Publication en ligne – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org Fri, 04 Jun 2021 07:26:41 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.6.4 http://lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/2015/12/logo-noir-couleur-disc-140x140.png Publication en ligne – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org 32 32 « Trois contes du futur antérieur » de Catherine Dufour http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/catherine-dufour/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/catherine-dufour/#respond Wed, 10 Feb 2021 15:32:59 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36038 Ingénieure en informatique et auteure de science-fiction, Catherine Dufour propose ici une malicieuse trilogie de contes. Un genre littéraire souvent associé à l'enfance pour ses traits fantaisistes mais aussi pour son pouvoir d'imagination et de projection, un futur en appelant un autre. Au fil de cette promenade parisienne, Émile, Émilie et Emmy parcourent le siècle passé comme le Pont Royal enjamberait la Seine…

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Ingénieure en informatique et auteure de science-fiction, Catherine Dufour propose ici une malicieuse trilogie de contes. Un genre littéraire souvent associé à l’enfance pour ses traits fantaisistes mais aussi pour ses pouvoirs d’imagination et de projection, un futur en appelant un autre. Au fil de cette promenade parisienne, Émile, Émilie et Emmy parcourent le siècle passé comme le Pont Royal enjambe la Seine…


TROIS CONTES DU FUTUR ANTÉRIEUR


1900

Il était une fois un petit garçon nommé Émile, qui s’ennuyait terriblement dans la vie. Tout l’ennuyait et il s’ennuyait partout, avec tout le monde.
Pousser son cerceau aux Tuileries en compagnie de son ami Dédé lui
pesait ; jouer aux billes avec son ami Lulu sur le sable, près du grand
bassin, le faisait bailler. Il n’avait même pas le coeur de courir sur les
pelouses, pour attraper des papillons avec son petit filet vert.

Un jour qu’il se promenait le long de la Seine derrière ses parents, et qu’il
poussait dans leur dos des soupirs déchirants, il aperçut un vif éclat sous
un buisson d’épimèdes. Se penchant, il distingua une grosse bille de
verre abandonnée dans la boue, et qui scintillait au soleil.

– Oh ! Un calot.

Émile se glissa sous le buisson pour ramasser le calot. Il le frotta contre
sa manche pour le nettoyer. Comme il faisait ce geste, soudain ! tout se
brouilla. Il vit, comme dans un rêve, son père et sa mère s’éloigner au
fond d’un épais brouillard ; il eut l’impression d’être pris dans un grand
vent. Il ne le savait pas, mais c’était les années qui passaient autour de lui
à toute vitesse, comme des arches d’or.

Émile se frotta les yeux avec ses poings, plusieurs fois. Rien n’y fit : il était désormais tout seul sur un quai très bien maçonné, et ce qui ressemblait
à la Seine coulait paresseusement deux mètres plus bas. Il leva la tête :
au-dessus de lui, comme un fantastique ballet, glissaient des centaines
d’aéroplanes. Certains avaient une, deux, voire trois ailes, et ils étaient
de toutes les couleurs. Les uns étaient minuscules, les autres grands
comme des diligences, et transportaient des dizaines de gens dont
Émile n’apercevait que les chapeaux dépassant de la nacelle. Au milieu
de tout cela, des policiers pourvus d’ailes articulées, reconnaissables à
leur uniforme et à leur bâton blanc, faisaient la circulation. Il y avait aussi,
plus haut, presque à hauteur de jolis nuages blancs, des montgolfières
bariolées. Elles se dirigeaient à l’aide de grandes hélices dont les pales
luisaient au soleil. Des cris, des bruits de moteur et des rires tombaient
du ciel sur la tête d’Émile stupéfait !

Émile décida de quitter les berges, et chercha un escalier : il n’en vit aucun. Mais une rangée d’ascenseurs s’ouvrait dans le mur. Comme il
en approchait timidement, un préposé lui fit un grand sourire, ouvrit la
porte d’une des cabines et dit d’une voix forte :

– Attention à la marche !

Émile entra timidement dans l’ascenseur tout tapissé de glaces et de
velours rouge. Le préposé referma la grille et abaissa un levier : moins
d’une minute plus tard, la grille s’ouvrait à nouveau sur un immense
boulevard.

« Tout le monde descend ! » hurla le préposé. Émile sursauta, fit un pas hors de l’ascenseur, et faillit tomber : le trottoir venait de se dérober sous ses pas.

Éberlué, Émile s’aperçut que le paysage défilait lentement devant lui. Il reconnut au passage le pont Royal, baissa les yeux sur ses chaussures : il
se tenait sur un immense trottoir roulant, dont les lattes de bois glissaient
sans bruit sur la chaussée. Émile, peu rassuré, se rapprocha doucement
du bord et, prenant son courage à deux mains, il sauta…

[…]

Lire la suite



Texte original © Catherine Dufour, 2021.
Le Jeu de Paume remercie Catherine Dufour pour son aimable et généreuse collaboration.





« Le futur a une gueule d’accident de voiture » / Usbek & Rica
Catherine Dufour / Librairie

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Three Tales of the Past Future by Catherine Dufour http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/three-tales-of-the-past-future-by-catherine-dufour/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/three-tales-of-the-past-future-by-catherine-dufour/#respond Wed, 10 Feb 2021 15:29:33 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36053 Computer engineer and Sci-fi author, Catherine Dufour offers here a mischievous trilogy of tales. A literary genre often associated with childhood for its fanciful features but also for its ability to project oneself into the future, one future calling out another. Émile, Émilie and Emmy travel through the past century in the same way as[.....]

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Computer engineer and Sci-fi author, Catherine Dufour offers here a mischievous trilogy of tales. A literary genre often associated with childhood for its fanciful features but also for its ability to project oneself into the future, one future calling out another. Émile, Émilie and Emmy travel through the past century in the same way as the Pont Royal spans the Seine river…




1900

Once upon a time there was a little boy called Émile, who found life terribly boring. Everything bored him, and he got bored wherever he went, with everyone. Pushing his hoop in the Tuileries with his friend Dédé was a drag; playing with his friend Lulu in the sand, near the large pond, made him yawn. He didn’t even have the heart to run on the lawns in order to catch butterflies with his little green net.

One day, as he was walking by the Seine behind his parents, sighing heavily behind their backs, he spotted something shining brightly beneath an epimedium bush. Leaning down, he made out a large marble that had been abandoned in the mud and was sparkling in the sun.

– Oh! A taw.

Émile slid under the bush to pick up the taw. He rubbed it on his sleeve to clean it. Suddenly, as he did so, everything misted over. As if in a dream, he could see his father and his mother disappearing into a thick fog; he had the sensation of being caught in a strong wind. He didn’t know it, but years were speeding past him, like golden arches

.

Émile rubbed his eyes with his fists. It was no use: he was now alone on a neatly built embankment, and what looked like the Seine was flowing placidly just two metres below. He looked up: hundreds of airplanes were moving above him, as in some sort of beautiful ballet. Some of them had one, two or three wings, and they were all different colours. Some were minuscule, while others were as large as stagecoaches, and were transporting lots of people, of which Émile could only see their hats poking out above the gondola. In the middle of all that, policemen with articulated wings, recognisable by their uniforms and their white batons, were directing traffic. And higher up, almost level with the pretty white clouds, were brightly coloured hot-air balloons.

They were being powered by large propellers whose blades were glinting in the sunshine. Shouts, engine noises and laughter fell from the sky onto the astonished Émile’s head.

Émile decided to leave the riverbank, and looked for a staircase: he couldn’t see one. But the wall opened up to reveal a row of lifts. As he cautiously approached them, an attendant beamed at him, opened the door to one of the cabins for him and said in a loud voice:

– Mind your step!

Émile cautiously entered the lift, which was lined with mirrors and red velvet. The attendant closed the gate and pushed the lever down: less than a minute later, the gate opened again to reveal a huge boulevard. ‘Everyone get off!’ shouted the attendant. Émile jumped, stepped out of the lift, and nearly fell over: the pavement had just disappeared under his feet.

Astounded, Émile saw that the landscape was slowly scrolling past before his eyes. He recognised the Pont Royal as it was passing and looked down at his shoes: he was on a vast moving walkway, whose wooden slats were sliding silently along the road. Disconcerted, Émile carefully went over to the side and plucked up the courage to jump…

[…]

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Three Tales from the Past Future © Catherine Dufour 2021
Translated from French (France) by Bernard Wooding. The Jeu de Paume thanks the author for her kind and generous collaboration.




FUTURS D’AVANT

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“Preservation as metamorphosis” by Jota Mombaça http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/jota-mombaca/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/jota-mombaca/#respond Mon, 25 Jan 2021 07:55:59 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35906 Brazilian non-binary artist and researcher Jota Mombaça offers a hybrid text, between creation, theory and interpretation of Octavia E. Butler's trilogy, “Lilith's Brood (Xenogenesis)”, published at the end of the 1980s.

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Brazilian non-binary artist and researcher Jota Mombaça offers a hybrid text, between creation, theory and interpretation of Octavia E. Butler’s trilogy, Lilith’s Brood (Xenogenesis), published at the end of the 1980s. Like a speculative fiction based on the experience of her own reading, “Preservation as metamorphosis” resonates with the issues at stake in the programming FUTURS D’AVANT.


PRESERVATION AS METAMORPHOSIS


2255

Imagine waking up in a room with no door, in a bare cell with no openings, no view of anything beyond your immediate surroundings. Confined to an infinite instant. Imagine waking up and suddenly being cut off from everything you have ever known, suspended in the claustrophobic totality of a reality completely alien to you, surrounded by greyish walls and ghosts of impossible interpretation. At the mercy of what cannot be predicted. Without control. Yet you are lucid, present in all your sensations, restless and a witness to your restlessness.

You lie down. You invent ways to pass the hours. You stretch yourself out on the bed and on the floor available. You jump to expend the energy coursing through your body. Your flesh trembles with pent-up anxiety. So much life overflowing in every instant lived in the emptiness of your new reality. You glimpse the possibilities, study your confinement, spiralling, spiralling until you are no longer alone. You come across another presence. You calculate all the angles. That which you cannot recognise is there before you. Unavoidable. You cannot avoid facing what you must. You are tired of asking yourself questions. You look at the creature as it looks at you. You’ve lost what you never had. And what you never asked for will become yours.

[…]

Full Text / PDF



Preservation as Metamorphosis © Jota Mombaça, 2020.
Translated from Portuguese (Brazil) by Dominic Zugai.
The Jeu de Paume thanks the author for her kind and generous collaboration.


Jota Mombaça is a non-binary bicha, born and raised in the northeast of Brazil, who writes, performs and academically studies on the relations between monstruosity and humanity, kuir studies, de-colonial turns, political intersectionality, anti-colonial justice, redistribution of violence, visionary fictions, the end of the world and tensions among ethics, aesthetics, art and politics in the knowledge productions of the global south-of-the-south.


Jota Mombaça
Octavia E. Butler / bookshop
“A Voice from the Border” / ITW with Cristina Esguerra

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« Préservation en tant que métamorphose » de Jota Mombaça http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/preservation-en-tant-que-metamorphose-une-nouvelle-de-jota-mombaca/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/preservation-en-tant-que-metamorphose-une-nouvelle-de-jota-mombaca/#respond Mon, 25 Jan 2021 07:55:21 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35895 « Imaginez que vous vous réveillez dans une pièce sans porte, dans la chair nue d’une cellule sans issue, sans vue sur rien. Confinée à un instant infini. Imaginez que vous vous réveillez, et vous voici soudain hors de tout ce que vous connaissiez, en suspension, dans la totalité claustrophobe d’une réalité obscure, entre des murs grisâtres, cernée par des fantômes qui n’ont plus de sens. Vous êtes à la merci de l’imprévisible. Vous avez perdu toute emprise. Mais vous êtes lucide, consciente de toutes les sensations, envahie et témoin de votre envahissement. »

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[English]


En écho à la programmation FUTURS D’AVANT, Jota Mombaça, artiste brésilien·ne non-binaire, propose un texte hybride, entre création, théorie et interprétation de la trilogie d’Octavia Estelle Butler, Lilith’s Brood (Xenogenesis), publiée à la fin des années 1980. Jota Mombaça esquisse ici une fiction spéculative dans la fiction, nous entraînant vers une expérience de lecture augmentée.


PRÉSERVATION EN TANT
QUE MÉTAMORPHOSE


2255

Imaginez que vous vous réveillez dans une pièce sans porte, dans la chair nue d’une cellule sans issue, sans vue sur rien. Confinée à un instant infini. Imaginez que vous vous réveillez, et vous voici soudain hors de tout ce que vous connaissiez, en suspension, dans la totalité claustrophobe d’une réalité obscure, entre des murs grisâtres, cernée par des fantômes qui n’ont plus de sens. Vous êtes à la merci de l’imprévisible. Vous avez perdu toute emprise. Mais vous êtes lucide, consciente de toutes les sensations, envahie et témoin de votre envahissement.

Vous restez allongée. Vous inventez des stratagèmes pour compter le temps. Vous vous étirez sur le lit et sur le sol qui vous reste. Vous sautez pour dépenser l’énergie qui vibre dans votre corps. La chair tremblante, anxieuse. Toute cette vie qui sourd dans chaque instant vécu dans le vide où vous êtes maintenant. Vous entrevoyez les possibilités, vous scrutez votre enfermement, encore et encore, jusqu’à ce que vous ne soyez plus seule. Vous percevez cette autre présence. Vous calculez tous les angles. Ce que vous ne reconnaissez pas est devant vous. C’est inévitable. C’est inévitable de vivre ce que vous allez vivre. Vous êtes lasse de vous poser des questions. Vous regardez la créature qui vous regarde. Vous avez perdu ce que vous n’avez jamais eu. Et vous gagnerez ce que vous n’avez jamais demandé.

[…]

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Texte original © Jota Mombaça, 2020.
Traduction du portugais (Brésil) par Sophie Enderlin.
Le Jeu de Paume remercie Jota Mombaça pour son aimable et généreuse collaboration.


Jota Mombaça / site personnel
Octavia E. Butler / librairie

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« L’Aéroport » Une nouvelle de Jean-Marc Ligny. http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/ligny/ Wed, 30 Dec 2020 13:22:22 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35845 L'Aéroport est une nouvelle inédite de Jean-Marc Ligny, qu'il a écrite en résonnance avec la programmation FUTURS D'AVANT, proposée par Livia Benedetti et Marcela Vieira pour l'espace virtuel du Jeu de Paume. Cet aéroport, du moins ce qu'il en reste, n'est plus qu'une coquille brûlante d'où le protagniste, ancien pilote, essaiera de s'échapper, vers l'inconnu. La technologie a cédé la place au bricolage et au tissage, comme si le futur se nourrissait du passé.

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[English version]


L’Aéroport est une nouvelle inédite de Jean-Marc Ligny, qu’il a écrite en résonance avec la programmation FUTURS D’AVANT, proposée par Livia Benedetti et Marcela Vieira pour l’espace virtuel du Jeu de Paume. Cet aéroport, du moins ce qu’il en reste, n’est plus qu’une coquille brûlante d’où le protagoniste, ancien pilote, essaiera de s’échapper, vers l’inconnu. La technologie a cédé la place au bricolage et au tissage, comme si le futur se nourrissait du passé.


L’Aéroport

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Debout devant la baie vitrée de la salle d’embarquement, il promène son regard sur le tarmac désert. Le béton miroite sous la chaleur, déjà intense de bon matin. Le vent torride soulève des volutes de sable et pousse des virevoltants sur les pelouses disparues, arpents de terre craquelée parsemée de moisine. Ce sont les seuls mouvements que l’homme repère sur cette plaine écrasée de soleil. Il en est un autre, plus lent, indiscernable à l’œil nu : la progression des dunes, qui grignotent peu à peu les pistes abandonnées.

En se penchant vers la baie oblique par-dessus le garde-fou chromé, il distingue les trois avions qui gisent là depuis des lustres : un Boeing 787 et un Airbus A330 sur des aires de stationnement, et un petit An-140 Faraz iranien devant un hangar de maintenance – son hangar à présent. Leurs couleurs sont délavées et les logos des compagnies qui les exploitaient s’estompent sous une couche épaisse de poussière ocre. Vus de loin, ils paraissent n’avoir besoin que d’un bon nettoyage, mais il sait pour les avoir maintes fois explorés qu’ils ne sont plus que des carcasses corrodées, pillées, saccagées, servant d’abris aux serpents, gerbilles et autres scorpions. Leurs pneus crevés et leurs cockpits démolis lui font trop de peine, et le vent qui hulule dans leurs tuyères inertes lui évoque des gémissements d’agonie.

Il a piloté le Faraz. C’est le dernier avion à avoir atterri ici. Juste une escale technique, un des turbopropulseurs montrant quelques signes de faiblesse. C’était il y a vingt ans…

Tandis qu’il contemple ces vestiges sinistres, il se dit qu’il est peut-être le dernier pilote encore en vie. Au début, il a bien songé à réparer son Faraz, mais Antonov, la société-mère ukrainienne, ne fournissait plus de pièces détachées ; puis n’a plus répondu au téléphone. Puis c’est le téléphone lui-même qui s’est tu. De toute façon le carburant était devenu trop rare, trop cher, de trop mauvaise qualité. Et pour aller où ? Son autonomie de deux mille kilomètres ne lui permettait pas d’atteindre un aéroport sécurisé – s’il en existait encore.

Il a d’autres projets maintenant – ou du moins un autre projet. Qui l’attend là-bas dans le hangar. Il faut d’ailleurs qu’il y aille rapidement, avant que la chaleur ne devienne trop intense pour travailler dehors.

Le pilote ignore pourquoi il revient ici parfois, dans ce terminal. Espère-t-il voir par miracle un vol annoncé ? Se complait-il dans la nostalgie d’une époque révolue ? S’attend-il à l’apparition de djinns du désert, ou des fantômes des derniers voyageurs ? Mais dans les vastes salles au sol dallé de faux marbre ne résonne que l’écho de ses pas ; les écrans noirs ne lui renvoient que son propre reflet d’homme hirsute, émacié, vêtu de hardes informes ; aucun spectre ne rôde derrière les longues rangées de comptoirs ou de postes de contrôle. L’aéroport abandonné reste figé dans son absolue minéralité.»
[…]

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Le Jeu de Paume remercie l’auteur pour son aimable et généreuse collaboration.

Né en 1956 à Paris, Jean-Marc Ligny est un écrivain français de science-fiction et de littérature fantastique. Il publie sa première nouvelle en 1978 dans l’anthologie Futurs au présent de Philippe Curval. Temps blancs, son premier roman, paraît l’année suivante. Depuis, Jean-Marc Ligny a écrit une quarantaine de romans – dont une dizaine pour la jeunesse.

Il a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire pour Inner City en 1997, le prix Rosny Aîné pour Jihad en 1999 et le Prix de la Tour Eiffel pour Les Oiseaux de lumière en 2001. Son roman Aqua™, paru en 2006, décrit la lutte d’un petit pays d’Afrique contre une multinationale pour la possession de la ressource la plus précieuse qui soit : l’eau potable, dans un contexte de réchauffement climatique global. Il a reçu le prix Bob-Morane 2007 du meilleur roman francophone, le prix Rosny aîné 2007, le prix Julia-Verlanger 2007 et le prix Une autre Terre 2007, remis au festival Imaginales d’Epinal pour le meilleur roman traitant d’écologie de l’année. En 2012, son roman Exodes reprend le thème du réchauffement climatique en le poussant à son extrême. Il reçoit le prix Européens, aux Utopiales 2013.




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« On rêvera dans le jardin ». Une nouvelle de Gabriela Damián Miravete. [FR\EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/on-revera-dans-le-jardin/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/on-revera-dans-le-jardin/#respond Sun, 27 Dec 2020 22:02:18 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35697 Cette nouvelle de l'auteure mexicaine Gabriela Damián Miravete, inédite en français, initie une série de récits d'anticipation et de science-fiction qui entreront en résonnance avec les expérimentations de la plateforme curatoriale brésilienne aarea, qui présente actuellement « Futurs d'avant », une programmation conçue en collaboration avec l'espace virtuel du Jeu de Paume.

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[English version]

Cette nouvelle de l’auteure mexicaine Gabriela Damián Miravete, inédite en français, initie une série de récits d’anticipation et de science-fiction qui entreront en résonnance avec les expérimentations de la plateforme curatoriale brésilienne aarea, qui présente actuellement Futurs d’avant, une programmation conçue en collaboration avec l’espace virtuel du Jeu de Paume.

Dans cette nouvelle, Gabriela Damián Miravete superpose plusieurs mémoires dans un entrelacs intergénérationel. Au milieu d’un jardin trop idyllique pour être vrai, des hologrammes se promènent, mémoires des jeunes femmes victimes de féminicides au Mexique, programmées dans un but mémoriel et finalement éducatif. Une profonde mélancolie habite ce sanctuaire où les enfants rencontrent une représentation des victimes.


On rêvera dans le jardin

Une nouvelle de Gabriela Damián Miravete,
traduite de l’espagnol (Mexique) par Charlotte Lemoine.

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Les orangers seront chargés de fruits, et leurs fleurs embaumeront la moiteur du jardin ouest. Une brume soyeuse rafraîchira les pointes des herbes hautes qui poussent dans cette prairie. Le soleil se lèvera comme toujours derrière l’amandier et les branches du plus vieil arbre, un vigoureux ahuehuete, s’étendront d’abord vers ses rayons, s’étirant telle une jeune fille. Aux alentours de 9 heures, le jardin se peuplera de silhouettes. Quelques-unes se salueront entre elles. D’autres seront effrayées par la chute d’une orange, et s’éloigneront en riant à l’ombre d’autres feuillages. Certaines encore regarderont en direction de la mer qui, en contrebas de la pente surélevant le jardin, rugira sur la plage et s’étendra jusqu’à se hisser dans le ciel gris-bleu.

Les assistants s’assureront que tout est prêt pour accueillir les visiteurs, puisqu’en milieu de matinée plusieurs groupes de petites classes arriveront avec leurs enseignants – pour partie encore en formation. Ils descendront des véhicules entre petits cris d’excitation et trébuchements. L’Apprenti maître les mettra en garde : « Ne courez pas ! » en portant, dans ses bras, une petite fille qui se sera endormie pendant le trajet, la bouche entrouverte et les joues rougies.

La Gardienne du jardin, souriante vieille femme à la démarche assurée malgré la canne qu’elle utilise, donnera aux assistants les recommandations habituelles : épauler à chaque instant les apprentis maîtres, accompagner les enfants dans leurs émotions, préparer les en-cas pour 14 heures, proposer de l’eau à boire toutes les heures. Puis elle pressera le pas pour venir prendre la tête d’une longue file d’enfants chantant fort et faux en une joyeuse procession empruntant l’allée de galets qui mène au jardin ouest. Plusieurs d’entre eux n’arriveront pas à suivre, une fillette se laissera distraire par un lézard caché sous une pierre, et l’Apprenti maître devra à nouveau les guider sur le chemin en donnant le rythme. Les petits pas résonneront à l’unisson sur les cailloux. Des rires enfantins flotteront dans l’air, se mêlant à une odeur de miel et à l’arrière-goût salé de la brise. La température sera idéale, d’une douceur apaisante.

Parvenu devant les hautes grilles en laiton qui protègent le jardin, le cortège s’immobilisera. Deux ou trois maîtresses continueront à occuper les enfants, les autres viendront écouter les recommandations d’une des assistantes.

« – Comme vous le savez, l’idée est de laisser les enfants interagir avec elles et d’intervenir uniquement quand c’est nécessaire. Inutile d’appréhender leurs réactions ou de tenter de les contenir, elles font partie du processus éducatif. Nous serons là, et attentives à leurs besoins, à tout moment. »
[…]

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Le Jeu de Paume remercie l’auteure pour son aimable et généreuse collaboration.

Gabriela Damián Miravete est une écrivaine, éditrice et scénariste mexicaine. Également journaliste, elle écrit sur la littérature et le cinéma pour des magazines telles que Letras Libres, Lee +, Cine Premiere et Confabulario. Son œuvre littéraire est principalement connue et diffusée au Mexique et aux États-Unis. Son livre d’histoires pour enfants La tradición de Judas [La tradition de Judas], illustré par Cecilia Varela, a reçu le Premio de Cuento en la Feria del Libro Infantil y Juvenil de la Ciudad de México. En 2010, elle a remporté une bourse Jóvenes Creadores pour l’écriture et a ainsi pu composer le recueil de nouvelles Pequeños naipes de ópalo [Petites cartes d’opale à jouer]. En 2012, elle a été finaliste du World Fantasy Award pour sa nouvelle Future Nereid, qui a été publiée dans l’anthologie Three Messages and a Warning. Ses essais et nouvelles sont traduits en anglais et en portugais.

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http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/on-revera-dans-le-jardin/feed/ 0
Airportby Jean-Marc Ligny http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/future/ Thu, 17 Dec 2020 13:18:49 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35860 The Airport is an unpublished short story by Jean-Marc Ligny, which he wrote in resonance with the programming FUTURS D'AVANT, proposed by Livia Benedetti and Marcela Vieira for the virtual space of the Jeu de Paume. This airport, or at least what remains of it, is no more than a shell lost in the stifling heat of the desert. The protagnist, a former pilot, will try to escape from it, for a journey into the unknown. Technology has given way to DIY and weaving, as if the future feeds on the past…

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The Airport is an unpublished short story by Jean-Marc Ligny, which he wrote in resonance with the programming FUTURS D’AVANT, proposed by Livia Benedetti and Marcela Vieira for the virtual space of the Jeu de Paume. This airport, or at least what remains of it, is no more than a shell lost in the stifling heat of the desert. The protagnist, a former pilot, will try to escape from it, for a journey into the unknown. Technology has given way to DIY and weaving, as if the future feeds on the past…

Airport

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Standing in front of the window of the boarding hall, he surveyed the deserted tarmac. The concrete shimmered in the heat, which was already intense even though it was early morning. The torrid wind kicked up swirls of sand and swept tumbleweed across what used to be lawns, expanses of cracked earth scattered with mildew. They were the only signs of movement that the man could detect on this plain engulfed in sun. But there was another, slower one, invisible to the naked eye: the advancing dunes, which were gradually invading the runways.

Leaning across the chrome guardrail towards the window, he could make out the three planes that had been stranded there for ages: a Boeing 787 and an Airbus A330 in parking areas, and a small Iranian An-140 Faraz in front of a maintenance hangar – now his hangar. Their colours were washed out and the logos of the airlines that used them were disappearing under a thick layer of ochre dust. Seen from afar, they looked as though they needed nothing more than a thorough clean, but he knew, having explored them many times before, that they were simply rusting shells that had been plundered and ransacked, and now served as shelters for snakes, gerbils and scorpions. Their punctured tyres and demolished cockpits pained him, and the wind ululating in their inert pipes sounded like agonising groans.

He had flown the Faraz. It was the last plane to land here. It had been just a technical stopover because one of the turboprops was playing up. That was twenty years ago.

As he looked at these depressing vestiges, he wondered whether he was the last pilot still alive. To begin with, he had thought of repairing his Faraz, but Antonov, the Ukrainian mother company, no longer supplied spare parts; then they stopped answering the phone. Finally, the phone itself went dead. And anyway, fuel had become too scarce, expensive and poor in quality. And where could he go anyway? Its range of two thousand kilometres was not enough to reach a secure airport – even if one still existed.

He had other projects now – or one other project, at least. It was waiting for him down there in the hangar. Indeed, he had to go to it quickly, before the heat became too intense to work outside.

The pilot did not know why he sometimes came back to this terminal. Was he hoping by some miracle to hear a flight being announced? Did he enjoy wallowing in nostalgia for a bygone time? Was he waiting for the desert jinns to appear? Or the ghosts of his last passengers? Only the sound of his own footsteps echoed in the vast halls with their fake marble flooring; the blank screens merely showing his own reflection, that of a dishevelled, emaciated man in shapeless rags; no spectre roamed behind the long rows of counters and the control points. The abandoned airport remained frozen in its absolute stoniness.

[…]

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Born in 1956 in Paris, Jean-Marc Ligny is a French writer of science fiction and fantasy literature. He published his first short story in 1978 in the anthology Futurs au present editied by Philippe Curval. Temps blancs, his first novel, appeared the following year. Since then, Jean-Marc Ligny has written around forty novels – including ten for young people.
He received the “Grand Prix de l’Imaginaire” for Inner City in 1997, the “Prix Rosny Aîné” for Jihad in 1999. He also received numerous awards for his novel Aqua™, published in 2006 ; it describes the struggle of a small African country against a multinational for the possession of the most precious resource : water, in a context of global warming. In 2012, his novel Exodes takes up the theme of global warming by pushing it to its extreme. It was awarded the European prize at the 2013 Utopiales.

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“We Will Dream in the Garden”. A Novel by Gabriela Damián Miravete. http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/gabriela-damian-miravete/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/gabriela-damian-miravete/#respond Fri, 27 Nov 2020 22:33:42 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35704 This short story by Mexican author Gabriela Damián Miravete begins a series of science-fiction and speculative fiction stories that will resonate with the experiments of the Brazilian curatorial platform aarea . Designed in collaboration with Jeu de Paume, Futurs d’avant is an online project with artworks by Letícia Ramos and Marguerite Humeau. We Will Dream[.....]

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This short story by Mexican author Gabriela Damián Miravete begins a series of science-fiction and speculative fiction stories that will resonate with the experiments of the Brazilian curatorial platform aarea . Designed in collaboration with Jeu de Paume, Futurs d’avant is an online project with artworks by Letícia Ramos and Marguerite Humeau.

We Will Dream in the Garden

A Novel by Gabriela Damián Miravete
Translated from Spanish (Mexico) by Adrian Demopulos

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The orange trees will be heavy with fruits, and their flowers will fill the humid air of the western garden. A silky fog will cool the ends of the grass, of the herb grown from that meadow. The sun will always come out behind the almond tree and the branches of the oldest tree, a stocky ahuehuete, will extend first toward its rays, lengthening like a girl who wants to stretch. Around nine the garden will become populated with silhouettes. Some will greet each other. Others will be frightened by the falling of an orange, and they will run away laughing toward the shadow of other leaves. Some more will look toward the sea that, beneath the slope that elevates the western garden over the beach, will roar and will extend enough to climb up to the grayish blue of the sky.

The assistants will check that everything is in good condition to receive the visitors, because in the mid-morning many groups of first graders will arrive accompanied by their teachers, some of them still apprentices. They will come out of the vehicles between tiny shouts of excitement and stumbles. The apprentice Teacher will warn them “No running!”, with a girl in his arms who had fallen asleep during the trip, with her mouth half-open and cheeks colored.

The Caretaker of the garden, a smiling old woman with a steady gait despite using a walking stick, will give the assistants the rigorous recommendation: support the apprentice Teachers at all times, accompany the children in their emotions, have the snacks ready at 2, every hour distribute water to slurp. Later she will quicken her step and stand at the front of a long line of children who will sing thunderously and off-key in a joyful procession on the pebbled path before arriving at the western garden. Some children will lose the rhythm, one girl will get distracted by a lizard hidden beneath a rock, and the apprentice Teacher will have to guide them again to the path, mark their steps, their palms. The small steps will be heard in unison over the gravel. The children’s laughter will float in the air, mixed with the scent of honey and the salty aftertaste of the breeze. The temperature will be very pleasant, a comforting warmth.

Before the tall brass bars that shelter the garden, the party will stop. A pair of teachers will continue entertaining the children, the rest will turn to listen to the warnings of one of the garden assistants.

“As you all already know, the idea is to let the children interact with them and intervene only when necessary. Do not be afraid of the reactions of the children or try to limit them, they are part of the educative process. We will be close by and aware of what they need at all times.”
[…]

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The Jeu de Paume thanks the author for her kind and generous collaboration.

Mexico City native Gabriela Damián Miravete writes fiction and essays that embody her passion for fantasy and science fiction. She teaches film and literature; works in the Under the Volcano Writing Program; and is a founding member of the art and science collective Cúmulo de Tesla. Her stories are published in Three Messages and a Warning (World Fantasy Award finalist); Cuerpos: Fantascienza contemporanea spagnola e latino-americana, and Una realidad más amplia / A Larger Reality (part of The Mexicanx Initiative Scrapbook, Hugo Award Finalist), among others. She won the last edition of the James Tiptree, Jr. Award, now Otherwise Award, with her short story “They Will Dream in the Garden”, about a future Mexico in which femicides no longer exist.




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Max Kozloff : « Terribles nouvelles des paysages épiques » http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/04/max-kozloff/ Thu, 30 Apr 2020 07:10:31 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=17977 Un essai publié en 1997 dans "Lone Visions, Crowded Frames: Essays on Photography"

« Au cours des dernières années, une vision contemptrice a vu le jour dans un genre d’ordinaire insipide : la photographie de paysage. Un bref regard dans ce domaine suffit pour voir que les préoccupations écologiques, tout à fait compréhensibles à ce stade de notre histoire, ont infiltré le médium photographique. Comment peuvent-elles s'exprimer de manière efficace ? Comment peut-on y répondre ? Que nous disent-elles de notre culture ? »

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[EN]

Au cours des dernières années, une vision contemptrice a vu le jour dans un genre d’ordinaire insipide : la photographie de paysage. Un bref regard dans ce domaine suffit pour voir que les préoccupations écologiques, tout à fait compréhensibles à ce stade de notre histoire, ont infiltré le médium photographique. Comment peuvent-elles s’exprimer de manière efficace ? Comment peut-on y répondre ? Que nous disent-elles de notre culture ?

Nicolas Poussin

Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia ego), 1637-1638
Courtesy The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei, 2002.



Ce genre photographique implique un savoir-faire spécifique nécessitant des outils précis. Seul un appareil grand format, par exemple, peut aller chercher le moindre détail au fond d’un paysage et le ramener à la surface de l’image, là où un appareil de plus petit format ne rendrait qu’une tonalité. Pour une vue d’ensemble, on attend à la fois de la texture et de la nuance, ou plutôt de la texture dans la nuance. Un tirage grand format permet de rendre justice à un panorama grâce à une quantité apparemment infinie de données. Pour autant, cet avantage discriminant est assez bienvenu, car la scène en question est a priori privée du moindre événement. En général, la photographie de paysage s’apparente à un régime micro nutrition —basé sur divers ingrédients végétaux — qui compense une carence en récit psychologique et l’absence d’élément visuel central.

Une déferlante activiste est venue bousculer une situation si paisible qu’elle confinait au coma. Dans la tradition picturale, son représentant suprême, dont la filiation est néanmoins trompeuse, serait le « paysage moralisé » à la française ; une École du paysage qui, en se faisant l’écho de nos passions ou en introduisant une sorte de méditation philosophique sur la vie, instigue une morale. On ne contemple pas simplement la beauté des lieux, mais on tire un enseignement d’une forme visuelle. Commentant le fameux paysage moralisé de Nicolas Poussin Et in Arcadia Ego (ca.1640, Le Louvre, Paris), le poète Théophile Gautier écrit : « Le tableau des Bergers d’Arcadie exprime avec une naïveté mélancolique la brièveté de la vie et réveille, parmi les jeunes pâtres et la jeune fille qui regardent le tombeau découvert dans la campagne, l’idée oubliée de la mort ». Arcadia, l’idéal de la tradition pastorale, représente ici ce moment étrangement beau où des personnages présents dans un paysage découvrent l’empreinte d’un bonheur antique et le témoignage de notre destinée morale. Si Théophile Gautier a pu qualifier cette scène de mélancolie naïve, c’est parce qu’il vivait dans un XIXe siècle déjà angoissé et noir comme le charbon.

La représentation de la nature aujourd’hui, héritière de cette vision pastorale de la mélancolie, serait le témoignage des dégâts que les hommes ont infligé à leur environnement, des dégâts si extrêmes qu’ils pourraient abréger le règne humain et animal. Considérant donc à la fois cette tradition moralisatrice et ses manifestations contemporaines, on peut concevoir le paysage comme un artefact culturel. Mais ce qui est nouveau dans la culture actuelle, ce sont les signes de désordres et d’anomalies à l’intérieur de l’ancienne construction du paysage. Nous entrevoyons la préfiguration d’un futur qui était inconcevable auparavant, mais pourrait même déjà être proche : l’extinction irrévocable de certaines espèces vivantes. La tradition pastorale s’était exprimée à travers la conscience d’un cycle de la nature selon lequel la mort et la vie alternent. À présent, il ne s’agit plus pour le spectateur de découvrir le caractère éphémère de la vie sensible dans une scène pérenne de la beauté mais au contraire, il lui faut faire face à la fragilité de cette scène — un tableau de contingences repoussantes, dont on ne saurait dire si elles relèvent de la nature ou de la culture.

Misrach

Richard Misrach, Bomb Destroyed Vehicles and Lone Rock, 1987. From Bravo 20: The Bombing of the American West © Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

Nous commençons tout juste à identifier la cause de cette ambiguïté, bien que celle-ci soit ancrée dans une tradition picturale et littéraire. Les artistes ont toujours aimé dépeindre des espaces à la marge, les frontières floues et autres terrains vagues. Qu’ils les aient considérés comme des zones véritablement mystérieuses ou à l’inverse comme des choses si banales qu’on ne les regarde plus, ils sont aujourd’hui impressionnés devant la prédominance de ces motifs. Pour une part de la photographie de paysage actuelle, les environnements équivoques reflètent, dans la société contemporaine, une sorte d’expérience irréfléchie du réel. Les choses s’entrechoquent de telle manière qu’il devient impossible pour quiconque de discerner la cause de l’effet. En d’autres mots, il se produit un glissement par lequel les territoires en arrivent à changer concrètement d’apparence, devenant différents — et souvent le contraire subtil — de ce qu’ils avaient été. Sans avoir le moindre avantage pour l’espèce humaine — bien que provoqués par les hommes — ces phénomènes migrent au mauvais endroit, comme les gaz toxiques s’échappant dans les airs. L’observation de ces fusions improbables, nous donne à voir ce que l’on nomme « bruit » en théorie de l’information, ou de la « saleté » en langage courant.

De toute évidence, le « Mal » [« Wrongness » dans le texte] devient à ce stade une notion relative. Il ne suffit plus de penser les besoins des organismes naturels, ou la place qu’ils doivent occuper pour pouvoir maintenir les conditions, systèmes et fonctions nécessaires à la vie. Et ce tournant convoque ce que nous redoutions tant : le brouillage des modèles de la reconstitution naturelle. Dans ce cas, le « Mal-fonctionnement » est une notion plus difficile à appréhender que ce que nous pourrions nommer « incongruité » — des choses qui ensemble, ne fonctionnent pas correctement — une situation qui décrit le plus souvent des combinaisons naturelles ou culturelles hétérogènes. Le surréalisme nous a donné un avant-goût de certains de ces phénomènes, qui peuvent créer la surprise et donc générer de nouvelles informations. Mais de manière générale, l’incongru n’a rien d’inéluctable. Nous sommes habitués aux représentations américaines de paysages urbains ou de campagnes incluant des éléments dissonants. Mais nous ne percevons pas ce type d’anomalie comme le médecin perçoit le symptôme d’une maladie. Or, c’est cette symptomatologie qui est devenue dernièrement le sujet de certaines photographies de paysages américains.

En théorie, les vues aériennes ou satellitaires sont l’un des moyens d’observer ces symptômes. Une photographie récente de la NASA de l’une des lunes de Neptune, a révélé des marques inexpliquées, laissant la communauté scientifique perplexe. Il est possible que ces phénomènes trouvent leur origine dans des événements singuliers ou même anormaux, mais que l’on peut difficilement qualifier de « non-naturels ». Sur terre, les catégories qui définissent ce qui est naturel ou ce qui ne l’est pas, existent pour nous en tant que produits de notre propre culture. Même si, il est encore bien souvent difficile, à une certaine altitude, de distinguer ce qui relève de l’activité humaine de l’état naturel de la biosphère. Prenons l’exemple du scientifique George Gerster, qui après avoir passé de nombreuses années à photographier la Terre depuis un avion, a publié ses résultats dans un livre intitulé Grand Design (1976). Il a réussi à mettre en évidence un phénomène tel que la marée rouge dans une baie du Japon, sans pour autant l’attribuer à l’intervention de l’homme, laquelle était évidente dans ses images montrant l’empoisonnement à l’aluminium d’arbres en Australie ou les résidus de pétrole et de goudron sur le littoral ivoirien. Alors que la vue aérienne avait bien sûr révélé un écosystème fragile et en cour d’évolution, cela ne put infléchir la position de Gerster : « le dilemme qui se pose à l’homme — modifier la nature ou s’adapter à elle — est insoluble… C’est la Terre de l’Homme… Le droit de codétermination pour la faune ? Un partenariat de toutes les créatures ?… Certes, des modèles à la mode, mais sûrement pas des inepties. »

À cette époque, Gerster ne remit pas en question notre primauté en tant qu’espèce, mais nos connaissances actuelles nous amènent en effet à repenser ce partenariat avec la faune comme une idée intelligente et non une sottise. Cependant, il serait bien difficile de faire cette analyse sans autre perspective que celle de la photographie aérienne, car les taches suspectes, quand elles subsistent et peuvent être interprétées, sont par ailleurs cryptées par la distance d’observation. Pour révéler une telle pathologie, il faut avoir recours soit à des textes explicatifs, soit à des connaissances spécialisées, comme celles du médecin qui, à la lecture d’un scanner, incriminerait une zone blanche, insignifiante pour le néophyte.

