Bully Beef : métaphore de la subsistance, métaphore du cannibalisme

Couverture de l'enveloppe du douzième posting, envoyé par Wendy Morris le 24 mars 2011. Copyright Wendy Morris/Hilde Van Gelder.

Ce post-ci offre une introduction à l’œuvre de Wendy Morris (née en 1960 en Namibie), artiste sud-africaine vivant et travaillant en Belgique. Elle nous présente son film d’animation Bully Beef (2007), qui fait partie de son projet de doctorat en art à Louvain. Le texte repris ci-dessous constitue la douzième de cinquante-deux lettres ou « pièces de réflexion » [thought-pieces] ainsi que Wendy Morris les appelle. Chaque semaine de l’année 2011, elle les envoie et les enverra par voie de courrier ordinaire à quelques-unes de ses connaissances. Ces « postings », comme elle les nomme, feront partie intégrale de sa thèse de doctorat, qu’elle soutiendra l’année prochaine.


 

« Il existe dans le Westhoek de Flandres, près d’Ypres, un café-musée du nom de Hill 62. Derrière le café s’étendent les vestiges des tranchées de la Première Guerre mondiale. Un arbre pousse là, son tronc encore truffé de balles datant de la guerre. À l’intérieur du café, on trouve deux énormes horloges construites au moyen de vieilles munitions. Elles constituent des spécimens de « l’art des tranchées », le nom donné aux objets en métal, tissu, bois, os et pierre, construits par les soldats, les prisonniers de guerre et les civils tout au long de la Première Guerre et à sa suite. Bien que le terme trouve son origine dans la Grande Guerre, l’art des tranchées a été produit par les gens impliqués dans des conflits pendant au moins deux cents ans, depuis les guerres napoléoniennes du début du XIXème siècle jusqu’aux conflits déchirant les Balkans à la fin du XXème siècle.[1] L’une des horloges de Hill 62 est une relique de la guerre d’Afrique du Sud (la Guerre des Boers), retenue par la douane belge pendant 80 ans avant d’être délivrée et rachetée par le propriétaire du café. Les munitions employées pour l’horloge étaient encore chargées et l’œuvre fut considérée comme un danger pour la sécurité publique.

 

Page 2 du douzième "posting" de Wendy Morris, contenant une photo de l'horloge originale. Copyright Wendy Morris.

 

J’ai dessiné les deux horloges; l’une d’entre elles, je l’ai même dessinée et animée deux fois. J’ai passé des semaines à dessiner la première, mais lorsque le film m’est revenu du laboratoire, j’ai découvert que la structure, à mesure qu’elle s’élevait, avait tendance à pencher vers un bord du cadre plutôt que de rester parallèle à celui-ci. Alors je l’ai redessinée, balle par balle. Désormais j’ai deux dessins de la même horloge, similaires sur bien des points, différentes sur d’autres.

Dans le premier des Monuments, j’ai dessiné une série de boites de corned-beef que j’avais collectionnées. Dans l’animation, on les survolait assez rapidement, et j’étais soucieuse que le spectateur n’ait pas le temps de noter leur présence. Dans la seconde version, je les ai mises de côté, en me décidant à les employer quelque part où je pourrais les mettre mieux en valeur.

 

Wendy Morris, Monument I, charbon de bois sur papier. 100 x 200 cm, 2006. Dessin pour Bully Beef, 2007. © Wendy Morris

 

L’image de la boîte de corned-beef est pleine d’évocations historiques. Par son aspect de provision, elle a été longtemps associée aux armées d’occupation. Le procédé de préservation de la viande dans une boite de conserve a été inventé au XVIIIème siècle, à l’époque de Napoléon et à sa demande, comme moyen de fournir des provisions transportables aux troupes en campagne. Avant la Première Guerre mondiale, le « bully-beef » était déjà devenu synonyme de ration pour les soldats occidentaux. Dans l’État indépendant du Congo, on pouvait voir les agents coloniaux en manger, et cela a acquis là-bas une série de significations supplémentaires.

Dans son livre sur la colonisation belge du Congo, Adam Hochschild explique de quelle manière ces significations supplémentaires ont fait leur apparition.[2] Les agents de l’État indépendant du Congo fournissaient un nombre spécifique de balles aux soldats africains de la Force Publique afin qu’ils imposent la collecte du caoutchouc à la population locale. De peur que les soldats ne puissent stocker les balles et les utiliser contre les autorités à l’occasion d’un soulèvement armé, les agents coloniaux les obligeaient, à leur retour au poste avec leur tribut de caoutchouc, à rendre compte de chaque balle utilisée. Ils faisaient cela en fournissant la main droite de chaque. Étant donné les conditions climatiques et la distance les séparant de leur poste, les sections ou bataillons incluaient un soldat chargé de fumer les mains amputées pour éviter leur décomposition avant d’être présentées à l’agent.

C’était l’habitude des européens au Congo, de même qu’à travers toute l’Afrique coloniale, de manger du corned-beef en boîte. Hochschild écrit que, « tandis que se répandait à travers tout le Congo la nouvelle de ces soldats, des hommes blancs et de leurs paniers de mains tranchées, un mythe acquit du crédit auprès des africains, lequel consistait en un curieux renversement de l’obsession blanche pour le cannibalisme noir. Les boites de corned-beef aperçues dans les foyers des hommes blancs contenaient, disait-on, non pas la viande des animaux représentés sur l’étiquette, mais bien des mains hachées. »

L’idée d’une chair humaine qui serait contenue dans les boites de viande salée continua à circuler au Congo bien après que la terreur du caoutchouc se soit dissipée. Les histoires d’africains capturés qui étaient engraissés, mis en boite et transportés par avion de la Sabena pour la consommation européenne, sont largement rapportées dans les années 1950 et au-delà. L’usage de telles métaphores, estime l’historienne Luise White dans son livre Speaking with Vampires : Rumour and History in Colonial Africa, consistait à décrire un monde de vulnérabilité et de relations irrationnelles.[3] Elles révélaient les angoisses de ceux dont le mode de vie était fondamentalement transformé par le colonialisme. Les entretiens menés par White suggèrent que la rumeur d’un contenu humain de ces boites continua jusqu’à l’indépendance.

