French Theory. Réception dans les arts visuels aux États-Unis entre 1965 et 1995

Sylvère Lotringer, 11 mai 2011, Bozar, Bruxelles. Copyright Yoann Van Parys et SIC.

Du 11 au 14 mai 2011, un colloque international a eu lieu au Wiels et au Bozar à Bruxelles. Il était organisé par (SIC), sous la responsabilité de Anaël Lejeune (F.R.S.-F.N.R.S. – UCLouvain, Louvain-la-Neuve), Olivier Mignon (UCLouvain, Louvain-la-Neuve) et Raphaël Pirenne (F.R.S.-F.N.R.S. – UCLouvain, Louvain-la-Neuve), en collaboration avec le Centre de Recherche en Théorie des Arts (CeRTA – UCLouvain) et le Lieven Gevaert Centre (LGC, KULeuven – UCLouvain). L’enjeu majeur était l’étude de la réception de cette « pensée française » dans le domaine des arts visuels américains à partir de 1965 et jusqu’en 1995.

 

Nombreux sont les artistes américains, actifs dans la seconde moitié du XXe siècle, à avoir nourri leur réflexion et leur pratique des apports de la philosophie, des études littéraires et des sciences sociales. À cet égard, un certain nombre d’auteurs français ont bénéficié très tôt d’un intérêt soutenu. Parmi ceux-ci, on retrouve des figures majeures comme Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze. Autant de penseurs dont les écrits en sont venus à constituer le corpus de ce que l’on désigne désormais sous l’appellation de French Theory. La fortune de cette pensée française dans les milieux universitaires américains à partir du milieu des années 1970 et de ses premiers usages académiques – contribuant notamment à l’émergence des Cultural Studies – a fait l’objet de plusieurs études, dont l’important ouvrage consacré à cette question par François Cusset en 2003.

La réception de cette pensée dans le domaine plus spécifique des arts visuels n’a encore fait l’objet de recherches systématiques que très rarement, et de manière relativement dispersée. Citons à cet égard certains travaux de Sylvère Lotringer, envisageant les pratiques artistiques postérieures au milieu des années 1970, et de Sande Cohen. Il reste cependant avéré qu’à la faveur de premières traductions, de colloques, de voyages ou de la présence elle-même sur le territoire de l’un ou l’autre auteur, certains artistes purent avoir progressivement accès à divers textes de ce corpus dès la seconde moitié des années 1960.

La perspective de ce colloque était donc l’étude de la réception de cette «pensée française» dans le domaine des arts visuels à partir de 1965 et jusqu’en 1995, veille d’un mouvement d’évaluation critique de l’influence de ces auteurs sur la pensée intellectuelle américaine, initiée entre autres par la désormais fameuse «affaire Sokal».

Afin de cerner cet épisode, trois problématiques ou axes de réflexion étaient avancés, sans caractère d’exhaustivité:

– Un premier axe de recherche concernait les relais dans la diffusion de la pensée de ces auteurs français. Il s’agissait ainsi de relever les biais et événements par lesquels s’est historiquement opérée la diffusion de leurs écrits auprès des artistes, de circonscrire d’éventuelles phases successives de diffusion des auteurs sur le continent américain (selon un premier examen devant être réévalué ou nuancé à l’occasion du colloque: Lévi-Strauss, Barthes; Foucault, Lacan, Bourdieu et Lyotard; Baudrillard, Deleuze et Derrida), ou encore de cerner le rôle de relais qu’ont pu potentiellement jouer certains artistes et certaines revues en Angleterre.

– Un second axe concernait la réception de cette pensée française. Plusieurs intervenants cherchaient à mettre au jour la compréhension que certains artistes pionniers pouvaient posséder du structuralisme dans la seconde moitié des années 1960, ou à cerner chronologiquement le moment d’une véritable réception. Ils s’intéressaient également aux éléments ou conditions culturelles, intellectuelles et éventuellement politiques qui ont pu, au cours de ces trois décennies, contribuer à la formation d’un contexte propice à la réception de cette pensée, ou ceux qui, au contraire, ont pu en entraver la réception et l’assimilation. En outre, ils portaient attention aux sélections opérées par les artistes dans les textes, les concepts et les thèses de ces différents auteurs, et, partant, aux transformations qu’ils ont de la sorte fait subir à leur pensée.

– Un troisième axe s’intéressait enfin à l’application ou la mise en pratique des leçons ou acquis de la pensée de ces différents auteurs par les artistes d’une part et leurs commentateurs d’autre part. À partir d’un certain nombre d’études de cas couvrant l’ensemble de ces trois décennies, il s’agissait de mettre au jour les bénéfices tirés et les changements subis par les pratiques visuelles au contact de cette French Theory. Par ailleurs, d’un point de vue historiographique, la pertinence des outils d’analyse que cette pensée a pu fournir aux critiques et aux historiens de l’art eux-mêmes pour l’étude de ces pratiques était également évaluée.

La conférence inaugurale du colloque a été donnée par Sylvère Lotringer. Cette conférence est le témoin et le résultat d’une véritable rencontre avec l’histoire. Lotringer a fasciné son public en rappelant son arrivée à SoHo au début des années 1970, où se retrouvaient les intellectuels et artistes dans des entrepôts abordables. A l’époque, c’était une petite communauté d’environs 200 personnes, dans laquelle tout le monde se connaissait. Lotringer a non seulement contribué activement à l’introduction de la French Theory sur la scène artistique New Yorkaise, mais il a également été un témoin privilégié de sa ‘transmutation’ -telle qu’il l’a dénommée- dans la sphère artistique. Une fois arrivée aux États-Unis, la théorie française n’était plus française à proprement parler. Elle était à l’origine de la genèse de quelque chose d’autre, en fournissant notamment des idées aux artistes. Ils les assimilaient, comme s’ils utilisaient une boîte-à-outils, et en faisaient de l’art. C’est un mécanisme qui, dans le meilleur des cas, ne fonctionne pas de manière littérale. Coller une théorie sur une pratique, c’est comme appliquer une vignette de marque sur un vêtement. Les meilleures œuvres sont celles qui ne font pas référence directement à une théorie quelconque : la théorie émane elle-même de l’œuvre, sans nécessiter une référence. Lotringer a accordé cependant que l’intérêt des artistes pour la théorie française leur donnait une garantie de prestige. Il employa à cette fin la métaphore du ‘fauteuil rouge’ vide: il y avait une place à prendre dans le cœur des artistes américains et les philosophes français y défilaient en alternance. En somme, l’art américain et la théorie française étaient deux mondes qui se sont rencontrés à un certain moment de l’histoire, dans un endroit bien précis, et qui se sont renforcés mutuellement à travers les maints passages qui ont ponctué leurs échanges.

La publication bilingue (français/anglais) des actes du colloque est prévue pour 2012.

Pour plus de renseignements, veuillez contacter Anaël Lejeune, Olivier Mignon, Raphaël Pirenne via info@sicsic.be.

Le programme complet peut être téléchargé via ce lien:

French Theory

Bibliographie:

S. Cohen, History Out of Joint: Essays on the Use and Abuse of History (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2006).

F. Cusset, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis (Paris: La Découverte, 2003).

S. Lotringer, French Theory in America (New York: Routledge, 2001).

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