David T. Hanson

David T. Hanson, Excavation, Deforestation and Waste Pond, 1984, from the series Colstrip, Montana 1982-85. © David T. Hanson

Un jeune photographe, David Taverner Hanson, a donné à sa photographie aérienne un ton résolument clinique, qui relève d’une sorte de code couleur. Il a survolé à plusieurs reprises la centrale électrique Montana à Colstrip et a identifié la présence de corps étrangers sur le site : des dépôts chimiques laissés par l’exploitation, ainsi que des résidus miniers qui apparaissent sous la forme de colorants criards se déversant dans le sable et dans le sol déchiré. Bien que ces teintes acides nous informent immédiatement que quelque chose ne va pas, elles ne sont en elles-mêmes rien d’autre que de grosses taches dans une topographie abstraites, évoquant les illustrations de la géométrie fractale. Il nous faut interpréter l’empreinte sensorielle comme le résultat d’un processus. David T. Hanson nous en fournit une analyse minéralogique dans un compte rendu qu’il associe parfois à ses images. Leur impact moral se produit inévitablement a posteriori. Si ces photographies, aux couleurs subtiles ou étranges, produisent un effet sur le spectateur, il intervient toujours à retardement et finalement dissocié de son origine. Ce type d’image fonctionne comme un acte de témoignage incontestable, avec un recul qui nous déconnecte des dangers réels qui sont décrits, et ce malgré une localisation très précise. Plus la perspective visuelle est grande, plus elle a besoin d’une narration — par exemple l’histoire d’une entreprise qui ne respecte pas les règles de sécurité — pour expliquer un spectacle photographique confus. C’est le texte qui raconte l’histoire principale, dont les images ne sont en fin de compte qu’une élégante confirmation.

David T. Hanson, California Gulch, Leadville, Colorado, 1986. From the series Waste Land, 1986-1989 © David T. Hanson

Sur le terrain, le photographe peut se trouver confronté, volontairement ou non, à la difficulté d’être trop près de ces dysfonctionnements et par conséquent, résister à un point de vue narratif. Il paraît peu probable que le photographe internationalement reconnu Lewis Baltz, ait choisi de procéder de cette manière si ce n’est dans une posture de recul à long terme, à l’opposé des genres du paysage héroïque ou sentimental.

Lewis Baltz, Looking north from Masonic Hill toward Quarry Mountain. In foreground, new parking lots on land between West Sidewinder Drive and State Highway 248. In middle distance, from left: Park Meadows, subdivisions 1, 2, and 3; Holiday Ranchette Estates; Raquet Club Estates. At far distance on left, Parkwest Ski Area, 1980, #1 from Park City

Lewis Baltz, Looking north from Masonic Hill toward Quarry Mountain. In foreground, new parking lots on land between West Sidewinder Drive and State Highway 248. In middle distance, from left: Park Meadows, subdivisions 1, 2, and 3; Holiday Ranchette Estates; Raquet Club Estates. At far distance on left, Parkwest Ski Area, 1980, #1 from Park City. Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz


Lewis Baltz

Lewis Baltz, Park City, interior, 1, 1980, #62 from Park City
Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz

Ses deux projets majeurs, développés ici, sont Park City, montrant une station de ski du Nevada dans une phase de construction bâclée (1978-1979), et Candlestick Point, le terrain vague américain par excellence, semi-urbain, indéterminé et saccagé, aux abords de San Francisco (1988). Bien que son paysage soit plus accessible que chez Hanson et les atteintes qui lui sont portées bien moins graves, Baltz se révèle être l’artiste le plus pessimiste. Le point de vue topographique, après tout, correspond à une tentative pour cartographier et donc délimiter les caractéristiques terrestres dans des limites de temps et de lieu. La description topographique vise à nous informer de manière pragmatique sur les reliefs du sol. Mais les plans rapprochés très précis de Lewis Baltz – y compris ses horizons – produisent une dés-information, non seulement parce qu’ils sont quelconques, mais aussi parce qu’ils ne manifestent aucune volonté de distinguer une vue sans âme, ou « non-vue », d’une autre. À part remarquer leur interchangeabilité, Baltz, dans ses images, est indifférent aux événements qui ont créé la confusion qui semble l’obséder de manière sous-jacente, exactement comme un virus qui traînerait dans un organisme.

Lewis Baltz

Lewis Baltz, Candlestick Point #52Candlestick Point, 1988. Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz

Baltz fait de la redondance un principe de ses campagnes photographiques. Amarantes, chiendent, pièces automobiles rouillées, canettes de bière, les traces laissées par des véhicules à chenilles : tout cela prolifère dans des images qui couvrent le même sujet polémique, encore et encore. Son appareil photo ne s’abreuve jamais de déchets inesthétiques, n’étanche jamais sa soif de débris et de gravats. Ce regard omnivore – qui se propage, monotone et impassible, et se réitère en groupes sériels de photographies noir et blanc toujours imprimées au même format – semble tout à fait disproportionné par rapport à l’intérêt de son sujet. Dans les années trente, il arrivait que les photographies de la Farm Security Administration décrivent les cimetières de voitures dans les zones rurales ; dans les années soixante toute une école de photographes avait un faible pour les buissons en zone urbaine. Le programme de Baltz, mêlant nature et culture, est différent. Il n’est pas dans l’élégie, et que ce soit délibéré ou non, il est dépourvu de formalisme, car il collecte ses clichés sinistres, comme pour montrer un monde, peut-être le monde, harassé par nos négligences. La seule façon de faire passer cette idée – d’un environnement constitué uniquement de saleté – est d’exclure du champ visuel tout ce qui est achevé et entretenu, ou vierge de toute intervention humaine.

Il nous laisse à penser que l’intérêt de ce travail réside moins dans le fait d’être regardé que dans la nécessité de le contempler. Voici de mauvaises images investies d’un étrange intérêt psychologique. Comme les photographes soucieux d’écologie, il laisse pénétrer les éventuelles conséquences dans ses images ; mais lui ne suggère nullement l’importance de préserver la terre ni l’urgence de réformer nos comportements. S’il avait ne serait-ce qu’un peu plus d’espoir, il devrait nous montrer ses fragments dénaturés comme des imperfections ou des blessures et donc comme des zones encore rares, pouvant être ramenées à un état plus hospitalier. Bref, il faudrait qu’il nous donne une idée de ce qu’est un environnement attrayant, ou du moins sain. C’est l’absence de tout signe attirant pour nous, animaux sociaux dans ces paysages ordinaires, œuvre de notre négligence, qui caractérise l’art de Lewis Baltz et lui confère sa terrible neutralité.

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Lewis Baltz, Prospector Park, Subdivision Phase I, Lot 29, looking Southeast toward Masonic Hill, 1980. From Park City. Courtesy Galerie Thomas Zander © Lewis Baltz

Par « terrible », j’entends le sentiment communiqué à des vues de paysage relativement simples de se trouver à une sorte de degré zéro, où tout ressemble à une maquette. Baltz montre la présence d’éléments sérieusement altérés et fabriqués sommairement, tels que des immeubles inachevés, comme s’ils attendaient quelque horrible épreuve. Ces images sont par trop dénuées d’espoir écologique pour que nous puissions les interpréter comme une représentation des blessures ou du mal fait à la nature. Au contraire, la dévastation à l’œuvre ici (et que Baltz semble avoir intériorisé), est un état de fait, quelque chose qui précéda le photographe et lui succèdera encore longtemps.

D’autre part, pour les observateurs de ces paysages fortement connotés politiquement, l’attractivité d’un lieu reste un sujet complexe. À vrai dire, se demander si un lieu est beau ou pas, a peu d’importance par rapport à la nécessité de le décontaminer. L’urgence d’une préservation doit être prioritaire sur une réponse esthétique et la rend souvent marginale (sans quoi les priorités sociales seraient subverties par les caprices du goût). Paradoxalement, si nous n’éprouvons pas une violente peine à la vue du gâchis d’une région, nous sommes alors moins enclins à prôner des mesures pour la réhabiliter. Nous transférons notre sensibilité aux blessures charnelles vers notre sentiment d’une terre abimée, à supposer que ces dommages soient évidents. Dans ce domaine, un point de vue empathique est donc plus efficace qu’une analyse chimique, mais il l’est moins en termes de prise de conscience pour un changement politique.

Autrement dit, identifier un paysage dont l’état nous affecte ne suffit pas pour produire un dossier probant en vue de sa préservation. Malgré l’usage très populaire de telles images par le Sierra Club, qui nous donnent envie de nous accrocher aux belles choses, ces vues sublimes ne montrent pas vraiment les dangers qui menacent notre environnement. Quant à la nature édénique, telle qu’on peut la voir dans des calendriers ou des publicités, elle alimente un corpus bourré de clichés, plus mièvre que séduisant. Loin de nous informer sur le dilemme environnemental, la propagande touristique ou consumériste qui utilise de telles images, tend à l’exploiter et à l’aggraver. Les photographes de paysage qui veulent s’exprimer sur l’agonie de notre environnement se rendent compte que leur propre medium les met dans une situation embarrassante. Ils doivent s’armer de courage pour ne pas céder à la facilité tout en affirmant d’une manière ou d’une autre la valeur pour eux d’un sujet maltraité.

Robert Adams

Robert Adams, On Top of the La Loma Hills, Colton, California, 1983. From the portfolio Los Angeles Spring © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Dans l’imagerie strictement documentaire, cette difficulté ne pose pas problème. L’acte de témoignage se justifie assez aisément car il pointe les preuves du doigt, par exemple les ailes de héron maculées de mazout ou la Foret Noire clairsemée par les pluies acides. Nous avons besoin de ce type de témoignage pour attester d’accidents ou de pratiques délictueuses. Néanmoins, à partir du moment où il localise ces maux, le genre documentaire se vide de toute autre signification potentielle. Cela ne satisfait pas ceux qui, au dela de la recherche d’un simple enregistrement, veulent traduire une posture.

En revanche, il existe une catégorie d’image qui nous alerte sur la manière dont nous nous souvenons, réfléchissons sur notre situation et prévoyons son évolution. Peu importe combien de fois nous entendons parler de documentaire média comme s’il sagissait d’un éditorial, voire même de propagande : nous percevons qu’il s’agit d’un produit désincarné, que la conscience personnelle du photographe n’investit en aucun cas. Bien entendu, cette conscience n’est pas nécessaire pour que l’image ait un impact sur le spectateur, comme le pourrait la description impersonnelle d’un crime qui semble tous nous impliquer. Il est possible que ces images nous incitent, ou pas, à passer à l’action, mais elles n’éveillent pas de prise de conscience en nous, à savoir comment chacun de nous traite de ces preuves. Toutes les photographies opèrent une médiation avec la réalité, mais au lieu de présenter un point de vue d’entreprise ou le dogme d’une idéologie extérieure à nos êtres, certaines d’entre elles — celles qui nous intéressent ici — étendent jusqu’à nous un regard personnel, semblable au nôtre.

Quand il s’agit de nature, le regard a tendance à être solitaire. Le paysage semble nous amener à un retour sur nous-mêmes, comme pour éveiller en nous des plaisirs, des souvenirs ou des espoirs qui ne sont pas encore acquis à une culture. Le sens d’un paysage est sans doute lié à l’illusion séduisante qu’en chacun de nous sommeille quelque chose qui ne peut etre partagé et qui n’est pas encore socialisé. C’est en partie dû au caractère ineffable de sensations insaisissables perçues sous les cieux de régions reculées, et d’autre part, parce qu’il plait encore aux nord-américains de se livrer au fantasme d’une nature dissociée de la culture et qui ne relève donc pas d’une expérience collective. Bien sûr, nous savons parfaitement que la réserve dans laquelle nous rangeons notre idée de la nature est culturelle. Mais peut-être sommes-nous les seuls parmi les pays développés à pouvoir encore imaginer que notre contact réel avec la nature puisse aller au delà de cette réserve, comme s’il y avait une frontière que nous n’avions toujours pas transgressée. Il y a un photographe qui travaille sciemment à l’intérieur de ce conflit entre l’imaginaire et la transgression : Robert Adams.

Robert Adams

Robert Adams, Expressway. Near Colton, California, 1982. From the portfolio Los Angeles Spring © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Sorti de l’autoroute près de Colton, Californie, Adams a grimpé sur une petite colline érodée. De la fumée, de la brume et des effluents couvre d’un voile les paysages où se dessinent par ailleurs distinctement des silhouettes tout en nuances de gris, comme dans les photographies présentées ici et d’autres dans son ouvrage Los Angeles Spring. Bien que les effets de rendu soient redondants, les compositions sont réalisées individuellement, chacune étant une variante d’une recherche poétique en cours d’expansion. Adams met en œuvre une poétique de la déprédation. À l’ère de la photographie couleur, le noir et blanc joue la note de la nostalgie, et une étrange mélancolie se répand dans ces lieux qui sont par ailleurs d’une cruelle banalité. L’enjeu, ce n’est pas que Robert Adams paraisse éprouver de la tendresse pour ces lieux insignifiants, mais c’est qu’en les capturant comme des moments d’expérience solitaire, il les renvoie à une tradition dix-neuvièmiste du paysage et saisit leur horizon comme s’ils étaient aussi déserts qu’autrefois. Un regard sur les choses empreint de lassitude se confond avec la fraicheur d’une vision radieuse, comme si l’Amérique des années 1950 vue par Robert Frank s’était mêlée aux images de Yosemite prises par Carlton Watkins après la guerre civile. Adams montre des eucalyptus desséchés, des orangeraies abandonnées et des étendues de terre rasées au bulldozer. Ayant retenu son attention, on garde ces images à l’esprit comme des formes naturalisées, livrées à un processus symbolisé par la route ou les marques du passage des promoteurs immobiliers.

Dans l’introduction de son livre, The American Space: Meaning in Nineteenth-Century Landscape Photography, Adams écrit : « physiquement, la majeure partie des terres [de l’Ouest américain] sont aussi vides qu’à l’époque où William Henry Jackson et Timothy O’Sullivan les photographiaient, mais la beauté de l’espace — le sentiment que tout ce qu’y s’y trouve est vivant et précieux — s’est évanoui. » Adams considère que les photographes du XIXe siècle furent des privilégiés car le ciel pur qu’ils virent pouvait illustrer « les versets d’ouverture de la Genèse à propos du role de la lumière, comme celle qui façonne le vide ou le chaos. » Leurs appareils photo purent prendre leurs lots de vues, les mêmes qui sont aujourd’hui obscurcies ou effacées par une blancheur amorphe contre laquelle le photographe nostalgique doit désormais lutter s’il veut décrire la profondeur de l’espace.

Robert Adams, <em>Rialto; Grand Terrace and the Box Spring, California</em>, 1982. From the portfolio <em>Los Angeles Spring</em>  © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Robert Adams, Rialto, California, 1982
© Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Dans Los Angeles Spring, cette constatation et le désir mélancolique qui l’accompagne sont déjoués, nous laissant examiner uniquement les éléments négligés qui apparaissent au premier plan. Le lointain équivaut à un passé que nous ne pouvons restaurer. Par conséquent, ces images récentes évoquent le regret d’une époque où une quantité infinie d’informations se déversait dans la lumière. Ces photographies jouent la comparaison. Elles appréhendent avec imagination la portée de toute une série d’événements au cours desquels, dans le meilleur des cas, l’amour de la nature semble s’être égaré…

Par ailleurs, il est possible de voir les choses autrement et de s’enthousiasmer pour une nouvelle, quoique sinistre beauté. Ce qui reste ambigu, dans l’espace sans profondeur de la Californie du Sud de Robert Adams, devient péremptoire dans la série Smoke de John Pfahl, commencée en 1988. En utilisant un téléobjectif, Pfahl aplatit le moutonnement polychrome des émissions des cheminées d’usines. Les sujets sont circonscris dans un cadre resseré et mis ostensiblement à la portée du regard, mais en contrepartie, cela perturbe le spectateur dans sa relation physique intuitive à l’espace représenté. L’apparente intimité provoquée par le téléobjectif est annulée par son point de vue neutralisant ; nous ne pouvons ni établir la localisation ni évaluer la profondeur réelle du point d’observation. Hormis le fait que c’était la seule manière pour John Pfahl de décrire l’aspet nuisible d’un tel phénomène sans pour autant choquer, il utilise clairement le téléobjectif pour nous inviter, nous supendre en un lieu détaché de tout, et ensuite nous perturber, encore et encore, par l’étude de la pollution extatique dans l’atmosphère. Au cours de sa longue carrière, il nous a rappelé à la surface de l’image, aux dépens de sa profondeur illusoire (en disposant des lignes à l’intérieur de la scène photographiée, que l’on peut lire comme des figures géométriques dans le plan de l’image), et il a toujours refusé de contraindre la perspective du spectateur par aucune sorte de commentaire ou d’introduction. Tout ce qui apparait dans son travail est perçu comme une émanation d’un espace mental illimité et personnel. Cependant, le spectacle de ces nuages de benzene aux teintes rosâtres, qui apparaissent dans un fondu de couleurs rappelant le sublime pastoral, submerge finalement notre entendement de sa désolation. Ce travail est délibérément trop charmeur pour être critique, et ce même si son propos — un enregistrement décisif des nuages toxiques — définit sa raison d’être.

Bethlehem # 16, Lackawanna, N.Y., 1988

John Pfahl, Bethlehem # 16, Lackawanna, N.Y. From the series Smoke, 1988-1989. © 2002 George Eastman House, Rochester, NY.

La faille d’un projet comme celui de la série Smoke réside peut-être dans son besoin d’éviter une condamnation de l’évidence. Bien qu’il ait été enveloppé à un moment donné dans ces vapeurs de benzène, tout ce que le photographe a à dire de tels miasmes — son sens de l’ironie l’y autorisant —, c’est qu’ils sont beaux. Nous, les victimes de cette polution incroyable, sommes réduits à applaudir l’art avec lequel il les dépeint ! Bien plus encore, ces nuages prennent momentanément des formes héroïques ; ils appartiennent à un genre stéréoypé qui célèbre la productivité des usines. Qui pourrait être blâmé de penser que John Pfahl approuve la situation ? La série Smoke ne pouvait être conçue qu’aux États-Unis, le niveau de vie moyen commençant tout juste à montrer des signes de déclin, à ce moment précis de l’histoire où une conscience écologique s’active, mais que des mesures environnementales décisives sont tenues en échec. Le mariage chez Pfahl d’une esthétique exubérante et d’un espace aliéné, ne s’est jamais montrée aussi vaine que lorsqu’il traite d’une dégradation effective de l’environnement.

Pourtant, il n’a jamais été facile de se représenter ce danger. Les photographes en ont une approche aérienne/abstraite; ils ont également adopté un nihilime dénué de pathos à son égard. Certains d’entre eux sont retombés dans la nostalgie ou ont joué d’une séduction perverse avec notre péril commun. Nous leur reconnaissons une certaine résonnance expressive. De même, à chaque tentative, ils furent trop dépendants de leur public, censé apporter son propre sérieux moral à la scénographie. Les caractéristiques visuelles diffuses d’un terrain — quel que soit l’état dans lequel il se présentent — ne nous interpellent pas d’eux-mêmes sur l’urgence de la situation. On nous a appris à contempler la représentation d’un paysage, bien plus qu’à faire bruyamment cause commune pour le préserver d’un massacre. Nous avons l’impression que le paysage existe pour nous, et si pour une raison quelconque, on nous donne à voir un environnement qui nous rebute, alors nous lui tournons le dos. Même une Arcadie triste nous charmait. Mais comment pourrions nous être ému par un spectacle que nous rejetons : un désert américain auquel nous avons contribué ?

Richard Misrach a porté un intérêt de plus en plus grand, au fil des années 1980, à ce genre de panorama dans l’Ouest américain. Pour commencer, son appréhension des lieux est vraiment convaincante — le désert des Mojaves, du Nevada, l’arrière-pays californien, qu’il a parcourus sans cesse. Le moment de sa perception est toujours le présent, ensablé dans des ocres et dépeint en des teintes vert sauge, mauves et blondes, qui se transforment souvent en une exquise profondeur décolorée, quoique parfois rougie par un crépuscule ou des incendies. Misrach vit ces instants jusqu’à leurs limites sensorielles, sans cérémonie. Il nous donne l’impression que ce qui se passe là bas, au beau milieu de ce que l’on appelle la « nature sauvage », lui arrive à lui et pour lui, bien avant que d’être filtré par une quelconque référence artistique.

D’autres photographes se sont emparés de terres aussi intensément que lui à travers leurs images, révélant des refuges que nous pensions rares. Il y a quelque chose d’entreprenant, voire même de sportif, et cependant d’un peu triste dans leur projet, car ils nous rapportent des vues appétissantes comme s’il s’agissait de trophées. Misrach travaille le revers de cette médaille : il campe dans ce qui ressemble à un désert lointain, dans le seul but de montrer les traces inattendues que l’homme y a laissé partout. Il est le spécialiste pour transmettre de mornes et, in fine, de mauvaises nouvelles des paysages épiques.

Joe Deal, Backyard, Diamond Bar, CA, from the Los Angeles Documentary Project, 1980, Smithsonian American Art Museum

Joe Deal, Backyard, Diamond Bar, California, from the Los Angeles Documentary Project, 1980. Courtesy Smithsonian American Art Museum.

En 1983, alors que le crépuscule tombait sur Lake Havasu City, Arizona, Misrach évoqua les deux courbes d’un McDonald’s au lointain, tel un phare précieux dans le désert. C’était un épilogue sensuel au travail réalisé dans les années 1970 par un groupe de photographe parmi lesquels Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal et Frank Gohlke, qui avaient montré l’Ouest américain comme un paysage Pop, lors d’une exposition qui fit date, intitulée « The New Topographics ». Leur thème, le développement suburbain, vu comme un vernaculaire inattendu, déplut à une grande partie du public, en raison du style froid et désengagé des œuvres. En fait, quand bien même les photographes auraient affiché un regard plus critique, les choses ne se seraient pas arrangées pour autant, car c’était précisément le choix de leur sujet qui était provocant. Comment pouvaient être digne d’intérêt visuel les maisons de style Ranch situées au bout d’une route toute neuve, avec leurs branches d’arbres nues, ou les lotissements de mobile-home et les parcs pour camping-cars, les villes satellites implantées dans des périphéries arides ? Ici l’art prenait en considération le phénomène de décentralisation au sens géographique, provoqué par le déplacement de la population vers la Sun Belt. Les aménagements réalisés pour ces classes moyennes populaires qui traversaient la région ou bien qui y prenaient leur retraite, avaient un air de provisoire — et c’est justement cela que capturaient les photographes de « The New Topographics ». Mais les photographes s’étaient tellement focalisés sur une communauté atrophiée qu’ils ne traitèrent pas des conséquences sur le pays. Quoi qu’il en soit, on peut dire aujourd’hui que leur travail est allé en s’assombrissant au fur et à mesure qu’ils arpentaient ce territoire. Dans le livre de Richard Misrach, Desert Cantos, cette atmosphère lugubre a trouvé un aboutissement.

Richard Misrach, Submerged Lamppost, Salton Sea, 1985
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

Depuis le début, on perçoit le vif intérêt de Misrach pour le désert en tant que phénomène social avant tout autre chose. C’est peut-être son romantisme qui l’a conduit là au départ, mais son réalisme prend le dessus quand il est sur les lieux. Il écrit : « Il suffit de se placer devant un 7-Eleven [une enseigne de commerce de proximité] à Indio, Californie, avec un de leur granité à la cerise, ou bien de barboter dans une piscine de Palm Springs dans la fraicheur des 40° d’un début de matinée, pour comprendre ce qu’est le désert. Toutefois, comme le titre Desert Cantos le suggère, il rapatrie son réalisme à l’intérieur d’une forme poétique aux connotations dantesques. Chacun des Chants, en l’occurrence chaque chapitre photographique, développe un thème : l’autoroute, les habitants, la survie, l’événement, le déluge… et ainsi de suite. Ici attirée par des formes rocheuses et des teintes veloutées, notre attention aux choses, telles qu’elles apparaissent, plus ou moins proches ou éloignées, semble être inversée. D’infimes résidus laissés là par des gens de passage ou des constructions abandonnées sont éparpillés un peu partout et nulle part, à l’intérieur de perspectives géniales. Les wagons d’un long train de fret de Santa Fe, Nouveau Mexique, sont réduits à des points lapidaires de rouge et de gris, dans le lointain d’une plaine de gomme vert olive. Dans le Chant intitulé L’Événement [The Event], le même horizon sans fin prend soudainement un tour narratif intéressant, car il raconte l’arrivée de la navette spatiale à la base aérienne de l’armée de l’air américaine Edwards, tandis que les gens, des silhouettes colorées, attendent son arrivée sur une plateforme aveuglante. Le Futur — un point dans le ciel — s’apprête à descendre sur ce lieu immémorial. À moins que ce ne soit au retour glorieux du Christ que ces cowboys, le personnel de l’armée et les touristes sont venus assister ? Le projet de Misrach lors de sa campagne dans le désert comporte certainement des parallèles bibliques. Son idée du déluge s’exprime dans Salton Sea, un lac dont l’eau est stagnante, avec des poteaux téléphoniques immergés, une station essence inondée et un toboggan pour les enfants. Ces scènes limpides, sont d’une beauté angoissante et spontanée qui, dans un murmure, nous annonce un châtiment. Et il conclut avec Fires, des feux de végétation, à la progression souvent incontrôlable et qu’il a photographiés avec un angle si rapproché que l’on sent presque leur odeur calcinée.

Richard Misrach, Desert Fire #249, 1985
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

Bien que de mauvaise augure, ces panoramas crépitant ne sont pas encore infernaux comme l’est une série ultérieure intitulée The Pit et son dernier livre Bravo 20: The Bombing of the American West, encore plus silencieux. The Pit fonctionne comme un hymne funèbre aux centaines de bestiaux morts pour des raisons inexpliquées ou qui n’on pas été examinées, et que l’on a jeté dans des décharges isolées du Nevada. Leurs pattes et leurs sabots dépassent du limon comme autant d’ordures. Les incendies procurèrent à Misrach un nouveau sujet saisissant ; ses images de cadavres d’animaux prenaient une force politique cinglante.

Richard Misrach, Dead Animals #327, 1987
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

Toutefois, les deux sujets sont traités avec un regard caressant d’une incongruité éloquente. Misrach installe une tension entre l’ampleur de sa description, la présence physique de tirages grands formats et l’effroi suscité par ses sujets — qui semblent dégorger dans notre propre espace, d’où nous ne pouvons nous échapper. Jusque là, son attitude face au désert relevait presque de la curiosité anthropologique, et nous y étions jetés comme des voyageurs avec leur guide, celui qui sait voir avec splendeur. À présent, il soutient cette vision et nous emmène au beau milieu d’un holocauste.

Roger Fenton, The Valley of the Shadow of Death, 1855.
Source Wikipédia CC-BY

Misrach ne fut pas le premier à découvrir les ravages provoqués à Bravo 20, la zone de tir de la US Navy dans le Nevada, ni le premier à apprendre que cette activité s’était tenue dans la plus grande illégalité pendant plus de vint ans. Les pires violences y avaient été commises, sous le vacarme assourdissant des avions de chasse supersoniques. Ses voyages le conduisirent là. Il se joignit aux militants venus résister aux militaires, et fit ses images méditatives de ces paysages. Elles montrent une terre couverte de cratères, privée de toute vie, hormis de celle des plantes les plus tenaces, mais jonchée de centaines d’obus et de bombes. Ces photographies rappellent de manière inopinée celles produites par Roger Fenton il y a plus de 140 ans sur les champs de la Guerre de Crimée, parsemés de boulets de canon, semblables aux déjections de quelque oiseau d’acier obscène. Mais le côté readymade de Bravo 20 en tant que paysage moralisé réside dans le fait que ce n’est pas un champ de bataille mais une zone d’entraînement. Misrach n’a aucun mal à révéler comment une culture machiste a littéralement vomit partout sur cet environnement, qu’elle avait autrefois présenté comme le territoire exemplaire de ses “agressions héroïques”. Car celles-ci illustrent le résultat de l’œuvre délibérée de l’armée américaine et non pas simplement l’une de ses conséquences accidentelles. Le gâchis de Bravo 20 est encore plus convaincant que ces pauvres animaux abattus par des contaminations chimiques ou radioactives.

L’économie du développement bas de gamme dans les zones arides de l’Ouest — la poubelle — est étroitement liée avec notre militarisme. Les habitants de Fallon, Nevada, bien que terrorisés par le bruit, étaient réticents à protester contre l’usurpation de leurs terres environnantes par l’armée, car c’était une source de revenus pour leur ville. Il semblerait que nous ayons une extrême difficulté à choisir entre nous adapter à la nature ou la protéger de nous-mêmes. En spéculant suivant ce principe, Misrach n’a jamais défendu une idée aussi radicale que celle de déplacer ces gens hors de la région. Mais il a proposé que Bravo 20 soit transformé en un parc national qui serait le premier mémorial du pays dédié à l’environnement. Les itinéraires d’excursion de ce secteur seraient dénommées « Route de la Dévastation » [« Devastation Drive »] et « Passage des Bombes » [“Boardwalk of the Bombs”] — des noms pertinents pour un paysage qui mérite que l’on reconnaisse le mal prodigieux dont il est accablé.

Max Kozloff, 1997
Traduction Adrien Chevrot


Cet essai a été publié pour la première fois dans « Lone Visions, Crowded Frames: Essays on Photography » de Max Kozloff, The University of New Mexico Press, 319 pages, 1997.

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« Art vidéo : L’esthétique du narcissisme » de Rosalind Krauss http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/07/art-video-lesthetique-du-narcissisme-de-rosalind-krauss-2/ Wed, 17 Jul 2019 08:09:15 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30967 Dans les années 1960, les critiques affirmaient volontiers qu’une parfaite symétrie permettait à un peintre de « désigner le centre de la toile », et d’invoquer ainsi la structure interne de l’image-objet. Cette réflexion, parmi beaucoup d’autres, constituait l’édifice complexe par lequel la critique des années soixante voulait relier l’art à l’éthique grâce à « l’esthétique de la constatation ». Mais à quoi reviendrait le fait de désigner le centre d’un écran de télévision ?

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Cet article de Rosalind Krauss a été publié pour la première fois dans la revue October, Vol. 1. (Printemps 1976), pp. 50-64. Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars, 2016.

Dans les années 1960, les critiques affirmaient volontiers qu’une parfaite symétrie permettait à un peintre de « désigner le centre de la toile », et d’invoquer ainsi la structure interne de l’image-objet. Cette réflexion, parmi beaucoup d’autres, constituait l’édifice complexe par lequel la critique des années soixante voulait relier l’art à l’éthique grâce à « l’esthétique de la constatation ». Mais à quoi reviendrait le fait de désigner le centre d’un écran de télévision ?

L’art vidéo, influencé par le pop art, a très souvent parodié le propos critique de l’abstraction. C’est ainsi que Vito Acconci, dans sa vidéo intitulée Centers (1971), incarne littéralement cette notion de « désignation » en se filmant lui-même, le doigt pointé vers le centre d’un moniteur. Une position qu’il garde pendant 20 minutes. L’aspect parodique de son geste, emprunt évident à l’ironie de Marcel Duchamp, cherche clairement à renverser toute une tradition critique et à s’en débarrasser, à invalider une approche fondée sur les propriétés formelles d’une œuvre, ou dans ce cas, d’un genre d’œuvres tel que l’« art vidéo ». Centers s’attaque à une critique qui prend ces qualités formelles au sérieux, qui tente d’analyser la logique spécifique à tel ou tel médium. Et pourtant, par sa mise en scène, Centers possède bien les caractéristiques structurelles typiques de l’art vidéo. On y voit en effet Vito Acconci se servir du moniteur comme d’un miroir. L’artiste, bras tendu, pointe du doigt le centre de l’écran que nous sommes également en train de fixer. Une tautologie apparaît : le regard de l’artiste se prolonge pour finir dans les yeux de son double projeté. Cette image nous renvoyant à nous-mêmes renferme un narcissisme tellement inhérent aux œuvres d’art vidéo que j’aimerais en faire la condition sine qua non de tout ce genre artistique.

Mais le narcissisme peut-il être vraiment considéré comme « le médium de l’art vidéo » ?

Cette hypothèse opère d’abord une séparation entre l’art vidéo et les autres arts visuels, car elle envisage sa matière comme étant de nature psychologique et non plus physique. Qu’un état psychologique soit le thème d’une œuvre d’art n’est pas nouveau, mais habituellement, la psychologie n’est pas considérée comme pouvant être son médium même. Le médium de la peinture, de la sculpture ou de la vidéo est plus souvent lié à des paramètres matériels, objectifs, propres à une forme particulière : une surface couverte de pigments, de la matière agencée dans l’espace, de la lumière projetée à travers une pellicule qui défile. Autrement dit, la notion de médium décrit la matière et son état, grâce auxquels l’artiste transmet ses intentions, indépendamment de lui-même.

Il serait ainsi probablement plus simple d’affirmer que le médium de l’art vidéo, qui dépend de dispositifs physiques pour pouvoir être perçu, se compose d’un écran de télévision (quel que soit la technologie employée, actuelle ou future), et d’en rester là. Mais définir l’art vidéo en termes purement techniques ne semble pas pertinent, et mon expérience en la matière me pousse à envisager une approche psychologique.

Le vocabulaire de tous les jours nous offre un exemple du mot « médium » au sens psychologique du terme. Cette acceptation assez répandue se situe dans le domaine hors-norme de la parapsychologie : il désigne des personnes dotées de pouvoirs psychiques, télépathie, perceptions extrasensorielles et faculté de communiquer avec l’au-delà. Quelle que soit notre croyance en ces phénomènes, on peut comprendre à quoi le terme fait référence. Il évoque ici un intermédiaire qui serait à la fois émetteur et récepteur d’un message provenant d’une source invisible. Ce sens implique que la relation entre le « médium » et le message possède un caractère simultané. Ainsi, quand Freud aborde le phénomène des rêves télépathiques dans ses conférences, il explique à son auditoire que les récits de ces phénomènes insistent sur la simultanéité des rêves et des événements réels (pourtant toujours éloignés du rêveur).

Cette acceptation commune du mot médium nous suggère d’aborder l’art vidéo sous l’angle de ces deux particularités : la simultanéité de la captation et de la projection d’une image, et la psyché humaine comme canal de transmission. Pour la plupart, les œuvres créées lors de la courte période d’existence de l’art vidéo se servent en effet du corps humain comme matière première. Dans le cas des enregistrements, il s’agit le plus souvent du corps de l’artiste. Pour les installations, il s’agit en général du corps du visiteur et de ses réactions. Quelle que soit la personne, la simultanéité est toujours là, car contrairement aux autres arts visuels, l’art vidéo offre la possibilité de capter et de retransmettre l’image au même moment, produisant un retour instantané. Le corps est ainsi pris au centre des parenthèses ouvrante et fermante que sont la caméra et le moniteur, ce dernier reproduisant l’image de l’acteur de la performance avec l’immédiateté d’un miroir.

Les conséquences de ce centrage sur le corps humain sont multiples. Elles sont parfaitement décrites dans Boomerang (1974), réalisé par Richard Serra. Nancy Holt, sujet de la vidéo, y prend la parole avec beaucoup de volonté. Assise dans un studio d’enregistrement, elle porte un casque audio, et l’image est cadrée sur son visage. Lorsqu’elle parle, ses mots sont enregistrés puis renvoyés dans son casque avec un décalage de moins d’une seconde entre le moment où elle s’exprime et le feedback audio qu’elle est obligée d’entendre. Pendant les dix minutes de la vidéo, Nancy Holt décrit la situation, la manière dont cet écho perturbe le cours normal de sa pensée et la confusion causée par la désynchronisation entre l’énonciation et l’écoute. « Parfois, j’hésite à parler, car quand j’entends le début du mot se répéter, j’en oublie la suite… ou mes pensées partent dans une autre direction », dit-elle.

En la voyant parler et écouter son écho, nous assistons à un incroyable phénomène de distraction. Comme l’enregistrement interrompt continuellement la substance de sa parole, elle éprouve beaucoup de difficulté à rester cohérente avec elle-même. Cette situation, comme elle l’explique, « met une distance entre les mots et leur appréhension, leur compréhension », c’est comme « le reflet d’un miroir… Je suis entouré par moi-même et mon esprit m’entoure… Il n’y a aucune issue ».

La prison qu’elle crée tout en la décrivant, à laquelle elle ne peut échapper, c’est le piège d’un présent qui s’effondre sur lui-même, un présent amputé de son propre passé. On peut imaginer ce qu’elle ressent lorsqu’elle joue avec l’écho : « les mots sont comme des choses que je lance en l’air et qui me reviennent comme un boomerang… un boomerang… oomerang… erang… ». À travers cette réverbération embrouillée d’un mot et de ses syllabes, on perçoit une coupure avec l’histoire, il s’agit même ici d’une coupure avec le passé immédiat de la phrase à peine prononcée. Autrement dit, Nancy Holt est déconnectée de son propre « texte ».

Habituellement, lors de leur performance, la plupart des artistes jouent ou interprètent évidemment un texte : une chorégraphie précise, un script, une partition, ou encore des prises de notes comme base d’improvisation. Par ce rapport au texte, la performance s’attache à quelque chose qui la précède. Cette sensation immédiate que quelque chose a préexisté est liée à ce texte. Plus largement, cela renvoie au rapport entre un texte particulier et l’histoire que forment tous les textes du genre en question. Cette histoire, indépendante du geste effectué dans le présent, lui confère tout son sens. Ce que décrit Nancy Holt dans Boomerang, c’est une situation où le reflet du miroir (ici, l’écho) coupe son rapport au texte, avec les mots qu’elle vient d’énoncer, avec la façon dont la langue la connecte à son propre passé et à un univers d’objets. Elle se retrouve dans un espace où, comme elle l’explique, elle est entourée par elle-même.

Cet enfermement du corps ou de l’esprit dans lui-même se retrouve partout dans le corpus des œuvres vidéo.

Centers en est un exemple. Air Time (1973), également de Vito Acconci, en est un autre. L’artiste est assis entre la caméra et un grand miroir auquel il fait face. Pendant 35 minutes, il s’adresse à son reflet, dans un monologue où « je » et « tu » — on comprend qu’il s’agit de lui et d’un amour absent — signalent la relation entre Vito Acconci et sa propre image. Centers comme Air Time dressent un enfermement spatial, mettant en place les conditions d’un reflet de soi-même. L’artiste répond à une image de lui-même, continuellement renouvelée. Cette image, qui supplante la conscience de tout ce qui peut lui précéder, devient le texte immuable de l’artiste. Transpercé par son propre reflet, il est condamné à perpétuer son image. La simultanéité de cette situation exprime, comme l’écho de Boomerang, un effondrement du présent.

Les vidéos de Bruce Nauman témoignent également du double effet de la « performance pour l’écran ». Dans Revolving Upside Down (1968), il se filme avec une caméra posée à l’envers, le sol apparaissant donc en haut de l’image. Pendant soixante longues minutes, il bouge doucement, en tournant sur un pied, avançant du fond de son studio vers l’écran et inversement, répétant ses allers-retours jusqu’à la fin de la bande.

La vidéo de Lynda Benglis intitulée Now présente un aplanissement similaire de la temporalité. On y voit l’artiste de profil devant un grand écran, sur lequel repasse l’image inversée d’elle-même en train d’effectuer les mêmes actions, de sorte qu’on ait l’impression qu’elle est à la fois à gauche et à droite, se faisant face à elle-même. Les mouvements des deux profils, l’un « réel » et l’autre préenregistré, sont synchrones, comme dans un miroir. Ils s’embrassent dans un geste auto-érotique qui est à son tour enregistré et qui devient l’arrière-plan de l’action qui se répète. Dans cette spirale infinie, son visage fusionne avec la double et la triple rediffusion d’elle-même, et on entend sa voix ordonner « Now! » ou demander « Is it now? ». Lynda Benglis se sert clairement du mot « maintenant » pour souligner l’ambiguïté de la référence temporelle : on se rend compte qu’on ignore si le son de sa voix vient d’elle ou d’un des multiples niveaux d’enregistrement. On réalise également qu’avec la rediffusion des enregistrements, tous les « maintenant » sont présents de la même manière.

Savoir de quel « maintenant » il s’agit est somme toute une question assez banale d’un point de vue technologique. Ce qu’il y a de bien plus intéressant dans Now, c’est la façon dont la vidéo met en scène l’effondrement du présent. C’est cette insistance qui renvoie aux vidéos de Bruce Nauman et de Vito Acconci décrites plus haut, ainsi qu’à Boomerang. Dans tous ces exemples, la nature de la performance consiste à mettre le texte entre parenthèses et à le remplacer par le reflet du miroir. Cette substitution a pour conséquence la présentation d’une personne dépossédée de son passé, et sans connexion avec aucun objet qui lui est extérieur. Car le double qui apparaît sur le moniteur ne peut être considéré comme un véritable objet extérieur. C’est plutôt un déplacement du moi qui transforme la subjectivité de l’artiste en une autre, en un miroir, comme la voix de Nancy Holt dans Boomerang.

