Au mois de juillet 2011 paraîtra le prochain volume de la Lieven Gevaert Series, intitulé Shifting Places: Peter Downsbrough, the Photographs. Alexander Streitberger, son auteur et codirecteur du Lieven Gevaert Centre, nous offre dans cet article un extrait de son texte en avant-première, traduit pour l’occasion en français.
« Lorsqu’à la question des rapports entre photographie et film dans son œuvre, Downsbrough répond qu’ils « se complètent l’un l’autre »[1], on peut en déduire que le livre fonctionne comme une sorte de champ d’expérimentation où les deux médiums se rencontrent afin de constituer un espace d’interaction et de réflexion mutuelle. Les récents débats théoriques au sujet de la spécificité du médium et du concept moderniste d’œuvre d’art comme entité physiquement et formellement autonome ont donné lieu à des considérations sur le médium comme pratique sociale, comme notion historique ou encore comme projection de conventions. Dans un tel contexte, l’idée d’une pureté du médium est devenue obsolète car, ainsi que l’a avancé David Green, « non seulement un médium est défini par des perceptions de ce qu’il “est”, lesquelles sont variables et relatives sur le plan historique, mais les perceptions des différences entre un médium et un autre peuvent s’avérer au final plus importantes »[2].
En ce qui concerne Downsbrough, le terme « complémentaire » semble être le plus adapté pour discuter de la relation entre photographies, films et livres, car tous les trois sont conçus à la fois comme des œuvres spécifiques dotées de qualités particulières et comme des médiums qui interagissent et se reflètent entre eux.
La plupart du temps, les films sont directement liés aux livres, aussi bien du point de vue de la forme que du contenu ou du contexte de production. Le livre EN PLACE et le film PASS-ING ] ont tous deux été réalisés en 2002 à l’occasion de l’exposition solo de Downsbrough à l’Aquarium, l’espace d’exposition de l’Ecole des Beaux-arts de Valenciennes. Le film ]AND HERE (2007) et le livre WITH] IN- PLACE (2008) ont été produits et publiés par la Faversham Society, une organisation bénévole qui protège et promeut l’héritage de la ville marchande de Faversham et de ses environs, dans le comté de Kent. Dans les deux projets, les photographies des livres étaient prises en partie (WITH] IN- PLACE) ou en totalité (EN PLACE) dans les mêmes lieux, respectivement le Kent et Valenciennes. De plus, les deux médias se répondent l’un l’autre sur un plan formel, mimant des aspects stylistiques et structurels de l’autre médium. Ainsi l’arrangement séquentiel des photographies dans le livre imite les travellings et champs-contrechamps des films, tandis que, dans les films, la superposition des mots et le montage rapide de plans apparemment statiques nous rappellent certaines caractéristiques du livre (les relations texte-image, le fait de tourner les pages). Russel Ferguson remarque à propos des vidéos de Downsbrough : « Si une bonne part du travail de Downsbrough traite de l’espace entre deux lignes parallèles, ses vidéos suggèrent qu’il peut aussi traiter de l’espace entre ce qui est représenté et ce qui est remémoré »[3]. Lorsqu’il met l’accent sur l’espace mémoriel qui contient autant le temps historique que personnel, Ferguson garde à l’esprit OCCUPIED, un film réalisé par Downsbrough dans la Cité Administrative de Bruxelles, entièrement désertée. Conçu autour des années 1990, mais réalisé seulement dix ans plus tard, OCCUPIED évoque la même atmosphère que le livre, mystérieuse, presque troublante. La caméra scrute le lieu en de longs et lents panoramiques extérieurs, passant brutalement à une série de plans de courte durée. L’effet de diaporama ainsi obtenu donne au film un caractère photographique. Il nous semble à nouveau qu’on assiste à l’exploration d’une scène de crime et, à nouveau, c’est le lieu en lui-même et les moyens de l’explorer qui constituent le sujet du film. Prononcés par une femme, un homme et un enfant, les mots de la voix off font référence à l’espace (« HERE », « THERE »), au temps (« TEMPS ») et au médium employé (« PLATEAU », « CADRE »), tous étant connectés par des conjonctions telles que « AND » et « AS ».
