l’homme zèbre

Jacques Lennep, assemblage de photos et texte publiées dans Ezio Bucci, Supporteur (1977), livre d'artiste - UIUI 08. Copyright Jacques Lennep.

Cet article vous présente un aspect des activités de recherche doctorales de Liesbeth Decan, qui achève actuellement une thèse à l’université de Louvain au sujet de l’insertion de la photographie dans l’art visuel belge entre 1972 et 1992. Elle a choisi de nous parler de l’œuvre de Jacques Lennep pour appuyer son point de vue sur les particularités de l’art conceptuel photographique en Belgique.

 

« Depuis le milieu des années 1960, l’historien de l’art Jacques van Lennep (°1941), employé pendant des années aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles, combine ses activités scientifiques avec sa carrière artistique sous le nom de Jacques Lennep. Lorsqu’il travaillait dans le cadre muséal, ses recherches portaient sur « l’art alchimique » et le Surréalisme[1]. En 1972, il fonda le collectif d’artistes CAP. En tant que chef de file du groupe – ou de secrétaire, ainsi qu’il se présente –, il organisa, en collaboration avec les autres membres, plusieurs expositions au sein desquelles la photographie a toujours joué un rôle primordial[2].

Vers 1975, il créa ses Tableaux-textes, une série consistant en de brèves descriptions de peintures célèbres. Par exemple, L’homme coiffé d’un bonnet fourré fume la pipe. Un pansement couvre son oreille, est écrit au crayon sur une toile noire cernée d’un cadre d’aspect ancien[3]. Il s’agit là d’un exemple intéressant quant à la manière dont l’approche multimédia (ou « relationnelle ») de Lennep a commencé à prendre forme au milieu des années 1970. La série illustre également la façon dont l’art de Lennep se réfère au Surréalisme bruxellois et à l’incorporation tardive de celui-ci par Marcel Broodthaers. L’importance du texte, en tant que complément de l’ image, en tant que substitut ou évocation de celle-ci, renvoie indiscutablement au « langage » de René Magritte. Par ailleurs, le premier Tableau-texte de Lennep est une toile portant l’inscription « une pipe », comme une référence directe au célèbre tableau de Magritte, La Trahison des images. L’artiste explique l’œuvre comme suit :

Dans ce tableau, l’écrit n’était pas une description d’une peinture ; c’était simplement “une pipe”. C’est parce que j’avais lu Foucault sur “ceci n’est pas une pipe”, Blavier aussi, enfin, il y avait toute une littérature là-dessus, et je trouvais qu’il y avait une chose qui manquait. Quand on voit [l’inscription] “une pipe”, on pense à la pipe de Magritte. Mais du fait de ne pas montrer la pipe, ni l’inscription “ceci n’est pas une pipe”,[…] on peut aussi, si vous voulez, trouver toutes sortes d’autres explications au tableau de Magritte. Là je vais être un peu grivois, mais “une pipe” ça peut vouloir dire autre chose […] Foucault n’a jamais fait allusion à cela ; Blavier non plus. Ça, on a complètement oublié. Donc, j’avais ça un peu derrière la tête ; un peu rigolo si vous voulez.[4]

Lennep relie cet aspect amusant des Tableaux-textes en général à l’art zwanze :

Au milieu du 19e siècle, à Bruxelles, il y avait des expositions de l’art zwanze ou l’art incohérent, où on se moquait plutôt des tendances d’avant-garde. C’étaient des artistes académiques, en général, qui faisaient des œuvres zwanze. Mais en les faisant, ils allaient au-delà des œuvres surréalistes, dadaïstes – sans le savoir, évidemment. […] Ces œuvres étaient délirantes. Ça m’a beaucoup intéressé. Et donc, ça m’a marqué au point que j’ai fait ces Tableaux-textes, qui étaient de simples descriptions d’œuvres très connues. […] On peut dire que moi et beaucoup d’artistes belges sommes un peu des zwanzeurs. […] Moi, je trouve un peu triste que Magritte, on le présente toujours comme un artiste fantastique, poétique, mais jamais comme un artiste humoriste. Comme si ça allait le dévaloriser. […] Magritte, c’était un rigolo. […] Il était dans le milieu surréaliste, mais il a pratiqué un art comique.[5]

La remarque de Lennep à propos de l’aspect humoristique et subversif de l’œuvre de Magritte est importante. Car ici comme dans d’autres cas abordés dans ma thèse, cette caractéristique précise du travail de Magritte – et par extension du cercle Surréaliste bruxellois –, s’avère une particularité de l’art Conceptuel tel que le pratiquent les artistes belges.

Jacques Lennep, L’encadrement de Jocelyn, huissier de musée, 1974, photographie noir et blanc. Copyright Jacques Lennep.