Revenons donc au début de notre propos pour émettre une remarque. Admettons que le médium de l’art vidéo soit bien l’état psychologique du moi séparé de lui-même et remis face à son reflet synchronisé. En quoi cela creuse-t-il un fossé entre l’art vidéo et les autres arts ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une nouvelle technique utilisée par la vidéo pour s’inscrire dans la continuité des intentions modernistes qui animent les autres arts visuels ? L’effet miroir, en particulier, ne serait-il pas qu’une variation de la réflexivité dans laquelle la peinture et la sculpture contemporaine puis le film contemporain se sont successivement eux-mêmes retranchés ? Cette question considère implicitement que reflet de soi-même et réflexivité sont la même chose. Que dans les deux cas, il s’agit d’une conscience qui se dédouble sur elle-même afin de réaliser et d’incarner une séparation entre des formes d’arts et leurs contenus, entre les pensées et leurs objets 1. En simplifiant, la question pourrait être la suivante : divergences technologiques mises à part, quelle est la vraie différence entre Centers de Vito Acconci et American flag de Jasper John ?

La réponse, la voici : cela n’a absolument rien à voir. L’effet miroir est une symétrie extérieure, alors que la réflexivité est une stratégie permettant d’atteindre une asymétrie radicale, de l’intérieur.

Dans American Flag, Jasper Johns se sert de la synonymie entre une image (le drapeau américain) et son fond (qui limite la surface de l’image) pour déséquilibrer la relation entre les termes « image » et « peinture ». En nous forçant à voir le vrai mur sur lequel la toile est accrochée comme arrière-plan de l’objet visuel global, l’artiste désolidarise deux types de rapports entre figure et support. Une première relation interne à l’image, où la figure/support d’une surface plate, délimitée et accrochée à un mur, est isolée comme un état primaire, catégorique, dans lequel on retrouve la technique de la peinture. Et une deuxième relation qui vient définir de l’extérieur cet objet en tant que « peinture », une catégorie définie comme un objet (ou comme un texte) et dont le sujet est cette peinture particulière du drapeau américain. Le drapeau est ainsi à la fois l’objet de l’image et le sujet d’un objet plus général (la « peinture ») vers lequel American Flag offre une réflexivité. La réflexivité est précisément cette fracture en deux entités complètement différentes qui s’explicitent l’une et l’autre tant que leur séparation est maintenue.

L’effet miroir, d’un autre côté, implique la disparition de la séparation. Son mouvement intrinsèque tend vers la fusion. Le moi et son reflet sont évidemment physiquement séparés, mais le pouvoir du reflet permet une appropriation qui efface comme par magie la différence entre le sujet et l’objet. Des miroirs se faisant face agrandissent l’espace qui existe réellement entre eux. Dans Centers, nous voyons Acconci pointer du doigt le centre de l’écran que nous regardons également. L’élément implicite de cette installation, c’est l’écran qu’il regarde lui-même. Impossible pour nous de voir Centers sans apercevoir cette connexion que l’artiste entretient avec son double. Pour nous comme pour Acconci, la vidéo est un procédé qui permet de fusionner deux éléments.

On pourrait affirmer que si la réflexivité de l’art moderne est un dédoublement permettant d’identifier l’objet (et ainsi les conditions objectives de sa perception), l’effet miroir, renvoi absolu à soi-même, transforme l’objet en parenthèses.

Voilà pourquoi il semble incorrect de parler de médium physique pour aborder l’art vidéo. L’objet (les équipements électroniques et leur potentiel) est en effet devenu purement accessoire. À la place, le vrai médium de l’art vidéo est une situation psychologique, dont la condition intrinsèque est de dévier l’attention portée à un objet externe, à un Autre, pour l’investir dans le moi.

Cela ne correspond pas à n’importe quelle situation, mais à celle de quelqu’un chez qui, dans les mots de Freud, « la libido a dû se détacher des objets et se transformer en libido du moi. ». Autrement dit, la condition spécifique du narcissisme.

C’est en faisant ce lien qu’il est possible de reformuler l’opposition entre effet miroir et réflexivité en termes psychanalytiques. Car c’est aussi là, dans le drame du sujet allongé sur le divan, que la reprojection narcissique d’un moi figé se heurte au mode analytique (ou réflexif)2. On trouve une description particulièrement utile de cette lutte chez Jacques Lacan. Dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, il définit d’abord l’espace de l’échange thérapeutique comme un vide extraordinaire créé par le silence du psychanalyste. Le patient y projette le monologue de sa propre récitation, ce que Lacan appelle « le monument de son narcissisme », pour expliquer sa situation. Face à son auditeur silencieux, il va ressentir une profonde frustration. Pour Lacan, bien qu’on imagine que cette frustration est d’abord provoquée par le silence obstiné du psychanalyste, elle possède en réalité une autre origine :

« Ne s’agit-il pas plutôt d’une frustration qui serait inhérente au discours même du sujet ? Le sujet ne s’y engage-t-il pas dans une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même, dont, à force de peintures sincères qui n’en laissent pas moins incohérente l’idée, de rectifications qui n’atteignent pas à dégager son essence, d’étais et de défenses qui n’empêchent pas de vaciller sa statue, d’étreintes narcissiques qui se font souffle à l’animer, il finit par reconnaître que cet être n’a jamais été que son œuvre dans l’imaginaire et que cette œuvre déçoit en lui toute certitude. Car dans ce travail qu’il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre, et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre. »3

Ce que le patient vient à découvrir, c’est que son moi est une projection, et que sa frustration s’explique par le fait qu’il est prisonnier de cette projection, avec laquelle il ne peut jamais vraiment coïncider. Cette « statue » qu’il a modelée et en laquelle il croit est la cause de sa « statique », de la permanence du « statut renouvelé de son aliénation ». Le narcissisme se caractérise ainsi par la condition systématique d’une frustration perpétuelle. 4

L’analyse consiste à briser l’emprise de cette fascination pour le miroir, et pour ce faire, le patient est amené à faire la distinction entre sa subjectivité vécue et les projections fantasmées de lui-même en tant qu’objet. Comme Lacan l’écrit : « Pour revenir, quant à nous, à une vue plus dialectique de l’expérience, nous dirons que l’analyse consiste précisément à distinguer la personne étendue sur le divan analytique de celle qui parle. Ce qui fait déjà avec celle qui écoute [le psychanalyste], trois personnes présentes dans la situation analytique, entre lesquelles il est de règle de se poser la question […] : où est le moi du sujet ? »5 Le projet analytique est donc un projet où le patient se désengage de la « statue » de son moi reflété, et redécouvre la vraie temporalité de sa propre histoire grâce à une méthode de réflexivité. Il remplace l’atemporalité de la répétition par la temporalité du changement.

Tout comme la psychanalyse considère que le patient s’engage dans une récupération de l’histoire authentique de son être, le modernisme considère que l’artiste place sa propre expressivité dans la découverte des conditions objectives de son médium et de leur histoire. Ainsi, la condition même pour atteindre sa subjectivité implique que l’artiste reconnaisse les matériaux d’un objet extérieur (ou d’un médium) et leur indépendance historique.

À l’inverse, le circuit fermé de la vidéo semble être l’instrument d’une double répression, à travers laquelle la conscience de la temporalité et de la séparation entre le sujet et l’objet fusionne simultanément. La conséquence de cette submersion, pour le créateur comme pour l’observateur de la plupart des œuvres d’art vidéo, est une sorte de chute en apesanteur dans l’espace du narcissisme.

Bien sûr, la question de savoir pourquoi la vidéo a attiré de plus en plus d’artistes et de collectionneurs appelle un ensemble complexe de réponses, dont l’analyse s’étendrait du problème du narcissisme dans le contexte plus large de notre culture, jusqu’aux mécanismes spécifiques du marché de l’art actuel. Je ne ferais pas cette analyse ici, préférant la réserver à un prochain article. Cependant, j’aimerais établir dès maintenant un lien entre la constitution d’un moi engendré par le feedback vidéo et la situation réelle du monde de l’art dont sont issus les artistes vidéo. Au cours des quinze dernières années, le monde a terriblement été affecté par sa relation avec les médias de masse. Pour la génération ayant grandi ces dix dernières années, la publication, la reproduction et la dissémination de l’œuvre d’un artiste dans les médias sont presque devenues l’unique moyen d’attester son existence artistique. L’exigence d’une rediffusion instantanée dans les médias — en réalité, la création d’œuvres qui n’existent même plus hors de ces rediffusions, comme c’est le cas pour l’art conceptuel et sa sous-catégorie, l’art corporel — est évidemment liée à une esthétique où le moi se crée grâce au dispositif électronique du feedback, du retour de l’image en continu.
Dans le corpus de l’art vidéo, il existe toutefois trois phénomènes qui vont à l’encontre de ce que j’ai affirmé jusque là, ou du moins qui en divergent d’une certaine manière. 1) Les vidéos qui exploitent le médium afin de le critiquer de l’intérieur ; 2) celles qui représentent une attaque physique contre le dispositif vidéo pour se libérer de son emprise psychologique ; et 3) les installations qui se servent du médium comme sous-catégorie de la peinture ou de la sculpture. Boomerang de Richard Serra représente le premier phénomène. Le deuxième peut être illustré par Vertical Roll de Joan Jonas. Le troisième, enfin, se limite à certaines installations de Bruce Nauman et de Peter Campus, dont les deux installations sœurs de ce dernier, intitulées mem et dor.

J’ai déjà décrit comment le narcissisme s’exprimait dans Boomerang. Ce qui différencie cette vidéo de Now de Lynda Benglis, par exemple, c’est sa distance critique par rapport à son propre sujet. Cela s’explique d’abord par le fait que Richard Serra utilise un feedback audio plutôt que vidéo. Notre point de vue ne coïncide pas avec le circuit fermé dans lequel se trouve Nancy Holt, nous sommes à l’extérieur. De plus, la condition narcissique passe par le langage et par la pensée, l’expression et la réflexivité critique ont ainsi lieu simultanément.

Ce qui est significatif, c’est que cette position extérieure offerte par Serra, séparée du sujet de Boomerang, permet un rapport au temps différent de beaucoup d’autres vidéos. La brièveté de cette œuvre, dix minutes, fait elle-même référence au discours, à la durée nécessaire pour formuler et développer un argument, et au temps qu’il faut à son destinataire pour le comprendre. Ce qui est latent dans le début de Boomerang, c’est sa propre conclusion. Une fois atteinte, l’œuvre s’arrête.

Joan Jonas, Vertical Roll, video still, 1972. Courtesy of the artist

Joan Jonas, Vertical Roll, video, 1972. Courtesy of the artist © Joan Jonas.

Vertical Roll est un autre exemple où le temps est contraint par la vidéo, et où il est considéré comme étant une force poussant vers une fin. Dans cette œuvre, la perception du temps se fait grâce à l’instabilité de l’image, due à la désynchronisation des fréquences des signaux de la caméra et du moniteur. Le défilement saccadé, où le bas du cadre est projeté vers le haut de l’écran, semble entraîner une dégradation des 525 lignes qui constituent l’image du téléviseur. Lorsqu’on réalise qu’il s’agit d’un effet volontaire, on peut imaginer qu’une instance psychique s’acharne sur la stabilité électronique de l’écran. On perçoit à travers le balayage constant de l’image une dimension réflexive qui nous renvoie vers la trame du téléviseur, vers le support même de la déformation de l’image.

C’est de là que naît le sujet de Vertical Roll, qui représente le temps comme une dissolution continue dans l’espace. On y voit une séquence d’images et d’actions sous différents angles, à différentes distances et avec différentes orientations de la caméra par rapport au sol. Avec la grammaire habituelle du film et de la vidéo, ces changements auraient été enregistrés soit par le mouvement de la caméra (dont le zoom fait aussi partie), soit par le montage. Joan Jonas a bien utilisé ces techniques pour réaliser Vertical Roll, mais le balayage constant de l’image rend ces mouvements invisibles, cette grammaire est érodée par la dislocation de l’image. Comme je l’ai dit, l’illusion créée est celle d’une dissolution continue dans le temps et dans l’espace. Le moniteur, en tant qu’outil, semble enrouler les expériences sur elles-mêmes, tel un fil de pêche sur un moulinet ou une bande magnétique sur une bobine. Le mouvement de dissolution continue devient alors une métaphore de la réalité physique, non seulement de la trame de l’écran, mais aussi de la bande vidéo, dont les bobines incarnent une quantité de temps déterminée.

J’ai décrit plus haut la situation paradigmatique créée par la vidéo : celle d’un corps entre parenthèses, entre la caméra et le moniteur. Dans Vertical Roll, une des deux parenthèses est rendue plus active que l’autre grâce au mouvement de l’écran, référence à la réalité physique de la bande magnétique. Le moniteur devient une bobine à travers laquelle on peut pressentir l’imminence d’un but, d’une fin de l’action. Cette fin arrive lorsque Joan Jonas, également actrice de la performance enregistrée, prise dans le circuit fermé de la caméra et du moniteur, s’affranchit de cette parenthèse, de ce retour de l’image en continu, pour se tourner directement face à la caméra tandis que les défilements saccadés s’arrêtent.

Si dans Vertical Roll, c’est le mouvement conjoint du défilement de l’écran et de la bande magnétique qui est isolé en tant qu’objet physique, dans mem et dor de Peter Campus, c’est l’immobilisme du pan de mur qui est matérialisé. Dans ces deux œuvres, un rapport triangulaire s’installe entre 1) une caméra, 2) un dispositif de projection de l’image en direct sur un mur (en taille réelle et agrandie), et 3) le mur lui-même. L’expérience du visiteur résulte des positions que son corps occupe entre les vecteurs formés par ces trois éléments. Quand il sort du triangle, il ne voit que l’imposant pan lumineux projeté sur un mur de la pièce obscure. Ce n’est que lorsqu’il rentre dans le champ de la caméra qu’il peut réaliser qu’une image (la sienne) est projetée sur le mur. Mais dans ces deux installations, les conditions qui lui permettent de se voir à l’écran sont très particulières.

Dans dor, une caméra est placée dans un couloir, menant à la pièce où le projecteur est installé. Lorsqu’il est dans la pièce, le visiteur n’est pas dans le champ de la caméra, il n’apparaît donc pas à l’écran. Ce n’est qu’au seuil de la pièce qu’il est dans le champ, à la fois assez éclairé et dans la zone de mise au point de la caméra pour apparaître à l’écran. Comme l’image est projetée sur le mur situé dans le prolongement de l’entrée, le visiteur est obligé d’être en périphérie de sa propre image, dans la continuité du plan de l’illusion. Son corps est donc à la fois la substance de l’image et la prolongation de la substance du mur sur lequel l’image est projetée.

Dans mem, la caméra et le projecteur sont du même côté du mur-écran, installés de sorte que le champ de la caméra ne couvre qu’un mince couloir parallèle au mur éclairé. Le visiteur doit donc pratiquement se coller au mur pour apparaître à l’image. Lorsqu’il s’éloigne assez du mur pour se voir, l’image se déforme et devient floue. Mais s’il s’en rapproche assez pour apparaître net, il est si près de l’écran qu’il ne peut plus vraiment le voir. Dans mem, comme dans dor, le corps du visiteur s’identifie physiquement avec le mur-écran comme lieu de projection de l’image.

Peter Campus, mem, 1974. Photo Bevan Davies © Peter Campus 2017

En un sens, on pourrait dire que ces deux installations se contentent de déplacer, du studio de l’artiste vidéo à une galerie ouverte au public, le dispositif de retransmission de l’image en direct. Ce n’est toutefois pas si simple, car mem et dor instaurent deux types d’invisibilités : l’absence de l’image du visiteur s’il est présent face au mur, et l’absence relative du visiteur face au mur s’il veut que son image soit projetée à l’écran.

Les installations de Peter Campus témoignent de la puissance du narcissisme qui pousse leur visiteur à se déplacer par rapport à l’écran projeté au mur. Il s’avance, il recule, il tourne la tête et se tord le cou : il est forcé de reconnaître lui aussi cette motivation narcissique. Mais ces œuvres impliquent de constater la séparation entre les deux surfaces dont dépend l’image, le corps du visiteur et le mur, et de les faire apparaître de manière absolument différente. C’est dans cette distinction que le mur, la surface picturale, est compris comme un Autre absolu, faisant partie du monde des objets extérieurs au moi. Il faut également préciser que les conditions de projection de l’image de soi sur le mur impliquent de reconnaître toutes les façons dont ce n’est pas possible.

Bien que ce soit une période sur laquelle on a peu écrit, des installations comme mem et dor s’inscrivent évidemment dans l’histoire de l’art de ces quinze dernières années. Cette histoire englobe les activités de certains artistes dont le travail combine des moyens psychologiques et formels pour parvenir à des objectifs très particuliers. Les œuvres de Robert Rauschenberg en sont le parfait exemple. En rassemblant des objets réels et des images trouvées au sein de la matrice statique d’un champ pictural, il tente de convertir ce champ en ce qu’on pourrait appeler un pan de mémoire. Ainsi, le champ pictural statique s’inscrit à la fois dans la psychologie et dans une temporalité épaissie. J’ai expliqué dans un autre article 6 que cette volonté était issue de thématiques liées au fétichisme de la marchandise. Rauschenberg, parmi beaucoup d’autres artistes, a lutté contre une situation où la peinture et la sculpture ont été absorbées par un marché du luxe. Elles ont tellement été récupérées que leur contenu a profondément été conditionné par leur statut de récompense-fétiche afin d’être collectionnées, et ainsi consommées. En réponse à cela, Rauschenberg revendique une relation différente, alternative, entre les œuvres d’art et ceux qui les regardent. Pour se faire, il se sert de la valeur du temps : du temps qu’il faut pour lire un texte ou une peinture, pour répéter l’acte de différentiation cognitive que cela entraîne, pour saisir son objectif. C’est-à-dire qu’il souhaite opposer la valeur temporelle de la conscience à l’immobilisme de la marchandise fétiche.

Peter Campus, dor, 1975. Installation à la Bykert Gallery, New York, 1975. Photo Bevan Davies, courtesy Paula Cooper Gallery © Peter Campus 2017

Peter Campus, dor, 1975. Installation à la Bykert Gallery, New York, 1975. Photo Bevan
Davies, courtesy Paula Cooper Gallery © Peter Campus 2017


Bien que répondant aux mêmes considérations, la temporalité qui s’inscrit dans ses sculptures minimalistes des années 1960 aborde surtout des questions de perception. L’observateur était ainsi impliqué dans un décodage temporel de différents paramètres comme l’échelle, la position ou la forme, par essence plus abstraits que, par exemple, le contenu de la mémoire. De la mémoire pure, en opposition à la psychologie appliquée, pourrait-on dire. Mais dans les œuvres de certains sculpteurs plus jeunes, comme Joel Shapiro, les questions du minimalisme sont intégrées dans un espace qui, comme le champ pictural de Rauschenberg, se définit lui-même comme étant mnémotechnique.

La distance physique avec un objet sculptural est ainsi comprise comme étant indissociable du retrait du temps.

C’est à ce corpus d’œuvres que je voudrais ajouter celles de Peter Campus. Il fait de l’enfermement narcissique inhérent au médium vidéo l’élément d’une stratégie psychologique qui lui permet d’étudier les conditions générales du pictorialisme par rapport à ses observateurs. Autrement dit, c’est une description critique du narcissisme en tant que mise entre parenthèses de soi-même par rapport au monde et à ses conditions, tout en réaffirmant la nature factice de l’objet face à l’attraction narcissique de la projection.

 

Rosalind Krauss, New York, 1976
Traduction : Aurélien Ivars, 2016

References[+]

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Luigi Ghirri : « L’œuvre ouverte » http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/02/luigi-ghirri/ Mon, 11 Feb 2019 12:46:09 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33099
« Je pense que la photographie, par-delà toutes les explications critiques et intellectuelles, indépendamment de tous ses aspects négatifs, est un langage visuel formidable pour pouvoir amplifier le désir d’infini qui est en chacun de nous. »

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Aujourd’hui, mardi 30 octobre 1984.

J’écris ces pages après avoir longuement réfléchi, ces derniers jours, pour tâcher d’expliquer l’œuvre photographique, pour trouver une définition.

Ce n’est pas facile pour moi, bien que j’aie toujours pensé à l’œuvre photographique depuis mes débuts.

Et peut-être même encore avant, quand j’étais enfant et que je regardais l’album de famille ou l’atlas géographique, un très bel atlas où les cartes géographiques alternaient avec des pages remplies de photographies du monde entier.

Une petite bible laïque à usage privé et une grande bible publique, avec l’histoire et les lieux des autres.

Telle a peut-être été ma première rencontre avec l’œuvre photographique. Ces deux livres, si courants, apparemment banals, contenaient les deux catégories du monde et le représentaient comme je l’entendais : l’intérieur et l’extérieur, mon lieu et mon histoire, les lieux et l’histoire du monde.

Un livre pour rester et un livre pour aller.

Dans mon travail, dès le début, j’ai essayé de concilier ce dualisme, de réduire cette fracture ou cette division entre l’intérieur et l’extérieur, entre mon histoire personnelle et la communication avec mon prochain.

Ces deux mondes ne devaient pas être séparés et ces deux catégories non communicantes : ils devaient trouver des relations, des intuitions et même des contradictions pour atteindre, si possible, un rapport d’équilibre magique. Et c’est précisément en vue de cette recherche d’unité et de complétude que j’ai tout de suite pensé à une unique, grande œuvre.

J’ai ainsi écarté, immédiatement, l’idée de faire des photographies comme pour rassembler de nombreux objets déconnectés et sans rapports les uns avec les autres ; je n’ai pas accepté l’idée que le hasard, éventuellement soutenu par une plus ou moins grande habileté, puisse devenir l’épine dorsale de mon travail de photographe.

Comme je l’ai déjà écrit en d’autres occasions, je ne me suis jamais intéressé aux images définitives et décisives, à l’étude du langage, aux lignes analytiques, au concept ou à l’idée totalisante, à l’émotion et à la citation, à la recherche d’un nouveau crédo esthétique, à l’usage d’un style. Au lieu de cela, j’ai essayé de séparer ces valeurs et de les considérer ensuite globalement comme une modalité opérationnelle.

De ma part, il ne s’agit pas d’un choix pour le grandiose ou la monumentalité, pour l’amour masochiste de la difficulté : c’est le choix de la complexité, comme conscience des potentialités infinies de la photographie.

Freud a dit que nous pourrions représenter l’instrument qui exécute nos fonctions mentales comme quelque chose qui ressemble à un microscope composite ou à un appareil photographique.

Cette affirmation me semble correspondre à ce que je disais et à ce que j’ai toujours pensé de la photographie, cette source inépuisable de stimuli, de sensations, d’interrogations, de réponses, et non pas de morcellement de la vision. La photographie comme une grande aventure de la pensée et du regard. On a qualifié plusieurs fois mon travail d’intellectuel – non sans une subtile désapprobation –, de conceptuel, de surréel, de pop, de réaliste, d’hyperréaliste, de postmoderne, etc.

Je crois qu’aucun adjectif n’est précis et qu’aucun n’est imprécis. C’est que peut-être mon idée de la photographie, comme inépuisable possibilité d’expression, a cherché dans la réalité à la fois des mondes, et des moyens de les représenter. J’ai essayé de ne pas me réfugier dans les territoires solides de la répétition de moi-même, mais j’ai cherché à chaque fois des modalités de regard et de fonctionnement différentes.

Je pense que la photographie, par-delà toutes les explications critiques et intellectuelles, indépendamment de tous ses aspects négatifs, est un langage visuel formidable pour pouvoir amplifier le désir d’infini qui est en chacun de nous.

Comme je l’ai dit plus haut, une grande aventure du monde de la pensée et du regard, un grand jouet magique qui parvient à conjuguer miraculeusement notre conscience adulte et le monde enchanté de l’enfance, un voyage continuel dans le grand et dans le petit, dans les variations, à travers le royaume des illusions et des apparences, ce lieu labyrinthique et spéculaire de la multitude et de la simulation.

Borges parle d’un peintre qui voulait peindre le monde et qui commence à faire des tableaux avec des lacs, des montagnes, des bateaux, des animaux, des visages, des objets. À la fin de sa vie, en réunissant tous ces tableaux et ces dessins, il s’aperçoit que cette immense mosaïque était son visage.

L’idée de départ de mon projet-œuvre photographique peut être comparée à ce récit. C’est-à-dire que c’est l’intention de trouver une figure, une structure pour chaque image, laquelle, prise dans son ensemble, en détermine toutefois une autre. Un fil ténu qui lie l’autobiographie et l’extérieur.

C’est pour cela que j’ai toujours travaillé sur un projet (de départ) qui ne doit pas rester un schéma rigide, mais qui doit être ouvert aux intuitions et aux hasards que je rencontre au cours de mon travail.

Cette manière d’encastrer que je peux qualifier de montage, ressemble à la méthode de construction d’une mosaïque ou d’un puzzle. En n’oubliant jamais que si l’image n’est terminée qu’à la fin, chaque image doit quand même avoir une autonomie et une validité propres.

J’ai fait porter mon attention sur une immense quantité de sujets, non pas par désir de tout comprendre, mais pour la curiosité de comprendre tout ce qu’il m’était et qu’il m’est possible de comprendre.

Je pourrais énumérer les sujets qui reviennent le plus fréquemment, ceux qui sont un peu comme un leitmotiv de mon œuvre, tout comme je pourrais énumérer les modes de construction de l’image, mais je préfère souligner une constante de mon travail, ce que je pourrais appeler un invariant.

J’ai toujours pensé que la photographie était un langage pour voir et non pas pour transformer, occulter, modifier la réalité.

J’ai laissé sa magie révéler à notre regard les espaces, les objets, les paysages que je veux représenter.

Convaincu qu’un regard libre d’acrobaties formelles, de formes de coercition et d’élucubrations arrive à trouver un équilibre entre conscience et simplicité.

Trouver ainsi, à l’intérieur de la géométrie et de la fixité de l’espace de la chambre noire, la mesure de la représentation de l’extérieur.

Aucune violence, aucun choc visuel-émotionnel et aucune exagération, mais le silence, la légèreté et la rigueur pour pouvoir entrer en relation avec les choses, les objets, les lieux.

En ce sens, je pourrais dire que la connaissance de Walker Evans, l’auteur que j’aime et dont, plus que tout autre, je me sens proche, m’a beaucoup aidé.

Je ne pourrais pas dire qui m’a influencé, car ils sont trop nombreux pour que je les mentionne tous et je pourrais en omettre quelques-uns. Il est facile de se rappeler certains d’entre eux, mais que dire des visages dont on n’arrive pas à se souvenir, que dire des tournants, des coins, des raccourcis qui disparaissent à notre vue et que nous laissons derrière nous, que dire des disques que nous n’avons écoutés qu’une seule fois. Nous ouvrons les yeux et les oreilles, et nous sommes influencés, et nous ne pouvons vraiment rien y faire.

Ces mots sont de Bob Dylan, un autre auteur que j’aime beaucoup, qui peut aider à clarifier ce que je pense du problème des influences, des priorités, de l’originalité, si cher à tant de photographes.

Il y a une grande partie du monde de la photographie avec laquelle je n’ai jamais été vraiment d’accord.

Trop souvent, celle-ci décline ses potentialités, pour se réfugier dans l’émotion de la couleur, dans la répétition obsessionnelle, dans l’utilisation répétée et finalement lassante du style, dans le catalogage, dans les exagérations formelles.

Certains aspects maniaques me semblent dangereux : la photographie comme aphasie de la vision, comme antichambre pour l’anesthésie du regard. La nécessité d’être originaux, créatifs à tout prix, la recherche désespérée de la nouveauté et d’une marque de fabrique, en croyant que l’on peut reconnaître un auteur parce qu’il imprime une marque visuelle sur le monde extérieur. Au lieu d’essayer d’introduire des modalités et des temps nouveaux dans sa pratique, la photographie est entrée dans l’espace rigide de la reproduction de soi-même. Peut-être est-ce Shakespeare qui s’impose ici : « Quelle ironie du sort, avoir une si bonne vue et entrer dans une ruelle aveugle ! » C’est que nous avons malheureusement assisté au cours des dernières années à la colonisation totale du concept de créativité dans la photographie. Une créativité stéréotypée a fait oublier les problèmes fondamentaux du travail du photographe, une sorte de court-circuit a interrompu le dialogue avec la réalité, au profit d’un monologue entre des miroirs.

Je pense aujourd’hui que mon projet n’a pas tellement changé, peut-être même s’est-il précisé.

J’ai pris note du fait qu’en très peu de temps, beaucoup d’idées et de formes se sont brisées et ont pris fin ; mais quant à la colonne vertébrale de mon travail, il n’y a pas eu de changements majeurs.

Les techniques visuelles récentes ont provoqué une transformation de la qualité du regard, les images électroniques, les techniques vidéo semblent reléguer la photographie au grenier des antiquités ; mais, malgré tout, je crois qu’elle a encore un vaste espace devant elle. Les lieux, l’extérieur, l’intérieur, tout semble traversé par des stimuli visuels de plus en plus rapides et fréquents, mais tout cela nous empêche de voir clairement. Au milieu de cette mer hétérogène, dans ces lieux qui sont de plus en plus soumis à la domination totale du « territoire de l’analogue » et où la multiplication suit un rythme de plus en plus vertigineux, nous pouvons considérer la photographie comme un moment important de pause et de réflexion. La photographie, donc, comme moment de réactivation des circuits de l’attention, que la vitesse de l’extérieur avait fait sauter.

Je ne crois pas que tout cela soit un grand, un colossal paysage de passage, et que tout soit en train de disparaître à notre regard, mais nous devons passer de la photographie de recherche à la recherche de la photographie.

Rechercher une photographie qui indique de nouvelles méthodes pour voir, de nouveaux alphabets visuels, mais surtout une photographie qui ait comme présupposé un état de nécessité. Rechercher une photographie qui instaure de nouveaux rapports dialectiques entre l’auteur et l’extérieur, de nouvelles voies, de nouveaux concepts, de nouvelles idées, pour entrer en relation avec le monde, chercher des moyens appropriés de le représenter, pour restituer des images, des figures, pour que photographier le monde soit aussi une manière de le comprendre.

Rechercher une photographie qui soit aussi une méthode pour organiser le regard, à la fois rapide comme les images cinématographiques, et statique comme la représentation picturale. Le secret subtil qui nous fascine dans la photographie, c’est peut-être qu’elle est une parfaite synthèse entre des états de calme et de mouvement.

Mon idée d’une œuvre photographique est le fruit de toutes ces considérations, c’est l’idée d’une œuvre ouverte. Non pas qu’il manque simplement quelques pièces pour terminer le puzzle, mais parce que chaque travail s’ouvre sur un espace élastique, il ne se réduit pas à une entité mesurable : il déborde, c’est un dialogue continuel entre celui qui est terminé et celui qui sera.

L’image acquiert ainsi des contours moins définis, catégoriques et lapidaires, pour faire partie d’une organisation plus grande et en mouvement constant.

Mon rêve n’est pas celui de Mallarmé et de son grand livre, même si en le paraphrasant, on a écrit : « que tout au monde semble exister pour aboutir à une photographie. » C’est peut-être tout simplement l’idée de construire un livre, ou plutôt une sorte d’Atlas Personnel, la symbiose parfaite des deux livres que j’évoquais au début.



Luigi Ghirri

Luigi Ghirri, L’opera aperta, texte dactylographié, 1984 © Succession Luigi Ghirri.
Première publication In. Paolo Costantini, Giovanni Chiaramonte, Niente di Antico Sotto Il Sole [Rien d’ancien sous le soleil], Società Editrice Internazionale, Turin, 1997.
Traduction de l’Italien pour le magazine du Jeu de Paume : Jérôme Thomas.
Reproduction en français avec l’aimable autorisation de la Succession Luigi Ghirri.
Remerciements à Adele Ghirri et Maria Fontana.
Image en page d’accueil : Luigi Ghirri, Modena, 1972. CSAC, Università di Parma © Succession Luigi Ghirri



Luigi Ghirri. La carte et le territoire.
La sélection de la librairie.

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Giorgio Agamben : « Qu’est-ce qu’un camp ? » http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/12/giorgio-agamben-quest-ce-quun-camp/ Thu, 06 Dec 2018 08:20:20 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=19045 « L'état d'exception, qui était essentiellement une suspension temporelle du système, devient maintenant un ordre spatial nouveau et stable, habité par cette vie nue qui, de plus en plus, ne parvient pas à s'inscrire dans le système. »

Extrait de Moyens sans fins. Notes sur la politique, 1995.

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1.

Ce qui s’est produit dans les camps dépasse à tel point le concept juridique de crime qu’en général on oublie tout simplement de considérer la structure juridico-politique spécifique dans laquelle ces événements se sont produits. Le camp n’est que le lieu où s’est réalisée la conditio inhumana la plus absolue qui ait jamais existé sur terre : c’est le fait qui compte, en dernière analyse, pour les victimes comme pour la postérité. Nous suivrons ici délibérément une direction inverse. Au lieu de déduire la définition du camp à partir des événements qui s’y sont déroulés, nous nous demanderons plutôt : qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements aient pu s’y produire? Cela nous conduira à considérer le camp non comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si, éventuellement, toujours vérifiable), mais, en quelque sorte, comme la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore.

Les historiens se demandent si l’on doit voir la première apparition des camps dans les campos de concentraciones conçus par les Espagnols à Cuba en 1896 pour réprimer l’insurrection de la population de la colonie, ou bien dans les concentration camps où les Anglais entassèrent les Boers au début du siècle ; ce qui compte, c’est que, dans les deux cas, il s’agisse de l’extension à une population civile tout entière d’un état d’exception lié à une guerre coloniale. L’apparition des camps ne relève pas du droit ordinaire (et moins que jamais, comme on pourrait le croire, d’une transformation et d’un développement du droit carcéral), mais de l’état d’exception et de la loi martiale. C’est encore plus évident pour les Lager nazis, sur l’origine et le régime juridique desquels nous sommes bien documentés. On sait que la base juridique de l’internement n’était pas le droit commun, mais la Schutzhaft (littéralement : détention protective), une institution juridique d’origine prussienne que les juristes nazis considèrent parfois comme une mesure de police préventive, en tant qu’elle permettait de placer en détention des individus indépendamment de toute conduite pénalement condamnable, uniquement dans le but d’éviter un danger pour la sûreté de l’État. Mais l’origine de la Schutzhaft est dans la loi prussienne du 04.06.1851 sur l’état de siège qui en 1871 fut étendue à l’Allemagne tout entière (à l’exception de la Bavière) et, plus tôt encore, dans la loi prussienne sur la « protection de la liberté personnelle » (Schutz der persönlichen Freiheit) du 12.02.1850, qui trouvèrent une application massive lors de la Première Guerre mondiale.

2.

Ce rapport constitutif entre état d’exception et camp de concentration ne saurait être surévalué pour une compréhension correcte de la nature des camps. La « protection » de la liberté dont il est question dans la Schutzhaft est, ironiquement, protection contre la suspension de la loi qui caractérise l’état d’urgence. La nouveauté est que, maintenant, cette institution est détachée de l’état d’exception sur lequel elle se fondait et laissée en vigueur en situation normale. Le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la règle. L’état d’exception, qui était essentiellement une suspension temporelle du système, y acquiert maintenant une organisation spatiale permanente qui, en tant que telle, reste pourtant constamment en dehors du système normal. Lorsque, en mars 1933, juste au moment des célébrations pour l’élection d’Hitler à la chancellerie du Reich, Himmler décida de créer à Dachau un « camp de concentration pour prisonniers politiques », celui-ci fut immédiatement confié aux SS et, grâce à la Schutzhaft, placé en dehors des règles du droit pénal et du droit carcéral, avec lesquels, ni alors ni par la suite, il n’eut jamais rien à voir. Dachau, tout comme les autres camps qui vinrent aussitôt s’y ajouter (Sachsenhausen, Buchenwald, Lichtenberg), resta virtuellement en fonction : ce qui changeait, c’était l’importance de leur population (qui, à certaines périodes, en particulier entre 1935 et 1937, avant le début de la déportation des Juifs, fut limitée à 7 500 personnes). Mais le camp en tant que tel était devenu une réalité permanente en Allemagne.

L’apparition des camps ne relève pas du droit ordinaire (…), mais de l’état d’exception et de la loi martiale.

3.

Il faut réfléchir au statut paradoxal du camp en tant qu’espace d’exception : c’est un bout de territoire qui est placé en dehors du système juridique normal, mais qui, pour autant, n’est pas simplement un espace extérieur. Ce qui est exclu en lui est, selon le sens étymologique du terme exception (ex-capere), pris au dehors, inclus grâce à son exclusion même. Mais ce qui, de cette façon, est avant tout capturé dans le système c’est l’état d’exception lui-même. Le camp est la structure dans laquelle se réalise durablement l’état d’exception. Hannah Arendt a remarqué autrefois que dans les camps apparaît très clairement le principe qui régit la domination totalitaire et que le sens commun se refuse obstinément à admettre, c’est-à-dire le principe selon lequel « tout est possible ». Parce que les camps constituent, dans le sens que l’on a vu, un espace d’exception où la loi est intégralement suspendue, tout y est vraiment possible. Si l’on ne comprend pas cette structure juridico-politique particulière des camps, dont la vocation est justement de réaliser d’une manière durable l’exception, l’incroyable qui s’y est produit reste tout à fait incompréhensible. Celui qui entrait dans le camp évoluait dans une zone d indistinction entre extérieur et intérieur, exception et règle, licite et illicite, où toute protection juridique était inexistante; en outre, s’il était juif, il avait déjà été privé par les lois de Nuremberg de ses droits de citoyen et, par la suite, au moment de la « solution finale », complètement dénaturalisé. Par le fait même que ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, le camp est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation. Ainsi, le camp est le paradigme même de l’espace politique au moment où la politique devient biopolitique et où l’homo sacer se confond virtuellement avec le citoyen. La bonne question devant les horreurs commises n’est donc pas celle qui demande hypocritement comment il a été possible d’accomplir des crimes aussi atroces envers des êtres humains. Il serait plus honnête et surtout plus utile de chercher au moyen de quelles procédures juridiques et de quels dispositifs politiques des êtres humains ont pu être si totalement privés de leurs droits et de leurs prérogatives, au point que le fait de commettre à leur égard n’importe quel acte n’apparût plus comme un crime (en effet,à ce point, tout était vraiment devenu possible).

Le camp est le paradigme même de l’espace politique au moment où la politique devient biopolitique et où l’homo sacer se confond virtuellement avec le citoyen.

4.

Si cela est vrai, si l’essence du camp consiste dans la matérialisation de l’état d’exception et dans la création d’un espace pour la vie nue en tant que telle, nous devrons admettre alors que nous nous trouvons en présence d’un camp chaque fois que ce type de structure est créé, indépendamment de l’entité des crimes qui y sont perpétrés et quelles qu’en soient la dénomination et la topographie spécifiques. Un camp sera aussi bien le stade de Bari où en 1991 la police italienne entassa provisoirement les immigrés clandestins albanais avant de les réexpédier dans leur pays, que le Vélodrome d’Hiver où les autorités de Vichy rassemblèrent les Juifs avant de les remettre aux Allemands, aussi bien le camp de réfugiés à la frontière espagnole près duquel mourut Antonio Machado en 1939, que les zones d’attente dans les aéroports internationaux français où sont retenus les étrangers qui demandent la reconnaissance de leur statut de réfugié. Dans tous ces cas-là, un lieu en apparence anodin (par exemple, l’hôtel Arcade à Roissy) délimite en réalité un espace où le système normal est effectivement suspendu et où le fait de commettre plus ou moins d’atrocités ne dépend pas du droit, mais seulement de la civilité et du sens éthique de la police qui agit provisoirement en souveraine (par exemple, au cours des quatre jours pendant lesquels les étrangers peuvent être retenus dans la zone d’attente avant l’intervention de l’autorité judiciaire). Mais aussi certaines banlieues des grandes villes post-industrielles — et, dans un sens inverse, mais homologue, celles qu’on appelle aux États-Unis des gated communities — commencent aujourd’hui aussi à ressembler à des camps où vie nue et vie politique entrent, du moins à des moments bien précis, dans une zone d’indétermination.

L’état d’exception, qui était essentiellement une suspension temporelle du système, devient maintenant un ordre spatial nouveau et stable, habité par cette vie nue qui, de plus en plus, ne parvient pas à s’inscrire dans le système.

5.