OCCUPIED est le premier des nombreux films réalisés par Downsbrough au cours de la première décennie du 21ème siècle. Si le temps et l’espace restent les sujets essentiels dans les deux périodes du travail filmique de Downsbrough, ses films récents contrastent à plusieurs égards avec ceux des années 1970 et 1980. La « tendance de la figure humaine à disparaître »[4] et le « calme élégant »[5] des derniers films tirent leur origine de deux changements décisifs, tous deux liés à la photographie. Le premier concerne les motifs des films. Alors qu’un grand nombre des premières photographies ont été prises dans des grandes villes et capturent également, de ce fait, la vie urbaine, on peut observer un intérêt croissant pour les sites désertés depuis le début des années 1990. Dix ans avant la réalisation d’OCCUPIED, en 1990, Downsbrough avait pris une série de clichés de la Cité Administrative de Bruxelles qui annoncent manifestement l’aspect esthétique des plans du film à venir. En regardant ces photographies avant le film, on se demande si certains des plans peuvent avoir été pris à partir des photographies. Downsborough confirme cette relation réciproque du photographique et du filmique, lorsqu’il dit au sujet du site : « quand je l’ai vu, je me suis dit que c’était un plateau de cinéma »[6]. En réalité, les photographies de la Cité Administrative avaient déjà été prises dans la perspective d’un film à venir, comme une sorte de storyboard. En ce sens, ce sont des photographies de plateau, des plans statiques, de la même manière que certains plans du film sont des photographies en mouvement. »
[1] Marie-Thérèse Champesme, Notes. Conversation with Peter Downsbrough, Bruxelles, Facteur Humain, 2006, p. 63.
[2] David Green, « The Visibility of Time », dans Susanne Gaensheimer (éd.), David Claerbout, cat. expo., Lenbachhaus München, Cologne, Walther König, 2004, p. 21.
[3] Russell Ferguson, « Now and Then », dans Peter Downsbrough. Position, cat. expo., Bruxelles, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 2003, p. 114.
[4] Michel Gauthier, « The Manifacture of Passing », dans Peter Downsbrough. ET/C, cat. expo., Dijon, FRAC Bourgogne, 2005, p. 47.
[5] Russell Ferguson, op. cit., 2003, p. 116.
[6] Conversation avec l’auteur.
Ci-dessous vous trouverez le film de Peter DOWNSBROUGH, SET[ING] 2003, vidéo noir et blanc sonore / video black and white, sound. 4’20 ». Collection Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne. Duplication interdite.
Alexander Streitberger est professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université catholique de Louvain et directeur du Lieven Gevaert Centre for Photography. Ses publications portent sur la relation entre l’image et le langage dans l’art du 20e siècle (Ausdruck – Modell – Diskurs. Sprachreflexion in der Kunst des 20. Jahrhunderts, Berlin : Reimer 2004) et sur la photographie (Photographie moderne – Modernité photographique, (SIC) : Brüssel 2009; Situational Aesthetics. Selected writings by Victor Burgin, introduced and edited by Alexander Streitberger, University Press Leuven : 2009).
Architecte de formation, Peter Downsbrough (né en 1940 à New Brunswick, New Jersey, USA et vivant et travaillant en Belgique) élabore depuis près de quarante ans un questionnement sur l’espace urbain, en une épure minimaliste faite de photographies, de vidéos, et d’interventions dans l’espace public, discrètes mais néanmoins puissantes.
Pour plus de renseignements sur ce livre, voir:
Version anglaise :
« Complements – Photography and film in the work of Peter Downsbrough
When Downsbrough replies to the question about the relationship between photography and film in his work that “photographs and film complement one another”[i] we may deduce that the book serves as a kind of field of experimentation where both media encounter each other in order to set up an area of interaction and mutual reflection. Recent theoretical debates on medium specificity and the modernist concept of the artwork as physically and formally autonomous entity have given place to considerations of the medium as a social practice, as a historical notion, or as a projection of convention. Against this background the idea of the purity of a medium becomes obsolete because, as David Green puts it, “not only is a medium defined by historically relative and shifting perceptions of what it ‘is’, the perceptions of the differences between one medium and another may ultimately prove most important.”[ii]
With reference to Downsbrough, the term ‘complementary’ seems to be the most appropriate way to discuss the relationship between photographs, films and books: for all of them are conceived both as specific artworks with particular qualities and as interacting media that mutually reflect each other.
