Je voudrais dans ces quelques lignes présenter le travail de l’artiste bruxelloise Els Opsomer. Elle est connue pour ses photographies, devenues au cours des années un fonds d’archives visuelles en constant développement. Elle a réalisé des diaporamas de ces images, ou encore des lettres-vidéos sous la forme de « iMovies » (du nom d’un célèbre logiciel de montage vidéo). Dans l’œuvre que j’envisagerai ici, intitulée Building stories: Love Suffering Mechanical Disorder (2008), elle utilise le format du film 16mm.
Building stories se présente au public sous la forme d’un diptyque, à savoir une double projection continue de deux films, tous deux devant être vus en conjonction ou en interrelation l’un avec l’autre. Ce sont deux films de voyage à travers l’héritage monumental de l’architecture moderne. Le premier, Building Stories #1, questionne le destin de l’Atatürk Kültür Merkezi (AKM), l’opéra d’Istanbul, qui symbolisa autrefois l’utopie d’une Turquie moderne et qui fut un moment menacé de démolition. Building Stories #2 explore quant à lui l’héritage de Bruxelles le long de la jonction Nord-Sud, de type moderniste.
Lorsqu’on regarde les projections, quelques éléments attirent immédiatement l’attention : la partie consacrée à Bruxelles semble bouger d’une manière linéaire, plus directe, tandis que celle consacrée à Istanbul se révèle plus circulaire. Cela offre un contraste de rendu intéressant, renforcé par l’usage que fait Opsomer d’une technologie démodée (le film 16 mm), inhabituelle à l’ère actuelle du post-média. Un effet secondaire du choix d’un vieux médium, c’est que les bâtiments et constructions filmés paraissent eux-mêmes vieux. De cette manière, Els Opsomer a adapté sa propre perception filmique à l’objet perçu, accentuant ainsi la cohérence de son œuvre. Du fait de la très légère distorsion des images et de l’effet granuleux du film, c’est comme si ces bâtiments étaient filmés au passé, lorsqu’il possédaient encore leur pleine gloire mythique et utopique.
Les deux projections font alterner les images de bâtiments avec des représentations de fleurs printanières. Ainsi s’insinue dans l’œuvre la métaphore de l’architecture vieille/usée et de la nature jeune/fraîche. Ces fleurs apparaissent en tant que pause/intervalle dans le parcours filmique. Elles représentent un moment de paix après l’obscurité, une respiration, un silence, au sens musical du terme (un moment absolu de beauté intacte). Mais elles constituent aussi un moment de contraste et, éventuellement, de fuite hors de la complexité du contexte urbain. Les fleurs sont l’architecture de la nature elle-même, et se renouvellent sans cesse d’elles-mêmes.
Le film consacré à Istanbul s’ouvre sur des images de fleurs baignées de lumière et d’un livre que l’on feuillette, apparemment un livre dans lequel est représenté l’AKM. Ces scènes d’ouverture, en conjonction avec l’aspect « amateur » de l’usage du 16mm, la décoloration, le clignotement blanc et l’apparence granuleuse des images, appuie la promesse d’une narration (filmique). Les plans floraux – qui pourraient être les plans d’ouverture d’un film tragique japonais des années 1950 – évoque tout particulièrement une impression poético-critique du temps perdu, suggérant que ce qui est montré à l’écran appartient déjà au domaine de la mémoire. Après cela, la caméra semble « voler » à travers le bâtiment, rendant sa beauté tangible, révélant ses magnifiques choix décoratifs, telle cette rangée d’ampoules qui, de toute évidence, précède de longtemps le travail de Felix Gonzalez-Torres. Il y a un sentiment de transit-sphère qui l’accompagne, le sentiment non pas d’une appartenance, mais d’un désir d’appartenir, d’être submergé et embrassé par leur beauté stupéfiante. L’émotion qui en émane relève d’une onde, d’une vibration peut-être. À l’époque de sa construction, l’opéra AKM d’Istanbul était une icône de l’avenir prospère et laïque de la Turquie. L’histoire a montré que des bâtiments modernes ont été abattus, afin de faire place à de nouveaux, pas toujours aussi beaux que les précédents. Ceci présente un contraste très vif avec les fleurs, universelles et qui témoignent toujours de la même beauté, à chaque printemps sans exception.