La naissance du camp apparaît alors, dans cette perspective, comme un événement qui marque de façon décisive l’espace politique de la modernité. Celle-ci se produit au moment où le système politique de l’État-nation moderne, qui se fondait sur le rapport fonctionnel entre une certaine localisation (le territoire) et un ordre juridique déterminé (l’État), mis en relation par des règles automatiques d’inscription de la vie (la naissance, ou nation), entre dans une crise durable et où l’État décide d’assumer directement, en plus de ses propres tâches, la charge de la vie biologique de la nation. Si donc la structure de l’État-nation est définie par les trois éléments territoire-système-naissance, la rupture du vieux nomos ne se produit dans aucun des deux aspects qui le constituaient selon Schmitt (la localisation, Ortung, et le système, Ordnung), mais au point qui marque l’inscription de la vie nue (la naissance qui devient ainsi nation) en eux. Quelque chose ne peut plus fonctionner dans les mécanismes traditionnels qui réglaient cette inscription ; le camp est le nouveau régulateur secret de l’inscription de la vie dans le système — ou, plutôt, le signe de l’impossibilité du système à fonctionner sans se transformer en une machine létale. Il est significatif que les camps apparaissent en même temps que les nouvelles lois sur la citoyenneté et sur la dénaturalisation des citoyens (non seulement les lois de Nuremberg sur la citoyenneté dans le Reich, mais aussi les lois sur la dénaturalisation des citoyens promulguées par la quasi-totalité des États européens, y compris la France, entre 1915 et 1933). L’état d’exception, qui était essentiellement une suspension temporelle du système, devient maintenant un ordre spatial nouveau et stable, habité par cette vie nue qui, de plus en plus, ne parvient pas à s’inscrire dans le système. L’éloignement croissant entre la naissance (la vie nue) et l’État-nation est le fait nouveau de la politique de notre époque et ce que nous appelons camp est cet écart. À un système sans localisation (l’état d’exception, dans lequel la loi a été suspendue) correspond maintenant une localisation sans système (le camp, comme espace permanent d’exception). Le système politique n’organise plus formes de vie et normes juridiques dans un espace déterminé, mais il contient en lui-même une localisation disloquante qui le dépasse, dans laquelle toute forme de vie et toute norme peuvent virtuellement être prises. Le camp comme localisation disloquante est la matrice secrète de la politique dans laquelle nous vivons toujours, que nous devons apprendre à reconnaître à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans les banlieues de nos villes. Il est le quatrième et inséparable élément venu s’ajouter, en la brisant, â la vieille trinité État-nation (naissance)-territoire.

C’est dans cette perspective que nous devons envisager la réapparition des camps dans une forme, en un certain sens, encore plus extrême, dans les territoires de l’ex-Yougoslavie. Ce qui se passe là actuellement n’est pas du tout, comme certains observateurs intéressés se sont empressés de le déclarer, une redéfinition du vieux système politique selon de nouvelles dispositions ethniques et territoriales, c’est-à-dire une simple répétition des processus qui ont conduit à la constitution des États-nations européens. Il y a plutôt une rupture irrémédiable du vieux nomos et dislocation des populations et des vies humaines selon des lignes de fuite totalement nouvelles. D’où l’importance décisive des camps de viol ethnique. Si les nazis n’ont jamais pensé atteindre la « solution finale » en mettant enceintes les femmes juives, c’est parce que le principe de la naissance, qui assurait l’inscription de la vie dans le système de l’État-nation était toujours, bien que profondément transformé, en quelque sorte en état de marche. Maintenant, ce principe entre dans un processus de dislocation et de dérive où son fonctionnement devient de toute évidence impossible et où nous devons nous attendre non seulement à de nouveaux camps, mais aussi à des définitions normatives de l’inscription de la vie dans la Cité toujours plus neuves et plus délirantes. Le camp qui s’est maintenant solidement installé en elle est le nouveau nomos biopolitique de la planète.

Giorgio Agamben

Extrait de Moyens sans fins. Notes sur la politique.
Traduit de l’italien par Danièle Valin. © Éditions Payot et Rivages, 160 pages, 1995 et 2002.

Ce texte fut publié la première fois sur le magazine du Jeu de Paume en octobre 2014, à l’occasion de l’exposition « Vidéothèque éphémère #2. Inventer le possible » au Jeu de Paume (14.10.2014 – 08.02.2015). Les artistes Daniela Ortiz et Xose Quiroga nous avaient proposé de publier un extrait de Moyens sans fins. Notes sur la politique de Giorgio Agamben. Daniela Ortiz et Xose Quiroga, dont le travail porte sur les politiques liées aux flux migratoires à l’heure de la mondialisation et du post-colonialisme, présentent la vidéo intitulée Homenaje a los caídos (Tribute to the Fallen) dans l’exposition. Le duo s’intéresse aux notions d’exclusion et d’inclusion pour analyser les structures d’État et les idées de nationalité, de race, de classe et de genre. Il montre comment l’intégration des immigrés dans les pays de l’Ancien Monde est plus difficile pour ceux qui sont originaires des anciennes colonies. Dans Homenaje a los caídos on suit les différentes étapes du parcours que Daniela Ortiz a effectué à pieds lors de la célébration de la fête nationale espagnole – qui commémore l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique et les conquêtes de l’empire espagnol –, le 12 octobre 2012 à Madrid. Au fil de sa marche solitaire, elle brandit une photo de Samba Martine portant l’inscription : « Samba Martine, morte à l’hôpital du 12 Octobre après 38 jours passés au centre de détention des immigrés d’Aluche ». S’arrêtant d’abord sur la place Colón et plus tard devant ce centre de détention, l’artiste pointe du doigt les contradictions des politiques et des discours relatifs à la question migratoire. Ainsi, le camp d’internement, sous couvert de protection, produit en réalité l’exclusion des migrants, et servirait ainsi le renforcement de l’autorité nationale. À l’heure où l’on exclut les immigrés provenant des anciennes colonies, en les enfermant dans des camps d’internement et en niant leur statut de citoyens de plein droit, la célébration de la fête nationale en Espagne semble anachronique et se met en porte-à-faux avec la réalité politique contemporaine.



Vidéothèque éphémère: Inventer le possible
Giorgio Agamben: la sélection de la librairie

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Dorothea Lange. Les camps de réinsertion pour migrants en zone rurale, Californie, 1935 [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/12/dorothea-lange-les-camps-de-reinsertions-pour-migrants-1935/ Sat, 01 Dec 2018 07:19:22 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32814 Le rapport original présenté ici est commandé par Harry Drobish, Directeur de la division de réinsertion rurale au sein de l'Administration des secours d'urgence de l'État de Californie (SERA), en vue d'obtenir un financement d’un montant de 100.000 dollars pour la construction de camps destinés aux travailleurs migrants en Californie.

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Le rapport original présenté ici est commandé par Harry Drobish, Directeur de la division de réinsertion rurale au sein de l’Administration des secours d’urgence de l’État de Californie (SERA), en vue d’obtenir un financement d’un montant de 100.000 dollars pour la construction de camps destinés aux travailleurs migrants en Californie. Il lui est remis en 1935 par Paul Shuster Taylor, professeur d’économie et chef de bureau de la même administration. Le document se compose d’un rapport écrit d’une quinzaine de pages, suivi de deux cartes de géographie rurale et agricole puis d’une documentation photographique réalisée par Dorothea Lange, avec un ensemble de 59 photos présentées sur une quarantaine de pages. Le texte expose les causes qui ont conduit à la détérioration rapide des conditions de vie des ouvriers agricoles saisonniers (dépression économique, chômage, sécheresse). Cependant, c’est le regard de Dorothea Lange qui a permis aux autorités publiques de montrer, avec des images de situations désolantes, l’urgence d’une prise de décision afin d’améliorer les conditions de vie de plusieurs milliers de travailleurs et de leurs familles.


Consulter le rapport / PDF



[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]



Le mot de la commissaire de l’exposition

En 1935, Dorothea Lange entame une longue collaboration avec Paul Shuster Taylor et la composition d’une série d’essais photographiques. La California State Emergency Relief Administration embauche Taylor et Lange pour réaliser une enquête sur les conditions de subsistance des ouvriers agricoles dans la Vallée Impériale, en Californie. Durant leurs premières excursions ensemble, Dorothea Lange est impressionnée par la méthode avec laquelle Paul Shuster Taylor collecte l’information à partir de témoignages oraux. Ce premier rapport, intitulé « Installation de camps de réinsertion en zone rurale pour les ouvriers agricole migrants arrivés en Californie », met en évidence les origines multi-ethniques de la main-d’œuvre agricole. Il est ensuite devenu une référence pour la mise en œuvre d’un programme du New Deal dédié à la documentation photographique des aides fédérales et étatiques, ces dernières étant destinées à lutter contre la pauvreté.

« Les mots manquent pour décrire certaines des situations que nous y avons vues. […] Les photographies ci-jointes, réalisées au début de l’année 1935 par la Division de la réinsertion rurale illustrent un état de fait que les mots sont insuffisants à décrire. » Paul S. Taylor, p.7

Suivront quatre autres albums photographiques témoignant du développement de ses essais photographiques. Les légendes, écrites par Lange, relatent les histoires personnelles de certains migrants, leurs espoirs et leurs voyages. Ce document, ainsi que les albums suivants, démontrent l’aptitude de la photographe à composer un récit visuel et aident à comprendre une étape importante entre ses premières photographies des rues de San Francisco (1933-34) et celles de son investigation documentaire pour la Farm Security Administration (FSA).

Pia Viewing, commissaire de l’exposition “Dorothea Lange. Politiques du visible” au Jeu de Paume
Christian Martin Diebold : traduction du document original en français






Consulter le document original / Library of Congress
Dorothea Lange. Politiques du visible.
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Raoul Hausmann : « La photographie moderne comme processus mental » http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/02/hausmann-photographie-processus-mental/ Fri, 02 Feb 2018 15:34:07 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=29951 La photographie est avant tout le problème technique de la mise en scène de nos pulsions optiques — mais la plupart des photographes, conforme a la plupart des gens, confondent les pulsions optiques avec un contenu « littéraire ». On croit généralement encore, que la photographie doit « raconter » une histoire quelconque, doit être une « illustration » de souvenirs, de sentiments – en somme, que le côté visuel de la photo n’est qu’une affaire de moindre intérêt, ou de second degré, qui doit être soumis à une fable, pour donner un sens, et pour permettre de pouvoir « penser là-dessus ». Rien n'est plus faux.

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La photographie est avant tout le problème technique de la mise en scène de nos pulsions optiques — mais la plupart des photographes, conforme à la plupart des gens, confondent les pulsions optiques avec un contenu « littéraire ». On croit généralement encore, que la photographie doit « raconter » une histoire quelconque, doit être une « illustration » de souvenirs, de sentiments – en somme, que le côté visuel de la photo n’est qu’une affaire de moindre intérêt, ou de second degré, qui doit être soumis à une fable, pour donner un sens, et pour permettre de pouvoir « penser là-dessus ».

Raoul Hausmann ; nuque ; corps ; photographie

Raoul Hausmann
Untitled (Vera Broïdo), circa 1931 © ADGAP, Paris, 2018
© Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn


Rien n’est plus faux. Transmettre une aperception optique par une photographie bien équilibrée dans tous ses éléments primairement photographiques – ou photogéniques — demande la présence et le développement de certaines attitudes psychologiques, qui nous incitent à entreprendre cette aventure qu’est la photographie. Le véritable photographe ne « pense » pas, il est excité par des contrastes de lumière, des masses, des directions de formes, qu’il aperçoit ou observe ; il se rend compte de l’état matériel de son entourage visible par les moyens et les possibilités restreintes de la technique photographique elle-même, et son état d’esprit ou d’âme n’est que : attention, réaction, intention. Sa psychologie ne se compose que d’une ambivalence de tension attractive et d’un relaxement complet, pour être capable de choisir le plus sûrement possible, à « son » point de vue, « son » instant décisif, auquel il doit se soumettre en même temps. L’attitude psychologique du véritable photographe est alors mélangée ou combinée de pulsions agressives-actives, et de détachement passif, qui, dans certaines limites spécifiquement photographiques, doivent être maîtrisées pour pouvoir aboutir au comble optique : l’image finale, qui n’est que le résultat d’une éducation continuelle et suivie de la capacité optique humaine.

Si le mot « photographie » – écrire avec de la lumière — ne dit qu’une partie de ce procédé d’expression, il dit malgré tout l’essentiel. Former avec des moyens techniques sur un support les signaux visibles, lumineux ou ombreux des choses matérielles, afin qu’ils s’unissent dans une nouvelle vision de notre monde, tel est le « sens » de la photographie. Pour l’exécuter bien, même parfaitement, il faut une prise de conscience typiquement photogénique.

Être photographe, c’est prendre conscience des apparences visibles et, en même temps, en tirer une éducation de l’aperception optique, individuelle et commune. Pourquoi ? Parce que tout individu voit personnellement mais ne voit guère autre chose que des images conçues par le niveau de la civilisation appartenant à une époque déterminée. Chaque temps a son problème optique et possède une autre conscience des choses visibles. La manière de regarder n’est plus du tout stable, elle change, se modifie et se développe selon les nécessités particulières du moment historique.

Raoul Hausmann, Enfants de la Frise, entre 1927 and 1933 © ADGAP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn


La vision humaine, ni sa formation dans les réalisations artistiques, n’est nullement figée dans des formules inaltérables, malgré qu’on parle de réalisme, naturalisme, impressionnisme, néo-impressionnisme ou d’expressionnisme. Dans toutes ces écoles ou époques optiques, il n’y a que trois types d’aperception : le « chasseur » qui voit « immédiatement », le « contemplatif » qui représente l’« eidétique » (c’est à dire quand les apparences prennent forme) et l’« idéographe » celui qui mêle ses idées aux formes visibles, d’après les conceptions qui sont à la base des apparitions optiques.

Alors, aucune époque déterminée historiquement ne voit comme la précédente ou la suivante « mais les trois types optiques se retrouvent dans chacune d’elles ». Mais dans toute époque historique déterminée, l’un ou l’autre de ces trois types optiques peut prédominer. Exemple : au XVIIe siècle, le réalisme physioplastique battait son plein dans toute l’Europe — à l’exception de Rembrandt, qui était eidétique, qui voyait plus que les surfaces superficielles des objets, et qui, à lui seul, avait réalisé le problème du « clair-obscur », la faculté qu’ont les apparitions relatives des choses, de se dévoiler ou de se cacher dans une lumière mouvante. Par sa trouvaille du clair-obscur, Rembrandt avait ajouté une conscience nouvelle à la conscience générale de la race blanche — mais on était loin de le reconnaître tout de suite. Au contraire, il a fallu plus de deux siècles, jusqu’à ce que les découvertes de Rembrandt aient porté leurs fruits. Le même phénomène s’est produit au temps de Delacroix et des impressionnistes : on ne niait pas seulement leurs découvertes, mais on les refusait et les combattait farouchement. Et aujourd’hui, la trouvaille de l’Impressionnisme, les couleurs du « plein-air », le rayonnement presque spectral des couleurs sous l’influence du soleil, est devenue une possession certaine et assurée de tous les hommes.

La conscience optique se forme d’après certaines nécessités du milieu social. Dans toute époque, on ne voit que le « nécessaire ». La vision n’est qu’une parente de la conscience technique. On ne voit que des formes et des aperceptions « préfabriquées ». Cela sonne très restreint et en même temps très simpliste, car nous avons parlé tout à l’heure de « découvertes » optiques. Mais on ne fait que les découvertes urgentes pour toute une époque. Comme nos machines ne sont, dans beaucoup de cas, que des « imitations », même inconscientes, du domaine des plantes, notre optique ne fait point exception, elle va de pair avec la conception générale d’une conscience de plus en plus « technique », c’est-à-dire l’exploitation des forces, puissances mécaniques et rayonnements réalisés et accumulés dans d’autres organismes que les possibilités animales, cela veut dire, des parallèles des « prothèses » sublimées, tirées et inconsciemment inspirées du domaine végétal.

Alors, notre aperception visuelle s’est emparée de plus en plus des phénomènes de la lumière, et la photographie (ou le film) n’est qu’une des conséquences ultérieures dans ce domaine de prise de conscience des conditions de la vie humaine sur Terre.

Raoul Hausmann ; landscape ; paysage ; dune ; Germany

Raoul Hausmann
Dune mobile, septembre 1931
© ADGAP, Paris, 2018
© Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn

Mais, et il y a un grand MAIS à mentionner, la photographie, malgré qu’elle élargisse notre faculté d’enregistrer des aspects entièrement nouveaux de notre capacité d’observation de la « matière », restreint, dans sa forme ordinaire d’enregistrement de gammes de gris entre le noir et le blanc, singulièrement notre sensibilité pour tout le problème de la lumière, qui, dans la plupart des cas est COLORÉE. La photographie en contrastes incolores nous force d’employer un « regard » spécial, c’est-à-dire, capable de traduire immédiatement toute vision, toute aperception de la nature colorée des objets de notre entourage, et par-là de les diminuer, les dépouiller d’une partie intégrale de leur aspect dans un schéma unicolore, ou plutôt incolore, où les compléments des couleurs basiques ne jouent plus de rôle, où seulement CERTAINS contrastes entre clair et obscur opèrent.

Et encore, la photo n’est pas apte à rendre même tous ces contrastes : cependant que l’œil peut enregistrer des variations entre ce clair lumineux et l’ombre profonde, qui vont jusqu’à 5 millions ; la couche sensibilisée du négatif n’en reproduit que 10 000 — et le papier photographique n’en englobe que 30 !

Pour le photographe, le monde visible se distingue par : l’objet, la composition de sa constitution, la forme, l’expression psychique ; l’objet se partage en : structure, masse, reflet, absorption, transparence, opacité, situation dans l’espace ; la forme se partage en : articulation, contraste, contingence, simplicité, complication, direction dans l’espace ; toutes ces conditions sont déterminées par : l’éclairage qui peut accentuer et désagréger. Ajoutez à tout cela : l’aperception multiple en différentes mesures comme : normal, macroscopique, microscopique et le regard « photogénique ». Cet ensemble de facteurs produit l’« IMAGE » au lieu de la simple reproduction.

Raoul Hausmann


Première publication (texte) : Hausmann, Raoul, « La photographie moderne comme processus mental » [vers 1950 – inédit en français], trad. de l’all. par Sabine Wolf, in Projectoires, no1, Documents Raoul Hausmann, documents réunis par Michel Giroud et Sabine Wolf, 1975. Visuel en page d’accueil : Raoul Hausmann, Petite Fleur en Herbe, 1932. Photomontage © ADGAP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn




“Raoul Hausmann. Un regard en mouvement”
Performance optophonétique
La sélection de la librairie



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“Le monde est beau” Par Thomas Mann http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/11/le-monde-est-beau-par-thomas-mann/ Mon, 13 Nov 2017 14:23:46 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=28460 Die Welt ist schön, publié en 1928, est sans nul doute un livre devenu classique dans l'histoire de la photographie moderne en général et de la « Nouvelle Objectivité » en particulier. Lors de sa publication, les réactions étaient pourtant partagées. On critiquait une esthétisation généralisée et le rapprochement jugé trop formel d'objets techniques, d'êtres vivants et de biens de consommation. Mais il y avait également des voix élogieuses qui voyaient dans cette collection de photographies une véritable « nouvelle vision » du monde [...]


Un texte présenté par Bernd Stiegler.

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Die Welt ist schön, publié en 1928, est sans nul doute un livre devenu classique dans l’histoire de la photographie moderne en général et de la « Nouvelle Objectivité » en particulier. Avec Urformen der Kunst (Les formes originelles de l’art) de Blossfeldt et Antlitz der Zeit (Le Visage de ce temps) de Sander, il forme le canon indispensable de ce courant de la photographie moderne. Lors de sa publication, les réactions étaient pourtant partagées. On critiquait une esthétisation généralisée et le rapprochement jugé trop formel d’objets techniques, d’êtres vivants et de biens de consommation. Mais il y avait également des voix élogieuses qui voyaient dans cette collection de photographies une véritable « nouvelle vision » du monde. Ernst Toller, un écrivain de gauche, et Thomas Mann, qui faisait plutôt parti des conservateurs ont publié des articles ou comptes-rendus enthousiastes. Le texte de Mann, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929, exprime une excellente impression de la nouveauté artistique du livre et nous permet de comprendre comment on a pu le percevoir à l’époque.

Bernd Stiegler, 2017


Dr. Thomas Mann
Munich, le 15.XI.28
Poschingerstr. 1

Très cher Monsieur Renger-Patzsch,
Je tenais à vous remercier pour votre aimable message du 3 novembre et à vous dire que je me suis empressé, dès le retour de mon dernier voyage, de rédiger le petit article au sujet de vos merveilleuses photographies. Je le mets immédiatement au courrier et, comme vous, j’espère sincèrement que le Berliner Illustrirte le publiera avant Noël.
Recevez toutes mes salutations et, à titre personnel, l’expression de mon admiration pour vos réalisations hors du commun !
Votre très dévoué
Thomas Mann


Le monde est beau.


Ce titre réjouissant n’est pas de moi. C’est celui d’un étonnant ouvrage illustré qui va paraître prochainement et dont j’ai pu prendre connaissance, ainsi que d’un second, son cousin, qui portera le nom de ma vieille ville natale, Lübeck, et renferme des vues de ses vénérables édifices alors que les instantanés et les études du premier balaient tous les domaines de la nature et de la vie. Des livres étonnants dont les vues attendries et précises invitent avec une remarquable modernité au même constat ravi que le titre de cet article puisqu’ils se composent de photographies.

Je sais les résistances de pruderie humaniste que suscite ce mot, mais je ne les partage pas. Je comprends l’hostilité teintée de conservatisme culturel et d’anti-machinisme à admettre par principe la photographie dans la sphère des arts de l’esprit, mais, en pratique, je suis peu enclin à m’y rallier et je saisis même l’occasion pour revendiquer en la matière une absence de préjugés quasi sacrilège. Technicisation de l’art : certes, le terme heurte, il évoque la décadence et l’abaissement de l’âme. Et si, tandis que l’âme succombe à la technique, la technique s’inventait une âme ? Si, par exemple, le gramophone, aujourd’hui élément rustique des tavernes, entamait une évolution qui en ferait un appareil d’une incontestable musicalité, qu’aucun musicien ne croiserait plus avec mépris ? Et le cinéma, ce dominateur, cet ensorceleur, ce ravisseur de l’âme des masses… Est-ce de l’art ? En est-il parfois ? Pourra-t-il en être ? Le débat est ouvert, mais je m’en préoccupe peu quand je m’abandonne à la fascination du spectateur, au charme inqualifiable, inclassable de ce phénomène de la vie moderne où le sensationnel brut et le spirituel se mêlent sans qu’on n’y trouve rien de blâmable. Et la photographie ? Ses progrès sont tels qu’il sera bientôt vain, qu’il est déjà vain dans certains cas, de la prendre de haut. L’évolution du portrait photographique vers le psychologique, le caractère et l’étude de type (sans parler de tout le raffinement de la technique artistique) saute aux yeux, et elle tire avantage de ce que la peinture se prête peu à l’art du portrait humain, contrainte qu’elle est de choisir généralement entre l’académisme et un hermétisme autoritaire. Il existe aujourd’hui dans le monde au moins deux photographes qui, à travers leurs œuvres, revendiquent sans le dire mais avec insistance le qualificatif d’artistes : l’un est Hoppé, de Londres, et commence à être connu en Allemagne, portraitiste d’une culture extraordinaire dont la série « Types de Londres », sélectionnée avec le plus grand soin et présentée avec éclat, offre à tout être épris d’humanité une mine d’études physionomiques débordantes de vie. C’est de l’autre qu’il sera question ici. Il s’agit d’Albert Renger-Patzsch, de Bad Harzburg, un maître, un chercheur et un trouveur, l’œil assoiffé de découvertes, à l’affût des visions avec cet amour exact et cette tendresse énergique que seul héberge un cœur d’artiste.

Il a vraiment fallu se montrer intransigeant au moment de choisir pour les lecteurs de ce journal, parmi la foule de ses clichés, les quelques épreuves qu’il serait possible de montrer. Les centres d’intérêt objectifs de ce virtuose du viseur sont multiples : la physionomie humaine n’y règne pas en maître, comme chez son homologue anglais, elle s’efface même devant un goût pour la nature morte concrète, l’étude zoologique et botanique, l’architecture et le paysage, et partout s’affirment une originalité et une sobre audace dans le choix des sujets et des points de vue, qui frappent et ravissent. Quel dommage de manquer de place pour la « Vanne de coupure de vapeur d’une machine à vapeur de 1 000 chevaux », pour l’enchanteresse orchidée sur sa tige, pour la rude et nette étude de cactus, pour la jeune et charmante forêt de hêtres, pour les verres de table et les natures mortes aux casseroles, pour d’autres vues médiévales de Lübeck et pour la précision aveuglante d’un maillage de filet de pêche qu’une femme porte à l’épaule ! Pour autant, les lecteurs de ces pages se régaleront devant une ville ancienne vue des airs, la perspective osée d’une voûte de nef d’église, les isolateurs fantomatiques d’un poste de transformation, les pains de pâte d’amande, le fringant poulain et les belles, les si belles mains humaines. On note ici et là des détails qui tranchent hardiment avec la masse – ce qui vaut aussi pour l’œuvre de cet homme, passionné à sa façon. Repérer un élément précis, objectif, dans l’agitation d’un univers d’apparences, le choisir, l’isoler, le valoriser, l’aiguiser, lui conférer un sens, une âme – l’art, l’artiste, je vous le demande, n’ont-ils jamais rien fait d’autre ?


Thomas Mann

Avec l’aimable autorisation de S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt am Main. Tous droits réservés S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt am Main.
Traduit de l’allemand par Philippe Mothe, 2017.



Exposition « Albert Renger-Patzsch. Les choses »
La sélection de la librairie
Table ronde “Il est inconcevable d’imaginer la vie moderne sans la photographie”

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]]> “Objectifs” d’Albert Renger-Patzsch http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/10/objectifs-albert-renger-patzsch/ Mon, 16 Oct 2017 15:44:53 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=28456 « La photographie possède une technique propre et des moyens propres. Chercher avec ces moyens à obtenir les effets qui sont ceux de la peinture, c’est placer le photographe en conflit avec la vérité et la singularité de ses moyens, de son matériel, de sa technique. Et, de toute façon, les ressemblances avec les œuvres des beaux-arts qu’il serait susceptible d’atteindre ne seraient que purement superficielles. »

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La revue Das deutsche Lichtbild, fondée à la fin des années 1920 et paraissant une fois par an, était à l’époque la plus prestigieuse et la plus importante pour la communauté des photographes professionnels en Allemagne. Cette revue, qui s’adressait néanmoins à un large public, comprenait des essais proposés par les grandes signatures de l’époque au début du volume, puis une vaste sélection de photographies contemporaines et un long article souvent assez technique à la fin. Le tout était dominé par l’important corpus d’images – une véritable présentation de ce qui se passait dans le monde de la photographie d’alors.

Le texte « Objectifs » d’Albert Renger-Patzsch était l’un des essais « phares » de l’année 1929. Dans ce numéro, il côtoyait l’article programmatique de László Moholy-Nagy “Die beispiellose Fotografie”. Moholy, enseignant au prestigieux Bauhaus, était un représentant majeur de la « Nouvelle Vision » et d’une photographie résolument moderne. Son texte formule en quelques traits le programme d’une photographie encore à inventer qui serait une nouvelle vision du monde grâce à une esthétique d’avant-garde. Albert Renger-Patzsch, par contre, formule des « objectifs » beaucoup plus modestes en renvoyant la photographie à ses propres moyens et possibilités techniques. Pour lui, la question de savoir si la photographie est un art ou non ne se pose pas. Une photographie consciente de ses moyens serait de toute façon une photographie « moderne ». Bernd Stiegler, 2017




Objectifs


La photographie n’est pas majeure depuis bien longtemps. Les efforts déployés par de nombreux photographes talentueux pour égaler les beaux-arts avec les moyens de la photographie déterminent aujourd’hui encore largement, comme à l’époque où celle-ci n’en était qu’à ses balbutiements, le style de la photographie artistique.

L’art est parvenu à un tournant. Depuis le début du siècle se font jour des tentatives pour sortir des chemins battus et inventer de nouvelles lois.

Dans l’art des époques antérieures, l’intention de représentation a joué un rôle si ce n’est majeur, du moins important. Les principales motivations furent historiques, religieuses et littéraires, même si la tonalité dominante a pu changer d’une époque à l’autre. Seule la photographie est restée à la traîne de tous ces courants.

La photographie possède une technique propre et des moyens propres. Chercher avec ces moyens à obtenir les effets qui sont ceux de la peinture, c’est placer le photographe en conflit avec la vérité et la singularité de ses moyens, de son matériel, de sa technique. Et, de toute façon, les ressemblances avec les œuvres des beaux-arts qu’il serait susceptible d’atteindre ne seraient que purement superficielles.

Le secret d’une bonne photographie, laquelle peut posséder des qualités artistiques au même titre qu’une œuvre d’art classique, réside dans son réalisme. Pour [procurer] les impressions que l’on éprouve devant la nature, les plantes, les animaux, devant les œuvres des bâtisseurs et des sculpteurs, devant les créations des ingénieurs et des techniciens, nous possédons avec la photographie un outil sûr. Son aptitude à restituer la magie de la matière n’est pas encore appréciée à sa juste valeur. La structure du bois, de la pierre et du métal s’y trouve magnifiée dans sa singularité à un degré auquel ne pourront jamais accéder les moyens des beaux-arts. La photographie nous permet d’exprimer les notions de hauteur et de profondeur avec une précision admirable et, dans le domaine de l’analyse et de la restitution du plus rapide des mouvements, elle règne en maîtresse absolue.

Rendre justice par l’image aux réseaux de lignes strictes de la technique moderne, aux treillis aériens des grues et des ponts, au dynamisme des machines de mille chevaux, la photographie est sans doute la seule à pouvoir le faire.

Ce dont l’accusent ses partisans, en tout cas ceux du « style pictorialiste » – la reproduction mécanique de la forme –, fait ici sa supériorité sur tous les autres moyens d’expression. Le rendu absolument juste de la forme, la finesse de la gamme tonale depuis les éclats les plus vifs jusqu’aux ombres portées les plus profondes confèrent à un cliché photographique techniquement réussi la magie du vécu.

Laissons donc l’art aux artistes et efforçons-nous de créer, avec les moyens de la photographie, des images capables d’exister par leurs qualités photographiques – sans emprunter à l’art.

Albert Renger-Patzsch


Première publication in Das deutsche Lichtbild, Bruno Schulz (ed.), Berlin, 1927. Document original traduit avec l’aimable autorisation de Stiftung Ann und Jürgen Wilde. Pinakothek der Moderne, Munich / Courtesy The Getty Research Institute. Traduit de l’allemand par Philippe Mothe, 2017.
Visuel en page d’accueil : Albert Renger-Patzsch, Mechanismus der Faltung, 1962 [Mécanisme de plissement] Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde, Pinakothek der Moderne, Munich © Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017.



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Hailé Gerima, l’Afro-américain par Raphaël Bassan http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/04/haile-gerima-lafro-americain-par-raphael-bassan/ Tue, 18 Apr 2017 07:00:47 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=27274 Hailé Gerima est né en 1946 a Gondar, Éthiopie. Il est le deuxième d’une famille de dix enfants. Sa mère était enseignante et son père écrivain, résistant nationaliste et aussi instituteur : accusé par le pouvoir du Négus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’être un des inspirateurs des révoltes estudiantines, il perd son poste. Refusant de se laisser abattre, il forme une troupe de théâtre qui, se produisant de village en village, sensibilise les paysans à la nécessité de la résistance.

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S’il est un terme idoine pour définir Hailé Gerima, c’est bien celui d’« afro-américain », puisque ce cinéaste qui fait actuellement sa carrière aux États-Unis, est natif de l’Éthiopie où il a tourné son premier long métrage (La récolte de 3 000 ans). Raphaël Bassan analyse le style et met en valeur les différentes dimensions de son œuvre africaine et américaine.
Notons qu’un autre Éthiopien joue un certain rôle dans le cinéma américain, sur le plan de la critique: Gabriel Teshome, dont l’ouvrage,
Towards a Third World Aesthetics (1978), reprend en la « black-américanisant » et en la radicalisant la conception argentine du « troisième cinéma » (Solanas et Getino, 1967). Organisé par Paul Willemen et Jim Pines, un colloque s’est déroulé sur ce thème à Edimbourg, en Angleterre, en août 1986. (Introduction du comité éditorial de la revue CinémAction, 1988.)

Hailé Gerima, La Récolte de 3000 ans. Éthiopie / États-Unis, 1976, 16 mm, n. et b., 137 min © Hailé Gerima.


Hailé Gerima est né en 1946 a Gondar, Éthiopie. Il est le deuxième d’une famille de dix enfants. Sa mère était enseignante et son père écrivain, résistant nationaliste et aussi instituteur : accusé par le pouvoir du Négus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’être un des inspirateurs des révoltes estudiantines, il perd son poste. Refusant de se laisser abattre, il forme une troupe de théâtre qui, se produisant de village en village, sensibilise les paysans à la nécessité de la résistance. Hailé Gerima lui rend hommage, à travers La récolte de 3 000 ans (Mirt Sost Shi Amit, 1974-76), en y intégrant, sous forme de leitmotiv, des strophes inspirées par une chanson composée par son père lui-même et disant, métaphoriquement: « Notre mariée (l’Éthiopie), notre nouvelle mariée, ta robe vieille de 3 000 ans, comment n’est-elle pas déchirée ? Ta robe de 3 000 ans n’est pas encore déchirée… Notre Dame, notre maîtresse, ta robe de 3 000 ans, pourquoi n’est—elle pas encore changée ?» Gerima, exilé aux États-Unis, était revenu dans son pays natal pour tourner ce film-phare qui représente un jalon historique, non seulement pour l’art africain, mais pour l’ensemble des cinémas du tiers monde. Il élabore ce long métrage alors que s’écroule un empire plusieurs fois millénaire où l’on n’avait alors produit que deux ou trois films.

La récolte de 3 000 ans
échappe a toutes les
catégories normatives

La récolte de 3 000 ans prend acte de l’état féodal du pays et met l’accent sur la question agraire qui constitue un des problèmes-clés de l’hémisphère sud. L’œuvre échappe à toutes les catégories normatives. C’est à la fois un conte réaliste, un « opéra autochtone » — la musique, le récitatif y tiennent une grande place —, une parabole politique… quelque chose d’inclassable. Aux confins de l’Histoire et de la légende, l’empire d’Éthiopie serait né des amours de Salomon et de la reine de Saba. Évangélisé au IVe siècle, il n’est longtemps connu que par ouï-dire, sous le nom de « Pays du Prêtre Jean », îlot chrétien rescapé de la conquête musulmane. Protégé par ses montagnes, c’est le seul pays d’Afrique à avoir échappé, jusqu’en 1936, à la colonisation. Il a été occupé par l’Italie de 1936 a 1941. Gouverné par Hailé Sélassié, monarque absolu mais aussi symbole d’une Afrique en lutte pour son indépendance, il apparaît comme un pays féodal très ancien.

Hailé Gerima, La Récolte de 3000 ans. Éthiopie / États-Unis, 1976, 16 mm, n. et b., 137 min © Hailé Gerima.

C’est ce que Gerima arrive à saisir prodigieusement dans La récolte de 3 000 ans qui s’articule autour de trois centres, représentés par trois types sociaux : le propriétaire foncier, une famille de pauvres paysans (composée du père, de la mère, de la fille et du fils, ces derniers âgés d’environ treize à quinze ans) et Kebebe, le fou, souvent figure cardinale de la culture africaine, spolié de ses terres par le seigneur, et qui incarne, à lui tout seul, la mémoire d’un peuple qui a su lutter contre l’invasion italienne… Il est le symbole d’une conscience collective révoltée par l’injustice sociale et politique. L’œuvre cristallise un grand nombre d’influences. La mémoire de Gerima père transparaît, de manière lancinante, à travers les chants qui nourrissent la bande sonore ; par ailleurs, le metteur en scène puise dans la tradition orale africaine, mais aussi à de multiples sources cinématographiques : un lyrisme très charnel rapproche les hommes de la terre. On trouve des références à l’école soviétique des années 20, mais aussi aux nouvelles techniques de filmage issues des courants documentaires américains, québécois et hongrois. Ainsi bâti, le film offre une vision saisissante de l’exploitation quotidienne.

C’est en 1967 que Hailé Gerima gagne les États-Unis. ll étudie à la Goodman School of Drama, de Chicago, puis à l’université de Californie a Los Angeles (UCLA). Tout en poursuivant des études de sociologie, il s’intéresse au cinéma. Mais il écrit aussi trois pièces de théâtre sur la répression dont sont victimes les Noirs. Ces années sont capitales dans l’éducation du jeune homme. Il passe aux deux extrêmes d’un axe représentant, en raccourci, l’histoire même de l’exploitation des défavorisés: du régime féodal éthiopien à une métropole capitaliste ayant fondé son histoire sur la pratique du racisme.

En 1971, il tourne un essai en Super 8, Our Glass, sur la prise de conscience d’un sportif noir qui se sent pris au piège de la société du spectacle. Mais ses thèmes et son langage sont surtout ébauchés dans Child of Resistance (1972), un moyen métrage en 16 mm. Le style, élaboré paritairement en noir et blanc et en couleur, annonce le langage cinématographique à la fois précis, documentaire et lyrique que l’auteur développe dans ses films ultérieurs. Déjà il intègre à sa démarche les éléments les plus subversifs du surréalisme (comme l’a fait, en son temps, Aimé Césaire pour la littérature francophone), de l’esprit de la Beat generation, suivant en cela l’exemple des écrivains de couleur Bob Kaufman et Hart Leroi Bibbs, et du cinéma « underground » américain, plus libre, plus poétique que le film commercial. Le sujet de Child of Resistance s’inspire du cas d’Angela Davis. Une prisonnière noire transite de sa cellule à une espèce de saloon stylisé qui représente, métaphoriquement, l’autre versant du libéralisme US : la drogue, la boisson, le jeu.

Les années 1974-76 sont décisives pour Gerima. Il tourne et monte presque simultanément ses deux premiers longs métrages: Bush Mama, aux États-Unis, et La récolte de 3 000 ans, en Éthiopie. À travers ces œuvres complémentaires mais de facture différente, l’auteur développe une plastique novatrice apte à saisir les rapports entre une cellule sociale, ou une ethnie opprimée, et le contexte ambiant qui génère cet état de fait. Les protagonistes ne sont pas des abstractions mais des caractères à mi-chemin entre le réalisme et la symbolique.

Hailé Gerima fusionne
deux éléments : le « Roots Movement » et
le « cinéma de ghetto »

Gerima prend soin de les inscrire dans un environnement précis: le village éthiopien avec sa terre, ses espaces, ses feux du soir, son opacité dans la récolte de 3 000 ans; le ghetto de Watts et ses rues, ses cafés, ses institutions, ses intérieurs sordides et son côté dur, métallique, dans Bush Mama. Le premier relève de l’élégie et le second du free jazz. Le rythme et le tempo diffèrent car la manière dont les personnages s’inscrivent devant la caméra et l’économie de leurs gestes relèvent de traditions culturelles et d’habitudes mentales dissemblables. L’auteur sait en tenir compte. Mais l’écriture visuelle de l’un et l’autre est fondée sur une suite de variations musicales, un mélange des styles documentaire et onirique, et une approche très physique des corps, des attitudes, des visages. Cette mise au diapason de la sensibilité du réalisateur avec celle de ses sujets répond à des préoccupations brûlantes de la diaspora noire. Hailé Gerima est le cinéaste qui réussit le mieux à fondre deux des principales veines du cinéma indépendant noir américain : le « Roots Movement », qui tente de se réapproprier un certain héritage culturel africain, et le « cinema du ghetto », dont le champ d’investigation concerne la quotidienneté vécue par l’homme noir sur le sol américain.

Hailé Gerima, Bush Mama, États-Unis, 1975, 16 mm, n. et b., 98 min. © Hailé Gerima

Bush Mama nous fait vivre, de l’intérieur, les déboires d’une mère de famille noire dont le mari a injustement été jeté en prison. Elle a une fille pré-adolescente et se trouve à nouveau enceinte. Le Bureau d’aide sociale veut la contraindre à avorter. Elle résiste, soutenue en cela par les lettres de cellule de son compagnon. Amenée à tuer le policier qui tente de violer sa fille, Dorothy connaît bientôt l’enfer de la violence d’où elle sort mûrie. À côté de cet axe central, l’auteur développe toute une série de saynètes qui illustrent le sort des Noirs sur le Nouveau continent.

