Tout document de culture est aussi
un document de barbarie.
Walter Benjamin
Comment se résoudre à voir Bagdad et l’Irak passer de berceau de l’humanité à tombeau de l’histoire ; du songe mésopotamien qui irrigue leur terre aux conflits des dernières décennies qui les brûlent sans répit ? Comment les artistes de tous horizons – irakiens mais pas uniquement – s’engagent-ils sur les sentiers d’un héritage sinon effacé, du moins criblé d’espaces manquants ? Dans ce contexte tragique, comment repenser le destin du patrimoine national, alors que la ville-musée a vu ses vestiges d’abord déplacés dans les musées européens, puis réduits en cendres ?
« Bagdad Mon Amour » (BMA) se veut une investigation collective prenant pour point de départ les pillages de musées, devenus si courants suite aux agressions et invasions, d’abord de l’armée américaine puis du groupe terroriste État islamique – systématisant le démantèlement patrimonial. BMA souhaite explorer le musée comme métaphore d’une culture sur-vivante, entre rêve et cauchemar : une culture qui se montre d’autant plus vivante qu’elle résiste à sa destruction programmée, moins condamnée à l’extinction qu’à la réinvention. Ce symptôme survivant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne remonte pas à la guerre du Golfe mais passe par l’histoire des avant-gardes dans les années 1950-1960, et par l’époque post-indépendance des années 1930, où est fondée et mise en œuvre l’idée d’un musée national d’Irak (ou « musée des Antiquités de Bagdad »).
Tout commence donc avec le musée national, ressource centrale dans la constitution de l’Irak moderne dès les années 1930 et symbole permanent d’une « antique modernité » à réinterpréter par les artistes : la mise en scène muséale des influences islamiques, sumériennes et assyriennes sert de plateforme symbolique au projet d’une nation nouvelle. C’est aussi dans cette enceinte que se jouera la constitution d’une avant-garde artistique, désireuse de participer à ce mouvement national de modernisation : ces artistes de renom comme Jewad Selim, Lorna Selim, Shakir Hassan Al-Said, Dia Azzawi – qui participent au Baghdad Modern Art Group – étudient de manière croisée l’art, l’archéologie, l’architecture… Ainsi en arrivent-ils à créer une esthétique hybride, directement inspirée des collections nationales d’antiquités, tout en ouvrant un dialogue à la fois complexe et décomplexé avec le modernisme européen (la référence à Picasso, par exemple, revient régulièrement, mais plus à la manière d’une citation visuelle et avec ironie que comme une « influence » stricto sensu).
On peut se demander si l’histoire des collections nationales irakiennes ne révèle pas un modèle du genre, en termes à la fois postcoloniaux et postmodernes ; celui d’une modernisation comprise comme processus d’hybridation des formes – voire même d’autoconservation des formes. À ce titre, la collection nationale d’art moderne (présentée dès les années 1960 dans le bâtiment Gulbenkian de Bagdad avant d’être transférée dans les années 1980 au bien-nommé Saddam Art Center) est d’autant plus signifiante que ses œuvres réinterprètent explicitement l’iconologie et les mythologies tirées des collections d’antiquités. Un héritage qui se veut transfrontière (hors des frontières de l’État-nation ou de l’État postcolonial), cosmopolite et multi-facettes, face à la domination étrangère ou coloniale – qui ne s’éteint certainement pas avec l’indépendance de 1932 – et plus largement, aujourd’hui, face à la destruction du patrimoine. Par-delà les invasions militaires passées et présentes, bien des artistes contemporains en Irak et hors du pays s’adonnent à cette pulsion protectrice, que ce soit sous la forme de l’allégorie, de la parodie, de « l’archéologie à l’envers » ou du remontage d’archives. Les artistes réunis dans ce volume et cette exposition, qu’ils soient plutôt arpenteurs, archéologues, archivistes ou poètes, expriment ce souci d’une urgence accrue depuis l’invasion américaine de 2003 ; mais aussi de renouvellement des outils critiques et méthodologiques pour repenser la transmission du patrimoine. En effet, les pillages des collections ont donné lieu à autant de spéculations interlopes qu’à de véritables programmes scientifiques et patrimoniaux par des acteurs irakiens et non-irakiens (notamment au sein des universités britanniques et américaines). Aussi, les bases de données, qu’elles soient douanières ou académiques, privées ou publiques, se multiplient, offrant paradoxalement une nouvelle vie à tous ces artefacts : le vol ou la destruction se convertissent dans des dispositifs de remémoration et autres espaces d’hyper-circulation. L’esprit trans-frontière de la Mésopotamie et celui de l’Internet se rejoignent pour le meilleur et pour le pire, créant un espace de navigation anachronique dans lequel les artistes sont notre boussole.
Autrement dit, il s’agit de réunir les archives de musées historiques et les musées sans murs des artistes qui, en s’emparant des outils tels que l’inventaire, l’étude des monuments et des documents, en ressortent avec des œuvres inquiètes mais toutes prêtes à danser sur les ruines : des œuvres qui portent en elles aussi bien le musée fantôme ou traumatique de l’Irak que son musée rêvé ou réinventé.
Morad Montazami
Journée d’étude « Bagdad Mon Amour » / Institut national d’histoire de l’art, jeudi 30 mai 2018