Jusqu’au 12 juin 2011 se tenait à Barcelone – à La Virreina Centre de la Imatge – une exposition absolument fascinante sur l’année 1979. Elle fut le fruit de longues années de recherche de la part de Carles Guerra, directeur du centre, qui en était le commissaire. Ci-après, je vous en donne un compte rendu, qui tourne autour de la figure de l’ellipse. Tout en étant une forme abstraite, elle se laisse retrouver dans la figuration, dans la réalité quotidienne qui nous entoure, tel que le démontrent plusieurs images dans l’exposition.
There is a crack in everything. That’s how the light gets in.
Leonard Cohen, “Anthem”
Un des artistes-clés de l’exposition était Philippe Van Snick (°1946, vit et travaille à Bruxelles). Comme bon nombre de ses contemporains, le sens de l’œuvre de Van Snick – qui s’étend du milieu des années 1960 jusqu’à aujourd’hui – ne peut s’appréhender pleinement que lorsqu’on l’envisage comme un « montage étendu ». Ce concept de montage étendu est une formule inventée par Allan Sekula – également présent dans l’exposition – pour définir sa propre pratique artistique. Il signifie qu’absolument tous les documents, images et objets constituant son œuvre sont toujours étroitement liés les uns aux autres. Dans cette relation dynamique entre les divers composants du travail, les significations se déplacent sans cesse et se métamorphosent : ils se développent en se transformant.
Van Snick a dit sa fascination pour « l’instabilité du matériau ». Il représente cette instabilité au moyen des formes les plus élémentaires, lesquelles ont souvent une fonction rituelle dans différentes cultures. L’ellipse en est un bon exemple. En tant que figure mathématique pourvue de deux foyers, l’ellipse lui permet de rendre visible le thème récurrent de la dualité, des pôles physiques qui ne cessent de s’attirer et de se repousser l’un l’autre « comme un champ magnétique ».
Dans la même veine, le motif de l’éclipse solaire partielle apparaît de manière récurrente à travers son œuvre. Dans la conception des trois stores qu’il a réalisés spatialement avec de l’acrylique noire sur une voile orange, la forme de l’ellipse – ou est-ce un fragment d’éclipse? – est plus importante que la voile. Ceci devrait bien faire sentir au spectateur combien les phénomènes naturels excèdent toujours notre propre perception physique. L’exposition 1979, Un monument aux instants radicaux, joue activement sur ces aspects troublants de notre perception de la réalité. Elle permet de voir des formes abstraites, elliptiques dans des photos d’événements quotidiens: telles que dans l’espace que laisse ouvert le voile des femme iraniennes au niveau de leurs yeux dans les photos de Sergio, ou les bras levés des protestants de la Plaça Catalunya sur les images d’Europa Press.
Bien que Philippe Van Snick ait toujours utilisé simultanément des médiums artistiques très variés, la photographie a constitué un outil privilégié pour sa capacité à révéler le caractère éphémère et instable de la matière et des lieux. L’exposition de Barcelone nous révèle une même sensibilité pour l’image photographique chez beaucoup d’autres artistes, y inclus Peter Weiss, auteur-fétiche du roman Esthétique de la résistance (écrit entre 1975 et 1981), duquel une large sélection d’archive était présentée.
Au cours des années 1970, Philippe Van Snick a photographié les façades et les intérieurs abandonnés de plusieurs maisons bruxelloises qui n’avaient pas été rénovées après la seconde Guerre Mondiale ou qui avaient fort souffert de l’exode urbain d’après-guerre vers la périphérie. Il dirigea son appareil vers les carreaux explosés ou vers les fines couches de plâtre peint prêtes à se détacher des plafonds. Il intitula plusieurs de ces travaux photographiques Éclats, cette notion impliquant une référence au vandalisme qui avait eu lieu.
Éclats se réfère aussi à sa fascination (signalée plus haut) pour les phénomènes naturels, et notamment pour la réflexion de la lumière sur différentes surfaces. Ces réflexions témoignent de moments de transformation dynamiques donnant lieu à une certaine forme d’impact. Il transforma également ses observations photographiques de la réalité quotidienne en objets d’art au moyen de divers matériaux, tels que du carton, des morceaux transparents de papier cellophane placés entre les deux plaques de verre, des diapositives, des débris de verre placés sur du papier coloré et du Plexiglas. Ils furent ensuite photographiés et présentés au public, soit sous leur forme physique, soit comme impression ou projection.
Machine à couleurs (1979) est une œuvre clé ; elle a permis à Van Snick de fixer une fois pour toute la charte de couleurs qu’il continuerait d’employer. De légères variations au départ de dix couleurs, utilisées en d’infinies combinaisons interchangeables, apportèrent par la suite une richesse supplémentaire à son projet. La cohérence conceptuelle de ce choix trouve une illustration dans la série des Monochromes déstabilisés, dans laquelle dix peintures monochromes sont coupées en morceaux et accrochés de manière à donner l’impression que ces fragments ont été projetés dans toute la salle.
Le film 16 mm de Patricia Dauder, intitulé 5 mars 1979 (2010), opérait de la même façon, à la fois au niveau de l’art figuratif et de l’art abstrait. Son œuvre évoque un phénomène connu pendant de longues années comme une observation d’OVNI aux environs des Iles Canaries. Il s’avérait que la lueur étrange avait simplement été causée par le lancement de deux missiles, provenant d’un sous-marin américain.
La forme de l’ellipse réapparaît sur les images des têtes chauves des patients mentaux et dans les silhouettes des animaux sur le point d’être abattus pour être mangés, tel que le montrent les images très troublantes des hôpitaux mentaux et des scènes d’abattoirs à Barcelone pendant les années soixante-dix. On reconnait la figure de l’ellipse également dans les bérets des révolutionnaires du Nicaragua.
Contrairement à l’année iconique 1989, 1979 n’est pas commémorée comme une année révolutionnaire. Pourtant, elle l’a été, comme le démontre clairement cette exposition. De plus, les révolutions au Nicaragua et plus particulièrement en Iran semblent avoir gagné en actualité aujourd’hui, non seulement pour comprendre ce qui se passe en ce moment mais aussi pour voir la fragilité de ces mouvements. La révolution, il faut la faire tous les jours. Elle ne se laisse pas poétiser par l’enfermement dans un emballage, pour y étouffer – tel que l’avait fait Joseph Beuys avec un numéro de Lotta Continua.
À La Virreina, le ‘projet artistique dynamique’ de Van Snick, ainsi qu’il l’appelle, s’insérait parfaitement dans une conception radicale plus large d’une exposition qui propose un projet universel dynamique – évoluant d’un point à l’autre, par la voie d’une courbe, sans arrêt, comme un éternel retour. Dans l’esprit de l’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, 1979, Un monument aux instants radicaux imaginait pour nous un monde de solidarité à l’aide de petits fragments, de variations de couleur, de fissures et de plis.
Pour voir l’œuvre de Patricia Dauder, commentée ci-dessus, consultez ce lien: