Le Pharaon déguisé

Marcel Mariën, Retour au pays, image publiée dans Les Lèvres Nues, juin 1955, p. 17 - UIUI 06. Copyright Sarah Whitfield.

Ce post offre une traduction retravaillée et augmentée d’un extrait d’article que Mieke Bleyen et moi-même avons publié récemment dans History of Photography (mai 2011). Nous y analysons deux images de l’artiste belge Marcel Mariën (1920-1993). Mieke Bleyen achève actuellement la rédaction de sa thèse de doctorat sur la photographie « mineure » en Belgique (au sens où l’entendaient Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le contexte de la littérature).

 

Marcel Mariën est l’une des figures de proue du surréalisme d’après-guerre en Belgique. Toutefois son œuvre est restée en grande partie ignorée jusqu’à nos jours.[i] Contrairement à son activité d’éditeur des Lèvres nues, ou à son rôle d’archiviste du surréalisme belge, les créations plastiques de celui qui publia l’œuvre poétique et théorique de Paul Nougé sont peu connues. Cela est principalement dû au fait que son travail a rarement été exposé en public. Étant donné sa profonde méfiance à l’égard du processus de marchandisation lié à la création artistique, Mariën semble avoir volontairement mis son œuvre à l’écart de tout processus de canonisation, en développant une esthétique anti-commerciale qui se manifeste dans l’aspect amateuriste de ses œuvres ainsi que dans leur taille réduite.[ii]

La biographie de Mariën témoigne, par ailleurs, du fait qu’il a franchi de nombreuses frontières. Ce qui n’est pas sans intérêt lorsqu’on cherche à l’envisager comme un artiste « mineur », opérant dans un contexte national connu pour ses tensions régulières et ses identités multiples.[iii] Comme en témoigne en détail son autobiographie, Mariën a été élevé dans une famille ouvrière bilingue, mais avant tout francophone, de la ville flamande d’Anvers.[iv] À l’âge de quatorze ans, il fut le témoin de l’application radicale d’une nouvelle législation linguistique dans le domaine scolaire, obligeant les écoles officielles anversoises à n’enseigner dorénavant qu’en néerlandais. Comme il n’avait pas les aptitudes linguistiques suffisantes pour s’adapter à cette nouvelle situation, il échoua et abandonna l’école. Il devint alors, à l’âge de 15 ans, assistant dans un laboratoire de photographie. À l’inverse de ses amis surréalistes installés à Bruxelles, qui pour la plupart avaient bénéficié d’une bonne éducation et passaient aux yeux du monde pour des bourgeois civilisés, Mariën dut donc gagner sa vie à l’aide d’emplois dévolus à la classe ouvrière ou à la classe moyenne inférieure, travaillant un jour comme dactylo, et le lendemain comme marin. En 1963, après un séjour à New York pour des raisons sentimentales, il se retrouva exilé dans la Chine de Mao où il travailla comme correcteur pour le journal de propagande La Chine en construction. Il y fut un témoin privilégié de la Révolution culturelleexpérience qui fit de lui, dès son retour en Belgique, l’un des premiers et des plus fervents critiques du régime. Dans Démêloir, un livre qu’il publie en 1978, il écrit avec conviction que « c’est précisément dans ces pays que la révolution est la plus urgente et la plus nécessaire », en précisant au sujet de la propagande chinoise que ce n’était pas « un régime social d’après 1917 mais hélas ! un régime d’avant 1789, celui de la tyrannie absolue et de la lettre de cachet ».[v] Mariën gardera de cette expérience son esprit anarchiste et c’est pourquoi on peut le décrire comme une figure ambivalente tant d’un point de vue linguistique que professionnel ; un artiste francophone ayant grandi dans une ville, Anvers, de plus en plus néerlandophone, et un autodidacte instruit qui préféra vivre et travailler en marge.

Marcel Mariën, La valse triste, image publiée dans Les Lèvres Nues, 5, juin 1955, p. 10. Copyright Sarah Whitfield.

Cet arrière-plan biographique doit être pris en compte si l’on veut analyser attentivement Retour au pays, l’image reproduite en début d’article sous la référence UIUI 06. Elle fut publiée conjointement à celle reproduite immédiatement ci-dessus, comme illustration du texte Le Pas du commandeur (1955) dans lequel Mariën nous explique comment la statue de Constantin Meunier, Le Débardeur du port d’Anvers, s’avère être en réalité ‘un Pharaon déguisé’.[vi] Tandis que texte et image dialoguent clairement sur les deux pages, ni l’image ni le texte ne peuvent être considérés comme l’illustration ou la légende de l’autre. Tous deux participent plutôt de ce qu’on pourrait appeler une « déterritorialisation » de l’autre. Mieke Bleyen et moi soutenons qu’ils déconstruisent ensemble, d’une manière éminemment humoristique, le rôle des monuments et la représentation du travail.