En 1978, il tourne Wilmington 10 — USA 10 000 qui insiste notamment sur les rapports que les militants noirs entretiennent avec leurs familles. Ce thème, vaguement ébauché déja dans Bush Mama, sera développé dans Cendres et braises (Ashes and Embers) en 1982. Charles, le personnage central, est rentré de la guerre du Viêt Nam depuis huit ans, brisé à jamais. Il ne peut réintégrer une société qui le rejette. Le film mélange, de manière habile, les préoccupations quotidiennes de Charles avec des plans documentaires sur les ravages causés par l’aviation américaine au Viêt Nam. Charles parle avec sa grand-mère, sa femme, qui ne comprennent pas vraiment son état d’esprit. Lors d’une scène époustouflante, il hurle a la face de sa compagne les crimes qu’on l’a obligé à commettre. Cendres et braises montre bien les détériorations psychologiques que les familles des victimes, des «révoltés », ont eu à subir. « Quel est notre rôle dans l’histoire de ce pays, se demande Charles, quel bénéfice les Noirs ont-ils tiré des guerres yankees auxquelles ils ont participé ? »

Hailé Gerima, Cendres et braises. États-Unis, 1982, 16 mm, coul., 129 min © Hailé Gerima

En fait, Charles est, métaphoriquement, Gerima lui-même, qui a déclaré en 1984, au festival de la Rochelle : « J’appartiens à cette partie de l’humanité qui, depuis près d’un siècle, a été filmée comme un fantasme issu de la tête de l’Amérique ou de l’Europe. Où que je me trouve, je suis le représentant d’une race censurée par les désirs des autres. Mon rêve est de voir des gens agir d’une autre manière pour qu’en l’an 2000 je puisse reconnaître sur un écran ma femme, mon gosse… Mes films sont vus de manière communautaire, dans des espaces adéquats et pas tellement dans des salles commerciales. Ils participent à l’élaboration d’une nouvelle mentalité, fondée sur une certaine décolonisation mentale des gens. »


Raphaël Bassan (1988)
Cet article est extrait de la revue CinémAction, n°46, 1988




Né en 1948, Raphaël Bassan est critique et historien du cinéma depuis 1970. Il a également écrit des poèmes dans les années 1960 et cofondé, en 1970, avec Hubert Haddad, la revue littéraire Le Point d’Être. Il a réalisé trois courts métrages de 1969 à 2004 et a été, en 1971, un des fondateurs du Collectif Jeune Cinéma (toujours en activité), première coopérative de diffusion du cinéma expérimental en France conçue sur le modèle de la Film-Makers’ Cooperative de Jonas Mekas à New York. Il a collaboré avec de nombreuses revues spécialisées dans le 7ème art des années 1970 aux années 1990 et collabore, actuellement, à Bref, le magazine du court métrage, à l’Encyclopædia Universalis et tient, depuis 1983, la chronique cinéma de la revue littéraire mensuelle Europe. Depuis le début des années 2000, il réunit en recueils ses travaux par genres ou supports : Rites et rituels (poèmes 1966-1972) (Europe/poésie, 2001), Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contre culture (Yellow Now/ Côté cinéma, 2014), Raphaël Bassan, le critique filmeur (DVD de ses films édité par Re : Voir en septembre 2017).

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Ici, on ne s’amuse pas. http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/03/ici-on-ne-samuse-pas/ Thu, 23 Mar 2017 13:36:09 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=27207 “Nous sommes quelque part, très loin, dans une contrée qui ne ressemble à aucune autre, et à laquelle on n’a pas envie de donner un nom. Je sais bien qu’Amsterdam est à quelques heures d’ici et qu’Amsterdam est en Hollande mais il est si difficile de faire un effort d’imagination après une semaine passée dans ce pays. Ce pays qui n’en pas encore un, à vrai dire, mais qui aura pris figure lorsque sur cette mer on pourra marcher en sabots. Nous sommes sur le golfe du Zuyderzée où l’on travaille péniblement à l’assèchement de la mer. Une métamorphose qui durera peut-être cinquante ans au bout de quoi ce peuple de pêcheurs se sera mis à la terre et moissonnera un océan sans tempêtes – aux vagues de blé.” Eli Lotar

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Nous sommes quelque part, très loin, dans une contrée qui ne ressemble à aucune autre, et à laquelle on n’a pas envie de donner un nom. Je sais bien qu’Amsterdam est à quelques heures d’ici et qu’Amsterdam est en Hollande mais il est si difficile de faire un effort d’imagination après une semaine passée dans ce pays. Ce pays qui n’en pas encore un, à vrai dire, mais qui aura pris figure lorsque sur cette mer on pourra marcher en sabots. Nous sommes sur le golfe du Zuyderzée où l’on travaille péniblement à l’assèchement de la mer. Une métamorphose qui durera peut-être cinquante ans au bout de quoi ce peuple de pêcheurs se sera mis à la terre et moissonnera un océan sans tempêtes – aux vagues de blé.



Eli Lotar, Benne (poussières), 1929, épreuve gélatino-argentique d’époque, 22,5 x 16,5 cm, courtesy Gilles Peyroulet et Cie, Paris © Eli Lotar

Les quelques hommes audacieux qui ont pris l’initiative de ce gigantesque labeur sont là, qui veillent à la lente métamorphose.

Aujourd’hui cela ressemble à un lieu de déportation. La vie y est réduite à un épuisant travail. Plus de deux cents ouvriers dans ce coin, qui triment comme des bagnards, résignés aussi comme des bagnards.

Ce n’est pas dans deux ans, ni dans cinq, ni dans dix ans que « cela » sera fait, mais dans cinquante ans. Ils le savent et pourtant songent à la fin. Les travaux forcés à perpétuité.

Il y a ici deux races d’ouvriers. Ceux de la digue, ceux des écluses. Une petite étendue d’eau, une baie étroite les sépare. D’ici, vous pouvez faire signe. On vous voit de l’autre rive et l’on vous envoie le bateau à moteur.

J’ai visité les écluses, je suis allé sur la digue. Ce sont bien deux pays différents, aux mœurs différentes.

Sur la digue, une rangée de baraquements qui évoque un train abandonné. Le matin, à six heures, les ouvriers quittent ces tristes logis, une paire de bottes imperméables sur le dos, des bottes d’égoutier ou de mousquetaire. Ils n’y reviendront que dans dix heures, harassés et les yeux déjà fermés par le sommeil.

Ils vont se disperser sur la digue et reprendre chacun son travail au point où il l’a laissé la veille. Ils nivelleront cette boue grise. Ils étendront là leurs tresses de paille ou bien ils feront de ces blocs de granit un puzzle énorme et commenceront de bâtir la chaussée. Ils travaillent sans bruit. Seul, le chef d’équipe, parfois dit quelques mots, lorsque cela est absolument nécessaire. L’effort de ces hommes est silencieux et grave comme un rite. On entend seulement le vacarme grinçant des grues, des ponts transbordeurs, des pompes à sable.

Il y a une grue immense au bout de la digue, dont le mécanicien n’est pas encore devenu fou. C’est un outil monstrueux et qui à lui seul fait plus de travail et de bruit que toutes les machines réunies.

C’est elle qui fait effectivement avancer la digue dans la mer. L’argile lui est apportée dans de grands bacs. Elle jette l’argile dans le flux qui l’emporte aussitôt. Cet après-midi, la grue inlassable aura contre elle le reflux.

Longtemps encore la benne crachera son argile dans la mer profonde qui ne veut pas céder la place. Mais un soir, la partie sera gagnée, un bloc d’argile restera à la surface clapotante de l’eau. Mais tremblant de voir cet îlot disparaître, la grue mettra les bouchées doubles jusqu’à ce que la digue ait gagné quelques mètres. Et cette lutte entre la mer et la machine, ce geste sans cesse répété, cet entêtement des hommes contre la nature est un spectacle si magnifique et si émouvant qu’on le contemplerait jusqu’à l’abrutissement, les pieds collés au sol. Parfois, la machine travaille jusqu’à dix heures du soir et recommence le lendemain dès l’aurore.

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

Les gens des écluses sont une autre race. Ils travaillent à sec, sur la terre ferme. Ils ignorent l’hostilité de la mer et jamais, sous leurs pieds, le sol ne se dérobe ni ne glisse. Ils peuvent prendre le thé et dormir à l’ombre. Ils sont plus minces et moins forts que ceux de la digue où les entrepreneurs ressemblent tous à des cow-boys avec leur large chapeau rond, leurs bottes, leur canne flexible et le gros cigare toujours planté dans leur rude visage.

Rien ne compte ici, que le travail. La nuit venue, ces hommes, d’un pas lourd, vont dormir. Ils se lèvent en même temps que le soleil, prêts à faire encore la même chose pendant dix heures, et ils savent que cela peut durer cinquante ans.

J’avoue que l’effroyable simplicité de cette vie sans surprise, la parfaite beauté de cette existence mécanique est une des plus navrantes choses qui se puissent voir – et aussi une des plus belles.

ELI LOTAR
Article extrait du magazine Jazz, n°11, novembre 1929, p. 482-484.

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“ABATTOIR” de Georges Bataille http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/02/abattoir-de-georges-bataille/ Mon, 20 Feb 2017 13:20:51 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26882 ABATTOIR. – L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées, (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels)[.....]

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Georges Bataille, « Abattoir », Documents, n°6, novembre 1929, p. 327-329.



ABATTOIR. – L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées, (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule. Il est curieux de voir s’exprimer en Amérique un regret lancinant : W. B. Seabrook 1 constatant que la vie orgiaque a subsisté, mais que le sang de sacrifices n’est pas mêlé aux cocktails, trouve insipide les mœurs actuelles. Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horribleet où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage. – G. BATAILLE



Georges Bataille, « Abattoir », Documents, n°6, novembre 1929, p. 327-329.


References[+]

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Zofia Rydet : à propos du Répertoire Sociologique http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/02/zofia-rydet-a-propos-du-repertoire-sociologique/ Thu, 16 Feb 2017 11:08:37 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26433 L’idée du Répertoire consistait à représenter l’homme à travers les objets qu’il possède. J’avais déjà produit des photographies similaires, mais elles relevaient davantage du reportage.

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Cet article de Zofia Rydet est extrait du magazine
polonais Konteksty, 1997, n°3-4, p. 192-198.
Il s’agit de la retranscription d’un enregistrement réalisé
en août 1988 – transcription et titres par Anna Beata Bohdziewicz.

 

L’homme et ses objets

L’idée du Répertoire consistait à représenter l’homme à travers les objets qu’il possède. J’avais déjà produit des photographies similaires, mais elles relevaient davantage du reportage. Dans une de mes expositions, j’avais assemblé plusieurs images : un portrait et, autour, un bout de maison, une fenêtre et un objet. Mais ce n’était pas encore tout à fait ce que je cherchais à faire.

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Objets et décorations ». Courtesy Fondation Zofia Rydet

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Objets et décorations ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet


J’avais déjà photographié quelques maisons de l’extérieur, mais je voulais entrer à l’intérieur. Je n’étais pas bien équipée ; je n’avais ni flash, ni grand-angle. Une fois l’équipement acheté, j’ai tout de suite su que c’était bon. Au début, je pensais que les gens n’auraient pas une place très importante, qu’ils seraient assis quelque part sur le côté. Mais ils sont devenus l’élément central. L’environnement les définissait ; ils étaient essentiels et devaient donc être assis au milieu. Et ils devaient regarder droit dans l’appareil. S’ils regardaient sur le côté, c’était contraire à mon idée. Les images, disposées côte à côte, avaient un tout autre effet lorsqu’elles reprenaient le même modèle de base. Il importait peu que les objets fussent laids, pauvres ou beaux. C’est parfois trompeur parce que, dans certains cas, on a affaire à des gens qui ne savent pas organiser l’espace, mais plus j’en fais, plus cela me conforte dans l’idée que ce sont les objets dont les gens s’entourent qui les définissent le mieux.

 

Les premières maisons

Puis, j’ai compris que le but du répertoire était aussi de préserver quelque chose qu’on était en train de perdre. J’ai réalisé que ces cahutes disparaissaient à vive allure, qu’elles étaient en train de changer radicalement. J’ai commencé par les plus pauvres. Peut-être parce que la première maison que j’ai photographiée était terriblement pauvre. Trois personnes âgées vivaient là ; elle était si petite ! Une cuisinière en plein milieu, deux couchettes, et le tout couvert d’images de toutes sortes, que ce soit des papiers de bonbons ou des morceaux d’emballages. L’armoire, la commode, tout était recouvert. Il y avait chez ces gens là une grande soif de beauté : ils en avaient besoin et la recherchaient. C’est ce qui m’a convaincue que les objets en disent souvent plus sur une personne qu’elle n’en dit elle-même.

Sociological Record 1978-1990 / Zapis socjologiczny 1978-1990

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Intérieurs ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet

C’était donc la première maison. La deuxième était située juste à côté. Elle était moins intéressante. Elle était habitée par une femme qui louait ses chambres à des vacanciers, et cela affectait quelque peu ses goûts. Sur un des murs, il y avait une image de la Sainte Vierge avec, d’un côté, une croix et, de l’autre, des portraits de Gierek et de Brejnev qu’elle avait découpés dans des journaux. Ils étaient accrochés au mur par une grosse punaise. Alors, je lui ai demandé : “Helena ! Vous avez la Sainte Vierge et une croix ici, et de ce côté là Gierek, comment est-ce possible ?” Elle m’a répondu : “Allons ! Je préfèrerais la lui mettre où je pense ou le virer de là, mais je l’ai fait exprès. C’est la Sainte Mère que je porte dans mon coeur, mais quand j’ai des invités à déjeuner, ils voient que le chef est là. S’ils me veulent quelque chose, je peux leur montrer : j’ai Gierek, j’ai Brejnev !”

Sociological Record 1978-1990 / Zapis socjologiczny 1978-1990

Sociological Record 1978-1990 / Zapis socjologiczny 1978-1990

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Intérieurs ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet


La troisième était la maison d’un potier. J’ai pris beaucoup de photos chez lui, aussi bien dans la maison que dans son atelier. C’était un couple sympathique. Il était vieux et malade, et il est mort l’année suivante.

Sociological Record 1978-1990 / Zapis socjologiczny 1978-1990

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Professions ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet


 

La première année

1978 a été l’année la plus productive. Jour après jour, que cela ait été par beau ou mauvais temps, Kaśka [Katarzyna Augustyńska, la petite fille de Tadeusz Rydet, le frère de Zofia Rydet] et moi prenions le bus tôt le matin, et nous nous promenions toute la journée à pied, sans manger, sauf quand on nous offrait de la nourriture ou quand nous trouvions une boutique où nous pouvions acheter quelque chose. On a fait une récolte exceptionnelle la première année. Je suis allée à Gliwice où j’ai tout développé. J’ai fait les premiers tirages et j’ai été proprement stupéfaite. La beauté de ces images m’est apparue non tant au moment de la prise de vue qu’au moment du tirage. J’étais ravie. Quand j’entrais dans les maisons, j’étais tendue et je ne trouvais souvent presque rien, mais parfois je détectais quelque chose du premier coup. Alors je me disais “oui, c’est exactement ça !”

Il y a eu une conférence assez importante à l’époque ; Czartoryska, Gardzielewska y ont participé, parmi tant d’autres. Je leur ai montré mes photos. Tout le monde disait que c’était de très bonnes photos, qu’elles étaient très intéressantes. Cela m’a beaucoup aidé ; cela confirmait que ce que je faisais était utile. Alors mon projet s’est élargi. Je voulais avoir toutes sortes de maisons. Je me suis donc mise à photographier les maisons des gens que je connaissais à Gliwice. Mais c’était plutôt gênant parce que, d’abord, il fallait prendre le thé, discuter un peu et puis, ensuite, ils voulaient que je leur donne un de mes tirages. Je suis aussi allée dans une résidence où tout le monde vivait dans le même modèle d’appartement et pourtant, chaque espace changeait d’un résident à l’autre. De la même façon, les chambres d’étudiant étaient radicalement différentes selon qu’on était en ville ou à la campagne.

 

Les premières expositions

J’ai d’abord présenté le Répertoire à Gorzów, en 1979 [Gorzowskie Konfrontacje Fotograficzne, société photographique de Gorzów, musée régional]. C’était l’époque des premières photographies élémentaires de Jerzy Olek ; Zbigniew Dłubak régnait en maître. Une grande pièce était consacrée à leurs images. Les points noir et blanc d’Olek, et leurs diverses légendes. La pièce en elle-même était une œuvre conceptuelle. Et, dans une des petites salles adjacentes, il y avait mon Répertoire. Et que s’est-il passé ? Et bien les gens, y compris mes collègues photographes, sont vite passés dans les grandes pièces et se sont arrêtés très, très longtemps devant mes images. Ils sont restés là, les observant, puis m’ont posé des questions et m’ont dit : “Elles sont extraordinaires, merveilleuses !” J’avais inclus quelques photographies de l’intelligentsia, et les gens m’ont dit : “Vous auriez dû inclure d’autres photos de ces imbéciles.” “Quels imbéciles ?” Ils parlaient des intellectuels. Parce que les maisons des intellectuels étaient très différentes de celles des autres. Par exemple, il y avait cette photographie d’une maison pratiquement vide, avec une seule étagère et une seule image accrochée au mur, et l’intellectuel était assis là, avec un air idiot. Ils n’ont vraiment pas de chance, parce qu’ils ne peuvent pas décorer leurs maisons comme ils l’entendent. Eux-mêmes ne savent pas quoi mettre au mur. Ils ne mettent parfois rien ou, dans la plupart des cas, ont quelques jolis paysages.

Et alors, à l’époque, à Gorzów, Andrzej Baturo est venu me voir et m’a dit : “Eh bien ! comme vous êtes courageuse ! Si nous organisions une grande exposition de photo-reportage, participeriez-vous ? Oseriez-vous ?” Je lui ai répondu : “Pourquoi n’oserais-je pas ?!” Baturo a fait son exposition [La Première Rétrospective Nationale de Photographie Sociologique de Bielsko-Biala, 1980]. C’était une grande exposition, mais très brève. Je leur ai envoyé beaucoup de photographies, par lots de quatre images : quatre femmes, quatre hommes, quatre enfants, etc. J’ai passé beaucoup de temps à composer chaque ensemble, qui devait avoir sa propre signification et représenter une région particulière de la Pologne. Ils les ont toutes mélangées ; ils ont recouvert un mur entier avec ces photos, collées les unes contre les autres sans aucun espace ; ils ont fait disparaître tous ces gens et tous ces intérieurs dans une seule et même masse. Je ne pouvais pas les regarder ! C’est une grande erreur de les avoir présentées ainsi, car tout dépend de la façon dont on montre ces images. Je leur ai fait savoir combien j’étais furieuse, mais ils m’ont assuré que c’était plus intéressant comme cela. Ce n’est pas mon avis. Ils ne m’ont vraiment pas rendu service.

La série devait avoir un tout autre titre, mais j’ai oublié ce que c’était. Je crois que c’est Urszula Czartoryska qui a trouvé le terme de Répertoire Sociologique. Mais ce n’est pas un travail de chercheur, et je ne voulais pas que cela fasse “universitaire”. J’ai l’ancien titre quelque part dans mes notes, mais c’est trop tard pour le changer ; c’est à ce titre là qu’on associe les images.

 

La série en expansion

Au début, je ne photographiais qu’un seul mur, qui contenait tout ce qui me semblait être important. Désormais, j’en photographie quatre. En somme, la maison toute entière. Si je devais faire une exposition aujourd’hui, elle serait totalement différente. Je ferais un triptyque, avec la même personne assise ici, puis là et là. Et cela constituerait la maison. Et je voudrais aussi inclure des photographies en grand format qui représentent le village dans son entier, ainsi que le paysage environnant. Et puis, je créerais plusieurs ensembles. Des maisons vues de l’intérieur et de l’extérieur, comme je les ai montrées. Et d’autres images : une cahute, un bout de la maison vue de l’extérieur – peut-être un numéro ou un objet décoratif. Puis une vue de l’intérieur, ici peut-être un portrait. Il faut qu’il y ait plus de diversité, pas seulement des ensembles uniformes. Et il faut varier les formats.

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Maisons ». Courtesy Fondation Zofia Rydet

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Maisons ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet

Les portraits sont également essentiels, c’est pour cela que j’en ai faits. Je ne savais pas encore si les portraits devaient être pris en plongée ou d’une quelconque autre manière. Ceux qui étaient en plongée devaient avoir un cadre spécial, comme ceux des icônes religieuses ; ils devaient être comme les portraits des saints dans les églises, allongés et déformés. Je voulais qu’ils soient comme cela. C’est pour cette raison que je photographie les gens vieux et laids. Je voulais presque en faire des saints. De cette façon, leurs visages prenaient une expression complètement différente. J’ai aussi réalisé une série de portraits de femmes, photographiées sur le pas de la porte, dans six poses différentes ; ici, vous voyez un bout du toit, un bout de la maison. Et je les ai aussi organisées sous forme de séries et de séquences, de sorte qu’il s’agit de véritables compositions.

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Intérieurs ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet

J’ai aussi toutes sortes d’histoires avec les fenêtres ; très jolies. Des fenêtres vues de l’intérieur. Dans les vieilles maisons, il y a toujours une table entre les deux fenêtres. Il y a toujours des fleurs sur les rebords des fenêtres. Et, sur la table, on trouve tout ce dont la personne a besoin – des lunettes, des sortes de figurines, parfois des objets très cocasses : de véritables natures mortes.

Zofia Rydet

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Femmes sur le pas de la porte ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet

Les fenêtres en elles-mêmes sont parfois très jolies. Je photographie aussi les routes, avec les noms des villages qui m’intéressent. J’en ai une trentaine ou une quarantaine, peut-être pas assez pour le moment. Oh, et puis j’ai aussi réalisé la série “Mythe de la Photographie”. C’est plutôt beau. Et j’ai réalisé – je n’ai constaté cela que récemment – que les halls d’entrée ont toujours beaucoup de caractère. Mais maintenant c’est trop tard, je ne sais pas si j’en trouverai encore beaucoup. Tout cela me dépasse, même d’un point de vue formel. Mais je tombe toujours sur quelque chose de nouveau, et je veux en faire une série. Depuis l’an dernier, je m’intéresse beaucoup aux métiers. Je photographie les enseignes ; elles sont très intéressantes. Parfois, je triche même un peu parce que, quand j’ai une bonne vue d’intérieur mais que n’ai pas l’enseigne qui va avec, j’en prends une ailleurs.

J’ai aussi commencé à photographier les bureaux. C’est fascinant comme les gens organisent tous leur petit coin. Et puis j’ai commencé à faire des photographies dans les bus, toujours depuis le siège situé juste derrière celui du conducteur, vers le rétroviseur qui reflète son visage et tout ce qui l’entoure, toute cette décoration.

J’ai toujours de nouvelles idées, et dès que j’en ai une, il faut immédiatement que je prenne les photos ; c’est une addiction, comme la vodka pour les alcooliques. J’ai des milliers de pellicules que je n’ai pas encore tirées. Toute ma vie, j’ai été une collectionneuse. J’ai d’abord collectionné les livres de coloriage, puis les icônes religieuses, puis les cartes et les timbres ; j’ai de très belles collections aujourd’hui. C’est profondément ancré dans ma nature. Il y a aussi un peu de cela dans la photographie.

 

L’image dans la maison polonaise

Zofia Rydet, <em>Répertoire sociologique 1978-1990</em>, série « Professions ». Courtesy Fondation Zofia Rydet

Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Intérieurs ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet


Je pourrais faire une histoire de l’image dans la maison polonaise – ce serait intéressant et très instructif. Il y a ces alignées d’images dans les maisons de campagne et de montagne. Je ne sais pas d’où vient cette tradition ; on y retrouve ces photographies étirées que je mentionnais tout à l’heure : la Sainte Mère, quelques anges, dans des cadres épais et très colorés. Il y a aussi des biches et des couchers de soleil. C’est un peu comme cela partout en Pologne – la Vierge, le cœur du Seigneur Jésus : des images imprimées quelques temps avant la guerre et disposées dans de gros cadres. Et puis, il y a toutes sortes de tapisseries. À Podhale, vous trouvez autre chose, c’est Chicago, on avait rien vu de tel avant ! D’immenses tapisseries, de la taille du mur. Probablement fabriquées aux U.S.A. Des couchers de soleil, La Cène, des portraits de la Vierge Marie, des scènes de la mythologie. Il y a aussi celles qui ont été peintes à la main, comme des toiles : des anges, avec le Christ au milieu et quelques inscriptions. Et puis, il y a les toutes petites tapisseries, dans la cuisine en général, avec de très jolies inscriptions. Par exemple : “un bon mari aide toujours sa femme.” Il y a la femme qui fait un gâteau et son mari, assis à côté d’elle, qui joue de la guitare. D’excellentes histoires !

(…) Pourquoi fais-je cela ?

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Zofia Rydet, Répertoire sociologique 1978-1990, série « Intérieurs ».
Courtesy Fondation Zofia Rydet


J’ai tant d’images, mais parfois je me demande si tout cela a un sens. Pourquoi fais-je cela ? Personne n’en veut. Elles sont très intéressantes, et pourtant je ne peux les exposer nulle part. Parce qu’il n’y a pas vraiment de lieu pour elles. Mais, tous les étés j’y reviens, comme un chien retourne au chenil.

 
Zofia Rydet, août 1988
Traduction de l’anglais : Laure Poupard

Les photographies de Zofia Rydet sont présentés ici selon les termes de la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Pologne (CC BY-NC-ND 3.0 PL) Courtesy Fondation Zofia Rydet © Zofia Augustyńska-Martyniak
 

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“Les vidéos de Peter Campus” par Nicolas Trembley http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/02/les-videos-de-peter-campus-par-nicolas-trembley/ Fri, 10 Feb 2017 10:54:43 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26720 Peter Campus ne laisse pratiquement aucune place aux débordements émotionnels, tout semble très calculé et méticuleusement agencé. Et si parfois, le spectateur peut être amené à sourire, réalisant le trucage ou la dimension métaphorique de l’œuvre, il reviendra assez rapidement sur sa première impression pour laisser place à un sentiment teinté d’angoisse.

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Cet article a été initialement publié dans Turbulences Vidéo,
n° 7, Printemps 1995 (Spécial “Video Formes 95”).

Artiste plutôt discret vivant loin des modes du milieu de l’art new yorkais, Peter Campus, figure historique et capitale de la création vidéo, reste aujourd’hui trop méconnu. Né en 1937 à New York, il aborde dès l’âge de 14 ans la peinture puis la photographie, medium qu’il n’abandonnera jamais. D’abord formé à l’étude de la Psychologie expérimentale, instruction qui sera pour lui déterminante et qui imprégnera la méthode de sa recherche artistique, il quitte l’Ohio pour New York afin d’y poursuivre des études de cinéma. Tour à tour producteur pour la télévision, monteur free-lance, il décide de devenir réalisateur de film, projet qui se conclut par un unique essai conçu en 1966 et intitulé Dark Light. Ce court-métrage de cinq minutes qui avait pour sujet l’amour, la mort, la mémoire, fait comprendre à Peter Campus combien il lui est difficile de travailler en équipe et que la solution serait de pouvoir créer de manière autonome.

Peter Campus, Third Tape, 1976, video couleur, son, 5 min 6 s. Avec John Erdman.
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017


C’est à cette période allant de 1968 à 1970 que Peter Campus aborde le monde de l’art en étant assistant à la réalisation de films pour Joan Jonas ou Charles Ross par exemple. Mais c’est surtout à travers sa profonde amitié avec l’un des sculpteurs les plus discrets du Minimal Art, Robert Grosvenor, que Peter Campus est initié à l’art contemporain. Dès les années 1970, stimulé par les premières réalisations de Bruce Nauman, il est concerné par la vidéo et commence l’exploration de ses potentialités. Parallèlement, il développe des installations utilisant un dispositif vidéo en circuit fermé. La relation de l’œuvre au spectateur, sera un des champs d’études qu’il privilégiera. On recense dix-sept installations utilisant le circuit fermé produites entre 1971 et 1977. Il commence à exposer chez Sonnabend et Castelli et participe à de grandes manifestations internationales telles que la Documenta 6 de Kassel en 1977, ou encore la biennale de Venise en 1978.

À partir de ce moment, Peter Campus délaisse le médium de la vidéo et la participation du spectateur dans l’actualisation de ses installations. Les dernières œuvres vidéo de l’artiste sont constituées de boucles d’images enregistrées d’une durée de douze minutes, et projetées contre le mur à une échelle gigantesque. L’image présente les visages d’une femme et d’hommes en gros plan. Dès lors, Peter Campus continue son exploration des systèmes de projections mais cesse d’utiliser l’image-mouvement en se réappropriant la photographie à l’aide de diapositives. Le sujet de ces photographies reste le visage mais il ne s’agit pas d’une véritable recherche sur le portrait, mais plutôt d’une analyse perceptive sur le faciès. De l’humain, il passe aux paysages dans lesquels on peut encore apercevoir le travail de l’homme, notamment dans l’architecture, pour se concentrer ensuite sur les objets inertes à travers sa série sur les pierres. Mais c’est toujours l’objet de la perception qui le préoccupe.

Peter Campus ne laisse pratiquement aucune place aux débordements émotionnels, tout semble très calculé et méticuleusement agencé. Et si parfois, le spectateur peut être amené à sourire, réalisant le trucage ou la dimension métaphorique de l’œuvre, il reviendra assez rapidement sur sa première impression pour laisser place à un sentiment teinté d’angoisse. Son travail est violent, il pointe de manière froide et univoque les relations psychologiques de l’être humain. Il nous renvoie à nous-mêmes et à nos relations avec le monde, avec l’autre.

Aujourd’hui, Peter Campus explore les potentialités de l’ordinateur. Il n’utilise pas de gros systèmes informatiques mais des logiciels grands publics. Il réalise des photographies altérées. C’est-à-dire qu’il utilise des appareils qui ne nécessitent pas de développement en enregistrant l’image sur un disque laser puis les retouche à l’aide de logiciels, d’une façon presque minimale. Les figures récurrentes de cette nouvelle phase sont empruntées à la nature. Insectes, montagnes, cieux, etc.

Trop vite relégué dans la sphère expérimentale des artistes travaillant sur la spécificité du médium, tout un pan de son œuvre est restée définitivement méconnue. Car au-delà de l’analyse perceptive des modes de projection, l’artiste a édifié une formidable recherche sur le portrait ou plutôt l’autoportrait. Ce travail constitué de 9 bandes, scindées en 37 parties, est réalisé en l’espace de 6 ans de 1971 à 1976. L’étude de ce corpus est tout à fait intéressante car chaque vidéo représente chronologiquement une étape intermédiaire qui va nourrir le travail suivant pour finalement tout concentrer dans la dernière œuvre.

Peter Campus, Dynamic Field Series, 1971. Vidéo noir et blanc, son, 23 min 42 s
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

Les deux premiers travaux vidéo de l’artiste sont réalisés la même année, en 1971, à l’aide d’une caméra de surveillance sans viseur. Il s’agit de Dynamic Field Series et Double Vision. Nous pouvons sans peine associer ces deux bandes, similaires à la fois par leur style et dans leur thématique. Elles représentent les fondements archéologiques et l’alphabet de l’œuvre de Peter Campus de même que les premières expérimentations historiques sur le médium.

Diffusé sans générique, Dynamic Field Series, constitué de trois parties, est un travail initial de gestation solitaire, qui met en scène le propre corps de l’artiste au sein du dispositif vidéo dans trois espaces connotés : l’atelier, la Judson Memorial Church de New York et le loft de l’artiste. Espaces d’embarquement, points de départ dans lesquels il cherche un point d’ancrage pour sa caméra, en la faisant tournoyer dans son territoire. Dès le moment où il trouve une position statique pour son outil, il cherche à déterminer différents paramètres optiques. Images des premiers temps d’une expérience fondatrice, ces fragments relégués désormais au statut d’archives, sont à considérer comme le brouillon de l’œuvre à venir.

Nous y voyons apparaître le premier dispositif clé de la relation spéculaire entre le corps du réalisateur, la caméra et le moniteur de contrôle, de même que l’élaboration d’une temporalité basée sur des actions réalisées en direct, sans montage.

Le thème récurrent de Dynamic Field Series appréhende la relation sensorielle du corps de l’artiste dans l’espace de la vidéo. Cette image en noir et blanc, abîmée, parasitée de scratches dus aux mouvements incessants de la course de l’artiste, fait apparaître le sol de l’atelier comme un terrain géographique primitif à conquérir, ou plutôt à explorer, tel le nouveau-né partant à la découverte de son environnement. Il s’agit bien ici de tâter le sol sur lequel va s’élever l’œuvre.

Dès le moment où sa présence physique est ancrée dans le champ du moniteur, Peter Campus propose à travers Double Vision, une méthodologie de termes optiques en six parties, ayant pour but l’analyse des possibilités techniques que lui offre désormais son nouvel outil.

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Peter Campus, Double Vision, 1971, vidéo noir et blanc, son, 14 min 45 s.
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

Les premières images de Double Vision restent hachées, floues, tremblotantes, à la recherche d’un équilibre, d’un repère. L’artiste essaie de faire coïncider deux points de vue, provenant de deux caméras distinctes. Pour appuyer son exercice, il cherche à coordonner deux espaces opposés et riches de sens, d’une part un espace public et anonyme, la rue, et un espace intime et personnel, sa chambre. Afin de démultiplier ce jeu synallagmatique, il joue sur les antagonismes plastiques, inhérents à toute image produite par la technique, à savoir l’ombre et la lumière. De la même façon, il travaille sur les contradictions des capacités technologiques et mobiles de la caméra, qui ont donné source au langage cinématographique, comme proximité et éloignement, plan fixe et mouvement, centre et périphérie. Ces oppositions répétées en écho semblent vouloir s’ajuster dans une course sans fins, les unes avec les autres dans une union impossible. Cette idée récurrente d’images doubles à travers lesquelles l’une n’existe pas sans l’autre est canalisée au travers du corps de Peter Campus qui se trouve au centre de l’image. Il est celui qui voit et celui qui est vu, il est modèle et représentation. Il est à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé qui n’est autre que lui-même. Ce mouvement bouclé de spirale est rendu possible grâce au moniteur qui fait ici office de miroir ou de prothèse oculaire.

Ces opposés, ces perpétuels aller et retour terminologiques sont la syntaxe de la problématique du double qui sous-tendra de façon permanente l’œuvre de l’artiste et de l’homme, de l’art et de la vie, de la nature et de la technologie. L’un s’oppose à l’autre mais aucun des deux ne peut légitimer son existence sans l’autre.

Ainsi donc, à travers la démarche méthodique et expérimentale de Dynamic Field Series et Double Vision, qui vise à tester les potentialités de l’outil vidéo, se manifeste l’embryon d’une problématique qui sera liée à la fusion de la représentation et de la réalité à travers la mise en scène de son propre corps, l’autoportrait.

Peter Campus, Three Transitions, 1973, vidéo couleur, son, 4 min 53 s
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

Three Transitions, réalisé deux ans plus tard et exécuté en trois parties, opère une césure dans le travail de Peter Campus. C’est l’étape primitive des essais en studio, le début d’une collaboration avec de nouveaux moyens liés à la production de la télévision, WGBH. Ce mode de fabrication influence considérablement le travail de l’artiste. Il ne réalise plus seul mais en équipe, avec un matériel beaucoup plus sophistiqué. C’est l’apparition de la couleur, d’une image beaucoup plus soignée mais surtout destinée à être vue par le public et donc à quitter l’espace intime du studio de l’artiste.

Ce travail beaucoup plus mature met en scène le buste de l’artiste et plus particulièrement l’espace resserré d’un cadrage en gros plan de son visage, amenant ainsi l’œuvre vers les premières problématiques figuratives liées à l’autoportrait. Le thème du corps et de la vidéo n’est pas propre à Campus, mais s’inscrit comme une étape formatrice de l’histoire du médium à ce moment-là. En effet, les grands mouvements artistiques américains des années 1960, précédant de peu l’apparition de la vidéo, avaient évacué totalement toute dimension de la figure humaine, faisant suite à une longue tradition de l’abstraction qui prend ses sources avec Vassili Kandinsky, Kasimir Malévitch ou Piet Mondrian et dont une infinité de variantes irradient l’histoire de l’art dès 1945, à travers, par exemple l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, l’abstraction chromatique de Marc Rotkho ou encore l’œuvre de Barnett Newman. Ainsi, issu de cette tradition, l’art minimal des années 1960, à l’intérieur des « structures primaires » de Don Judd, Robert Morris ou Tony Smith, s’attachait à travailler sur une œuvre réduite à des modalités élémentaires de matière et de couleurs. L’art conceptuel, en faisant primer l’idée sur la réalité matérielle, comme l’ont prouvé Joseph Kosuth et Lawrence Weiner, rejetait toute idée de figuration. En réaction à ces différents mouvements, on voit dès lors apparaître un regain de la monstration du corps avec l’émergence de nombreuses performances du Body Art au sein de la vidéo. Ces Happenings, issus en grande partie de Fluxus, remettent désormais à l’épreuve la figure dans des mises en scène souvent violemment sexualisées. Ce rapport au corps influe dès lors sur un certain type de travaux dont la dimension intimiste est particulièrement récurrente. La vidéo est désormais considérée comme un objet analogue au miroir. Ce qui est ainsi souligné, c’est l’intimité de la vidéo, sa dimension subjective, sa capacité à fonctionner comme un moyen d’enquête introspective. La vidéo nous donnerait à voir l’image du moi.

Et si l’essence de la vidéo réside dans le fait de constituer un miroir, cette caractéristique nous renvoie à la problématique psychanalytique du narcissisme.

Le moi qui se reflète dans le moniteur est le résultat du travail accompli par la personnalité narcissique dans l’élaboration de sa propre image.

Comme l’analyse Stéphanie Moisdon 1, après une lecture du texte légendaire de Rosalind Krauss 2, « ce mouvement que la vidéo décline de façon récurrente, inhérent à sa propre technologie – le retour ou la boucle, (le feed back) » , à savoir l’image qui est renvoyée directement sur le sujet lui-même se regardant, un circuit fermé, « renvoie à la psychanalyse et à une des définitions que donne Freud du narcissisme primaire : « une balance entre la libido du moi et la libido d’objet : plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit. Le moi doit être considéré comme un grand réservoir de libido d’où la libido est envoyée vers les objets, et qui est toujours prêt à absorber de la libido qui reflue à partir des objets 3. Lacan parlera de cette expérience narcissique fondamentale qu’il désigne sous le nom de Stade du miroir, où le moi se définit par une identification à l’image d’autrui, et où le narcissisme ne serait pas tellement la négation d’une relation à l’autre mais son intériorisation ». Ce qui est intéressant avec Campus, c’est le renversement opéré à travers l’image-miroir. L’action ne se résume pas à une simple admiration narcissique, car l’artiste détruit à chaque fois son reflet. La thématique narcissique du double est bien littéralement mise en scène, mais il ne s’agit pas d’une contemplation autoérotique. L’artiste en abolissant systématiquement de manière violente son propre sosie, pose la question de la représentation de l’autoportrait. Peter Campus se fait violence, il se lacère et se poignarde dans le dos, pénètre à l’intérieur de son corps, en ressort et se recoud grossièrement. Cette traversée du miroir, telle une opération chirurgicale, lui laisse la trace d’une énorme cicatrice refermée vulgairement avec du scotch.

En tentant de se dissimuler, en se projetant dans le simulacre du trucage vidéo, il se dévoile en fait à lui-même en se masquant littéralement de son double. Si d’ordinaire une personne a recours à l’usage du travestissement, c’est justement pour faire disparaître son identité, la cacher. À l’inverse, le masque ici fait office de révélateur, il démasque en quelque sorte l’autre qui n’est que lui-même.

Ces destructions organisées de l’artiste par l’acteur ou inversement, à savoir de soi-même à soi-même, poussent à l’extrême, à l’index, la réflexion sur l’autoportrait. Quel peut-être l’autoportrait idéal ? Est-ce possible ? Au-delà de la tentative pratique, d’une technique du double, se pose également la question de la monstration pour Peter Campus. En effet, le regard que l’on est amené à porter sur soi-même dans l’exercice psychique de l’introspection, révèle plutôt des manques et des défaillances. Comment exposer ces zones d’ombre qui surgissent aux tréfonds de l’intimité et les articuler de manière suffisamment claire pour qu’elles puissent être perçues et faire sens pour le public ? N’y a-t-il pas forcément trahison avec soi-même, avec sa propre réalité dans toute tentative de représentation ?

Coincé dans une impasse liée à cette difficulté de la représentation, Peter Campus quitte le temps de Set of Coincidence, sa vidéo suivante, l’espace restreint du gros plan de son propre visage pour investir un lieu plus large et plus abstrait que l’on pourrait qualifier de mental, de territoire psychique. La technologie sert dès lors à une esthétique de la disparition, le corps de l’artiste s’annihilant et se dématérialisant, devenant contenant de la neige vidéo, du non-signal. Sa masse physique part flotter, comme en apesanteur, dans l’océan incorporel du Blue Screen 4. À ce sentiment de leurre technologique, s’ajoute l’apparition formelle de nouveaux éléments à travers des décors carton-pâte réunis sur un véritable plateau de tournage. Cette bande témoigne pareillement du désir d’extranéation d’une image plate vers celle plus profonde de la perspective.

Peter Campus, Set of Coincidence, 1974, vidéo couleur, son, 13 min 24 s.
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

La dématérialisation, le tourbillon abstrait et symbolique dans lequel semble flotter à jamais le corps de l’acteur fait écho aux évènements particuliers liés à la réalité de la vie du réalisateur, à la mort de son père. En utilisant une image démultipliée de lui-même, jeu de poupées russes avec soi-même, il avance lentement, comme absent, en une procession funéraire, à travers l’architecture glacée du tunnel Holland. Ce long tunnel infini, rappelle les expériences Near Dark des personnes qui se sont approchées de la mort ou la métaphore du tunnel freudien, qui conduit le sujet lors de sa cure vers un retour au plus profond de lui-même, vers ses origines. C’est donc bien vers une recherche de lui-même que Campus essaie d’avancer d’une façon plus complexe qu’une simple démonstration technologique en s’ancrant de plain-pied dans la métaphore, faisant œuvre à travers un véritable essai figuratif sur la mort, sur la perte, la mémoire.

