Le texte repris ci-dessous constitue la vingt-sizième de cinquante-deux lettres ou « pièces de réflexion » [thought-pieces] de Wendy Morris, la douzième ayant déjà été postée sur ce blog le 15 juin 2011. Cet article contextualise également Off the Record, le film d’animation produit par Wendy Morris en 2008, lors de sa résidence au Musée « In Flanders Fields » à Ypres – qu’elle partage avec nous via ce blog.
À la veille de la fête nationale belge, le 21 juillet, tout le pays, livré à l’impasse politique, se demande ce que le roi Albert II pourra dire ce jour-là, à l’occasion de son discours annuel. En cet instant de doute, il est intéressant d’observer la couverture de ce carnet, ornée d’un slogan remarquable : la devise nationale de la Belgique. Il est aussi important de se rappeler la solidarité qui s’est alors manifestée, tandis que la Belgique devait se montrer unie et courageuse face à la Première Guerre mondiale. Du monde entier, des hommes étaient venus au secours de cette solidarité. Wendy Morris nous en parle en évoquant l’histoire de sa propre famille. Tirons de cette union familiale microcosmique la force pour inventer une union collective belge qui représente réellement les enjeux de la société actuelle, et qui fasse de la diversité une richesse fondamentale.
Voici la lettre de Wendy Morris:
« Envoi 26: Le journal
On l’appelle le journal de Walter mais le livre que j’ai dessiné dans Off the Record a été réalisé par ma grand-mère, Kate Giddy. Le journal original de Walter n’existe plus. Il a été endommagé, et c’est ainsi qu’un certain nombre d’années après qu’il fut tué à Arras, dans le Nord de la France, sa sœur cadette en fit la copie dans un carnet de note plus solide. Elle peignit une page de titre et relia le livre d’une couverture de cuir. C’est ce livre, qui appartient désormais à mon père, que l’on connaît comme le journal de Walter.
Ces dernières années, mon père nous avait lu des extraits de ce journal. Ainsi, lorsque j’étais en train de collecter les matériaux pour le film, je me souvins de son existence et, avec beaucoup de précautions étant donné sa fragilité, j’en réalisai une copie pour l’emporter en Belgique. Au départ, je ne savais pas trop comment je pourrais l’utiliser dans le film. Walter était un jeune homme de 20 ans lorsqu’il s’enrôla volontairement pour combattre au cours de la Première Guerre mondiale. Il fit le voyage depuis sa ferme du Cap-Oriental (Afrique du Sud) jusqu’à Borden au Royaume-Uni afin de suivre un entrainement, avant de combattre dans l’infanterie Sud Africaine en Égypte et dans le Nord de la France jusqu’en 1917, où il fut tué par un schrapnel.
Mon dilemme résidait dans le fait que je n’avais aucun moyen de me connecter aux expériences de Walter. Son journal se lit plutôt facilement. Il est tellement poli dans sa manière d’écrire, de toujours comprendre les événements affreux dont il est témoin. J’avais le sentiment qu’il ne l’avait pas écrit pour lui, ainsi qu’on pourrait l’attendre d’un journal intime, mais pour sa famille, et qu’il utilisait un style d’écriture qui lui semblait approprié. De ses écrits, il ressort un sens de la camaraderie qui l’unit à ses amis. Un type de fonctionnement social viril auquel je pouvais être sensible, mais avec lequel je ne pouvais pas vraiment me connecter. Et ses expériences étaient traumatisantes, comme de voir ses amis d’école se faire tuer à ses côtés dans la tranchée, ou de survivre à la bataille du Bois Delville lors de laquelle des centaines de ses bataillons furent anéantis. Comment donc pouvais-je comprendre tout ça ?
Tout le temps que je lisais le journal, j’oubliais qu’il n’était pas de la main de Walter mais de celle de sa sœur. Je regardais l’histoire de Walter à travers l’écriture, mais j’oubliais que le journal était une copie retranscrite par ma grand-mère, et que je pouvais considérer sa médiation comme un moyen de me connecter au journal.
Kate, qui était diplômée d’une école d’art, a recouvert le nouveau journal de cuir, qu’elle a estampé, non pas avec les initiales de Walter mais avec les siennes, KMG. Glissés à l’arrière du livre, elle inséra un certain nombre de documents liés au contexte du journal. Il y a une photographie de Walter envoyée depuis l’Egypte, un jeune homme aux cheveux blonds dans une serviette de bain. Il y a une photo officielle de lui en uniforme, prise avant son départ pour l’Europe. Et il y a un certain nombre de lettres. L’une d’entre elles est celle que son commandant envoya pour informer la famille de son décès. Une autre est une lettre de condoléances envoyée à la famille par un ami d’école qui avait servi à ses côtés dans le même régiment. Il y a des coupures de journaux informant de sa mort, d’une messe commémorative, et une nécrologie faite par un ami. Il y a un poème sur le Bois Delville. Rédigé dans le livre après la dernière note retranscrite, il y a un passage intitulé « The Cost of War » [« Le coût de la guerre »], un passage que Kate doit avoir copié d’un article de journal.