Dans le film consacré à Bruxelles, des trains pareils à des jouets Märklin semblent se faire avaler par la section souterraine de l’axe ferroviaire Nord-Midi – où l’on peut sentir « battre le pouls de Bruxelles ». D’une telle perspective, la ville devient une entité organique propre – un Moloch, une Dystopie – à laquelle semble sacrifiée l’autonomie et le bien-être individuel d’habitants aliénés, semblables à des fourmis. La jonction Nord-Midi apparaît comme une sévère balafre, une longue ligne saugrenue, approchée cependant par Els Opsomer avec délicatesse et amour. Aussi peu séduisante esthétiquement que puisse être une cicatrice sur le corps d’une ville, l’artiste semble l’accepter avec conviction, jamais aveuglée, toujours consciente, alerte et réfléchie quant à son sujet.
Els Opsomer a formulé l’énoncé percutant selon lequel Bruxelles est marqué par son statut particulier d’éternel second choix. Les étrangers se retrouvant à Bruxelles prévoyaient souvent de s’installer dans d’autres villes internationales, ou du moins le désiraient. Les jeunes belges s’installant d’eux-mêmes dans la capitale après avoir grandi dans de petites villes ou dans la campagne urbanisée, la considèrent comme le seul endroit du pays à mériter le nom de ville, mais ils sont toujours conscients qu’il s’agit là d’un concept relatif lorsqu’on la compare aux villes dominantes qui n’en sont éloignées que d’une heure ou deux en train.
Pourtant, avec tous ses idéaux perdus et ses illusions brisées stagnant à la surface, la Bruxelles qui fut détruit par et dans son passé peut – grâce à la sagesse du film d’Els Opsomer présent à nos esprits – devenir le reflet d’une société future : un lieu pour l’inspiration, l’incrédulité, la surprise, l’espoir et, qui sait, la survie. Bruxelles pourrait devenir cette ville qui répondrait à « un amour souffrant de troubles mécaniques » par un amour qui se renouvelle de lui-même, encore et encore. Nulle part en Europe ne sont parlées, entendues, entremêlées autant de langues qu’à Bruxelles. Ainsi, la verticalité de la Bruxelles d’Els Opsomer est une référence iconographique directe à la Tour de Babel, une allégorie visuelle puissante dans l’histoire de l’art depuis le Moyen-Âge. Bien sûr elle s’est effondrée, comme on le sait, et ainsi le feront certains des bâtiments que l’artiste met en valeur pour nous dans Building Stories. Cependant, par son aspect onirique, et particulièrement le passage à travers le tunnel de la jonction Nord-Midi, l’œuvre devient méditative et permet un moment de reconnexion avec l’environnement urbain.
Cette confrontation duelle de Bruxelles et Istanbul montre comment la modernité a pu porter l’idéal d’un monde globalisé avant la lettre. Cette modernité a été partagée par de nombreuses personnes dans divers lieux tout autour du globe, pour finalement être brisée et réduite en pièces, tandis que la société globale se développait de manière extraordinaire, avant d’entrer dans une crise généralisée. En racontant une « histoire triste à propos d’un bâtiment heureux », Building Stories parle des gens qui errent comme des fantômes dans un autre fantôme. En parlant de bâtiments d’une manière organique, et en leur donnant âme et mémoire, Els Opsomer questionne aussi le destin des êtres humains dans des zones de conflit ou de guerre, sans pour autant les montrer de manière littérale. Plus fort encore, les bâtiments présentés, destinés à souffrir et à subir leur destin infâmant, sont les doubles du terrible destin que connaissent tant d’êtres humains fragiles, pas seulement dans les régions les plus pauvres du monde mais potentiellement partout.