Peter Campus, R-G-B, 1974, vidéo couleur, son, 11 min 30 s.
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

La même année, comme pour couper court à cette tentative onirique, Campus réalise R-G-B, qu’il décrit lui-même comme sa déclaration vidéo la plus sèche, exempte d’insinuations, simple exploration par l’acteur du système des couleurs dans lequel il est piégé. Le titre de ce travail divisé en quatre parties fait référence au Red-Green-Blue, soit au rouge, vert, bleu qui sont les trois composantes du signal électronique vidéo. Cette épreuve marque désormais de façon déterminante l’obsolescence de son rapport avec la technologie pure.

R-G-B explore de façon presque mathématique différentes combinaisons de couleur, mais ne semble pas pouvoir échapper, dans une première lecture à un exercice fastidieux. L’utilisation constante du larsen, par exemple, n’a pour effet que de projeter à l’infini la même image de soi-même. Pris dans cette boucle sans fin, l’œuvre s’épuise d’elle-même. Ce qui commençait à poindre dans la dernière partie de Set of Coincidence, n’est pas sans rappeler la fin de R-G-B. Le corps de l’artiste est à nouveau présenté sous la forme d’une simple silhouette remplie par de la couleur plane. Le rôle de l’acteur n’a plus que la fonction d’objet apparaissant dans un défilé d’ombres colorées. Ce corps désormais vidé de son âme est voué à la répétition stérile de lui-même. L’artiste se décrira d’ailleurs « comme un prisonnier s’éloignant de sa cellule » (In Peter Campus, Catalogue video, Electronics Arts Intermix, New York, 1991, p. 59.) et stoppera sa production de bandes pendant deux ans.

Peter Campus, East Ended Tape, 1976, video, color, sound, 6 min 46 s. Avec Susan Dowling
Courtesy l’artiste et Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

L’année 1976 est la plus prolifique, pour la réalisation de bandes vidéo de Campus. Il en produit quatre, qui mettent un terme à son œuvre. Il est communément admis que Four Sided Tape compose une trilogie avec East Ended Tape et Third Tape. L’artiste retrouve le studio de WGBH pour y terminer son œuvre en utilisant des acteurs.

Les morceaux de Four Sided Tape reprennent la thématique Campusienne de la défiguration, de la disparation. Méthodiquement, ces quatre séquences annihilent tout d’abord les jambes, puis le buste, puis la tête et enfin les bras de l’acteur. Ce qui se manifeste désormais comme nouveauté, c’est l’utilisation de la vidéo, comme simple support d’enregistrement de l’image en direct, et non plus comme élément de trucage.

Peter Campus, Four Sided Tape, 1976, video couleur, son, 3 min 20 s.
Courtesy de l’artiste et de la Cristin Tierney Gallery © Peter Campus 2017

East Ended Tape, agencé en quatre sections, est une collaboration entre Peter Campus et Susan Dowling. À l’intérieur même des fragments, on discerne des séparations articulées par des actes bien distincts et spécifiques. Le spectateur fait face à quatre gros plans, alternant entre le portrait d’une femme et celui d’un homme. C’est une nouvelle étape dans l’évolution de l’œuvre formalisée par la disparation de son propre corps remplacé par celui d’une actrice. Ce travail explore la disparation du sujet initial, sa métamorphose vers l’autre. En tentant de dresser le portrait de Susan Dowling, c’est par un jeu de miroir métaphorique que l’artiste dresse son autoportrait. L’autre n’est qu’allégorie de soi-même, littéralement démontré à travers tout le jeu de gémellité et d’oppositions consubstantielles telles que l’ombre et la lumière, la gauche et la droite, l’homme et la femme. Contraste entre l’immatériel, le tangible que représentent l’ombre et son défilé de symboles, perte, vide etc. et la lumière incarnée physiquement par un objet palpable, la main de la femme. Doubles inséparables mais non immuables. On sait que le processus photographique a besoin de l’ombre pour révéler, justement, alors que la vidéo exige de la lumière pour faire image. On peut penser que pour l’artiste la démarche visant à présenter le côté obscur, ce que l’on a peine à maîtriser, à la clarté de la représentation, reste toujours une tentative difficilement fusionnelle, qui réenclenche à chaque fois un nouveau processus rotatif tel le Yin et le Yang.

Third Tape, enfin, est réalisé en trois parties avec la collaboration de John Erdman. Il s’agit ici de la construction et de la destruction ou plutôt de la modification du visage en un double altéré. Altéré car il n’est que réflexion (miroir) mais aussi altéré car, déformé, boursouflé.

Il est frappant dans ce travail de constater à quel point l’énonciation du sentiment de solitude fait écho aux travaux antérieurs. Depuis le début de son œuvre, Peter Campus, même s’il travaille pour la télévision et en équipe, s’est toujours attaché à se présenter seul. L’aspect minimal de sa recherche nous poussait à croire que c’était probablement dû à une investigation exécutée dans une certaine économie de moyens, mais Third Tape, si proche de la performance, de la saynète, reconduit notre jugement vers des zones plus sinistres.

Cet homme seul face à la caméra, muet, transmet quelque chose de triste de l’ordre de la non-communication, alors qu’il s’adresse à la télévision. Peter Campus transmet une émotion teintée d’ennui et de profonde solitude. Ce qui pourrait être perçu comme un échec, l’impossibilité à communiquer son moi, son portrait, devient une réussite, car elle prend ici formellement corps dans la violence de la laideur, la monstruosité physique du visage de John Erdman, elle fait image. Celui-ci est in extenso lacéré et déformé par la pression du fil sur sa peau.

Enfin, Peter Campus signe son œuvre à jamais, à travers Six Fragments, dans lequel apparaît une voix narrative reprenant et éclairant toute l’œuvre passée de l’artiste.

Cette ultime bande vidéo est réalisée avec la participation de John Erdman, Susan Dowling et Stan Strickland. C’est la première fois que Peter Campus met en scène plusieurs acteurs de façon simultanée. C’est également l’apparition d’une voix off, celle du narrateur, qui relie les six parties du travail.

On y retrouve toutes les caractéristiques de la personnalité de son œuvre. Le sentiment de solitude atteint ici son apogée, à la fois dans le texte et à travers l’attitude des personnages. Bien que la mise en scène fasse interagir plusieurs comédiens dans le même espace, ils semblent ne pas pouvoir communiquer. Chacun d’entre eux scrute droit devant lui, dans le vide. Leur jeu de regards est chorégraphié afin qu’ils ne se croisent jamais, dans une réciprocité entre observé et observateur. Ce groupe entité n’est soudé qu’en tant qu’ordre composé d’unités. Les personnages se surveillent à tour de rôle, s’évitent, se menacent tout en se protégeant. Ces corps statufiés semblent attendre à chaque instant le faux pas de l’autre, miroir d’eux-mêmes, dans une expectative totalement paranoïaque.

Peter Campus a toujours refusé un investissement qui serait de l’ordre de l’affectation en se tenant toujours en suspension de tout émoi pulsionnel tout en traitant des thèmes qui engagent pour le moins le pathos, comme la violence, la mort, la solitude. Deux des personnages se révèlent être l’ultime possibilité de pénétrer dans une sphère plus humanisée. Mais cette démarche vers la communication vire à la faillite, au vide, car l’homme demande à la femme le droit au suicide. Six Fragments, comme le dit Peter Campus « … possède deux fils conducteurs : la narration qui est prise de la transcription d’un rêve et les six images qui forment la base du mythe de la perte et de la désertion » 5. Cet épisode onirique assez complexe raconte l’histoire d’un groupe de personnes, sorte d’armée de libération, qui se serait donc formée pour sauver l’humanité d’une guerre apocalyptique. Mais c’est l’histoire d’une tromperie, d’un leurre, d’une trahison. Ces soldats s’aperçoivent finalement qu’ils n’ont pas été réunis pour sauver quoi que ce soit. Un des guérilleros décide de se sacrifier en s’inoculant une maladie mortelle qui pourra à travers lui contaminer le peuple, ce qui n’exclura pas les membres au pouvoir. Sa tentative échoue, il se retrouve seul en prison, abandonné par ses camarades, dans l’attente de sa mort prochaine.

L’intérêt de cette œuvre réside également dans la distorsion entre les images et le texte. Rien dans ce que l’on voit ne ressemble objectivement à une armée, à une ville, à la guerre. En revanche, ce sont toutes les images que Peter Campus a déjà mises en place tout au long de son œuvre. Portrait d’ombre et de lumière, gros plan de visage, déplacements spatiaux du corps des acteurs, couleur et noir et blanc, variations des échelles de perception etc. En revanche, la simultanéité du texte et de l’image apporte une nouvelle interprétation de l’œuvre passée ou plutôt la confirme. Ce que nous prenions au départ pour de simples exercices expérimentaux du médium, fait écho en réalité à toute la thématique de l’artiste, apparaissant de façon beaucoup plus évidente dans ses dernières vidéos.

Nous pouvons, au vu de son texte, nous demander si son entreprise n’est pas de l’ordre de la faillite justement et si son investissement n ‘est pas soumis à la désertion. Peter Campus ne parle-t-il pas de la vidéo, de la télévision comme d’un mythe, d’une utopie ? A-t-il réussi dans son entreprise à travers la constante recherche de son double à, finalement, se révéler ? N’a-t-il pas ruiné toute tentative de figuration en la recherchant justement ? Peut-être faut-il regarder encore et encore ce travail qui se refuse à toute catégorisation pour y trouver certaines réponses.

Nicolas Trembley

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Jalal Toufic : Littérature et calligraphie lipogrammatiques d’après-guerre http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/08/jalal-toufic-litterature-calligraphie-lipogrammatiques-dapres-guerre/ Mon, 08 Aug 2016 15:45:07 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=25628 Comment écrire au Liban, comment faire usage de mots quand, ainsi que le montrent les enseignes de magasins, les panneaux institutionnels et les affiches publicitaires brisés, nous nous sommes retrouvés avec des mots dont certaines lettres manquent ou qui ont été réduits à des lettres séparées ?

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Portrait des artistes en iconologues

par Omar Berrada

Avec Walid Raad, Akram Zaatari, Rabih Mroué, Lina Saneh, Tony Chakar et quelques autres, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font partie d’une génération d’artistes libanais actifs à partir des années 1990 et qui ont grandi, en partie, dans la guerre. Ce qui les réunit, c’est moins l’expérience vécue, ou le type de production artistique, que la consistance d’une réflexion sur la question de la représentation, sur les rapports que l’image entretient avec le monde, la violence, la mémoire. Dans ce contexte, Jalal Toufic, en plus de son travail de vidéaste, est sans doute celui dont l’écriture théorique est la plus abondante et la plus poussée. Livre après livre, il s’est attaché, via des concepts tels que Radical closure, Untimely collaboration ou The withdrawal of tradition past a surpassing disaster, à mettre des mots sur la latence des images et l’imaginaire des ruines dans le « monde » arabe d’aujourd’hui.

Dans un court chapitre de son livre Over-Sensitivity1, Jalal Toufic envisage la naissance d’une littérature lipogrammatique au Liban. Comment écrire lorsqu’on a hérité d’un langage troué, dont certaines lettres ont été détruites comme en attestaient, au lendemain de la guerre civile, pancartes publicitaires et enseignes de magasins ? Au-delà de la dégradation physique des affichages urbains, il y voit un désastre affectant le langage dans son ensemble, et dont les écrivains doivent tenir compte.

En même temps que Toufic publiait son texte, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige inventaient le personnage de Abdallah Farah, photographe pyromane. Farah ne troue pas le langage ; il brûle l’image. En compagnie de son père, il avait produit en 1969 des cartes postales de Beyrouth. Plus tard, au vu des destructions dues à la guerre civile, il constate que ses cartes ne renvoient plus à rien et « les brûle patiemment, envoyant ses propres obus, leur infligeant des trous, des béances, les rendant ainsi plus proches de lui, plus conformes à son réel. Et quand tout fut brûlé, c’était la paix »2. La paix, ce n’est pas la fin de la guerre, c’est la conformité de l’image avec la réalité. C’est la restauration de « l’identité ontologique du modèle et du portrait »3.

Il ne s’agit pas de spéculer sur une essence générale des images mais d’étudier les conditions du visible dans un contexte donné. Derrière les recherches de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige il y a des corps disparus4, des rêves avortés5, des lieux inaccessibles6, des objets perdus7, des territoires interdits8. Les images sont indissociables d’une réflexion sur leur contexte de production. Aucune d’elles ne se donne comme pure présence esthétique ou comme fenêtre transparente sur un contenu9. En exposant leur rapport malaisé à la représentation, les artistes chargent leurs images de fictions potentielles, au-delà du vrai et du faux, de l’indice. Face à la violence du monde, ils ne montrent pas des images violentes mais la manière dont les images sont affectées par la violence.

Dans son essai « Saving Face »10, Jalal Toufic évoque l’impression de nouveaux billets de banque en Irak en 2003, et la destruction des anciens, suite au renversement de Saddam Hussein. Il se demande si l’incinération de quantités massives de billets, donc d’images de l’ancien dictateur, peut avoir un effet sur le référent de ces images, c’est-à-dire sur Saddam lui-même. Ce qui semble confirmé par l’état dans lequel on a retrouvé le dictateur, à peu près au même moment, dans la ferme où il se terrait. Abdallah Farah, de son côté, ne se contente pas d’imiter sur les cartes postales les effets de la guerre sur la ville. Se prenant à son propre jeu, il inflige aux images des destructions supplémentaires, inédites. La restauration de la conformité entre l’image et la réalité aura réveillé la tentation démiurgique du photographe ; elle aura redonné à l’image son pouvoir magique, celui d’agir sur le réel plutôt que de l’imiter.

 

Jalal Toufic : Littérature et calligraphie lipogrammatiques d’après-guerre

Traduit de l’anglais par Omar Berrada

Comment écrire au Liban, comment faire usage de mots quand, ainsi que le montrent les enseignes de magasins, les panneaux institutionnels et les affiches publicitaires brisés, nous nous sommes retrouvés avec des mots dont certaines lettres manquent ou qui ont été réduits à des lettres séparées ? Les écrivains libanais ne peuvent pas contourner cette perte en écrivant dans des langues autres que l’arabe, puisque les mots dont certaines lettres sont absentes ou qui ont été réduits à des lettres séparées sur les enseignes de magasins, les panneaux institutionnels et les affiches publicitaires brisés sont tout autant en français ou en anglais qu’en arabe. Ceux qui n’ont pas été frappés par le désastre peuvent apprécier les lettres séparées ou les mots aux lettres manquantes simplement pour leur valeur graphique, « esthétique » ; mais les écrivains libanais ne devraient pas les appréhender à ce seul niveau. Les Arabes doivent prendre conscience de la condition de ces mots dont certaines lettres manquent ou qui ont été réduits à des lettres séparées, de ce désastre qui affecte la langue arabe en dehors du cas de personnes rendues schizophrènes par la guerre civile et l’invasion israélienne du Liban en 1982 (comme l’homme que j’ai interviewé dans Credits Included: A Video in Red and Green), et dont le langage est souvent réduit à des salades de mots, des écholalies, etc. Nous retrouverons-nous avec une littérature lipogrammatique – qui ne soit pas le résultat de la contrainte que s’imposeraient quelques écrivains de ne pas employer certaines lettres, mais la conséquence de la contrainte imposée par un alphabet avec des lettres manquantes produit par une décimation ou une dévastation qui n’affecte plus seulement les inscriptions matérielles du langage (sur des enseignes de magasins, des livres brulés, etc.), mais le langage lui-même, et où la difficulté du lipogramme n’est plus mesurée, comme dans les cas conventionnels, par la fréquence de la lettre omise ou la longueur du texte ? Pour que restent accessibles les écrits d’avant le désastre dans une langue qui, entre autres choses, possède désormais un alphabet réduit, ces écrits doivent être traduits en leurs versions lipogrammatiques11. Une telle littérature lipogrammatique ne serait pas celle des périodes historiques dites décadentes (par exemple le Bagdad des Maqamat al-Hariri) mais celle des ères de désastre. Dans un film ou une vidéo sur le Liban ou la Bosnie, je ne serais pas surpris par la présence de sous-titres lipogrammatiques ou dont une partie des mots serait illisible parce que certaines de leurs lettres seraient physiquement omises. Pour un calligraphe ou un peintre libanais sensible à la dévastation non seulement de son pays mais également de la Palestine arabe, de l’Irak, du Soudan, etc., et jusqu’à nouvel ordre, la calligraphie, prenant exemple sur les enseignes brisées du centre ville de Beyrouth, devrait être réservée soit pour les fawatih (les lettres détachées qui commencent plusieurs sourates du Coran, telles Alif, Lam, Mim au début de la sourate de La vache), soit pour les versions lipogrammatiques d’œuvres littéraires d’avant le désastre.

 

Cet essai fait partie du livre de Jalal Toufic Over Sensitivity, dont la première édition est parue chez Sun and Moon Press en 1996. Le texte introductif d’Omar Berrada est inspiré de son essai « L’image en crise », rédigé pour le catalogue de l’exposition “Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Se souvenir de la lumière”.Le magazine remercie vivement les auteurs.

 

Jalal Toufic
Exposition “Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Se souvenir de la lumière.
Le catalogue de l’exposition

References[+]

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Janáček – Hukvaldy de Josef Sudek [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/06/janacek-hukvaldy-josef-sudek/ Fri, 10 Jun 2016 09:57:17 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=24974 Chers amis, ce n’est pas un simple livre, c’est un véritable poème qui se trouve sous vos yeux !

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Le magazine présente un extrait du dernier ouvrage publié par Josef Sudek de son vivant, en 1971, intitulé Janáček – Hukvaldy, en référence au célèbre compositeur tchèque Leoš Janáček (1854-1928) et à son village natal, Hukvaldy. Grand mélomane et passeur de musique lors des salons d’écoute qu’il organisait dans son atelier, Sudek n’avait pas prévu de publier ces images qu’il a réalisées sur plus de deux décennies à partir de 1948. Fidèle à sa pratique minutieuse, il a arpenté Hukvaldy et la campagne environnante à de nombreuses reprises sur les pas de Janáček, rédigeant également les légendes.



[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

JE LE VOIS ENCORE DANS MES SOUVENIRS :
il marche, regarde à travers des jumelles qu’il tient fermement, les cheveux en bataille, l’esprit fébrile. Soudain, une chose attire son attention. Il s’arrête. Il tourne autour, scrute la vraie nature de ce qui a capté son regard. Puis il cherche le bon angle et la bonne lumière. Il se rapproche en tirant son trépied et sa chambre photographique. C’est un appareil si vieux qu’il aurait presque sa place dans un musée. Il le positionne correctement, puis disparaît sous son voile noir. De sa main gauche, la seule qui lui reste, il se débrouille comme il peut et ajuste à tâtons l’objectif et le trépied en bois. Il se calme un moment, puis s’agite à nouveau. Il émerge du voile, repositionne la chambre, traçant ainsi au sol de petits arcs de cercle. Puis il replonge pour viser à nouveau. Quelque chose le chiffonne. Il réfléchit. La situation semble finalement lui convenir — lui seul en connaît la raison. De retour sous le voile, il réitère les mêmes gestes. Dix, vingt, cent fois. Une heure entière peut s’écouler avant la moindre photo. Et une seule prise de vue ne saurait suffire. Il faudra revenir de nombreuses fois pour capter l’essence du lieu, pour tenter plusieurs alternatives. À de rares occasions seulement, l’inspiration du photographe rencontre des conditions favorables, et par le plus grand des hasards, les choses se font plus vite.

 

Il est retourné à Hukvaldy pendant vingt ans avant d’obtenir une collection de plusieurs centaines de photographies. Et ce ne fut pas chose aisée ! Au cours de ces deux décennies, certains paysages ont même disparu. Il a exploré chaque centimètre de cette région jusqu’à en devenir un intime, comme un amant connaît le corps charmant de sa maîtresse. Jamais il n’aurait pu quitter cette campagne-là. Et pourtant, il manquait encore quelque chose. Il y a peu de temps, bien des années après ces visites, j’ai revu les images sereines de la maison de Leoš Janáček, avec sa chaise et son pupitre, avec ses rideaux ondoyant entre ombre et lumière. Doucement, l’adagio de ses Lettres Intimes, aux notes passionnées et mélancoliques, me venait à l’esprit. La décision était prise. Nous sommes allés le voir pour lui dire en face : M. Sudek, vous ne sauriez les cacher un instant de plus, les gens doivent voir vos photographies de Hukvaldy. Faites-en un livre.

C’est avec précaution que je feuillette les pages de cette œuvre, craignant de rompre son charme lyrique. Chers amis, ce n’est pas un simple livre, c’est un véritable poème qui se trouve sous vos yeux ! À l’origine, il y a le grand intérêt que Josef Sudek porte à Leoš Janáček et à sa musique, enchanteresse et mélancolique. Lorsqu’il vit les paysages de Hukvaldy et leur beauté pastorale, rustiques et pourtant si délicats, il sut tout de suite que c’était l’incarnation de sa musique. Cette terre a donné vie à Janáček, qui lui rendit hommage par un hymne éternel.

Leoš Janáček est né ici, il y a passé les onze dures années de son enfance (de 1854 à 1865), dont il ne restera que de vagues réminiscences. Vingt-trois ans plus tard, une fois devenu adulte, il reviendra à Hukvaldy de plus en plus fréquemment, et ce, pendant quarante ans (de 1888 à 1928). Ainsi en a décidé le destin. Ici se trouve la clé du mystère de son talent. Ses origines sont là : au village, dans l’école, à l’église. Le terreau social de son enfance a eu une profonde influence sur toute sa vie. Ce sont les racines de son identité morave : les chansons et les danses locales, les souvenirs de l’auberge « U Harabisa » et ses « Dymák », danses intenses et entraînantes. Sobotík, le conteur du village, musicien, maire et boulanger. Le doux dialecte de la région de Lašsko, sa mélodie et son rythme si particuliers, qu’il ne cessait de reprendre dans son travail, à chacune de ses visites à Hukvaldy. Et Hukvaldy de lui remémorer les plus beaux souvenirs de sa fille Olga, comme si toute sa mémoire ne pouvait le conduire qu’à cet endroit. Les souvenirs de ses sorties avec son « Cercle sous l’acacia » dans les années 1890, en quête de chansons, de jeux, de nocturnes adorées et de la basilique Notre Dame de Frýdek. Au-delà de toutes ces choses, c’est bien la terre que Leoš Janáček aimait le plus : le jardin de Sládeček, et son propre petit jardin autour de sa maison. Il l’avait acheté en 1921 et l’avait progressivement aménagé. Avec des ruches et des sentiers, c’était une invitation à la balade. C’était un paradis pour les animaux, peuplé d’arbres vénérables, dominé par les ruines imposantes d’un vieux château. Il y avait aussi les eaux tumultueuses de la rivière Ondřejnice qui descend des montagnes. Les forêts denses et mystérieuses sur les reliefs de Babí Hůra et de Kazničov, avec des bancs au calme et des puits frais qui brillent comme des pierres précieuses au milieu de pentes boisées. Là où les tanières des renards incarnent la liberté animale, là où les panoramas s’étendent à l’infini, tels les bras d’un géant qui enveloppent le paysage alentour, serpentant avec passion, éclairés par des halos brumeux ou étouffés sous les nuages. C’est là qu’il se sentait en sécurité, heureux, en paix, tout en exauçant l’impérieuse imagination qui malmenait impitoyablement son vieil âge. C’est là qu’il respirait librement, et c’est là qu’il est mort, emmené par le puissant air de l’été qu’il aimant tant…

Tout est là, dans ces pages imprégnées de la compassion de Josef Sudek, tout y est consigné grâce à la magie de sa chambre. Dans le chuchotement et les vibrations des violons et des altos en la bémol mineur de Leoš Janáček, les paysages qui lui ont donné vie respirent avec satisfaction.

 
Jaroslav Šeda
in. Josef Sudek, « JANÁČEK – HUKVALDY », ed. Supraphon, Prague, 1971.
Tous droits réservés © Josef Sudek / Supraphon.
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars
Écouter Leoš Janáček — String Quartet No. 1 « Kreutzer Sonata » / Meccore String Quartet
Écouter Leos Janacek : Dans les brumes (Benedek Horvath)
Exposition “Josef Sudek. Le Monde à ma fenêtre”
La sélection de la librairie



I CAN SEE HIM IN MY MIND:

walking along, peering through tightly held binoculars. Hair dishevelled, excited. Something suddenly catches his attention. He stops. He walks around it scrutinizing the true nature of the object which caught his eye. Then he tries out the correct angle of vision and light. He drags forward his camera stand —— so ancient that it is almost a museum piece. He sets it in the correct position and disappears under the black cloth. He fumbles underneath it, his left hand — which he has to use for everything – feeling for the lens and the wooden legs of the camera. He stands quiet for a while and then gets restless again. Emerging from under the cloth, he adjusts the position of the camera, tracing a small semi-circle as he does so, and then looks into the camera again. Something is not to his liking. He waits. Finally it seems he has made the alterations he wanted — only he knows what they are. He disappears under the cloth again and repeats the whole process. Ten times, a hundred times. Indeed, a whole hour may pass before he takes a picture. And one picture is never enough. It means coming here many times to get the real spirit, to try different alternatives. Only rarely, when by lucky chance both circumstances and inspiration coincide, do things go quickly.

Visits to Hukvaldy went on for twenty years before his collection of photographs numbered several hundred. And the trouble many of them gave him! Some of the objects even disappeared during those twenty years. He explored every inch of the country knowing it intimately as a lover knows the graceful body of his mistress. No, he could never give up this particular countryside – yet, somehow, it still was not “perfect” or “ready”. Not long ago, after a lapse of many years I looked again at those peaceful photographs of Janáček’s house with his chair and writing stand and the curtain figured with a poetic arabesque of sun rays and shadows. Gently there came to me the sound of the passionate and then somewhat sad Adagio from his Intimate Letters. And the decision was made. We went to see him and announced firmly: You can’t hide them any longer, Mr. Sudek. People must see them. Make a book of the Hukvaldy photographs…


I am handling this beauty with care, fearing to break its lyrical spell. Friends, you are not looking at a document — you are reading a poem ! The beginning of it all was Sudek’s feeling for Janáček, his appreciation of the enchantment and bitterness of his music. As soon as he saw the rough yet tender quality of the pastorally beautiful countryside round Hukvaldy, he knew it was Janáček’s music in visual form. That it drew its life from this land and carried its echo like a hymn into eternity.


The fact that Janáček was born here and that to the eleven hard years of his childhood (1854—1865), later fading and crumbling into fragments of bare reminiscences, and to the twenty three years of his maturing – he added forty years marked by more and more frequent visits to Hukvaldy (1888—1928) – is a circumstance of fate. It is the key to the mystery of his art. His family origin is here: in the village, at school, in the church. The social background of his childhood had a profound impact on the whole of his future life. Herein lie the roots of his Moravian-ness: the local songs and dances, memories of the inn “U Harabiša” and its wild, tense “Dymák” dances, of Sobotík, the village chronicler, musician, mayor, and baker, and the soft dialect of the Lašsko region with its special melody and rhythm to which he returned time and again in his work during each visit to Hukvaldy. And Hukvaldy conjured up his tenderest and brightest thoughts of his daughter Olga as it was to this spot that his lane of memories led.


Memories of those “Circle Under the Acacia” excursions in the nineties in quest of songs, games, beloved nocturnes and Our Lady of Frýdek. Yet, of all these things it was the land Janáček loved best: Sládeček’s garden, and his own little garden round the house, which he bought in 1921 and gradually furnished; bee-hives, pathways, inviting one to take a walk; the wonderful game-reserve enclosing biblical trees dominated by the mighty ruins of an ancient castle. Then the rushing mountain river Ondřejnice, the dense and mysterious forests on the hills of Babí Hůra and Kazničov with restful benches and cool wells shining like precious stones in the wooded slopes, where the fox lairs smell of animal freedom, where vistas stretch endlessly like gigantic arms into the surrounding countryside, excitingly undulating, lightened by curling cloudlets or burdened by clouds. It was here he felt safe, happy, and at peace, and, at the same time, responding to the new surge of imagination mercilessly lashing his old age. Here he breathed freely and here he died, overcome by the strong summer air which he needed so much…


It is all here, in these pages, imbued with Sudek’s loving understanding, all recorded by his magic box. In the whisper and ripple of violins and violas in Janáček’s A Flat Minor, the countryside which gave him life breathes content.



Jaroslav Šeda / Translated by Y. Šebest’áková
“JANÁČEK – HUKVALDY” by Josek Sudek. Foreword by Jaroslav Šeda. Published by Supraphon, Prague, 1971. All images © Josef Sudek Estate / Supraphon




The Intimate World of Josef Sudek / exhibition

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Klonaris/Thomadaki : Manifestes http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/04/klonaris-thomadaki-manifestes/ Tue, 26 Apr 2016 07:59:25 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=24673 En écho à la rétrospective « Manifeste. Le Cinéma Corporel », le magazine réédite trois Manifestes de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.

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En écho à la rétrospective « Manifeste. Le Cinéma Corporel », consacrée à l’œuvre de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki au Jeu de Paume, le magazine réédite ici trois de leurs nombreux Manifestes, une forme littéraire privilégiée qui, sans être exclusive, correspond en effet à leurs engagements et a toujours accompagné leur pratique artistique. Nous avons choisi leurs trois premiers manifestes, publiés à Paris entre 1977 et 1979, ainsi que leur préface à l’édition d’un recueil de ces textes aujourd’hui épuisé.

 

Sommaire

LE TEMPS DES MANIFESTES N’EST PAS RÉVOLU (2002)

Préface des Manifestes Klonaris/Thomadaki. 1976-2002, Les Cahiers de Paris Expérimental n°9, Paris, 2002

14 SLOGANS POUR UN CINÉMA DE RUPTURE (1976)

Première publication dans Cinéma Différent n°11-12, mai-juin 1977

MANIFESTE POUR UNE FÉMINITÉ RADICALE. POUR UN CINÉMA AUTRE (1977)

Première publication dans CinémAction I, Dix ans après mai 68. Aspects du cinéma de contestation, Paris, 1978

MANIFESTE POUR UN CINÉMA CORPOREL (1978)

Première publication dans Jungle n°4, Subversion, Paris, 1979

Maria Klonaris & Katerina Thomadaki dans Tri-X-Pan (Double autoportrait) © Klonaris/Thomadak

Maria Klonaris & Katerina Thomadaki dans Tri-X-Pan (Double autoportrait)
© Klonaris/Thomadaki





 

LE TEMPS DES MANIFESTES N’EST PAS RÉVOLU (2002)

MANIFESTES. Prises de positions, prises d’oppositions. Écarts. Heurts.
Ruptures. Affrontements. Contre-propositions
.

Nous commençons à affronter nombre de constructions du statu quo déjà à l’adolescence avec nos représentations théâtrales à Athènes. Notre théâtre expérimental précoce est entièrement traversé et renversé par le corps. De Sartre étonnamment combiné avec Giraudoux (collage des Mouches et d’Électre, 1965), en passant par une décomposition fougueuse de la « rationalité » théâtrale (lonesco, La Cantatrice Chauve, 1966) et aboutissant au rituel et a l’érotisme via Genet (Les Bonnes, 1968) et Wilde (Salomé, 1969) nous élaborons déjà notre langage corporel. Nos mises en question extrêmes des conventions théâtrales débouchent sur Experience I : Images de la vie quotidienne (1972- 73), où nous procédons a une élimination quasi chirurgicale des structures théâtrales traditionnelles, y compris de la pièce. La fiction théâtrale est niée au profit d’une matière plus « organique », autobiographique, le début d’une « quête d’identité ». Ici nous prenons un nouveau risque : la mise à l’épreuve physique. Nous testons le pouvoir de résistance du corps, jusqu’au fond de son marquage par l’oppression incorporée. Cela se passe a l’époque de la dictature en Grèce. Sans y faire allusion explicitement, ces images de la vie quotidienne, imbibées d’une temporalité quasi cinématographique, où règnent lenteur, immobilité et répétition, transposent et vomissent la violence que nous avons absorbée. La mise en crise du corps par le risque ou la douleur devient pour nous l’état limite du théâtre aboli.

C’est ainsi que nous abordons, intuitivement d’abord, la question du pouvoir sur le corps et de la parole du corps comme contre-pouvoir, une préoccupation qui devait traverser la totalité de notre œuvre. Cette préoccupation s’amplifie au contact de l’art corporel (Gina Pane, Michel Journiac, Urs Lüthi…) que nous découvrons à notre arrivée à Paris en 1975. Et elle s’élucide lorsque nous découvrons la pensée critique « post-68 » : le structuralisme, la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, l’anti-psychiatrie et plus tard la pensée féministe – des discours qui nous ont aidées à forger nos propres outils théoriques.

La blessure politique motive notre projet de l’ACTlON/MANIFESTE que nous réalisons collectivement (Collectif 010) en 1975-76 : La Torture. Mise en corps d’une interrogation / réflexion / dénonciation / protestation. Nous examinons alors la violence institutionnelle à la fois visible et invisible. Cette action de trois jours se situe au croisement de l’art sociologique, de l’art corporel et des créations collectives du « théâtre du corps ». C’est exactement en même temps que nous réalisons à deux Double Labyrinthe (1975-76), notre première « étude intercorporelle » selon la formulation inscrite dans le générique. À travers ce FILM/MANIFESTE nous rencontrons à la fois le milieu du cinéma expérimental français (par l’intermédiaire de Dominique Noguez) et le mouvement des femmes (lors de la fameuse rétrospective Kinomata, à Rome en 1976). C’est sur l’intersection de ces deux mouvements que devait désormais s’articuler notre pratique filmique, notre théorie, notre activisme.

Film-matrice, Double Labyrinthe partage avec Expérience I et La Torture mise en corps la violence intériorisée. Mais aussi, il transporte notre pratique corporelle du théâtre et de « l’action en direct » vers le cinéma. Nous lançons alors le terme « cinéma corporel » pour définir notre démarche et pour établir un pont entre art corporel et cinéma expérimental. Ce terme est accompagné d’une avalanche d’autres termes/concepts que nous introduisons pour préciser nos innovations : « actante » (par opposition à actrice), « femme/sujet », « je/femme », « filmante /filmée », « cinéma intercorporel », « film action », etc. Comme nous l’écrivions en 1980, « un problème primordial de terminologie se pose. Le langage doit suivre les transformations déjà établies dans les actes » 1.

Maria Klonaris et Katerina Thomadaki dans
Double Labyrinthe © Klonaris/Thomadaki


Les MANIFESTES accompagnent notre pratique cinématographique dès le départ, comme une autre parole que celle, imagée, des films. « 14 slogans pour un cinéma de rupture » est contemporain de Double Labyrinthe (1976), « Manifeste pour une féminité radicale, pour un cinéma autre » de L’Enfant qui a pissé des paillettes (1977), « Manifeste pour un cinéma corporel » de Soma (1978). Les TEXTES/MANIFESTES deviennent l’autre versant des IMAGES/MANIFESTES qui, elles, sont souvent silencieuses. Tantôt nous les lisons nous-mêmes par micro dans la salle obscure au début ou à la fin d’une projection, tantôt nous les distribuons au public. La plupart sont publiés dans des journaux, des revues, des ouvrages : Libération, CinémAction, Revue du Cinéma Image et son, Cinéma différent, Rote Küsse, Jungle, Film Forum… « Féminité radicale » et « Cinéma corporel » sont traduits en plusieurs langues. Ils circulent lors d’événements cinématographiques, féministes ou de « gender politics » à Paris, Londres, New York, Amsterdam, Zurich, Bruxelles… D’autres restent inédits.

Nos manifestes retracent brièvement l’essentiel de nos combats. Ainsi, nous associons la radicalité d’un cinéma en rupture à celle d’une féminité en rupture, puisque nous avons toujours posé la question du cinéma à travers la question du féminin. Notre regard politique sur le féminin et notre contestation du cinéma « dominant » convergent vers la question du corps, de l’inconscient, de la sexualité. Notre Cinéma corporel revendique la « dimension politique du poétique ». 2

Mais notre critique va vite s’étendre aux rapports transversaux de pouvoir, non seulement tels qu’ils sont institués par l’idéologie patriarcale, par l’économie marchande ou par les politiques culturelles d’Etat, mais aussi par les mécanismes de contrôle qui surgissent dans les groupements alternatifs, par exemple dans le milieu du cinéma expérimental. Il nous arrive alors d’engager une lutte contre la compétition et l’institution des prix, ou de nous détacher d’un collectif de diffusion, pour finir par revendiquer un statut de cinéastes « indépendantes indépendantes ».

Quant à notre défense acharnée du Super 8, ce mythique format léger, notre outil privilégié jusqu’à la fin des années 80, grâce auquel nous avons pu réaliser sans entraves la totalité de notre œuvre filmique de cette période, elle s’inscrit dans l’urgence lorsque le Super 8 est menacé de disparition, face aux nouvelles cartographies des media dessinées par les marchés de l’électronique.

La fondation d’A.S.T.A.R.T.I. pour l’Art Audiovisuel, en 1985, a comme premier objectif stratégique de promouvoir la création des femmes dans les champs de l’art à médiation technologique – cinéma expérimental, art vidéo, photographie, installations, art numérique, son… Elle marque en même temps notre désir de décloisonnement des pratiques plastiques et notre opposition à certains discours normalisateurs féministes ou artistiques, notre refus des catégories, puisque nous avons toujours tenu les classifications pour une violence faite aux identités et aux langages.

Notre volonté d’en finir avec les cloisonnements et les frontières conduit dans les années 90 à la création d’un ÉVÉNEMENT/MANIFESTE, organisé par A.S.T.A.R.T.I., les Rencontres Internationales Art cinéma/vidéo/ordinateur. Cette manifestation « d’intervention » à grande échelle nous permet de croiser et de contextualiser les scènes respectives du cinéma expérimental, de l’art vidéo et des arts numériques pour penser l’image en mouvement non narrative dans toute la complexité de ses stratifications technologiques et de son histoire. En soulignant sa puissance visuelle et critique, nous nous battons pour la reconnaissance de sa centralité dans le champ des arts plastiques contemporains.

Aujourd’hui, on ne peut que constater que presque l’ensemble de ces luttes reste d’actualité ! En ces temps d’inondation médiatique, de capitalisme avancé, de mondialisation, les exclusions prolifèrent. Le cinéma expérimental ne cesse de se battre pour sa visibilité, accrue, certes, grâce aux efforts de plusieurs de ses protagonistes, mais toujours insuffisante. La reconnaissance de ce cinéma qui détient le record de l’exclusion parmi tous les secteurs de l’art contemporain, devient ultra-urgente à un moment où son rôle majeur dans les développements récents des arts plastiques est illégitimement occulté. Dans un contexte économique de plus en plus rude, les cinéastes expérimentaux se battent encore pour un statut. Les « cinéastes Super 8″ récusent le destin d’une minorité poussée vers la marge de la marge et les cinéastes femmes, qui se disent « non féministes, car l’engagement féministe n’est plus une nécessité aujourd’hui » 3, découvrent peu à peu que les discriminations des sexes sont insidieuses et qu’elles n’appartiennent pas qu’au passé.

LE TEMPS DES MANIFESTES N’EST DONC PAS RÉVOLU.

Nous remercions Christian Lebrat d’avoir eu l’idée de publier nos MANIFESTES réunis, ce témoignage de l’héritage activiste méconnu d’artistes d’une génération qui révolutionna, dès les années 70, la scène du cinéma expérimental. Le présent aurait pu se construire sur les acquis critiques d’un tel passé, mais c’est loin d’être le cas. Si en ce moment il est de bon ton d’imputer à la morale ce qui relève du politique, c’est que l’on veut ignorer certaines forces de contestation qui traversent l’histoire récente – comme par exemple la critique politique du regard/désir « masculin » tel qu’il domine la figuration dans le cinéma, y compris expérimental. Nos films mettent en crise la « naturalité » de ce regard, et lui substituent un regard autre , générant des architectures relationnelles inédites. Une démarche pionnière qui a nécessité des mises au point théoriques. C’est ainsi que nos écrits ont apporté la première théorisation, en France, d’une prise de conscience « féministe » au sein du cinéma, notamment non narratif. Car même le milieu du cinéma expérimental se préoccupe peu d’analyser le codage du pouvoir sur le corps (en particulier féminin) qui structure la mythologie cinématographique dominante, dont nous sommes vite devenues des contre-figures.
Ces textes proposent une attitude, un engagement de vie, la température de combats vécus dans le corps.

Klonaris / Thomadaki
Paris, novembre 2002

 

 

14 SLOGANS POUR UN CINÉMA DE RUPTURE (1976)


CONTRE L’INSTITUTION CINÉMATOGRAPHIQUE ET SES MÉCANISMES
D’ASSERVISSEMENT DU MENTAL ET DU CORPS.
CONTRE LES IMAGES ILLUSTRATIVES PRISONNIÈRES DES FABLES SOCIALES VENDUES PAR LE CINÉMA CAPITALISTE.
CONTRE L’ACADÉMISME DU REGARD ENTRETENU
PAR L’INDUSTRIE DE L’IMAGE.
CONTRE LES NOTIONS PRÉFABRIQUÉES DE “RÉEL”
DE “NATUREL”
DE “NORMAL”
D’ “OBJECTIF”
DE “COMPRÉHENSIBLE”
ALIBIS D’UNE SOCIÉTÉ QUI NE PRODUIT QUE DES NÉVROSES
PROPAGÉES PAR LES MASS MEDIA.
CONTRE LES IMAGES UNIFORMISÉES D’UNE SOCIÉTÉ UNIFORMISÉE.
CONTRE LA STANDARDISATION DES INDIVIDUS.