Par la retranscription du journal, il ne s’agit plus seulement du travail de Walter, c’est également devenu l’œuvre de Kate. Des couches de significations et de lectures y ont été ajoutées. La réécriture du journal doit avoir pris du temps, de même que sa reliure en cuir, l’estampage et la peinture en frontispice. J’ai pu interpréter cela comme un moyen de conserver sa mémoire. Comme la création d’un espace et d’un temps élargi au sein duquel Walter pourrait être à nouveau approché. J’ai pu le comprendre comme un acte d’impression par dessus sa mémoire. Un acte de possession. Quand j’ai commencé à envisager le journal de cette manière, j’ai senti que j’identifiais le geste.
À mesure que je prenais conscience des couches contenues dans l’œuvre, je sus que je pouvais l’utiliser dans le film. L’histoire de Walter se trouvait au cœur de l’œuvre. Il y avait aussi l’histoire de la médiation de Kate qui s’était appropriée le journal de son frère. Celle de mon grand-père, le mari de Kate, qui avait inscrit son message au sujet des origines du journal sur la page de titre. Celle de mon père lisant des extraits du journal et qui voulait que nous connaissions ces histoires. Cela devenait maintenant quelque chose de convaincant pour moi, et je commençai à vouloir le faire mien. Le frontispice, la couverture, les mots – les couches de traces historiques. Je voulais trouver des manières de les dessiner, d’ajouter encore une couche supplémentaire au journal en en faisant une partie de mon univers. »
Version anglaise:
« Postings 26: The diary
It is called Walter’s diary but the book that I drew in Off the Record was made by my grandmother, Kate Giddy. Walter’s original dairy no longer exists. It was damaged and so a number of years after he was killed in Arras, in Northern France, his younger sister copied it over into a sturdier notebook. She painted a front page and bound the book in a leather cover. It is this book, now in my father’s possession, that is known as Walter’s diary.
In recent years my father had read extracts of this diary to us and so when I was collecting materials for the film I remembered it and, very carefully as it is now quite fragile, made a copy of the book to bring back to Belgium. At first I wasn’t sure how I might use it in the film. Walter was a young man of twenty when he volunteered to fight in World War I. He went from a farm in the Eastern Cape to Borden in the UK to train, then fought with the South African Infantry in Egypt and Northern France until 1917, when he was killed by shrapnel.
My dilemma was that I had no way of connecting to the experiences of Walter. His diary reads quite fluently, he is so very polite in the way he writes, always understating the dreadful events that he witnesses. I had a sense that he was writing it not to himself, as one might expect in a diary, but to his family, and that he was using a style of writing that he felt appropriate. Out of his writing emerges a sense of camaraderie that binds him and his friends. A male way of social functioning that I could appreciate but with which I couldn’t really connect. And his experiences were traumatic, having school friends shot dead in the trench next to him, surviving the battle of Delville Wood in which hundreds of his battalions were killed. How could I possibly relate to all of that.
All the while I was reading the diary I was forgetting that it was not Walter’s handwriting that I was reading, but his sister’s. I was looking through the writing at the story of Walter but forgetting that the diary was a copy that had been transcribed by my grandmother, and that I could look at her mediation as a way to connect to the diary.
Kate, who had graduated from art school, covered the new diary in leather which she embossed, not with Walter’s initials but her own, KMG. Tucked in at the back of her book she included a number of documents that added context to the diary. There is a photograph of Walter sent back from Egypt, a young blond man in a swimming towel. There is a formal photo of him in uniform taken prior to his leaving for Europe. And there are a number of letters. One is from his commanding officer informing the family of his death. Another is one of condolence to the family from a school friend who served with him in the same regiment. There are newspaper clippings with news of his death, of a memorial service, an obituary by a friend. There is a poem on Delville Wood. Written into the book, after the last transcribed entry, is a piece entitled “The Cost of the War”, an extract that Kate must have copied from a newspaper article.
By transcribing the diary it is no longer Walter’s work alone, it has become Kate’s work too. Layers of meanings and readings are added to it. The writing over of the diary must have taken time, as would the binding in leather, the embossing and the painting of a frontispiece. I could understand it then as a means to hold onto his memory. As the creation of a space and of an extended time wherein Walter could be brought close again. I could understand it as act of imprinting upon memory. An act of possession. When I started to think about the diary in this way I felt that I recognised the gesture.
As my realisation of the layers embedded in the work grew I knew that I could use it in the film. There was the story of Walter at the heart of the work. Of the mediation of Kate in making her brother’s diary her own. Of my grandfather, Kate’s husband, inscribing his message on the origins of the diary onto the painted front page. Of my father reading extracts from the diary, wanting us to know these stories. Now it became something compelling to me and I started wanting to make it my own. The frontispiece, the cover, the words – the layers of historical traces. I wanted to find ways to draw them, to add yet another layer to the diary by making it part of my world. »