« Musée de l’Homme »

 

Lorsqu’en 1974, il prit une photographie d’un gardien « encadré » des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles (son environnement de travail), Lennep posa les fondations de son Musée de l’homme[6]. Ce projet artistique aux diverses sections se situe au croisement du sociologique/anthropologique et du conceptuel. Après avoir photographié le gardien du musée, huit autres personnes devinrent le sujet d’une installation présentée dans un contexte muséologique. Lennep choisit ses sujets sur la base de leur obsession – un hobby ou un travail surprenant –, laquelle révèle, d’après l’artiste, quelque chose de la société contemporaine.

On peut donner ici un exemple. Il s’agit de la seconde partie du Musée de l’homme, exposée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1977. Le sujet de l’exposition et du catalogue portait sur un supporter de football du nom d’Ezio Bucci. Le livre qui accompagne cette exposition s’ouvre sur un portait photographique du supporter. Le catalogue contient ensuite des images photographiques de type journalistique du RSC Charleroi, l’équipe soutenue par Ezio Bucci ; des slogans tels que « Allez les zèbres », le surnom de l’équipe attribué en raison de leurs chemises rayées noires et blanches ; la gravure d’un zèbre ; des images des filles, du fils et du chat de Bucci habillés de vêtements zébrés ; une liste des résultats footballistiques de l’équipe de Charleroi, placée à côté d’un classement de seize artistes, depuis Robert Rauschenberg jusqu’à Günther Uecker ; des images d’objets provenant de la maison et du jardin de Bucci, peints de zébrures; et une description précise des étapes successives nécessaires à la réalisation d’une « coupe de cheveux zébrée », illustrée par des images de Bucci sur lequel on réalise la coiffure. Par ailleurs, la création de coiffures zébrées fut mise en scène durant le vernissage de l’exposition au Palais des Beaux-Arts. La réalisation d’une performance par la figure centrale de l’œuvre fut dès lors un ingrédient de base pour tout vernissage d’une section du Musée de l’Homme.

Jacques Lennep, assemblage de photos publiées dans Ezio Bucci, Supporteur (1977), livre d'artiste. Copyright Jacques Lennep.

Le livre pour l’exposition du Musée de l’homme consacrée à Bucci inclut également la biographie de Bucci, dans laquelle le lecteur apprend des détails de sa vie. Notamment le fait que Bucci était italien et arriva en Belgique dans les années 1950 pour travailler dans des mines qui devaient fermer quelques années plus tard. Ce qui semble à première vue une anecdote constitue en réalité un élément socio-historique d’importance. Inclure ainsi la biographie de Bucci rappelle au lecteur d’aujourd’hui, à une époque imprégnée de xénophobie, un moment spécifique de l’histoire belge qui a vu de nombreux immigrants (principalement italiens) encouragés à venir en Belgique pour travailler dans les mines et contribuer ainsi à l’économie nationale.

Certaines photographies du livre (notamment les images d’objets peints avec des zébrures et celles de Bucci avec sa coiffure de zèbre) sont accompagnées du mot « art ». À côté d’une photo d’un joueur de foot en action, Lennep a ajouté des énoncés célèbres au sujet de l’art, tels que « Art as idea as idea » (Joseph Kosuth) ou « L’art est toujours là où on ne l’attend pas » (Jean Dubuffet). Ainsi qu’on l’a mentionné plus haut, d’autres pages contiennent une liste de résultats footballistiques à côté d’une liste d’artistes. Tous ces éléments illustrent la manière dont Lennep a essayé de connecter l’art et la vie/réalité dans son travail, en présentant la vie/réalité comme art. »


[1] Les publications de Lennep sur « l’art alchimique » comprennent Alchimie du sens, Bruxelles, La Part de L’œil,  1999 et Une pierre en tête. Travaux d’alchimie, Liège, Yellow Now, 2007. Dans les deux livres, une analyse relevant de l’histoire de l’art au sujet des images de l’alchimie se mêle aux œuvres de Lennep.

[2] Entretien de Liesbeth Decan avec Jacques Lennep, Charleroi, 5 mai 2011.

[3] Jacques van Lennep, « Histoire du groupe CAP des origines à nos jours », dans CAP Art relationnel: Un aspect de l’art contemporain en Belgique, cat. expos., Maison de la Culture de Namur, publié par Dexia Banque & La Renaissance du Livre, 2002, p. 98.

[4] Entretien de Liesbeth Decan avec Jacques Lennep, Charleroi, 5 mai 2011.

[5] Entretien de Liesbeth Decan avec Jacques Lennep, Charleroi, 5 mai 2011.

[6] Catherine Leclercq, « L’art relationnel, du concept à l’esthétique », dans CAP Art relationnel, 2002, p. 172. – Jacques Lennep, « La performance et le Musée de l’homme » [1982], dans Alchimie du sens, p. 170.

Pour plus de renseignements sur Jacques Lennep, voir:

Jacques Lennep

Pour en savoir plus sur les activités de recherche de Liesbeth Decan, voir:

Liesbeth Decan

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