POUR UNE EXPLOSION D’IMAGES DE STRUCTURES ET DE
SIGNIFICATIONS.
POUR UN CORPS REBELLE.
POUR UN MENTAL REBELLE.
POUR UNE VISION SAUVAGE CONSTAMMENT RÉINVENTÉE
NI “NATURELLE”
NI “NORMALE”
NI “OBJECTIVE”
MAIS RÉELLE PUISQU’ELLE SURGIT DU DÉSIR
ET COMPRÉHENSIBLE SI L’ON OUBLIE CE QUE LES ÉCOLES
NOUS ONT ENSEIGNÉ À COMPRENDRE.
POUR UNE RÉFLEXION ACTIVE.
POUR TOUTE IDENTITÉ REJETÉE PAR L’ORDRE SOCIAL
IDENTITÉ CULTURELLE
IDENTITÉ MENTALE
IDENTITÉ SEXUELLE.
POUR DES ACTES CRÉATEURS DE RUPTURE.
POUR UN CINÉMA DE RUPTURE.



 

 

MANIFESTE POUR UNE FÉMINITÉ RADICALE
POUR UN CINÉMA AUTRE (1977)


C’est dans le sexe féminin que l’orgasme nous reste le plus énigmatique,
le plus fermé, peut-être jusqu’ici, dans sa dernière essence, jamais authentiquement situé
.
Jacques Lacan 4

1. AUTOUR D’UNE CULTURE FÉMININE : ÉVIDENCES

La culture existante est une culture à dominante masculine, créée par l’homme à son image/profit.
La femme a contribué à sa création, mais surtout comme support de l’« esprit » masculin. Dans cette culture la femme est quasi absente. Inconnue. Ignorée. Muette. Prisonnière. Méprisée. Déformée. Énigmatique. Fermée.
Dans cette culture la féminité n’est qu’une projection masculine.
La culture féminine est à créer.
Elle se crée déjà par les femmes insoumises à l’ordre de l’homme.
C’est par cette culture que les femmes pourront conquérir les territoires politiques nécessaires à leur épanouissement.

Tout acte créateur féminin qui met en évidence l’écart entre l’image d’une féminité générale, uniforme et fabriquée par l’homme et l’identité spécifique, unique et auto-révélée par les femmes contribue à la création de cette culture.

Ceci mis à part, je pense de plus en plus qu’il faudrait se garder de sexualiser les productions culturelles : ceci serait le féminin, ceci le masculin. Le problème me semble autre : donner aux femmes les conditions économiques et libidinales pour analyser et dialectiser l’oppression sociale et le refoulement sexuel, de sorte que chacune puisse réaliser ses particularités, ses différences, dans ce qu’elles ont de singulier, produites par les hasards et les nécessités de la nature, des familles, de la société. Julia Kristeva 5

La culture féminine ne peut qu’être en rupture avec la culture dominante.
Ne peut qu’être une négation du langage dominant.
Ne peut que rejeter les procédés de la création dominante.
Ne peut que faire émerger tout ce que l’ordre social opprime dans la personne : corps, désir, sexualité, inconscient, singularités.
Ne peut que mener à l’irruption du refoulé révolté dans les normes des expressions.

 

2. VISION D’UNE FÉMINITÉ RADICALE

Une féminité radicale ne peut que rompre, casser, briser, déchirer tout ce qui pèse sur elle et la contraint.
Ne peut qu’inventer, éclater.
Arrachant ses inventions au plus profond, au plus sombre de ses entrailles. Donnant naissance à son identité.
Une féminité radicale ne peut qu’être une harmonie entre les traits dits féminins et les traits dits masculins.
Une symbiose d’énergies « femelles » et « mâles ».
Ne peut qu’être un équilibre entre le sexe physiologique et le sexe mental, subjectif.
Ne peut que réunir des pulsions contradictoires et/mais complémentaires.
Une féminité radicale ne peut qu’être un tout – ni fragment, ni manque, ni insuffisance.
Une yoghini manifestant une énergie serpentine de sa vulve.

 

3. PASSION DE LA CRÉATION RADICALE : CE CINÉMA AUTRE

Insoumission. Indépendance. Rupture. Autonomie.
Déchirer la dépendance économique du cinéma à grandes salles, à grands budgets, à grande consommation, à grands moyens, à grande dépendance.
Déchirer les images illustratives prisonnières des fables sociales vendues par le cinéma capitaliste.
Briser l’académisme du regard entretenu par l’industrie de l’image.
Briser les notions préfabriquées de « réel », de « naturel », de « normal », d’« objectif », de « compréhensible », alibis d’une société qui ne produit que des névroses propagées par les mass média.
Briser le cloisonnement des spécialités.
Briser les hiérarchies et les rôles.
Briser le miroir de la femme fabriquée, l’actrice passive, celle qui obéit, celle qui se laisse faire, celle qui médiatise pour l’orgasme d’un étranger.
Casser vitres et miroirs.
Je sors.
Une féminité radicale ne peut s’épanouir que dans une création radicale.
Je fabrique mes propres images.
J’invente ma vision ni “naturelle”, ni “normale”, ni “objective”, mais réelle puisqu’elle surgit du désir et compréhensible si l’on oublie ce que les institutions nous ont enseigné à comprendre.
Je libère mon introspection.
J’expose mes racines et mes douleurs : enfance, désir, révolte, oppression, torture, vieillesse, mort.
J’expose mes couleurs archétypiques et sociales : le rouge, le noir, le blanc, le rose, l’or, l’argent.
Je mets en scène mes structures mentales, mes géométries.
Mon image corporelle s’inscrit sur la pellicule.
Je m’ouvre à vous par mon corps sentant et sensible. Mon corps de femme sujet.
Je vous livre les rituels de mon identité.
Hémorragie d’identité non médiatisée par quelqu’un d’autre mais assumée par moi-même devant vous.
Je vous regarde.
Je vous interroge.
J’accouche d’un film AUTRE.

Paris, octobre 1977

 

 

MANIFESTE POUR UN CINÉMA CORPOREL (1978)

Car le sens du corps est violent
Car mon corps est danger de vie et de mort
Car mon corps est de femme / sujet
Car mes images naissent de tous les corps de mon corps
Car mes images sont identité illimitée
Car mes images sont du sang manifeste
Car faire exister mes images c’est faire exister ma révolte
Car mon corps n’est toujours pas libre
Car je ne suis pas libre et mon corps est enragé

Car ma révolte ne s’arrête plus
Car ma création est désir de rupture sauvage avec les codes imposés
Car mes éclats visuels sont désir de désordre
Car mes rituels silencieux sont cri intérieur
Car mon feu de cristal

Je sens la nécessité de m’engager corporellement de plus en plus dans ma production cinématographique, de me révéler de plus en plus, de me consumer par l’auto-révélation. C’est un besoin, une soif sans fin, une obsession du vécu le plus limpide, le plus éclatant, le plus incisif, incarné dans un cinéma corporel, limpide, éclatant, incisif. En m’autorévélant je passe de l’individuel au social. Je projette sur le social mon je / femme-différence, femme-parole, femme-identité, femme-création : mon je / femme interdit. Je vide sur le social le vécu de mon quotidien, de mon inconscient, de mon imaginaire, de ma sexualité rebelle. Je pars d’un vécu amoureux absolu et politique

Car mes images son brillance du regard amoureux
Car mes images sont peau de regard
Car mon regard est folie de toucher
Car ma beauté est celle du corps exposé dans ses désirs et ses blessures
Car ma violence est celle du corps exposé dans son vécu
Car mon vécu mis à nu est désir d’abolir la scission entre vie et création
Car ma nudité fait ma force et ma parole
Car me dévoiler c’est être présente
Car ma présence est amour et menace
Car mon corps est obsession de liberté
Car mes images

Je sens la nécessité de libérer de plus en plus mes images des stéréotypes de l’imaginaire social et du corps social qui perpétue mon emprisonnement. Je suis perpétuellement à la recherche de stratégies de subversion. Je tente de perturber la perception par des synthèses imagées déroutantes. Je subvertis un medium de masse, le cinéma, en le personnalisant par la démarche du cinéma expérimental contre-industriel. Je subvertis un medium technologique en le corporalisant par ma présence. Le tactile ressurgit. Mon sens le plus avide c’est le toucher

Car (je) mon corps reste insoumis et sauvage
Car (je) mon corps déborde les barrières qui lui ont été assignées
Car (je) mon corps est traversé par l’élan de dire
Car je pousse je grandis je me transforme
Car j’explose en images

Car ainsi
mon corps me revient.

Athènes, septembre 1978

 

 


En savoir plus sur la programmation “KLONARIS/THOMADAKI”
Site officiel des artistes

References[+]

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Philippe Halsman : Le point sur moi-même http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/01/philippe-halsman-point-moi-meme-portrait/ Sat, 16 Jan 2016 11:11:16 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23294 Mon activité dans des domaines photographiques divers m’a permis de revenir au portrait avec des idées nouvelles, avec un enthousiasme tout frais et en comprenant encore mieux les grands enjeux du portrait. Pour beaucoup de gens, toute photographie d’une personne est un portrait. Or, souvent, les instantanés amateurs ou les prétendus « portraits » des studios professionnels ou même les images saisissantes de photographes célèbres sont artificiels ou vides ou encore offrent une ressemblance fortuite. Un vrai portrait, c’est tout autre chose.

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En étroite collaboration avec les Archives Halsman, New York, le magazine publie un extrait de Focus on Myself, texte dactylographié de Philippe Halsman, jamais publié à ce jour. Dans ce court essai autobiographique rédigé à la fin des années 1960, Philippe Halsman fait le point sur son parcours de photographe. Les dernières pages reproduites ici sont consacrées au portrait, son genre de prédilection et une source constante de réflexion sur le medium photographique. Halsman y aborde les différentes étapes de réalisation du portrait, évoquant la puissance de l’invention, la question du style mais aussi certains aspects techniques, avec l’espoir ultime de voir le portrait “traverser l’histoire sous les yeux des générations futures”.

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[…]

Les projets extérieurs et les commandes de magazines qui sont venus continuellement interrompre mon travail de portraitiste ont été pour moi très importants et bénéfiques. Quand son travail devient routinier, le photographe stagne. Au lieu de découvrir de nouveaux horizons, il se répète. Au lieu de se servir de son imagination, il se sert de son expérience, c’est-à-dire de sa mémoire. Il ne peut qu’y perdre en stimulation, comme ce peintre français qui s’était spécialisé dans le nu féminin. Après quelques années de ce travail enviable, il soupira : « Pourquoi ne me demande-t-on jamais de peindre un nu de cheval ? »

Mon activité dans des domaines photographiques divers m’a permis de revenir au portrait avec des idées nouvelles, avec un enthousiasme tout frais et en comprenant encore mieux les grands enjeux du portrait. Pour beaucoup de gens, toute photographie d’une personne est un portrait. Or, souvent, les instantanés amateurs ou les prétendus « portraits » des studios professionnels ou même les images saisissantes de photographes célèbres sont artificiels ou vides ou encore offrent une ressemblance fortuite. Un vrai portrait, c’est tout autre chose.

Pour expliquer ce que c’est, prenons comme exemple ma photographie « An American Profile ». Elizabeth Arden en voulait une version en couleur pour une publicité de son rouge à lèvres « Victory Red », or ma photo de Connie Ford était en noir et blanc. Elizabeth Arden a donc demandé à son photographe de s’en inspirer et de prendre un cliché identique de Connie, mais en couleur. Connie a posé deux journées entières pour le photographe d’Elizabeth Arden, couchée sur le drapeau américain à essayer de ressembler à ma photo. À la surprise générale, le photographe n’a rien obtenu de bon et c’est finalement un tirage flexichrome (peint à la main) de mon original qui a été utilisé.

Moi, l’auteur de la photo originale, aurais-je réussi à faire une image identique ? J’aurais échoué, moi aussi. Car un être humain change constamment. Ses pensées et son humeur changent, ses expressions et même ses traits changent. D’une sculpture, on peut tirer des photos identiques à deux moments différents. Mais d’un être humain, c’est impossible.

Nous touchons là au problème crucial du portrait. Si le portrait d’un être humain se compose d’un nombre infini d’images différentes, laquelle doit-on chercher à prendre ? La réponse évidente, mais peut-être naïve, est : la plus importante, celle qui révèle le plus complètement l’extérieur et l’intérieur du modèle. Voilà ce qu’on appelle un portrait. En l’absence de toute autre photo, un portrait véritable doit, aujourd’hui comme dans cent ans, dire à quoi la personne ressemblait et quel genre d’être humain elle était. Les exemples les plus parfaits de ce type de représentation sont les autoportraits de Rembrandt.

Chaque photographe doit décider par lui-même ce qui lui importe : doit-il capter l’essence de son modèle ou faire une photo intéressante. Ou, en d’autres termes : « Quelle est la priorité, le contenu ou le style ? »

Peu avant la Première Guerre mondiale, les ballets russes dirigés par Diaghilev sont venus à Paris. Diaghilev devint le principal novateur et mécène des arts et Stravinsky composa pour ses ballets. Picasso, Bakst, Chagall peignirent des décors pour lui. Jean Cocteau vint le voir et lui demanda : « Que puis-je faire pour toi ? » Diaghilev répondit : « Étonne-moi ! »

Depuis, l’un des principaux objectifs de l’art moderne est d’étonner le spectateur. L’artiste de la Renaissance recherchait la qualité. L’artiste moderne recherche la nouveauté. Peintres, écrivains, dramaturges – mais aussi photographes – veulent étonner, stupéfier et choquer. La photographie connaît actuellement une révolution, une soudaine explosion de styles. Le photographe d’aujourd’hui est en concurrence avec des centaines, voire des milliers d’autres. Pour être remarqué, il cherche à s’en différencier. Il veut avoir son propre style. « En peinture, le style de l’artiste a une importance capitale, le sujet n’en a aucune », prétend-il. En peinture, quand on parle d’un portrait, on dit : « C’est un Van Dijk, un Vélasquez, un Modigliani ». Ce devrait être la même chose en photographie. En attendant, le photographe se demande, inquiet, s’il a trouvé son style…

J’ai souvent entendu de jeunes photographes me dire : « Je cherche encore mon style. » Ce qui signifie généralement : « Je n’ai toujours pas trouvé la recette que personne n’aurait utilisée avant moi. » Mais une recette n’est qu’un maniérisme et je tiens ici à faire la distinction entre maniérisme et style. On confond souvent les deux. Le maniérisme est quelque chose qu’on applique à son travail ; le style, quelque chose qu’on porte en soi.

Tolstoï avait un style. Mais, chaque jour, il implorait : « Mon Dieu, aidez-moi à écrire plus simplement ! ». Il est facile d’imiter un maniérisme. Mais pour imiter le style de Tolstoï, il faudrait être comme Tolstoï. Il faudrait avoir sa philosophie, sa profondeur, sa sincérité, ses doutes, ses émotions.

Il n’y a aucun mal à utiliser des trucs, des recettes ou des maniérismes ; ils ont produit des images intéressantes et parfois permis à des photographes de connaître un succès immédiat, mais ils présentent un gros risque. La formule à succès, tout le monde l’imite. Elle devient cliché et, à force de la voir, le public finit par s’en lasser. Ce qui a catapulté le photographe vers le succès le fait retomber dans l’oubli. Pour rester au sommet, il est obligé de temps à autre d’inventer un nouveau maniérisme. Seuls quelques photographes de grand talent y sont parvenus.

Mais quand un photographe surtout préoccupé de laisser la marque de son propre style sur chacune de ses images s’essaie au portrait, il s’engage dans une impasse. Plus sa personnalité imprègne la photo, moins on trouve dans celle-ci la personnalité du modèle. La question qui se pose est donc : Qu’est-ce qui est le plus important pour le photographe : une image forte ou un portrait révélateur ?

En photographie, il n’existe aucune règle universelle. Chacun doit résoudre ses problèmes seul. Tout ce que je peux vous expliquer, c’est comment j’ai résolu les miens. Quand je photographie quelqu’un, je m’accorde le droit d’utiliser n’importe quel truc, recette ou maniérisme. En revanche, je n’ai pas le droit d’appeler ça un portrait. Car quand j’essaie de réaliser un véritable portrait, je ne cherche pas à exprimer ma propre personnalité. Je ne cherche qu’à saisir celle du modèle.

La personnalité du modèle ? L’essence d’un être humain ? En quoi le photographe est-il qualifié pour déceler l’essence d’un être humain ? Il y a là un paradoxe intéressant. Alors que la compétence professionnelle d’un ingénieur fait de lui un bon ingénieur, la compétence professionnelle d’un photographe ne fait de lui qu’un bon technicien de la photographie. Ce n’est que s’il est observateur et sensible qu’il pourra comprendre et jauger un de ses semblables. Plus vous avez de profondeur, plus votre photographie en aura. De sorte que je donnerais à un jeune photographe le conseil suivant : plutôt que de développer tes connaissances techniques, mieux vaut te développer en tant qu’être humain.

Mais supposons que notre photographe possède toutes les qualités requises. Se pose alors le problème le plus aigu du portrait : quelle est l’essence d’un être humain ? Le philosophe grec Héraclite a dit : « Panta rhei » (« Tout coule ») ; on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve car ce ne sera pas la même eau. En somme, tout change tout le temps. Tolstoï ne croyait pas du tout à la caractérisation. « Comment pouvons-nous décréter, demandait-t-il, qu’Ivan est courageux ou Piotr menteur quand on sait que, demain, Ivan peut détaler à toutes jambes et Piotr dire la vérité ? »

Est-ce que je partage l’opinion de ces penseurs qui nient l’existence même de ce que je cherche à saisir ? Pour être franc : oui. Je crois qu’ils ont raison. Comme eux, je pense que, parmi toutes les choses que nous trouvons normales, beaucoup sont insensées ou incompréhensibles ou n’ont peut-être même aucune existence.

En physique et en biologie, quand on étudie les mystères les plus profonds de la vie ou de la matière, on constate qu’on n’obtient pas de réponse absolue. Comme dans ces disciplines, le photographe est obligé de poser certaines hypothèses pour mettre de l’ordre dans un chaos apparent. Je pose donc l’hypothèse qu’il existe quelque chose qu’on appelle caractère et que ses traits principaux forment l’essence de la personnalité.

Si l’on pouvait saisir ces traits, on obtiendrait le portrait idéal. Pourtant, il est impossible de condenser une personnalité complexe en une seule image. Nous savons que Einstein aimait rire, mais le montrer en pleine réflexion a plus de sens. Churchill devait avoir ses moments de faiblesse, mais c’est de sa force que l’on se souvient.

Supposons que j’aie fait mon choix et que je sache les traits de caractère que je veux capter. Comme procéder ? Le modèle est là : généralement tendu, peu sûr de lui, gauche, parfois contrarié et impatient, parfois même apeuré. La situation où le photographe le rencontre est totalement artificielle.

Certains adeptes de la photo spontanée passent des jours et des semaines avec leur sujet. Celui-ci finit par oublier leur présence et redevient lui-même. Moi, ce qu’on m’accorde en général, c’est une « séance de portrait ». Elle peut durer de quelques minutes à quelques heures. À moi de détendre le modèle ou de provoquer chez lui une réaction pour transformer la confrontation contre nature entre un modèle et un appareil en une rencontre naturelle entre deux personnes.

En principe, je m’efforce d’être seul avec mes sujets. Généralement je me fais aider d’un assistant silencieux – en voyage, c’est souvent ma femme. La situation devient ainsi très intime. Parfois, je reste absolument muet pour ne pas troubler l’atmosphère. Parfois, j’essaie d’être stimulant. En conversant avec le modèle, j’essaie de le placer dans l’état d’esprit que je cherche à saisir. Parfois, je tâtonne, parfois un accident vient à mon secours et je sens la résistance disparaître. L’espace d’un instant, le sujet oublie qu’il est devant un objectif. Il est là tel qu’en lui-même, surpris dans un moment de vérité.

Mais ici une parenthèse s’impose. Est-ce suffisant de ne saisir qu’une seule facette de son modèle ? À supposer que vous vouliez montrer sa gaîté foncière, vous n’obtiendrez de lui qu’un sourire ravi. Ce sera sans doute une image forte, mais un portrait faible. Si vous l’accrochez au mur, vous vous lasserez de ce sourire au bout de quelques jours. Celui de la Joconde en revanche, vous pouvez le regarder aussi souvent que vous voulez car il y a beaucoup de choses derrière. Et le sourire est ainsi fait que, d’un jour sur l’autre, il peut prendre pour vous des significations différentes. Telle est l’essence de l’œuvre d’art : on n’en atteint jamais le fond. Si une image possède exactement la même signification pour tout le monde, elle fera une œuvre d’art plate et dénuée de sens. Il en va de même pour un portrait : sans profondeur de caractère et de sens, il reste pauvre.

Mais supposons que l’on ait réussi dans une certaine mesure à cerner l’essence de notre modèle. Un nouveau problème se pose : comment montrer qu’on l’a cernée ? L’image qu’on a prise est notre vision de la personnalité de cette personne. Mais cette vision, comment la présenter ?

Je crois qu’il faut être d’une totale sincérité. Je ne veux pas imposer mes idées à mes modèles en les forçant à prendre des poses qui ne leur sont pas inhabituelles, en modifiant l’inclinaison de leur tête ou en arrangeant leurs mains. Je veux qu’ils soient tels qu’ils sont. Mais je tiens aussi à en donner une vision claire et forte. Par exemple, je ne considère pas que, pour trouver la bonne exposition, l’éclairage se mesure avec un posemètre. Je veux que ma lumière soit telle que, sur un tirage en deux dimensions, elle donne l’impression de la troisième dimension, elle montre le volume et la profondeur. Mais surtout, je considère la lumière comme un outil de caractérisation. La lumière peut être douce et elle peut être dure. Il serait ridicule d’affaiblir la force d’un visage par une lumière plate et diffuse ou d’utiliser un éclairage théâtral pour montrer une expression tendre et paisible.

L’angle de prise de vue est un autre outil de caractérisation. En plaçant l’appareil en hauteur, on peut mettre en valeur le front d’un penseur ; en l’abaissant, le maxillaire d’un boxeur. Dans un visage de femme, on peut faire ressortir les yeux – reflet de son âme – ou la bouche – reflet de ses sens. En descendant l’appareil, on peut faire en sorte qu’une personne paraisse plus grande ; en le montant, qu’elle paraisse plus petite.

Chaque étape – le recadrage de l’image, le contraste du papier de tirage, le masquage au tirage et même le basculement de l’axe de la photo –, tout, finalement, introduit des nuances psychologiques dans un portrait. Il faut être sûr que chacune de ces étapes renforce la vision au lieu de l’affaiblir.

Michel-Ange, parlant de son travail, a dit : « Quanto sangue costa ! » (« Combien de sang il en coûte ! »). Combien de fois, regardant un portrait fini, ai-je – sans être Michel-Ange – songé à ces paroles… La plupart des gens ne les comprennent pas. En quoi est-ce difficile de photographier un visage ? Ils vont remarquer la netteté d’un pore, mais pas la profondeur d’une expression. Par bonheur, il existe certaines personnes plus sensibles à la finesse de perception du photographe qu’à celle de son objectif. Celles-ci savent qu’un portrait photographique peut être un document d’une grande valeur humaine et que sa vérité, sa beauté et son impact émotionnel peuvent l’élever au rang d’œuvre d’art.

Et il arrive que le photographe obtienne la plus belle de toutes les récompenses: quand son interprétation photographique d’une célébrité devient l’image définitive de cette personne. Quand le portrait qu’il en a donné devient la forme sous laquelle cet être va traverser l’histoire sous les yeux des générations futures.

Philippe Halsman
© 2015 Philippe Halsman Archive
Traduction de l’anglais : Philippe Mothe

Exposition “Philippe Halsman. Étonnez-moi !” au Jeu de Paume
Halsman, la sélection de la librairie
Archives Philippe Halsman, New York

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Philippe Halsman: Focus on Myself [EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/01/philippe-halsman-focus-on-myself/ Tue, 12 Jan 2016 11:17:14 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23096 Work in various fields of photography has permitted me to return to portraiture with new ideas, with fresh enthusiasm and with even deeper understanding of portraiture’s main problems. Most people consider each photograph of a person as a portrait. However, most amateur snapshots or most so-called “portraits” made by professional studies or even striking photographs by famous photographers are either artificial, or empty or incidental likeness. A true portrait is something completely different.

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Working closely with Philippe Halsman Archive, New York, the Magazine publishes an excerpt from Focus on Myself, a previously unpublished typescript by Philippe Halsman. In this short autobiographical essay written in the late 1960s, Halsman tells the story of his photographic career. The last pages, reproduced here, are devoted to the portrait, his favorite genre and a constant source of reflection on the photographic medium. Halsman addresses the different stages in the making of a portrait, evoking the power of invention, the question of style but also some technical aspects, with the ultimate hope for the photographer that “his photographic interpretation of a great human being becomes the definitive image of this being.”

Version française





[…]

It has been very important and beneficial for me that extraneous projects and magazine assignments continually interrupt my portrait work. A photographer gets stale when his work becomes routine. Instead of discovering new possibilities, he repeats himself. Instead of using his imagination, he uses his experience, i.e., his memory. He is bound to lose his incentive, like the French painter whose specialty was painting nude studies of beautiful women. After several years of this enviable work he sighed: “Why won’t anybody ask me to paint the nude of a beautiful horse?”

Work in various fields of photography has permitted me to return to portraiture with new ideas, with fresh enthusiasm and with even deeper understanding of portraiture’s main problems. Most people consider each photograph of a person as a portrait. However, most amateur snapshots or most so-called “portraits” made by professional studios or even striking photographs by famous photographers are either artificial, or empty or incidental likenesses. A true portrait is something completely different.

To explain what it is, take for example, my photograph, “An American Profile.” Elizabeth Arden needed a color version of this photograph for an ad for her « Victory Red » lipstick, but my picture of Connie Ford was in black and white. Because of this Elizabeth Arden asked her photographer to use my picture as a guide and to got an identical shot of Connie in color. Connie posed two whole days for Elizabeth Arden’s photographer, lying on the American flag and trying to look like my picture. To everybody’s surprise, the photographer did not succeed, and eventually a flexichrome (hand painted) copy of my original picture was used.

Would I, the author of the original photograph, have succeeded in making another identical image? I would have failed too. A human being changes continuously. His thoughts and moods change, his expressions and even his features change. Of a piece of sculpture you can produce identical pictures on two different days. But you cannot do it with a living human being.

And here we come to the crucial problem of portraiture. If the likeness of a human being consists of an infinite number of different images, which one of these images should we try to capture? The obvious – although perhaps naive – answer is: the most important one, the image which reveals most completely the exterior and the interior of the subject. Such a picture is called a portrait. If no other likeness remains of a person, a true portrait should, today and a hundred years from today, be the testimony of how this person looked and what kind of a human being he was. The most perfect examples of such portraits are the self-portraits of Rembrandt.

Every photographer has to decide for himself what is more important for him – to capture the essence of his sitter or to make an interesting photograph. Or in other words: “What is more important, content or style?”

Shortly before World War I the Ballets Russes under Diaghilev came to Paris. Diaghilev became the great innovator and patron of the arts, Stravinsky wrote music for his ballets; Picasso, Bakst, Chagall painted stage sets for him. Jean Cocteau came to him and asked: “What can I do for you?” Diaghilev answered: “Étonne-moi!” (“Astonish me!”)

Since then, one of the main objectives of modern art is to astonish the onlooker. The artist of the Renaissance tried to be good. The modern artist tries to be new. Painters, writers, playwrights – and photographers too – want to astonish, to startle and to shock. Photography is now in a state of revolution, in a sudden explosion of different styles. The photographer of today is competing with hundreds or maybe thousands of other photographers. In order to be noticed he wants to be different. He wants to have his own style. He argues: “In painting, the style of the artist is of paramount importance – the subject is inconsequential.” In painting when you speak of a portrait, you say: “This is a Van Dyke, a Velasquez, a Modigliani.” The same should be true in photography. And so the photographer worries whether he has found his style.

I have often heard a young photographer tell me: “I am still looking for my own style.” What it usually means “I still did not find a gimmick that no one has used before.” But a gimmick is only a mannerism, and here I want to draw the line between mannerism and style. Most people confuse the two. Mannerism is something you apply to your work; style is something that you inwardly are.

Tolstoy had style. But he prayed every day: “God help me to write simpler.” It is easy to imitate a mannerism. But in order to imitate Tolstoy’s style you have to be like Tolstoy. You must have his philosophy, his depth, his honesty, his doubts, his emotions.

There is nothing wrong with tricks, gimmicks or mannerisms; they have produced exciting pictures and have sometimes helped the photographer to achieve immediate success. But this presents a great danger. Everybody imitates the successful formula. It becomes a cliché, and seeing it over and over again eventually bores the public to death. The very thing which catapulted the photographer to success drags him down to oblivion. To stay aloft he must from time to time invent a new mannerism. Only a few photographers of great talent have succeeded in doing this.

However, when a photographer who is mainly interested in leaving the stamp of his own style on each of his photographs attempts portraiture, he runs into an impasse. The more his personality permeates the picture, the less you find in it the personality of the sitter. The question arises: What is more important for the photographer, to make a striking photograph or to make a revealing portrait?

There are no general rules in photography. Everyone has to solve his problems alone. All I can tell you is how I solve mine. When I take a photograph of a person I feel that I have the right to use any trick, gimmick or mannerism. But then I don’t have the right to call it a portrait. However, when I try to take a true portrait I don’t try to express my own personality. I only try to capture the personality of the sitter.

The personality of the sitter? The essence of a human being? What makes the photographer qualified to recognize the essence of a human being? We see an interesting paradox. While the professional competence of an engineer makes him a good engineer, the professional competence of a photographer makes him only a good photographic technician. Only if he is an observing and sensitive person can he understand and size up another human being. The deeper you are, the deeper your photography. Therefore my advice to a young photographer is: more important than your development of technical knowledge is your development as a human being.

But let us assume that our photographer has all the necessary qualities. Then arises the gravest problem of portraiture: What is the essence of a human being? The Greek philosopher Heraclitus said: “Panta rhei” – (“Everything flows”) – you cannot step in the same river twice, because it will not be the same water. In short, everything constantly changes. Tolstoy did not believe in characterization at all. “How can we say,” he asked “that Ivan is courageous or that Piotr is a liar, when we know that tomorrow Ivan might run away and Piotr might tell us the truth?”

Do I share the opinion of these thinkers who deny the very existence of what I want to capture? To be honest: yes? I believe they are right. Like them, I believe that many of the things that we take for granted are senseless or unfathomable or maybe simply don’t exist.

In physics and in biology, when we probe into the deepest mysteries of life or matter, we recognize that we don’t have the ultimate answer. As in these sciences, the photographer has to make a number of assumptions in order to bring order out of an apparent chaos. Consequently I assume that there is something called character and that its most important features form the essence of personality.

If we could capture these features we would get the perfect portrait. But it is impossible to sum up a complex personality in one single image. We know that Einstein loved to laugh, but it is more significant to show him in serious thought. Churchill, certainly, had his moments of weakness, but it is his strength that we remember.

Suppose I have made my choice and know the character features I want to capture. But how should I proceed? The subject is there: usually tense, self-conscious, unnatural, sometimes annoyed and impatient, sometimes actually frightened. The photographer faces him in a completely artificial situation.

Some candid photographers stay with their subjects for days and weeks. The subject eventually forgets their presence and becomes himself again. However, what I get usually is a so-called “portrait sitting.” It might last from a couple of minutes to a couple of hours. It is up to me to relax the subject or to provoke a reaction, which transforms the unnatural confrontation of subject and camera into a natural encounter of two people.

As a rule, I try to be alone with my subjects. Usually a silent assistant – on trips it is often my wife, Yvonne who helps me. In this way it becomes a very intimate situation. Sometimes I am absolutely quiet in order not to disturb a mood. Sometimes I try to be stimulating. Through conversation I try to put the subject in the frame of mind I want to capture. Sometimes I grope, sometimes an accident helps, and I feel the resistance disappear. For a moment the subject forgets that he is in front of a camera. He is there as he really is, caught in a moment of truth.

But here is an important parenthesis. It is insufficient to capture only one single quality. Suppose you want to show that your subject is radiant, but all you get is a happy grin. It might be a strong photograph but it will be a weak portrait. If you hang it on the wall, you will get tired of this grin after a couple of days. You can look, however, at Mona Lisa’s smile again and again, because there is so much besides her smile. And the smile is such that on different days it will mean different things to you. This is the essence of a work of art: you don’t touch bottom. If a picture has exactly the same meaning for everybody, it is a platitude and is meaningless as a work of art. The same is true of a portrait: if it is not deep in character and meaning, it is a poor portrait.

But let us suppose that we have succeeded in some measure in capturing the essence of our subject. The new problem is: How to show what we have captured? The picture that we have snapped is our statement about the personality of the sitter. How should this statement be presented?

I believe in utmost honesty. I don’t want to impose my ideas on my subjects by forcing them into unfamiliar poses, changing the tilt of their heads or arranging their hands. I want them to be as they are. But I want to make my statement also with clarity and strength. For instance, I don’t consider lighting as something one measures with a light meter in order to find the right exposure. I want my light to be so that in a two-dimensional print it gives us the feel of the third dimension, that it shows volume and depth. However, above all, I consider light as a means of characterization. Light can be soft and it can be harsh. It would be foolish to weaken the strength of a face with flat and diffused light or to use dramatic lighting to show a tender and peaceful expression.

The camera angle is another means of characterization. With a high camera angle we can emphasize the brow of a thinker; with a low camera angle, we can emphasize a boxer’s jaw. In a woman’s face we can emphasize the eyes – the symbol of her soul, or we can emphasize the mouth – the symbol of her senses. With a low camera angle we can accentuate the height of a person: with a high angle, his shortness.

Each step – the cropping of the picture, the contrast of the printing paper, the dodging in printing, even the tilting of the picture axis – in short, everything introduces psychological overtones into a portrait. One must be sure that each step reinforces the statement, instead of weakening it.

Michelangelo speaking of his work said: “Quanto sangue costa!” (“How much blood it costs!”). How often, looking at a finished portrait have I – without being a Michelangelo – thought of his words. Most people don’t understand it. What is so difficult about snapping the photograph of a face? They will notice the sharpness of a pore, but not the depth of an expression. Fortunately there are some people who are more interested in the sharpness of the photographer’s perception than in the sharpness of his lens. They recognize that a photographic portrait can be a great human document, and that the truth, beauty and emotional impact of this document can lift it to the level of a work of art.

And sometimes the photographer achieves the greatest reward of all: his photographic interpretation of a great human being becomes the definitive image of this being. A portrait that you have created becomes the very form in which he will live in history for future generations.

Philippe Halsman
© 2015 Philippe Halsman Archive

Exhibition “Philippe Halsman. Astonish Me!” at Jeu de Paume, Paris
Halsman : the selection of our bookstore
Philippe Halsman Archives, New York

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Raymond Bellour : “Ciné-répétitions” http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/12/cine-repetitions-par-raymond-bellour-fren/ Wed, 30 Dec 2015 12:51:00 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=22877 On voudrait seulement cerner ici les sens divers du mot répétition dans le domaine spécifique du film (des films), du cinéma. Éprouver comment ce concept, trop général mais très précis, c’est là sa force, travaille les niveaux d’expérience mêlés qui commandent la production, les produits et l’intellection d’un art.

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English version

On voudrait seulement cerner ici les sens divers du mot répétition dans le domaine spécifique du film (des films), du cinéma. Éprouver comment ce concept, trop général mais très précis, c’est là sa force, travaille les niveaux d’expérience mêlés qui commandent la production, les produits et l’intellection d’un art.

a) La répétition extérieure 1. Comme la pièce de théâtre ou l’oeuvre musicale, le film, au moins le film de fiction, se répète : les acteurs répètent la scène, le plan qui va être tourné. Mais ces répétitions ne visent pas une idéalité perfectible de la représentation destinée à être retravaillée à partir de son travail même ; elles visent une fixation, où s’engage une répétition qui redouble celle de l’acte ou de la chose figurée : répétitions variables de la prise de vues. Elles varient d’abord en nombre, selon le degré d’obsession et la manière du metteur en scène, les moyens mis en jeu, et la nature du sujet filmé. Mais il est rare, même dans les documentaires, qu’il n’y ait pas au moins deux prises (pour assurer ce qu’on appelle « la sécurité ») ; sauf quand on touche la limite fascinante où la chose filmée ne peut être répétée, car il y va d’un événement du réel dont la caméra se fait le témoin. La répétition de l’espace se substitue souvent alors à celle du temps : s’il est connu et attendu, l’événement unique est filmé simultanément par plusieurs caméras qui se répètent l’une l’autre sans pouvoir jamais se répéter vraiment. Quoiqu’il en soit, les répétitions de la prise de vues sont évidemment aussi variables en nature: tant par les multiples paradigmes qu’elles se trouvent mettre en jeu (le cadre, la lumière, etc.) que par ces écarts plus ou moins ténus du même qui s’attachent à cerner l’expression de l’acteur pour retenir l’instant d’éternité discontinue qui va se fixer de façon indélébile sur le fil(m) de la représentation.

b) La répétition extérieure 2. Car, à l’inverse de la représentation théâtrale ou musicale, qui se répètent en se variant au gré de chaque performance, la représentation filmique est constituée par un texte fixe qui se répète idéalement, identique à lui-même 1. Cette identité n’est pas pure. Une copie de film dépend des conditions, variables, de tirage ; elle est surtout l’objet d’une détérioration permanente, qui fait de sa reproduction l’instance même de sa destruction matérielle. Les conditions de projection, d’autre part, instituent une variation elle-même infiniment variable : de la variation légère entre les salles des circuits de distribution, à la variation massive impliquée par le passage d’un format à l’autre (35 mm, 16 mm, super 8) ou, de façon plus nette encore, par une transformation du médium et de certaines des conditions matérielles du dispositif-cinéma, dans le cas de la diffusion des films par la télévision. Mais à travers ces variations, aussi vives soient-elles, allant, dans le dernier cas, jusqu’à remettre en cause les tonalités déterminées de l’image, une identité obstinée se préserve : celle d’un texte d’autant plus insaisissable, en un sens, qu’il est fixe, comme celui du livre, mais, de plus, figé, quand on n’attente pas à son mystère, dans la répétition imprescriptible de son défilement.

c) La répétition intérieure 1. Intérieure, parce qu’elle tient au corps même du film, à son niveau le plus élémentaire, le plus paradoxal ; celui du photogramme. Elémentaire, car on ne la voit pas: la vitesse du défilement est conçue pour masquer cette répétition mécanique, en effacer la trame silencieuse. La table de montage seule, le maniement concret du film permettent d’en éprouver la réalité. Répétition sans fin, vingt-quatre fois par seconde. Mais cette répétition est évidemment paradoxale. Quand on arrache, sur la table ou l’enrouleuse, le film à son défilement, une chose frappe aussitôt : l’oscillation perpétuelle, d’un photogramme à l’autre, entre une différence infime ou nulle et une différence plus marquée. Imaginons: un paysage en plan fixe, où rien ne bouge ou presque, ou une femme assise, ou un homme qui dort. Et à l’inverse : un personnage court et sort du cadre. On le voit, dans l’avant-dernier photogramme du plan, presque à mi-corps encore; dans le dernier, on ne voit plus qu’un pied. De même, un mouvement rapide, qui modifie sensiblement le cadre. De la minime à la plus grande différence (mais elle n’est jamais bien grande, sauf dans les films qui jouent de l’accélération visuelle, jusqu’à programmer un photogramme par plan : la seconde partie de T-WO-MEN men de Werner Nekes), la répétition photogrammatique porte ainsi le devenir du film.

d) La répétition intérieure 2. La seconde répétition intérieure, cinématographique encore, car elle met en jeu des codes spécifiques, mais filmique déjà, car elle détermine plus ou moins le développement du système textuel, tient à cette forme fondamentale du langage cinématographique, bien souvent invoquée, mais encore trop peu élaborée : l’alternance 2.
Entendons par là une structure d’opposition entre deux termes, qui se développe par le retour de l’un ou de l’un et de l’autre terme, selon un processus d’expansion plus ou moins limité : a/b/a’, a/b/a/b/, etc. Ce principe d’alternance, qui tient au phénomène fondamental de la division et de la succession des plans, si justement défini par Malraux comme l’instance formatrice du langage cinématographique, se décompose ainsi selon les spécifications codiques dont il règle le cours et articule le discours:
– le point de vue, dans les plus riches de ses acceptions, fondées sur un aller-retour entre le sujet et l’objet de sa vision 3.
– les formes diverses du champ-contrechamp, qui règlent tant d’échanges filmiques.
– les échelles de cadrage, dès qu’elles font l’objet d’une certaine systématisation, selon un jeu d’aller-retour entre les motifs qu’elles circonscrivent.
– l’opposition du plan fixe et du plan en mouvement, qui se prête à ce même type de formalisation.
– les répartitions narratives entre plans dans les formes syntagmatiques du syntagme alterné et du syntagme parallèle, ou mieux encore, selon les trois formes (alternatif, alterné, parallèle) que Metz avait distinguées d’abord dans sa première version de la grande syntagmatique 4.