L’image reproduite dans Le Pas du commandeur est composée en réalité de quatre photographies distinctes et découpées du Débardeur de Meunier. Les images ne témoignent d’aucun talent ou aptitude particuliers du photographe. Hormis l’absence de personnages, elles semblent bien plus proches des instantanés touristiques et de la photographie amateur que de la photographie subjective ou de reportage, qui atteint cette année-là son apogée avec le projet The Family of Man d’Edward Steichen et Les Européens de Henri Cartier-Bresson.

Bien que la sculpture originale, aujourd’hui conservée au Musée d’Orsay à Paris, date de 1885, la statue de bronze photographiée par Mariën n’a été coulée et inaugurée qu’en 1950, pour commémorer le rôle des débardeurs dans la libération d’Anvers, de la nation et, par extension, de l’Europe occidentale.[vii] Les photographies de Mariën montrent le Débardeur de plusieurs points de vue, en commençant par une image frontale, comme s’il examinait la statue dans son environnement urbain, la Grand Place d’Anvers près de l’hôtel de ville, où elle est placée sur un piédestal portant l’inscription « Travail – Liberté ». Cependant, cette suggestion d’un regard panoptique reçoit une signification entièrement différente si on lit le titre de l’image, La Valse triste, lequel n’est pas mentionné sur la page elle-même mais dans la table des illustrations en première page de la revue.[viii] En associant les quatre images à une valse, ce n’est plus seulement l’œil du photographe qui, lui seul, tourne autour de la sculpture. Selon cette seconde lecture, la caméra devient l’alliée du débardeur, elle fournit à la statue immobile, la seule mobilité qui soit à sa portée : le mouvement de va-et-vient et le tour du piédestal au moyen de la photographie.

Déjà dans les premières lignes de son texte Le Pas du commandeur, Mariën montre en quoi son œuvre est fortement enracinée dans ses expériences quotidiennes : « C’était à Anvers. Je passais devant la statue de la liberté. Elle est de Constantin Meunier, elle représente un débardeur”.[ix] Ce qui a retenu l’attention de Mariën, c’est le chat qui s’est posé entre les jambes de la statue et qui, par ce seul acte, a rendu celle-ci à nouveau visible. Par la suite, Mariën développe deux réflexions, qui vont l’amener au final à une déconstruction de la représentation du travail en général.

Le premier raisonnement concerne le fait que les statues comme celle de Meunier passent presque toujours inaperçues. Elles sont devenues invisibles. Mariën soutient son affirmation à l’aide d’une simili-expérience statistique, conduite secrètement dans les rues en comptant et en observant les habitudes d’observation des passants. Les résultats furent les suivants : 39% des gens regardent un chat isolé ; 86% des gens regardent un chat entre les jambes d’une statue ; 2% des gens regardent un monument isolé [x]. Par conséquent, suggère-t-il, des stratégies peuvent s’avérer nécessaires pour percer le mur d’invisibilité qui cache les monuments. Dans sa liste de solutions, on trouve une agence internationale d’échange de monuments qui déplacerait sans cesse les statues pour les rendre visibles dans de nouveaux contextes. Une autre tactique consisterait à multiplier les monuments, en installant, par exemple, une cavalerie de statues équestres dans le désert.

Le second raisonnement, associé au premier, constitue une attaque plus sévère contre la représentation du débardeur. Ayant lui-même pratiqué brièvement cette activité, et étant par conséquent conscient des conditions difficiles dans lesquelles vivent les débardeurs, Mariën remet sévèrement en question la rhétorique de « Liberté et travail » liée au monument. Il confronte le discours héroïque à ses fondations socio-économiques les plus élémentaires : « Que la faim est plus puissante que la peur”.[xi] Alors que l’authentique débardeur se débarrasse de ses vêtements à la fin de la journée, la sculpture qui le représente le fige au contraire et le réduit à un aspect unique de son identité : le travail. De plus, et c’est là que Mariën développe le cœur de son argumentation, si la fonction véritable des monuments est de préserver et de perpétuer ce qui est sur le point de disparaître – une logique déjà en cours avec les pyramides d’Égypte –, pourquoi aurait-on besoin d’un monument aux débardeurs et aux mineurs ? Une statue d’un débardeur ou d’un prolétaire n’est-elle pas une tentative désespérée de le maintenir vivant, lui et les conditions socio-économiques dans lesquelles il vit ? « Tout s’éclaire maintenant, écrit Mariën avec humour : le Débardeur, à tout prendre, ce n’est qu’un Pharaon déguisé. Le chat ne s’y était pas trompé, comme s’il reconnaissait son antique adorateur ».[xii]