En tant que métaphore visuelle, cet article de nourriture conditionnée évoque autant la subsistance que le cannibalisme. Il connecte la Première Guerre mondiale à la colonisation du Congo. »

 

Wendy Morris, Monument II, charbon de bois sur papier. 100 x 200 cm, 2006. Dessin pour Bully Beef, 2007. © Wendy Morris


[1] Saunders, N. 2004. Trench Art: Lost worlds of the Great War. Dans: Flanders Fields Museum. Bruges: Van de Wiele: 4.

[2] Hochschild, A. 2000. King Leopold’s ghost: a story of greed, terror and heroism in colonial Africa. Londres: MacMillan:166.

[3] White, L. 2000. Speaking with Vampires: Rumour and history in colonial Africa. Berkeley: University of California Press.

 

Pour plus d’information sur le projet de recherche de Wendy Morris, voir:

Wendy Morris

 

English version:

« In the Westhoek of Flanders, near Ypres, there is a private café-museum called Hill 62. Behind the café are remnants of the trenches from the First World War. There a tree grows that has bullets from the war still lodged in its trunk. Inside the café stand two enormous clocks built up of old ammunition. They are examples of ‘trench art’, the name given to three-dimensional objects of metal, cloth, wood, bone and stone, made by soldiers, prisoners-of-war and civilians throughout the First World War and its aftermath. While the term originated in the Great War, trench art has been made by people affected by conflict for at least two hundred years, from the early nineteenth-century Napoleonic wars to the late-twentieth century conflicts in the Balkans.[1] One of the clocks at Hill 62 is a relic of the South African War (the Boer War) and was held by Belgian customs for eighty years before being released and bought by the owner of the café. The ammunition used in the clock was still charged and the work was considered a danger to public safety.

I drew both clocks, and one of them I drew and animated twice. I spent weeks drawing the first but when the film came back from the laboratory I saw that as the structure rose up it leant to one side of the frame, instead of being parallel to it. So I redrew it, bullet by bullet. Now I have two drawings of the same clock, similar in many ways, different in others.

In the first of the Monuments I drew a series of corned beef tins that I had been collecting. In the animation they were passed over relatively quickly, and I was concerned that the viewer would not have the time to register their presence. In the second version I left them out, determining to use them elsewhere where I could better draw attention to them.

The image of the corned beef tin is dense with historical associations. As a form of provision it has long been associated with armies of occupation. The process of preserving meat in tins was invented in the eighteenth century, in the time of Napoleon and at his request, as a means of providing field troops with transportable provisions. By the First World War ‘bully-beef’ had become synonymous with western soldier’s rations. In the Congo Free State colonial agents were seen to eat it, and here it acquired an added set of meanings.

In his book on the Belgian colonisation of the Congo, Adam Hochschild explains how these added meanings came about.[2] Colonial agents in the Congo Free State issued African soldiers of the Force Publique with a specific number of bullets to enforce the collection of rubber from the local population. Out of fear that the soldiers might stock the bullets and use them against the authorities in an armed uprising, the colonial agents obliged them, on their return to the post with the bounty of rubber, to account for every bullet used. This they did by providing the right hand of every victim upon whom a bullet had been spent. Given the climatic conditions and the distances from the post, each platoon or battalion had a soldier whose job it was to smoke the amputated hands to prevent them from decomposing before they could be presented to the agent.

It was the habit of Europeans in the Congo, as it was throughout colonial Africa, to eat corned beef from tins. Hochschild writes that, “as news of the white man’s soldiers and their baskets of severed hands spread through the Congo, a myth gained credence with Africans that was a curious reversal of the white obsession with black cannibalism. The cans of corned beef seen in white men’s houses, it was said, did not contain meat from the animals shown on the label, they contained chopped-up hands”.

The idea of human flesh as the content of corned meat tins continued to circulate in the Congo long after the rubber terror had subsided. Stories of captured Africans who were fattened up and canned aboard Sabena aircraft, destined for European consumption, are recorded well into the 1950s and beyond. The recurrent use of such metaphors, according to the historian Luise White, in her book Speaking with Vampires: Rumour and History in Colonial Africa, were a means of describing a world of vulnerability and unreasonable relationships.[3] They revealed the anxieties of those whose ways of life were being fundamentally altered by colonialism. White’s interviews suggest that the rumour of the human contents of these tins continued until independence.

As a visual metaphor this one item of packaged food carries associations of both sustenance and cannibalism. It connects the First World War and the colonialisation of the Congo. »


[1] Saunders, N. 2004. Trench Art: Lost worlds of the Great War. In: Flanders Fields Museum. Bruges: Van de Wiele: 4.

[2] Hochschild, A. 2000. King Leopold’s ghost: a story of greed, terror and heroism in colonial Africa. London: MacMillan:166.

[3] White, L. 2000. Speaking with Vampires: Rumour and history in colonial Africa. Berkeley: University of California Press.

For more information on Wendy Morris’s research project, see:

Wendy Morris

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