Aucune ville, et certainement pas Bruxelles ou Istanbul, n’est à l’abri de la menace du terrorisme globalisé. Même si les humains préservent les bâtiments, comme l’AKM, une bombe terroriste suffit de toute façon à les réduire en cendres, eux et les personnes qui s’y trouvent à ce moment-là. La partie consacrée à Bruxelles, en particulier, donne le sentiment d’observer un terroriste qui tient une caméra afin de trouver le lieu idéal pour une attaque. L’anxiété du bâtiment devient celle de l’individu, et cela vaut aussi pour les bâtiments qui ne sont pas présentés, tels que le Centre de tri postal de Bruxelles, près de la gare du Midi, pour lequel cette œuvre avait été conçue à l’origine, dans le cadre de la Biennale de Bruxelles en 2008. Els Opsomer exprime ainsi son engagement politique à travers des allégories poétiques. Cette méthode de travail décuple son engagement. On se sent forcé à regarder, regarder à nouveau, et re-regarder encore, comme si l’on était devenu engourdi et en quelque sorte dépendant de ce que l’on voit : c’est comme si, à l’encontre de la pulsion de mort, on était en train de regarder ces bâtiments, maintenant documentés à jamais pour le futur, comme ayant incontestablement existé en quelque lieu et moment dans le temps.
Une partie de Building Stories peut être consultée en ligne via:
Version anglaise:
In this article, I would like to present the artistic work of Brussels based artist Els Opsomer. She is well-known for her photographs that, throughout the years, have come to construct her ongoing image archive. She has composed slide-projections from these images, or has made video letters from them, in the form of I_movies. In the work I discuss here, entitled Building stories: Love Suffering Mechanical Disorder (2008), she uses the 16 mm film format.
Building stories is presented to the public in the form of a diptych, as there is a continuous double projection of two films and both need to be seen in conjunction or interrelation to one another. Both are filmic travelogues through the monumental legacy of modern architecture. The first film, Building Stories #1, questions the fate of Atatürk Kültür Merkezi (AKM), the opera house in Istanbul, which once symbolized the utopia of a Modern Turkey and was for a while in danger of being demolished. Building Stories #2 investigates the architectural heritage of Brussels along the modernistic North-South junction.
When watching the projections, a few striking elements catch the eye right away: the Brussels part seems to move in a linear, more straightforward way, the Istanbul part comes out more circularly. This offers an interesting contrast of impression, strengthened by Opsomer’s use of an old-fashioned technology (16 mm film), which is uncommon in today’s post-medial age. A side effect of the choice for an old medium is that it somehow makes the filmed buildings and constructions themselves look old. In this way, Els Opsomer has adapted her own filmic perception to the object of perception, thus increasing the coherence of her artwork. Because of the slightly distorted images and the grainy effect of the film, it is as if these buildings were filmed in the past, when they still possessed their full, mythical and utopian glory.
Both projections alternate images of buildings with depictions of flowers in spring time. Thus enters into the work the metaphor of old/worn out architecture and young/fresh nature. These flowers come out as a pause/interval in the filmic journey. They are a moment of peace after darkness, a respiration, a silence, in the musical definition of the term (an absolute moment of unspoilt beauty). But also are they a moment of contrast and, possibly, escape from the complexity of the urban context. Flowers are the architecture of nature itself, and are always renewing themselves.
The Istanbul film opens with footage of sun-drenched blossoms and of a leafed-trough book, apparently one in which the AKM is depicted. These opening scenes, together with the ‘amateurish’ use of obsolete 16mm film, the discolouration, the white flickering and the gritty appearance of the images, emphasise the promise of a (filmic) narrative. Especially the blossom shots – which could be opening shots for a Japanese tragic film from the 1950’s – evoke a poetico-critical impression of past time (temps perdu), suggesting that what is shown on film already belongs to the realm of memory. After that, the camera seems to ‘fly’ through the building, making its beauty tangible, displaying its magnificent decorative choices, such as a row of bulb lights that obviously long predate the work of Felix Gonzalez-Torres. There is a feeling of a transit-sphere that comes with it, of not belonging but longing to belong, to be overwhelmed and embraced by its breath-taking beauty. The emotion that arises, is a kind of vibe, a vibration perhaps. The AKM-opera house in Istanbul at the time of its construction was an icon of Turkey’s prosperous secular future. History has shown that modern buildings have been torn down, making place for new ones, not always as beautiful as the previous one. This offers as sharp contrast to flowers, which are universal and always testify to the same beauty, every spring season again.