L’extrait cité ci-dessus montre clairement les sympathies marxistes de Mariën. D’une manière assez intéressante, en attaquant le Débardeur de Meunier, Mariën dénonce aussi implicitement la représentation du travail dans l’art, et le réalisme qui y est lié de façon inhérente. Devenu depuis 1932, sous l’étiquette de « réalisme socialiste », le style officiel du Parti Communiste, le réalisme social s’était, à ses yeux, définitivement discrédité.[xiii] À ce titre, l’humour omniprésent de Mariën joue un rôle crucial qui l’amène bien au-delà du simple pamphlet politique. L’humour apporte plutôt un élément de jeu et d’expérimentation, qui ouvre à sa déconstruction de la représentation du travail des horizons inédits.

La seconde image, Retour au pays (UIUI 06 sur ce blog), consiste en une expérimentation visuelle et imaginaire relevant de la pratique du déplacement et de la délocalisation suggérée dans le texte, plutôt qu’en une illustration de celui-ci. À nouveau, le titre ajoute une dimension importante au collage.[xiv] Car, en une seule image, Mariën cristallise ses deux réflexions développées dans le texte, et montre comment la délocalisation des monuments apporterait une rupture dans nos expériences quotidiennes du paysage urbain, tout en relocalisant simultanément le Débardeur dans son territoire premier : les pyramides de Gizeh. Ainsi nous voyons dans ce collage, contre-image logique de la première, comment le Débardeur, libéré de son piédestal et de son inscription trompeuse, a repris sa valse sur sa terre natale.

Pour lire l’article complet dans sa version originale, voici la référence :

M. Bleyen et H. Van Gelder, ‘The (de)construction of national photography in minor photographies. The case of Marcel Mariën,’ History of Photography, 35: 2 (mai 2011), 111-122. ISSN : 0308-7298

Pour savoir plus sur le projet doctoral de Mieke Bleyen, voir :

Photographie « mineure »


[i] À cet égard, les recherches menées par Xavier Canonne, spécialiste du surréalisme en Belgique et actuellement directeur du Musée de la Photographie de Charleroi, ont été d’une importance majeure. Cf. par exemple la présence de Mariën dans Le Surréalisme en Belgique 1924-2000, Bruxelles, Fonds Mercator, 2007 ; ou l’exposition et son catalogue dédiés à Mariën en 1993-94 : Xavier Canonne, Marcel Mariën, Monographies de l’art moderne, Bruxelles, Crédit Communal, 1994.

[ii] Cette idée a été formulée par Mieke Bleyen à l’occasion d’une intervention (non-publiée) lors d’un colloque de l’IAWIS intitulé « Displaying Word and Image », laquelle s’est tenue le 5 juin 2010 à Belfast : From the Public Forum to the Private Living Room. Marcel Mariën’s logic of (non)Display.

[iii] Au sens où l’entendent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1972.

[iv] Marcel Mariën, Le Radeau de la mémoire : Souvenirs déterminés, Paris, Pré aux Clercs, 1983.

[v] Marcel Mariën, Démêloir, Bruxelles, Les Lèvres Nues, 1978, p. 20.

[vi] « Le Pas du commandeur », dans Les Lèvres Nues, n°5, Juin 1955, pp. 10-21. Voir : Les Lèvres Nues. Collection complète (1954-1958), Paris, Plasma, 1978.

[vii] Dans la mesure où le Port d’Anvers fut le seul de la mer du Nord à rester relativement indemne suite à l’occupation allemande, il devint d’une importance cruciale pour les forces alliées. De là vient le fait que les débardeurs d’Anvers ont été considérés comme des héros de guerre pour leur persévérance à charger et décharger les navires dans des circonstances difficiles et avec la peur quotidienne des bombardements. Cf. Karel Van Isacker S.J., Afscheid van de havenarbeider 1944-1966, Anvers, De Nederlandse Boekhandel, 1967.

[viii] Les Lèvres Nues, p. 2.

[ix] Idem, p. 10.

[x] Idem, p. 12.

[xi] Idem, p. 11.

[xii] Idem, p. 19.

[xiii] Cf. Hilde Van Gelder, « “Social Realism” Then and Now. Constantin Meunier and Allan Sekula », dans Hilde Van Gelder (éd.), Constantin Meunier. A dialogue with Allan Sekula, Louvain, University Press Leuven, 2005, pp. 71-91.

[xiv] Les Lèvres Nues, p. 2.

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