« Iran », numéro 13 de la collection « Petite Planète » – une collection de guides de voyages à l’avant-garde du genre, alors dirigée par un certain Chris Marker – paraît en 1957 aux Éditions du Seuil. Marker, qui n’était alors nullement connu en tant que cinéaste, y révèle un esprit déconcertant d’inventivité. Maniant toute une iconographie iranienne dont il se fait le monteur, il aborde à l’évidence la mise en pages de l’ouvrage comme on aborde les rushes d’un film devant la table de montage. Marker offre à son lecteur pléthore d’analogies fulgurantes et autres affinités électives, entre l’Iran ancien et l’Iran nouveau, le document historique et la photographie de rue (mais aussi toute une iconographie populaire faite de dessins, publicités, caricatures…), le discours ethnographique et la critique de l’exotisme. Il n’hésite pas à traiter les images en mots d’esprit ou en calembours, faisant montre d’un goût immodéré pour l’anachronisme, l’incongru, le sidérant.
Aussi l’Iran nous est-il donné à voir sous toutes les coutures, les plus utiles au touriste et à l’apprenti historien comme les plus gratuites, à la limite parfois de la complaisance esthétique. Un seul exemple, ayant presque valeur d’emblème pour l’ensemble du guide, suffira à nous plonger dans cet Iran kaléidoscopique. C’est en fin d’ouvrage que nous est dévoilée cette juxtaposition, en pleine page, de deux photographies panoramiques, placées l’une au-dessus de l’autre : en haut, un paysage de ruines à l’antique sur le site archéologique de Persépolis, parsemé de colonnes et de pierres orphelines ; en bas le paysage (contemporain de Chris Marker) où s’étend une centrale de raffinage de pétrole avec ses cheminées qui fument dans un ciel gris et opaque – probablement le site pétrolier d’Abadan qui était alors le plus important. Une constellation fondatrice semble alors s’imposer. Étant donné le rôle joué par le pétrole à l’ère de la guerre froide, Marker joint dans une même unité spatio-temporelle le capitalisme aux conquêtes antiques, la géopolitique moderne à la mise à sac de Persepolis par Alexandre le Grand en 330 avant J.C. Comme pour mieux signifier que les luttes de pouvoir entre les « Perses » et les puissances étrangères ne font que perdurer, sous d’autres formes. Les années 1950 représentent pour le peuple iranien l’apogée et le déclin des luttes ouvrières face au double pouvoir – intérieur et extérieur – qui s’exerçait presque naturellement sur les ressources humaines et énergétiques du pays, depuis l’implantation en 1901 de la Concession [William Knox] D’Arcy, premier exploiteur britannique à gérer le pétrole iranien, jusqu’au monopole des compagnies comme la Anglo-Iranian Oil Company (AIOC). Citons en dépassant les frontières de l’Iran : le coup d’état américain de 1953 contre le premier ministre Mohammad Mossadeq et les démêlés issus de la nationalisation du pétrole iranien ; en 1956, l’épisode particulièrement critique que constitua la Guerre de Suez ; ou encore la doctrine Eisenhower, laquelle consista pour les États-Unis à contenir la menace communiste et son influence sur le Moyen-Orient (en réalité l’histoire mêlée du socialisme, du marxisme et du nationalisme, en Iran avec le Parti Tudeh, en Irak et en Syrie avec le parti Bass, ou encore avec le nasserisme en Égypte, recouvre des réalités très hétérogènes et des liens non solubles dans la politique moyen-orientale de Khrouchtchev)[1]Voir Hélène Carrère d’Encausse, La Politique soviétique au Moyen-Orient : 1955-1975, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975. Dans ces différents contextes, la guerre se traduisit souvent par un état de contrôle mutuel et permanent, et par des menaces multilatérales, lovées au creux des utopies internationalistes et des désirs profonds de renaissance culturelle qui trouvent alors écho hors des frontières de l’Europe occidentale et des États-Unis. L’histoire de cette période est certes non-linéaire, elle revêt surtout un caractère multifocal. Elle n’est pas stricto sensu « globale » : les mouvements de cette époque, des Biennales de Téhéran et de la Havane aux expositions panarabes en soutien à la Palestine, s’inscrivent dans une histoire rhizomatique des arts visuels et des groupements culturels ; leur lecture procède moins d’un système historique structuré que d’un principe de connectivité et de superposition (dans la synergie entre événements politiques et événements artistiques). À la rigueur, l’appréhension de cette période ne peut se faire qu’à l’épreuve de ruptures géopolitiques, mais aussi par l’intermédiaire d’un acteur précis, produit de l’histoire naturelle et de l’histoire politique, un événement tant géologique qu’idéologique, aussi omniprésent (voire omniscient) qu’inconscient : le Pétrole.
Le coup d’État américain de 1953 contre le Premier ministre nationaliste Mohammad Mossadegh – malgré l’expulsion ponctuelle des compagnies étrangères et les accords de partage des richesses plus équilibrés – restera une brisure fondatrice dans un élan de souveraineté populaire. Dans le montage de Chris Marker, la ruine antique semble guetter la ruine moderne ; ruine qui deviendra réelle avec la destruction de la raffinerie d’Abadan durant la guerre Iran-Irak. L’anachronisme projette sa lueur sur les années 1950 à la manière d’une structure psychologique freudienne, le surmoi ou l’instance qui préserve les pulsions émancipatrices de leur propre effusion, l’instance du pouvoir ou du contrôle en somme. Le surmoi du pétrole agit par rémanences et survivances du paysage à l’antique face à la conquête industrielle : tel un mouvement de balancier de l’histoire, selon que les colonnes des temples achéménides supplantent les colonnes de distillation du pétrole et vice versa. Flux minéraux contre flux vitaux. La pierre comme le pétrole appartiennent à la cosmogonie des minéraux. Si en revanche l’un est combustible et l’autre pas, ils n’en demeurent pas moins tous deux des agents actifs de la schizophrénie dans laquelle toute marche vers le progrès et la civilisation – toute tentative de transcender la matière en culture – s’accompagne inexorablement d’un fantasme de destruction et d’une sympathie pour la guerre.
PP
# Pour Ervand Abrahamian : « La nationalisation du pétrole a représenté pour l’Iran l’équivalent de l’Indépendance dans de nombreuses ex-colonies d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine ou des Caraïbes » (Ervand Abrahamian, The Coup: 1953. The CIA and the Roots of Modern U.S.-Iranian Relations [Le Coup d’Etat: 1953. La CIA et les racines des relations américano-iraniennes modernes], (New Press, 2013), p.79)
References
↑1 | Voir Hélène Carrère d’Encausse, La Politique soviétique au Moyen-Orient : 1955-1975, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975 |
---|