In the film about Brussels, Märklin size trains appear to be swallowed into the underground section of the North-South railway axis – ‘that beating pulse of Brussels’. From such a perspective the city becomes an organic entity of its own – a [Moloch], a Dystopia – to which the autonomy and individual well being of the alienated ant-like inhabitants seems sacrificed. The north-south junction comes out as a rugged scar, a long whimsical line, which Els Opsomer nevertheless approaches with delicacy and with love. However aesthetically unattractive a scar might be on the city’s body, the artist seems to accept it with conviction, never blinded but always conscious, alert and reflective about it.
Els Opsomer has articulated the striking statement that Brussels is marked by its peculiar status as always being the second-best choice only. Foreign people ending up in Brussels usually first had other international city plans in mind, or at least longed for it. Young Belgians who install themselves in the country’s capital after having grown up in small towns or on the urbanised countryside, consider it the only place in the country worth calling a city, but they are well aware that this is a relative concept when compared to the dominant cities that are only one or two hours away by train.
Still, with all its lost ideals and shattered illusions lying right on the surface, the Brussels that was destroyed by and in its past, might – thanks to the wisdom inflicted by Els Opsomer’s film in our minds – become a mirror reflection for a future society: a place for inspiration, disbelief, surprise, hope and, who knows, survival. It might become a Brussels countering ‘love suffering mechanical disorder’ by love renewing itself, again and again. Nowhere in Europe so many languages are spoken, heard and intermingled as in Brussels. Thus, the verticality of Els Opsomer’s Brussels is a straightforward iconographic reference to the Tower of Babel, a powerful visual allegory in the history of art since the middle ages. It collapsed, of course, as we know, and so will some of the buildings the artist is quietly putting on display for us in Building Stories. Yet, in its dreamlike aspect, especially the passage through the north-south junction tunnel, the work becomes meditative and allows for a moment of reconnection with the urban environment.
This dual confrontation of Brussels and Istanbul demonstrates how modernity was a globalist ideal avant-la-lettre. It was shared by many people in various places throughout the globe, only to be shattered and broken to pieces as globalist society overwhelmingly increased before entering general crisis. In telling a ‘sad story about a happy building’, Building Stories speaks about people wandering like ghosts through another ghost. By talking about buildings in an organic way, and by giving them a soul and a memory, Els Opsomer also addresses the fate of human beings in conflict or war zones, without showing them literally. Stronger even, the buildings on display, destined to suffer and undergo their inglorious fate, are stand-ins for the terrible fate of so many fragile human beings not only in these afflicted regions but potentially everywhere.
No city, and certainly not Brussels or Istanbul, is free from the threat of globalised terrorism. Even if humans save buildings, like the AKM, one terrorist bomb suffices to shatter them, and the people in there at that moment, to ashes anyhow. Especially the Brussels part offers the feeling of looking at a terrorist person holding a camera in order to find the optimal spot for a terrorist attack. The anxiety of the building becomes the anxiety of the individual, and this also counts for buildings that are not on display, such as the Brussels Postsorteercentrum, by the Midi railway station, for which this work was first conceived within the framework of the 2008 Brussels Biennial. Els Opsomer thus expresses her political engagement through poetical allegories. This working method makes her engagement all the more powerful. One feels forced to look, look again and re-look, as if one has become numb and somehow addicted to what one sees: it is as if one is seeing against the death drive to buildings that are now forever documented for the future as unmistakably having existed at some place and point in time.
A part of Building Stories can be consulted online via: