Photographies migrantes

Walker Evans, Études architecturales, Architectural Record, 1930

Le lundi 27 juin 2011, David Campany (University of Westminster, Londres) et Daniel Palmer (Monash University, Melbourne) étaient de visite à Louvain, en tant que conférenciers pour le séminaire de recherche du Lieven Gevaert Centre. Leurs présentations, portant toutes les deux sur la photographie, étaient magnifiquement complémentaires. Je partage dans ce post quelques impressions.

 

David Campany nous a présenté son nouveau et important projet de livre, qui paraîtra très bientôt chez Steidl. Intitulé Walker Evans: the Magazine Work, cette publication – longuement attendue – rassemble les essais photographiques les plus importants que Walker Evans (1903-1975) ait produits pour des magazines. Tandis que les ouvrages photographiques d’Evans figurent parmi les plus iconiques dans leur genre de tout le vingtième siècle, ces pages – souvent plus disparates – restent largement méconnues. On les retrouve aussi bien dans des publications d’avant-garde que dans des magazines plus influents tels que Harper’s Bazaar, Vogue, Architectural Forum, Life et Fortune.

David Campany nous a vivement expliqué comment, là également, Evans se révèle non seulement comme un journaliste indépendant et doué, mais aussi – et en même temps – comme un très grand artiste. Quoique ses essais photographiques ne s’adressaient pas toujours à un public féru d’art visuel, beaucoup de ses expérimentations photographiques, de mise-en-page — notamment du point de vue du rapport texte-image — anticipent le travail de plusieurs artistes de la génération post-conceptuelle. Campany indiquait cela très clairement au sujet de l’exposition ‘Anonymes, l’Amérique sans nom’ qu’il a co-commissionné, avec Diane Dufour, au Bal à Paris l’année dernière. En montrant le travail d’artistes contemporains tels que Anthony Hernandez, Sharon Lockhart, Doug Rickard, Bruce Gilden et Arianna Arcara & Luca Santese (ces trois derniers avec leur travail sur Detroit), Campany prouvait comment, non seulement les images de Walker Evans, mais aussi son spectre photographique visionnaire, ont migré vers l’art contemporain. Il a été particulièrement convaincant, car la compréhension de l’œuvre de Walker Evans dans sa globalité est essentielle pour comprendre les enjeux de la modernité, qui d’ailleurs nous hantent toujours.

David Campany, donnant une conférence à Louvain (Lieven Gevaert Centre), le 27 juin 2011. Photo: Arno Roncada.

Parmi les études de cas que Campany présenta, les suivantes se sont avérées particulièrement intéressantes. Tout d’abord la séquence ‘Labor Anonymous’, publiée dans Fortune en novembre 1946 et sous-titrée ‘A Saturday Afternoon in Detroit’, dans laquelle Evans a rassemblé onze images : dix portraits d’hommes et un couple. Seul le premier de la série nous regarde droit dans les yeux. Les autres sont représentés de profil. Six d’entre eux portent un chapeau, certains portent des vêtements de travail. Le texte qui accompagne les photos, de la main d’Evans, parle de l’importance du chapeau : «  est-ce simplement un chapeau ou quand est-ce qu’un chapeau devient un geste défiant ? ».

Campany évoqua ensuite ‘The Reappearance of Photography’, un essai d’Evans sur le livre photographique, paru dans Hound & Horn (octobre-décembre 1931). Campany souligna alors que cette publication coïncidait exactement avec la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin. Quoique les deux écrivains ne se connaissaient pas, il est étonnant que les deux textes les plus importants de l’entre deux-guerres aient vu le jour au même moment. De plus, il y a des parallèles à tirer dans leurs propos et dans leurs conclusions. En dernier lieu, David Campany révéla une grande découverte : ‘Homes of Americans’, publié par Evans dans Fortune en avril 1946. La ressemblance de ‘Homes for America’ de Dan Graham (Arts Magazine, décembre 1966) avec le projet d’Evans est remarquable.

Daniel Palmer (au second plan), donnant une conférence à Louvain (Lieven Gevaert Centre), le 27 juin 2011. Photo: Arno Roncada.

Daniel Palmer nous offrit une vue d’ensemble de la photographie contemporaine en Australie, principalement de son développement dans les années soixante-dix jusqu’aujourd’hui. Il eut soin d’y inclure l’Aboriginal photo-based art. Nous avons pris ainsi connaissance du travail de Max Dupain dans les années 1930 et de Mervin Bishop, le premier photographe indigène. Parmi d’autres, les images de Grant Mudford témoignaient clairement de l’influence de la photographie américaine en Australie, celle de Lewis Baltz étant très nette. Le début de cette évolution fut sans doute marqué par l’invitation Down Under de John Szarkowski par David Moore. Cette «  migration »  a produit des œuvres particulièrement remarquables : le plus impressionant étant sans doute le travail de Tracey Moffatt, visiblement inspirée à ses débuts par Cindy Sherman (la série Something more, 1989), comme l’indiquait Palmer.

À partir des années 1990, avec l’impact de la globalisation, les artistes australiens se sont orientés vers le postcolonialisme. Sexy and dangerous (1996) de Brook Andrew en est un exemple troublant. Dans la même veine, le thème de l’archive était omniprésent, comme dans les images de Charles Kerry par exemple. Ces sujets réapparaissent dans l’art contemporain, tel que chez Bindi Cole, qui offre une réflexion sur les autochtones blancs (dans sa série Not Really Aboriginal, 2008) et de Rosemary Laing, qui a fait des images fort troublantes sur l’immigration clandestine en Australie (Welcome to Australia, 2004). David Campany a précisé que certaines des images projetées, telles que celles de Kenneth Pleban, lui rappelaient ce qu’il a désigné comme ‘late photography’ [photographie tardive]. Il a également fait remarquer que les couleurs de certaines photographies australiennes sont si vives et lumineuses qu’elles en deviennent criardes. C’est comme si ces images reflétaient un espace qui, malgré tout, a su préserver ce brin de romantisme qui se perd rapidement dans les sociétés européennes et nord-américaines.

 

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