En 2010, Allan Sekula et Noël Burch achevaient The Forgotten Space. Cet essai cinématographique constitue un développement de Fish Story (1989-1995), un projet d’exposition itinérante et de livre, dans lequel Sekula représente la mer comme l’« espace oublié » du capitalisme globalisé du troisième millénaire (1995, p. 50). Dans The Forgotten Space, Sekula démontre comment – dans la société « capsulaire » contemporaine – le conteneur, étant devenu le moyen standardisé de transport de marchandise aujourd’hui, nous confronte à quelques paradoxes.
Censé faciliter et accélérer le transport mondial, le conteneur nous a également plongé dans la non-transparence. Son contenu réserve souvent bien des surprises : des araignées ou autres animaux exotiques débarquent dans les ports Européens. Récemment, on découvrait que quelques conteneurs provenant du Japon et débarqués dans le port de Zeebrugge étaient radioactifs. Et dernièrement, personne n’aurait pu dire d’où provenait la bactérie ultra-mystérieuse, nommée E. colli. Pour Sekula et Burch, le conteneur est la boîte de Pandore qui répand des malheurs dans le monde. Mais leur film nous incite également à croire en la capacité de l’être humain à surmonter les obstacles et à garder l’espoir.
The Forgotten Space est à ce jour la dernière pièce qui se nourrit de près de 40 ans d’une activité discursive prolifique de Sekula, sur et au sein de la photographie. Sekula se concentre sur des « thèmes économiques et sociaux », « du travail jusqu’au chômage, en passant par la scolarisation et le complexe militaro-industriel » (http://cgrimes-news.blogspot.com/2011/02/allan-sekula-to-speak-in-usc-critical.html). Il combine ces réflexions avec des analyses incisives des conventions familiales (principalement) occidentales, auxquelles il inclut sa propre autobiographie. Sekula entend s’exprimer « au moyen de mots et d’images à propos du système autant que de nos vies au sein du système » (1982, p. 147) et dénonce avec énergie les entreprises impérialistes d’après-guerre, en particulier celles des Etats-Unis – son pays d’origine, l’ancien bloc de l’Est et la Chine.
Depuis le début des années 1970, l’ambition de Sekula a été de « prendre la photographie à contre-courant » (1984, ix). John O’Brian affirme que ses écrits ont révélé un intérêt systématique pour les images photographiques, historiques ou contemporaines, qui déploient un récit « reconstitué à partir de ce monde préfabriqué de signes qui enveloppe toute situation particulière » (1997, p. 81). D’après O’Brian, ce récit permet une lecture qui va « à l’encontre des tensions et abstractions inhérentes aux conditions du capitalisme avancé qui ont contribué à la promotion de ce dernier » (1997, p. 81).
La photographie est issue de cet âge de mécanisation qui a vu la terre s’industrialiser et la mer se transformer au point de devenir actuellement un espace d’ignorance et même parfois de rejet. Dans ses écrits et dans son œuvre, Sekula soutient que la photographie est un outil privilégié pour dénoncer les conséquences désastreuses que l’ère industrielle a pu avoir sur la planète. À ses yeux, une image photographique n’est jamais une reproduction neutre de la réalité. Le cliché photographique est toujours immédiatement une énonciation publique, dans un contexte social et politique défini et idéologiquement chargé. Il considère dès lors qu’il est du rôle de la photographie de fonctionner en tant que « pratique sociale, responsable envers le monde et ses problèmes » (http://cgrimes-news.blogspot.com/2011/02/allan-sekula-to-speak-in-usc-critical.html).
Sekula construit sa praxis générale sur les ruines d’une tradition historique de la photographie documentaire mise à l’épreuve par des pratiques relevant de l’art conceptuel, ainsi qu’il l’explique avec lucidité dans un essai capital (1976/1978, p. 138). Un des fils rouges de son travail tient dans la ferme conviction que la photographie possède, encore aujourd’hui, la capacité de développer une esthétique de résistance active au statu quo. Pour Sekula, il va de soi qu’il y a un prix à payer pour cela. Dans le sillage de Walker Evans, il déclare que les photographies ne sont pas nécessairement destinées à plaire à ceux qui « n’aiment que les jolies choses » (1992, p. 196).
La stratégie minutieuse de Sekula, qui consiste en une hybridation des significations par une juxtaposition soignée de photographies et de textes, peut prendre une grande variété de formes. Dans ses essais désormais classiques sur l’histoire et la théorie de la photographie, l’artiste adopte souvent une approche thématique. Il y envisage des problématiques brûlantes telles que l’histoire des archives photographiques et leur soumission aux forces dominantes du pouvoir dans la société des XIXe et XXe siècles, un assujettissement tel, que la photographie devint le dangereux allié de la classification raciale et l’outil emblématique de la jurisprudence criminelle. Comme remède, Sekula propose une lecture des archives « par le bas », en solidarité totale avec « ceux qui sont déplacés, déformés, réduits au silence ou rendus invisibles par les machineries du profit et du progrès » (1983, p. 451). Suivant l’exemple de Walker Evans, Sekula plaide pour que les artistes réalisent des séquences « combatives et anti-archivistiques » de travail photographique (1986, p. 376). À ses yeux, « la photographie [est] toujours positionnée dans un champ triangulaire défini par la peinture, la littérature et le cinéma. Trois espaces : la galerie d’art, le cabinet de lecture et la salle de projection » (2003, p. 110). Selon lui, c’est à partir de ce postulat complexe que la photographie peut contribuer à la conception de moyens alternatifs de construction du monde.
J. O’Brian, « Memory Flash Points », dans A. Sekula, Geography Lesson : Canadian Notes, Vancouver – Cambridge (MA), Vancouver Art Gallery – MIT Press, 1997, pp. 74-91.
A. Sekula, « Dismantling Modernism, Reinventing Documentary (Notes on the Politics of Representation) » [1976/1978], dans A. Sekula, 1999, pp. 117-138.
A. Sekula, « School is a Factory (On the Politics of Education and the Traffic in Photographs) » [1982], dans A. Sekula, 1999, pp. 139-147.
A. Sekula, « Reading an Archive : Photography between Labour and Capital » [1983], dans L. Wells (éd.), The Photography Reader, Londres et New York, Routledge, 2003, pp. 443-452.
A. Sekula, Photography Against the Grain, Halifax, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, 1984.
A. Sekula, « The Body and the Archive » [1986], dans R. Bolton (éd.), The Contest of Meaning. Critical Histories of Photography, Cambridge (MA), MIT Press, 1989, pp. 342-389.
A. Sekula, « Walker Evans and the Police », dans J.-F. Chevrier, B. H. D. Buchloh et A. Sekula (éds.), Walker Evans and Dan Graham, Rotterdam, Witte de With, 1992 pp. 193-196.
A. Sekula, Fish Story, Düsseldorf, Richter Verlag, 1995.
A. Sekula, « Swimming in the Wake », dans A. Sekula, Performance under Working Conditions, Vienne, Generali Foundation, 2003, pp. 105-116.
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