In many cases the films are directly related to the books as much on a formal level as in respect of the contents and the context of production. The book EN PLACE and the film PASS-ING ] have both been realized in 2002 on the occasion of Downsbrough’s solo exhibition at the Aquarium, the exhibition space at the Ecole des Beaux-arts de Valenciennes. The film ]AND HERE (2007) and the book WITH] IN- PLACE (2008) are produced and published by the Faversham Society, a voluntary organization which protects and promotes the heritage of the market town of Faversham and its surrounding area in Kent. In both projects the photographs of the books were taken partially (WITH] IN- PLACE) or completely (EN PLACE) at the same locations, respectively in Kent or in Valenciennes. Further both media respond to each other, on a formal level, by mimicking stylistic and structural aspects of the other medium. Thus the sequential arrangement of the photographs in the books imitates the tracking shots, following shots and shot/reverse shots of the films, while in the films the superposition of words and the fast cutting of seemly motionless shots remind us of some characteristics of the book (image-text-relations, turning pages).
Russell Ferguson’s remarks on Downsbrough’s videos: “If much of Downsbrough’s work deals with the space between two parallel lines, his videos suggest that it can also deal with the space between the depicted and the remembered.”[iii] Stressing the remembered space that contains both historical and personal time Ferguson particularly bears in mind OCCUPIED, a film Downsbrough made at the completely deserted Cité Administrative in Brussels. Conceived around 1990, but realized only ten years after, OCCUPIED evokes the same mysterious, almost uncanny atmosphere, as the book. The camera scrutinizes the site in long, slow exterior panning shots, changing suddenly to several consecutive shots of brief duration. The slide show effect thereby obtained gives the film a photographic character. Again we have the impression of witnessing the exploration of a crime scene and again it is the location itself and the means by which it is explored that are the subject of the film. Spoken by a woman, a man and a child the words of the voice-over refer to place (‘HERE’, ‘THERE’), time (‘TIME’) and the used medium (‘SET’, ‘FRAME’), all of them connected by conjunctions such as ‘AND’ and ‘AS’.
OCCUPIED is the first of numerous films Downsbrough made in the first decade of the twenty-first century. While time and place remain the crucial subjects in both periods of Downsbrough’s film work, there are several points in which the recent films contrast with those of the 1970s and 1980s. The “tendency for the human figure to disappear”[iv] and “the elegant calm”[v] of the later films have their roots in two decisive changes both related to photography. The first one concerns the motifs of the films. While a lot of the earlier photographs have been taken in big cities and consequently capture also the life in the urban environment, an increasing interest in deserted sites can be observed since the early 1990. Ten years before the realization of OCCUPIED, in 1990, Downsbrough took a series of photographs at the Cité Administrative in Brussels that evidently prepare the aesthetic character of the film shots. Having seen these photographs before watching the film, one wonders if some of the shots might be taken from photographs. Downsbrough confirms this interrelationship between the photographic and the filmic when he says about the site: “when I saw it I thought this is a film set” (conversation with the author). Actually, the photographs of the Cité Administrative had already been taken in respect of a future film, as a kind of storyboard for it. As such they are photographs of a film set; they are still films as much as some of the shots of the film are moving photographs. »
[i] Marie-Thérèse Champesme, Notes. Conversation with Peter Downsbrough (Brussels: Facteur Humain, 2006, p. 63.
[ii] David Green, ‘The Visibility of Time’, in Susanne Gaensheimer (ed.), David Claerbout, exh. cat., Lenbachhaus München (Köln: Walther König, 2004), p. 21.
[iii] Russell Ferguson, ‘Now and Then’, in Peter Downsbrough. Position, exh. cat. (Brussels: Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 2003), p. 114.
[iv] Michel Gauthier, ‘The Manifacture of Passing’, in Peter Downsbrough. ET/C, exh. cat. (Dijon: FRAC Bourgogne, 2005), p. 47.
[v] Russell Ferguson, 2003, p. 116.