleux prétexte à l’étude du nu et du mouvement du corps.

Ce que l’on voit, c’est tout autre chose, à chaque fois. Ce que nous regardons n’est pas nécessairement ce que nous voyons. Le regard de la fille, même en cachant son visage, et peut-être à cause de ceci, semble se diriger quelque part. Vers Muybridge. Vers nous. Ailleurs. Comme si un corps, notre compréhension de ce qu’est un corps, regardait toujours vers un ailleurs.

Quelque chose se produit dans le for intérieur du spectateur. Après les premières secondes d’émerveillement, cette chose impénétrable continue de palpiter. Le corps devient la faille de l’image, du regard.

5

Le corps est une énigme, un spectre, et par conséquent, un mystère. Il y a la trace : ce qui survit d’un « ceci a eu lieu ici ». Cependant, au-delà du visible, il y a aussi les mots qui habitent les images, l’invisibilité qui détermine leur logique, l’interruption, l’ellipse, ce qui active leur propre visibilité. Ce qui vient avec l’image d’un corps et qui le constitue, nous est lancé comme un coup de dés, comme une chose en phase d’être révélée.

Le corps est notre invention, notre angoisse. Le corps nu, devrais-je dire : la nudité. Le corps nous montre quelque chose. Un corps : une image offerte à d’autres corps. Tout un corpus d’images. Corps qui présente une face, qui est autre que le visage. Corps dans un geste, vigoureux. La torsion, le mouvement, la tension des jambes, le bras sur le visage, la fente du sexe que l’on devine derrière la main. Tout se ramasse dans quelques traits, dans une forme qui fait signe.

Il y a un autre corps, à chaque fois : inédit, inouï, vif ; toujours singulier, tourné vers nulle part, vers nous. Dévorant les signes, adressant son propre refus au regard qui veut l’envahir. Il fait d’abord signe vers lui-même, signe de sa présence et de sa singularité. Une ébauche laborieuse.

Toujours matière à une étude anatomique ou autre, le corps a sa propre leçon, mais il est difficile d’en tirer un enseignement : le corps est là et d’un coup, il n’est plus là.

Imaginez que, en dehors de ces images, au-delà du cadre, au-delà des bords coupés de ces photographies, il pleut depuis quelques heures, qu’il fait froid et qu’on entend le son des gouttes qui tombent sur la toiture. Imaginez le verbe que vous utiliseriez pour décrire cette situation. Trouvez, ensuite, une métaphore pour s’y référer. Avec ces éléments, mettez votre corps en scène.

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