On peut imaginer d’autres niveaux de structuration comparables à proportion de la généralisation plus ou moins spécifique du principe d’alternance, à tel ou tel niveau codique, selon telle ou telle inflexion, narrative, expressive, discursive (en particulier entre les différents niveaux des matières de l’expression, et les matières de l’image). Il faut penser, surtout, que ces niveaux ne cessent de se combiner, et de se chevaucher, diversement, à chaque instant, dans tel ou tel texte filmique. Je renvoie pour cela à mes analyses où, sans y insister, j’ai marqué la pluralité combinatoire qui me semble aujourd’hui relever d’un principe unitaire et diversifié. On pourra objecter, évidemment, que du terme a au terme a’, a”, etc., de chacune de ces opérations formelles que j’invoque, il s’agit de reprise plutôt que de répétition proprement dite, dans la mesure où le fractionnement induit par l’alternance ne fait en un sens que servir, le plus souvent, selon son mode propre, la progression du récit, en se substituant, à des degrés divers, à la linéarité spatiale ou spatio-temporelle de la représentation. Ce serait méconnaître la force de ce choix, qui fait de la reprise un principe, et fonde le récit sur un retour ordonné de ses éléments: répétition particulière, déterminée par la proximité syntagmatique, la sérialisation en chaînes. Ce serait oublier aussi la tension fondamentale entre écart et identité qui règle cette sérialisation : elle tient largement à la combinaison des niveaux d’alternance, à la tendance de certains (plutôt ceux qui relèvent des codes spécifiques intérieurs à la formation du plan) à se constituer en instances purement réitératives; alors que d’autres (par exemple les formes syntagmatiques proprement liées à la diégèse) intègrent d’elles-mêmes, dans leur progression réitérative, la différence du récit 5. Cette tension renouvelée institue bien, dans la plupart des films, sinon dans tous les films, un ordre singulier de la répétition, qui structure l’expansion textuelle selon un jeu de formes spécifiquement liées à la constitution du récit en images. (Quand il y a récit: mais les films d’avant-garde, ou expérimentaux, ne font à cet égard le plus souvent que porter à l’extrême, selon leurs modes propres – rupture ou perte de la chronologie, destruction de la représentation, etc. –, les relations entre écart et identité, différence et répétition, dans la sérialisation en chaîne et l’expansion textuelle).

e) La répétition intérieure 3. C’est la répétition proprement dite, la répétition textuelle. Celle qui n’est plus spécifiquement déterminée par la pression d’un code spécifique, même si elle y prend appui, faisant de la répétition « codique » l’un de ses instruments majeurs, selon un processus d’articulation en abyme qui est la condition fondamentale de la textualité du système filmique: de son effet si prégnant de volume. Elle a d’abord ceci de singulier que son niveau ne cesse de se déplacer, puisqu’elle les prend tous en écharpe, et que tout lui est motif à s’exercer : un pan d’histoire, un geste, un son, un cadre, une couleur, un échange de phrases, un décor, une action, un mouvement de caméra, tout à la fois ceci et cela. La répétition textuelle est évidemment propre à chaque système singulier dont elle contribue à définir, par ses modes multiples, le statut au regard de la fiction (ou de la non-fiction) dont elle distribue plus ou moins les agencements. Cette singularité propre à chaque système s’ordonne d’elle-même, par un emboîtement de séries relativement définissables, correspondant à autant de critères (auteurs, genre, période, firme, etc.) à l’intérieur d’espaces culturels et stylistiques plus ou moins homogènes, correspondant le plus souvent à des délimitations nationales.
On pourrait ainsi, des travaux de Lotte Eisner, induire un certain fonctionnement de la répétition, narrative, thématisée, figurative, compositionnelle, dans le cinéma classique allemand 6.
De toute autre façon, c’est à une évaluation plus ou moins explicite du statut de la répétition que se trouvent opérer les analyses textuelles consacrées depuis plusieurs années à divers films classiques américains (Thierry Kuntzel, Stephen Heath, les travaux des Cahiers du Cinéma, mes propres analyses, etc.) Je me suis trouvé en particulier insister sur trois déterminations dont la conjonction me paraît, pour s’être confirmée dans de multiples cas, dessiner une sorte de dispositif global par lequel le récit, dans le cinéma classique américain, se donne comme une scénographie de la répétition.
– Les effets de micro-répétition qui structurent, à partir d’une extension textuelle de la répétition codique, les unités mineures (les plans) du récit à l’intérieur de la plupart de ses unités majeures (segments et fragments).
– Les effets de macro-répétition qui assignent à l’espace du film la forme d’un trajet à la fois progressif et circulaire, entre un premier événement et un second qui le répète. Ceci, par une distorsion, souvent extrêmement subtile, des relations entre histoire et récit (au sens où Genette l’entend) 7, qui tend à dédoubler cet effet de répétition sur lui-même pour lier les deux événements attestés au fil du récit à un événement proprement antérieur (l’enfance, le passé, l’Histoire) qui, comme hors-récit, au commencement de l’histoire reconstruite, en détient le sens immémorial, la vérité.
– Les effets de résolution (positifs, négatifs) qui frappent ces effets de macro-répétition et circonscrivent ainsi le propos du récit comme la circularité différentielle entre son commencement et sa fin. Le récit se répète parce qu’il se résoud. Ce principe, qui règle son destin, tient largement sa force à la façon dont il ne cesse, par segments, par fragments, de se résoudre, si l’on peut dire, sur lui-même, par des effets partiels de symétrie, de circularité et de condensation qui constituent autant de micro-résolutions successives où les résolutions majeures du récit semblent se répercuter et se réfléchir selon un effet d’écho continu-discontinu, par un emboîtement du tout à la partie. C’est là ce que j’ai désigné, en cernant ce travail de la répétition et de sa différence résolue dans l’éclairage psychanalytique où il s’inscrit, par les mots de blocage symbolique.
Pensons aussi comment, d’autre façon encore, la répétition travaille comme principe avéré dans des films qu’elle forme explicitement de part en part, aux antipodes du cinéma d’avant-garde : dans L’homme à la caméra de Vertov, où elle pousse à l’extrême la répétition codique jusqu’à une sorte d’exaspération générale de l’alternance, recentrée autour de la métaphore du cinéma qu’elle sert d’autant mieux qu’elle est une de ses données fondamentales; dans T-WO-MEN de Nekes, où la répétition sérielle sature l’espace narratif, superposant sans fin histoire et récit, par un retour perpétuel de la fiction à son pur recommencement, et différant très largement, par une désintégration de la vitesse représentative, les effets convenus de la répétition codique, dont les éléments semblent se condenser par blocs perceptifs au profit d’une sorte de répétition pure.

f) La répétition extérieure 3. La dernière répétition est celle du cinéma même. C’est désigner, au-delà de tout film, ce que chaque film vise à travers le dispositif qui le permet : dans l’ordre réglé du spectacle, le retour d’un état immémorial et quotidien, dont le sujet fait l’expérience dans ses rêves, et dont le dispositif-cinéma reconduit le désir 8.
Cette répétition qui tient à un ensemble de conditions matérielles et métapsychologiques, sera d’autant plus vive quand le film en assume lui-même non pas la représentation, proprement impossible, mais la mise en fiction, par son « travail », parfois si proche du travail du rêve (Thierry Kuntzel), opérations psychiques-figurales et diégèse indissolublement liées. Privilège, à ce titre, aussi bien de certaines tentatives expérimentales qui se rapprochent à l’excès des conditions d’instauration du processus filmique-cinématographique (Nostalgia de Hollis Frampton, Wawelenght de Michael Snow), que de certains films narratifs classiques américains surtout, où la mise en abyme de la machinecinéma vient lier d’un seul tenant le réseau textualisé des ciné-répétitions.

J’emprunte ainsi à un travail (inédit) de Thierry Kuntzel l’exemple remarquable (et ici tout juste esquissé) de la « scène de la répétition » dans King-Kong. Sur le pont du bateau, le metteur en scène, Denham, fait répéter Ann, la star. La répétition alternée du champ-contrechamp, entre eux, assure l’expansion textuelle qui inclut comme sa composante nécessaire des plans sur les spectateurs de la scène, où l’on reconnaîtra sans peine, dans le film de fiction qui se noue sous nos yeux, son spectateur. Le champ-contrechamp reconduit ainsi d’autant plus ce qu’il ne cesse de mimer à travers le jeu tournant des identifications : l’effet de miroir propre au dispositif-cinéma, sur lequel Metz, après Baudry, a si justement insisté 9. Ce que répète Ann: un cri, qui n’a de sens, bien sûr, qu’à être répété. Plus tard, dans la forêt, quand Ann est attachée au poteau sur l’autel, objet cette fois des regards de la tribu, selon une disposition tout à fait similaire, si ce n’est que la caméra en est absente. Mais, à sa place, peut-on dire, comme à celle du metteur en scène, et dotant la fiction du film antérieur du contenu qui lui manquait, Kong apparaît, provoquant la répétition pleine du cri, le même à cet instant, réel, chez la femme et, plus ou moins virtuel, chez le spectateur. Celui-ci sait bien sûr qu’il est au cinéma, comme dit Metz. Mais à l’ombre de ce savoir, le film répète bien son rêve, son désir de rêve ; de même que se répétant lui-même il se métamorphose pour accomplir le fantasme (du spectateur, de l’héroïne, de la mise en scène qui le leur prête dans l’institution et la société qu’elle sert) et se modeler, de là, sur sa forme la plus insistante : le désir de répétition, le désir comme répétition.

Première édition : Raymond Bellour, “Cine-Repetitions”, Screen n°2 (Summer 1979): 65-72. Première édition française : Raymond Bellour « Ciné-répétitions », in René Passeron (dir.), Recherches poïétiques IV. Création et Répétition, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, p. 138-139.

References[+]

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Cine-Repetitions by Raymond Bellour [EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/12/cine-repetition-by-raymond-bellour-en/ Fri, 04 Dec 2015 10:49:45 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23003 In this article I will attempt to outline the various meanings of the word 'repetition' in the specific area of film (films) and of cinema.

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Version française

In this article I will attempt to outline the various meanings of the word repetition in the specific area of film (films) and of cinema. Repetition as a concept is both too general and yet very precise, which is its strength. I shall examine how it activates the different interwoven levels of experience presiding over the production, the products themselves and the understanding of cinema.

a) External repetition 1. A film, at any rate a fiction film, like a play or a piece of music, is rehearsed: the actors rehearse the scene, the shot to be filmed. But these rehearsals (repetitions) do not aim to achieve an ideal performance through a process of perfection, to be reworked from the basis of that work itself. They aim to achieve a fixing, involving a kind of repetition, which duplicates that of the act or the object represented; the repetitions vary during shooting. Firstly they vary in number, according to the obsession and the style of the filmmaker, and according to the techniques and the nature of the subject being filmed. This, of course, concerns the fiction film. In documentaries there are with- out doubt usually at least two takes (if only for ‘safety’). But mostly each of these takes has a specific status, already differentiated from the other: indeed one approaches the limit fascinating when you get there – where the thing filmed cannot be repeated, since it is a real event to which the camera is bearing witness. The repetition of space, then, is substituted very often for a repetition of time: if it is known and anticipated, the unique event is simultaneously filmed by several cameras which repeat each other without ever being able to duplicate one another absolutely. Nevertheless, the repetitions of the takes are just as variable in their nature: as much by their numerous paradigms, willingly or unwillingly put into play (framing, lighting, etcetera) as by these more or less subtle variations of the same thing which, in the fiction film, strive to catch the actor’s expression in order to hold that discontinuous moment of eternity that will be indelibly fixed in the thread (film) of representation.

b) External repetition 2. Contrary to the theatrical or musical production, whose repetitions vary with each performance, filmic representation is constituted by a printed text, the identity of which, ideally, is repeated absolutely unchanged 1. This identity is not a pure one. The quality of the print of a film varies according to the conditions under which a print is struck; in particular it is subject to permanent deterioration, which makes its reproduction the very moment of its material destruction. Screening conditions, on the other hand, are in themselves infinitely variable: from the slight variations between cinemas within one distribution circuit, to the massive variations involved in the transition from one format to another (35mm, 16mm, super 8) or even more clearly through a transformation of the medium and of certain of the material conditions of the cinematic apparatus, as is the case with films shown on television. Yet through these variations, however great they may be and which on television even go so far as to jeopardise the characteristic tones of the image, an obstinate identity is maintained: that of a text, which in a sense is all the more elusive for being fixed, as that of a book, but moreover frozen, as long as one does not tamper with its ‘mystery’ in the indefensible repetition of it unfolding.

c) Internal repetition 1. Repetition is internal when it pertains to the very body of the film, to its most elementary and paradoxical level: that of the single frame 2.
It is elementary because it is not seen: the speed at which the film is projected is designed to mask this mechanical repetition, to efface its silent weave. Only the editing table, the actual handling of the film, allows one to experience its reality. An endless repetition, twenty-four times per second. But this repetition is, of course, paradoxical. Once on the editing table or on the re-winding table, when the film is severed from its unfolding-process, one thing becomes obvious straight away: the perpetual oscillation, from one frame to another, between a minute or zero difference and a more marked difference. Let us imagine a static shot of a landscape, where nothing or almost nothing moves, or a shot of a woman sitting, or of a man sleeping. And inversely, let us imagine a character running and moving out of shot; in the last but one frame, one can still see him almost from the chest upwards; in the last frame, one sees nothing but a foot, and the same for a rapid camera movement significantly altering the framing. Through the smallest to the largest differences between photograms, the repetition of the successive frames thus carries the coming into being of the film. But these differences are never that large except in films which play on visual acceleration and ‘denaturalise’ the unfolding process, even going so far as to have a different shot for every frame in the second part of T-WO-MEN by Werner Nekes.

d) Internal repetition 2.The second internal repetition, which is also cinematic because it involves specific codes, and yet is already filmic because it determines more or less the development of the textual system, pertains to that fundamental form of cinematic language, very often invoked but so seldom studied: alternation.

By alternation I mean a structure of opposition between two terms, which develops through the return of either one or both terms according to a process of more or less limited expansion: a/b/a’, a/b/a’/b’/, and so on. This principle of alternation — which pertains to the fundamental phenomenon of the separation and succession of shots so rightly defined by Malraux as the formative movement of cinematic language – can be subdivided according to the following codic specifications, of which it regulates the course and articulates the discourse:
– point of view, in its widest and richest sense, founded on a toing and froing between the subject and the object of his vision 3.
– the various forms of shot-reverse-shot that regulate so many filmic exchanges.
– the scales of framing, as soon as they are somewhat systematised, by a to-and-fro process between the motifs they circumscribe.
– the opposition between a static shot and a moving shot, which lends itself to the same type of formalisation.
– the narrative distributions between shots in the syntagmatic types of the alternated syntagm and the parallel syntagm, or better still, following the three types (alternating, alternated, parallel) that Metz had first distinguished in his first version of the ‘Grande Syntagmatique’ 4.

One can imagine other levels of structuring which, in relation to a more or less specific generalisation of the principle of alternation, are comparable to this or that codic level, depending on a given narrative, expressive or discursive inflection (in particular, between the different levels of matters of expression and the matters of the image). In fact, it is necessary to take into account that these levels never cease to combine and to overlap in various ways and at each moment in any given filmic text. On this point I refer the reader to the analyses where, without insisting upon it, I have underlined the plurality of combination, which now seems to me to stem from a unitary and diversified principle. 5. One could object, of course, that what is at stake in the variation between the terms a, a’, a », etc in each of the formal operations I mentioned, is a ‘return to’ rather than a repetition properly speaking. This because the fragmentation induced by the alternation in most cases and in its own specific ways can be regarded as in a sense merely serving the progression of the narrative by substituting itself to varying degrees for the spatial and spatio-temporal linearity of the representation. But such an objection would misunderstand the force of such a choice which makes that ‘return’ into a principle, and founds the narrative on an ordered return of its elements: a particular repetition, determined by syntagmatic proximity, the serialisation of its elements into strings. It would also overlook the fundamental tension between difference and equivalence which regulates this serial structuring: it pertains largely to the combination of levels of alternation, to the tendency of some of them (rather more those levels that stem from specific codes within the shot formation) to form themselves into more or less purely reiterative instances, whereas others (for instance, the syntagmatic forms properly linked to the diegesis) integrate of their own accord the difference of the narrative into their reiterative progression. 6. In most if not all films, this renewed tension does indeed set up a unique order of repetition, which structures the textual expansion through the interaction of forms specifically linked to the formation of the narrative into images. (When there is a narrative: but the avant-garde or experimental films in this respect, according to their peculiar modes involving disruption or loss of chronology, destruction of the representation, and so on, most often only carry to an extreme the relations between difference and equivalence, divergence and repetition, by making serial structuring the fundamental condition of textual expansion).

e) Internal repetition 3. This is strictly speaking, textual repetition. This form of repetition is no longer specifically determined by the pressure of a specific code, even if it is supported by it. One of its main instruments is. the repetition of codes by a process of mise-en-abyme [a Chinese-box construction] a spectacular construction, constituting the fundamental condition of the textuality of the filmic system: its striking ability to produce the effect of volume. Textual repetition is characterised first and foremost by the fact that its level continually changes, displaces itself, because it en- compasses all levels, and everything feeds into it: a narrative segment, a gesture, a sound, a frame, a colour, an exchange of sentences, a decor, an action, a camera movement, or any of them together. A particular regime of textual repetition is, of course, specific to each individual system, contributing, with its own multiple modes, to defining the system’s status with regard to the fiction – or the non-fiction – the arrangement of which it organises to eminently variable degrees. This singularity – peculiar to each system – is ordered of its own accord, through the inter- locking of relatively definable series, which correspond to as many criteria (authors, genre, period, studios, etcetera) within more or less homogeneous cultural and stylistic spaces, most often corresponding to national boundaries.
Thus from Lotte Eisner’s works, it would be possible to infer a certain operation of repetition – narrative, thematised, figurative, compositional – in classical German cinema 7.
In other respects, the various analyses devoted to several classical American films over the years (Thierry Kuntzel, Stephen Heath, the works of Cahiers du Cinéma, my own analyses, and so on) represent a real contextual evaluation of the status of repetition. I myself have insisted on three determinants, the conjunction of which seems to me, because it has been confirmed on many occasions, to out- line a type of global apparatus by which the narrative in the classical American cinema, is given as a scenography of repetition.
– Firstly there are the effects of micro-repetition which, on the basis of a process of serial repetition, structure the minor units (the shots) of the narrative within most of its major units (segments and fragments).
– Secondly, there are the effects of macro-repetition (often consisting of micro-repetitions at a remove) which assign to the space of the film the form of a trajectory at once progressive and circular; between a first event and a second one repeating it. This is achieved by an often very subtle distortion of the relations between story and narrative (as understood by Genette) 8, which tends to duplicate the effect of repetition on to itself in order to link the two given events in the thread of the narrative to anterior event (childhood, the past, History) which, being outside the narrative at the beginning of the reconstructed story, possesses its immemorial meaning and its truth.
– Thirdly there is the way resolution (positive, negative) acts on these effects of macro-repetition and circumscribes the subject of the narrative like the differential circularity between beginning and end. The narrative is repeated because it is being resolved. This principle, regulating the narrative’s fate, owes its strength largely to the way in which the narrative never ceases by segments, by fragments, to be resolved on to itself, as it were, by partial effects of symmetry, of circularity and compression. These constitute so many successive micro-resolutions where the major resolution of the narrative seems to be echoed and reflected following an effect of continuous-discontinuous reverberations, through an interlocking mechanism of the whole back with the part. Outlining this operation of repetition and its difference resolved in the psycho-analytical perspective into which it is inscribed, this is what I have designated by the phrase blocage symbolique.
Consider also how in other ways repetition works as an explicit principle in films which it shapes entirely from beginning to end. At the opposite pole of avant-garde cinema, Dziga Vertov’s Man with a Movie Camera develops serial repetition to a kind of generalised exasperation of alternation, recentred around the metaphor of cinema which it underpins all the better for being one of its fundamental aspects; in Werner Nekes’ T-WO-MEN, repetition saturates the narrative space, endlessly super-imposing story and narrative, by a perpetual return of the fiction to its pure beginning, and through a disintegration of the representative speed, widely differentiating the effects of the serial structuring, the elements of which appear to condense into perceptual blocks, achieving a sort of pure repetition.

f) External repetition 3. This last repetition is that of cinema itself. It serves to designate, beyond any given film, what each film aims at through the apparatus that permits it: in the regulated order of the spectacle, the return of an immemorial and everyday state which the subject experiences in his dreams, and for which the cinematic apparatus renews the desire 9.
This repetition depending on a set of material and meta-psychological conditions, will be all the more active when the film itself takes on not the representation — which would be impossible — but the fictionalisation of that repetition through its ‘work’, sometimes so close to the work of dreams, with the psychic-figural operations and the diegesis indissolubly linked. 10. This principle holds for certain experimental films which come exceedingly close to the conditions of existence the filmic-cinematic process (Hollis Frampton’s Nostalgia, Michael Snow’s Wavelength) as well as for certain classical narrative films, especially American, where the mise-en-abyme or specular construction of the cinematic apparatus links all at once the textualised network of cine-repetitions.

In conclusion I would like to borrow a remarkable example (here barely outlined) taken from Thierry Kuntzel’s unpublished work on the ‘scene of repetition’ in King Kong. On the bridge of the ship, the film-maker of the diegesis, Denham, is conducting rehearsals with Ann, the star. The alternated repetition of shot: reverse-shot between the two of them ensures the textual expansion which includes, as its necessary ingredient, shots of the spectators watching the scene. One can easily recognise them as representing the spectators of the fiction film being woven before our very eyes. The shot: reverse-shot system thus renews all the more what it never ceases to mime through the play that turns on identifications: the mirror effect peculiar to the cinematic apparatus, upon which Metz, and earlier Baudry, have so rightly insisted. 11. In this scene Ann repeats a cry which, of course, is only meaningful because it is to be repeated again. Later in the forest, when Ann is tied to a stake on the altar, she is under the eyes of the tribe, in a very similar setting, except that the camera is not present. But, as it were, in the place of the camera and of the film-maker – providing the narrative with the equivalent of the shooting of an otherwise missing film – King Kong appears, provoking the full repetition of the cry: the cry, which is now the woman’s real cry, was expected, remembered, and almost uttered by the viewer. The latter, of course, knows that he is ‘at the cinema’ as Metz says. Yet, in the shadow of that knowledge, the film does indeed repeat his own dream, his desire to dream. Similarly, by repeating itself the dream becomes metamorphosed to fulfil the phantasy (of the spectator, of the heroine, and of the mise-en-scène which lends itself to them in the institution and the society it serves) and from there to model itself on its most insistent form: desire as repetition, the desire of repetition.

Raymond Bellour
Translation by Kari Hanet
First edition: Raymond Bellour, “Cine-Repetitions”, Screen n°2 (Summer 1979): 65-72

References[+]

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Philippe Halsman et la création d’idées photographiques [FR] http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/10/halsman-fr/ Tue, 06 Oct 2015 07:59:07 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=22501 Télécharger le PDF (traduction française) English Version   Le magazine reproduit ici la première partie d’un ouvrage de Philippe Halsman intitulé Halsman on the Creation of Photographic Ideas [De la création d’idées photographiques], publié en 1961, deux ans après son célèbre Jump Book. Ce livre permet de comprendre la manière dont le photographe envisageait son[.....]

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English Version

 

Le magazine reproduit ici la première partie d’un ouvrage de Philippe Halsman intitulé Halsman on the Creation of Photographic Ideas [De la création d’idées photographiques], publié en 1961, deux ans après son célèbre Jump Book. Ce livre permet de comprendre la manière dont le photographe envisageait son medium, opposant – sans jugement de valeur – une démarche créative dont le principal moteur serait l’imagination, à celle du reporter, fondée sur la sensibilité de la perception et la recherche de vérité et qu’il qualifie de “candid photography”. À cette dernière il associe le nom d’Henri Cartier-Bresson.

On the Creation of Photographic Ideas est en réalité le contenu d’une conférence qu’Halsman avait rédigé dans le cadre de son activité au sein de la Famous Photographers School, créée la même année, sur le modèle de la Famous Artists School à Westport, Connecticut. Halsman en est l’un des dix membres fondateurs, aux côtés de Richard Avedon, Richard Beattie, Joseph Costa, Arthur d’Arazien, Alfred Eisenstaedt, Harry Garfield, Irving Penn, Eszra Stoller et Bert Stern. Or, Philippe Halsman observe dans les années 1960 la montée en puissance de la télévision et le développement de nouveaux formats publicitaires. Aussi, son principal souci est de défendre le medium photographique comme outil de création et de stimuler ses élèves, amateurs et professionels, afin qu’ils redoublent d’imagination et d’inventivité dans la production de leurs images.

Pour ce faire, Philippe Halsman définit six règles en s’appuyant sur ses propres photographies : l’approche directe, l’utilisation de techniques inhabituelles, l’élément ajouté de façon inhabituelle, l’élément manquant, la composition de plusieurs éléments, l’approche littérale ou idéographique de l’image.

Dans la seconde partie, Philippe Halsman aborde de manière plus générale les différentes sources de stimulation ou d’inspiration qui peuvent être mobilisées avant de vouloir réaliser une image : le brainstorming, la mémoire, le regard sur ses propres photographies ou celles des autres, la culture visuelle ou encore la concentration sur un objet…

Même s’il s’agit avant tout d’un ouvrage didactique, On the Creation of Photographic Ideas dévoile la “tournure d’esprit” de Philippe Halsman et la diversité de sa production photographique. L’ouvrage présente en effet des photographies réalisées sur une trentaine d’années, dont certaines en France, avant qu’il ne fuie le nazisme en novembre 1940 pour rejoindre sa famille aux États-Unis, grâce à l’aide d’Albert Einstein.

 

 

Cette publication a été rendue possible grâce à l’aimable collaboration des Archives Philippe Halsman, New York. Halsman on the Creation of Photographic Ideas, A.S.Barnes and Company/Ziff-Davis Publishing Co., New York, 1961 © Philippe Halsman Archive 2015.

Exposition “Philippe Halsman. Étonnez-moi !” au Jeu de Paume
Archives Philippe Halsman, New York

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Philippe Halsman On the Creation of Photographic Ideas [EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/10/philippe-halsman-on-the-creation-of-photographic-ideas-en/ Mon, 05 Oct 2015 08:44:03 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=22620 Published in 1961, two years after his famous Jump Book, the book shows how the photographer approached his medium…

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Version française

The Jeu de Paume online magazine reproduces here the first part of Philippe Halsman’s book entitled Halsman on the Creation of Photographic Ideas. Published in 1961, two years after his famous Jump Book, the book shows how the photographer approached his medium by non-judgementally contrasting his own creative angle, driven mainly by his imagination, with the reporter’s angle based on a sensitivity of perception and search for the truth that he called “candid photography”. He associated the term with Henri Cartier-Bresson.

On the Creation of Photographic Ideas is actually the content of a seminar written by Halsman when he was working at the Famous Photographers School, which opened that year modelled on the Famous Artists School in Westport, Connecticut. Halsman was one of the school’s ten founder members alongside Richard Avedon, Richard Beattie, Joseph Costa, Arthur d’Arazien, Alfred Eisenstaedt, Harry Garfield, Irving Penn, Eszra Stoller and Bert Stern. As Philippe Halsman watched the rise of television and the development of new advertising forms in the 1960s, his main concern became to defend the photographic medium as a creative tool and stimulate his students – amateurs and professionals alike – to take their imagination and inventiveness to a new level in their photographs.

Philippe Halsman defined six rules for this, based on his own photographs: the direct approach, the unusual technique, the added unusual feature, the missing feature, compounded features, and the literal or ideographic method.

In the second part of the book, Philippe Halsman outlines ways to stimulate or inspire a photographic project: brainstorming, memory, a look at the photographer’s own or others’ photographs, visual culture and concentration on an object.

Although On the Creation of Photographic Ideas is essentially a lesson in photography, the book reveals Philippe Halsman’s “thought process” and the diversity of his photographic output. It presents photographs spanning a period of thirty years, including some produced in France before he fled Nazism with the help of Albert Einstein to join his family in the United States in November 1940.

Translation from French: Diane Bertrand

The first chapter of On the Creation of Photographic Ideas is published here with the kind cooperation of the Philippe Halsman Archives, New York. © Philippe Halsman, Halsman on the Creation of Photographic Ideas, A.S.Barnes and Company/Ziff-Davis Publishing Co., New York, 1961.

Exhibition “Philippe Halsman. Astonish Me!” at Jeu de Paume, Paris
Philippe Halsman Archives, New York

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“Photographe et cinéaste”, par Johan van der Keuken, 1984 http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/06/photographe-et-cineaste-par-johan-van-der-keuken-1984/ Tue, 23 Jun 2015 09:39:53 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=21956 J’ai cessé d’être démonstratif dans mes images; j’y prends des notes sur la vision en elle-même : combien de choses peut-on voir dans très peu de choses, comment effectuer un cadrage…

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Suite à la projection des court-métrages de Johan van der Keuken Un moment de silence (1963) et On Animal Locomotion (1994), dans le cadre de la programmation cinéma « Voyages dans la Cité », ce texte autobiographique montre son approche très personnelle de la photographie et du cinéma et surtout les rapports qu’il établit avec les deux pratiques dès qu’il a commencé à travailler avec l’image : « Je me suis aperçu que ma manière de penser est très binaire : « et/et » plutôt que « ou/ou » : l’intérieur et l’extérieur, les êtres et les choses, le nord et le sud… Binarité qui incite au montage. »

Entre douze et dix-sept ans, je suis devenu photographe tout en bricolant avec le matériel dont je pouvais disposer plus ou moins au hasard. En 1955, j’ai publié mon premier livre, Wij zijn zeventien [Nous avons dix-sept ans], un portrait en trente photographies d’un groupe d’élèves dont je faisais partie à Amsterdam. En 1957, il a été suivi par Achter Glas [Derrière la vitre], un livre romantique paru alors que j’étudiais déjà à l’IDHEC à Paris. J’avais abouti à l’IDHEC parce qu’il n’existait pas alors de bourses pour étudier la photographie, comme c’était le cas pour le cinéma. Le cinéma, c’était plus sérieux.

Je ne savais pas grand-chose sur le cinéma. Je connaissais le Dreigroschenoper [L’Opéra de quat’sous] de Pabst, Quai des brumes de Carné, Nanook of the North de Flaherty et quelques films poétiques de Hollandais spécialisés dans le documentaire. Ce qui était visuellement provocant, je l’assimilais à l’art photographique ; c’est ce que je voulais pour­suivre. Le reste — l’organisation des événements, des choses, des hommes, l’organisa­tion de la production — me convenait moins.

Johan van der Keuken – Boulevard du Temple (1956-1958), in Paris mortel retouché / Van Zoetendaal Publishers 2013

Ce qui, aujourd’hui encore, compte toujours autant pour moi, c’est la matière pure­ment visuelle, ou plutôt sensorielle : l’image et le son. C’est le noyau autour duquel tout tourne. Le premier tour de la spirale qui se développe autour de ce noyau, c’est le mon­tage, le processus qui consiste à démonter et à recombiner des (impressions) perceptions pour en faire un discours visuel, un objet dans le temps. Reconnaître ce premier tour de la spirale me faisait supposer l’existence d’autres tours, d’enchaînements de problèmes dont je ne voulais pas encore m’occuper, mais que, par la suite, j’allais aborder film après film : quelle place faut-il donner dans un film au message, au motif, par rapport à l’éner­gie purement sensorielle que l’on poursuit? (Car on s’aperçoit, dans la pratique, qu’il est difficile de trouver un principe formel pour le montage, si l’on ne dispose pas d’un tel motif.) Comment peut-on formuler le contenu d’un film en termes de durée, de mouve­ment, de cadrage? Comment l’approcher plastiquement et musicalement sans tomber dans un impressionnisme superficiel? Comment créer une composition autonome qui montre néanmoins un point de vue précis sur les faits? Comment représenter un espace vécu sur une surface plane? Comment introduire un texte dans cet ensemble, et à quelle significa­tion celui-ci se réduit quand le regard devient plus politique ?

Quelles tensions sont possibles entre le texte et l’ensemble des signes visuels? Quand un acteur fait son entrée, comment parle-t-il, comment se déplace-t-il, comment se situe-t-il dans l’espace? Et si, à travers tous ces mouvements, on en vient à rencontrer un récit, ce récit se situe-t-il à la surface du film ou dans ses couches profondes? Existe-t-il en des fragments d’anecdotes déchirées ou se projette-t-il dans les trous, les images manquantes du film, comme une absence active ?

Ces interrogations, ce voyage à travers les tours d’une spirale, je les ai conduits jusqu’à aujourd’hui. Les problèmes que je n’ai pu résoudre il y a trois ans, je les reprends de nouveau dans le film que je suis en train de faire; les problèmes d’une année se retrouvent de nouveau l’année suivante. Ainsi, mon approche est changeante, tantôt abstraite, tantôt figurative. Se poser des questions et chercher des réponses vont de pair avec la décou­verte de la vie.

En ce sens, je suis un autodidacte. L’IDHEC ne visait pas à poser des questions, mais plutôt à transmettre les valeurs et les techniques d’un système. Un système qui ne me con­venait pas vraiment, parce qu’il était fondé sur le théâtre, la littérature et la production industrielle.

J’avais été formé par la tradition de l’œil vagabond et solitaire — un mythe que j’avais fait mien depuis mon adolescence. Je flânais entre dix-huit et vingt ans dans Paris. Je man­quais les cours de l’école du cinéma quand je pouvais, je faisais de la photographie. Je tentais de traiter ce grand thème de l’homme dans la métropole, et luttais pour en tirer quelque chose de personnel. J’avais déjà bien étudié le travail de Cartier-Bresson (je l’étudie toujours). J’étais plus ou moins familiarisé avec Izis, Doisneau, Bishoff, Brassaï, Seymour, Capa, Haas, Ronis, Roitier, Emmy Andriesse, ainsi qu’avec les Américains qui travaillaient avec la lumière existante. J’avais été stimulé par Ed Van der Elsken : par le courage avec lequel il se mettait en scène comme l’observateur de son propre entourage, par la manière dont il cassait l’attitude objective et sociologique du reportage et par sa façon de traiter la couleur noir.

J’avais été influencé par l’album de photographies intimistes de René Groebli, The Eye of Love, où il montrait comment on peut créer une continuité avec un minimum d’infor­mations et de commentaires. Et maintenant, à Paris, j’étais frappé comme par un coup de poing par le New York de William Klein : personne n’avait parlé encore aussi directe­ment — il y avait là une occasion de briser le mur de la culture. Il y avait d’autres influen­ces : le solo de John Coltrane dans Straight, no Chaser sur le disque de Miles Davis intitulé “Milestones” ; ce solo nous faisait découvrir les intestins de la musique. Avant, il y avait déjà eu Parker et d’autres musiciens de be-bop ainsi que des tableaux que j’avais vus depuis quelques années dans les musées d’art moderne.

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Le résultat a été mon livre, Paris mortel, la dernière œuvre importante d’une période où je me développais comme photographe et ne me considérais pas encore comme cinéaste. Après la période d’introversion de ma jeunesse à Amsterdam, celle-ci était marquée par une forte confrontation avec le monde extérieur : Paris, dans les jours qui ont suivi la période coloniale, la tentative de putsch de Massu et Salan en Algérie, la venue au pouvoir du général de Gaulle. Le jeune garçon que j’étais se sentait perdu dans cette période mouve­mentée et essayait de la comprendre. Le livre ne devait sortir que cinq années plus tard, en 1963, dans une édition à tirage limité, mais après quatre versions que j’avais dû faire entre-temps. Ce délai m’a permis de laisser émerger ce qui m’était personnel parmi toutes ces influences. Les tensions dans le monde extérieur fragmenté et le monde intérieur somnolent étaient résolues par le choix assez équilibré d’un petit nombre de photographies. L’explosion, la tourmente et l’isolement étaient exposés un peu plus calmement sur une surface plane. Paris mortel se situe pour moi dans la même perspective que les films que j’allais réaliser par la suite. Il y a dans ces films, à côté d’une forte préoccupation for­melle, presque toujours le contact direct avec les gens, la confrontation avec les circons­tances, les échanges émotionnels entre celui qui voit et celui qui est vu, et souvent une résistance, un dégoût presque, à braquer la caméra sur quelqu’un. À la fin des années cinquante et au début des années soixante, la photographie avait pour moi cette dimension de la lutte et de l’action, de l’intervention sociale et d’un contact d’une grande intensité qui m’est apparu moins nécessaire au fur et à mesure que j’avais appris à filmer et que la caméra a fait partie de mes jeux et de mon corps, comme, avant, l’appareil photogra­phique.

J’ai conservé mon amour instinctif pour la photographie, mais cette passion est deve­nue plus douce, plus nourrie de réflexion. J’ai cessé d’être démonstratif dans mes images; j’y prends des notes sur la vision en elle-même : combien de choses peut-on voir dans très peu de choses, comment effectuer un cadrage qui laisse percevoir ce qui est en dehors du cadre, comment faire de la couleur par des glissements du blanc au noir, comment représenter des objets de façon douce mais non fade, comment les éclairer ? À quel endroit précis le photographe doit-il se situer? Les personnages qui peuplent mes films sont ici plus rares et plus calmes; ce sont souvent des personnes qui me sont proches ou bien que je connais déjà pour les avoir filmées. La photographie ne vit plus pour moi sous le signe de la conquête. Ses découvertes modestes nourrissent mes films. Mais elle représente aussi Les Vacances du cinéaste (titre d’un film que j’ai réalisé en 1974). Je n’en dépends pas pour gagner ma vie et cela la rend moins contraignante, car, pour le photographe, l’aspect économique est encore plus important que pour le cinéaste : il n’est presque jamais maître de ses images.

Mon apprentissage du tournage dans les années qui ont suivi l’IDHEC a aussi beau­coup à voir avec la photographie. Le cinéma n’est devenu mon moyen d’expression qu’à partir du moment où j’ai enlevé la caméra du pied et quand j’ai osé filmer à hauteur des yeux et à bout de bras; quand j’ai commencé à inclure dans le flux des images ce qui à chaque instant se présentait à mes yeux, et à le mêler à mes idées préalables; quand j’ai commencé à improviser, à penser à travers les images qui sortaient toutes seules de la réalité, à illuminer les objets et les personnes avec une ou deux petites lampes comme je l’avais fait avec la photographie; quand j’ai commencé à prendre de la distance par rapport au naturalisme théâtral, au jeu d’imitation qui dominait et domine encore le cinéma; quand je me suis défait de cette contrainte pesante de la production et que j’ai pu, plus librement, éprouver le plaisir de faire des images; en somme, à partir du moment où j’ai osé définir le cinéma comme un art plastique. Pendant quelque temps, j’ai été néanmoins gêné par le qualificatif « film-de-photographe » qu’on accolait parfois à mon travail. Depuis que l’émancipation de la photographie (assez paradoxalement due en partie au fait qu’elle a été admise parmi les arts capitalistes qui se vendent dans les galeries) et que l’idée de combinaison des médias ont progressé, cela ne me gêne plus. « Film-de-photographe » : qu’y a-t-il de plus palpitant que la presque immobilité, que la réalité très visiblement décou­pée par un cadre qui est presque définitif, mais qui éclate au dernier moment, en haut, en bas, sur les côtés, vers d’autres visions? La photographie ne peut pas faire cela. Seul un moyen d’expression animé peut montrer l’immobilité et le retour vers le mouvement.

En 1978, à Amsterdam, s’est tenue, dans le musée municipal, une rétrospective sur la photographie néerlandaise des trente dernières années. Cette exposition a permis de remettre en avant, après des années de silence, mon travail photographique. En 1980, ce même musée a présenté une sélection de mes photographies depuis 1955. Cela m’a incité à m’occuper de nouveau de la photographie de façon plus suivie. Je me suis seule­ment senti limité par la difficulté de filmer et de photographier en même temps. Même si photographie et cinéma sont parents, la conception du temps et la façon de penser dans le temps sont très différentes, peut-être même opposées. Pendant le tournage, on pense constamment : comment puis-je continuer, quel son, quel texte, quelle musique, quelle action, quel objet puis-je associer à l’image? Comment vais-je lier tout à tout? Le film, il me semble, fonctionne surtout par expansion. Quand on prend des photos, on pense : comment vais-je représenter un ensemble en une image? comment détacher cette seule image de toutes les autres? Comment figer le tout? La photographie fonctionne essentiel­lement par réduction.

Je me suis aperçu que ma manière de penser est très binaire : « et/et » plutôt que « ou/ou » : l’intérieur et l’extérieur, les êtres et les choses, le nord et le sud… Binarité qui incite au montage.

Deux éléments se confrontent et fusionnent en un seul concept, alors que leur lutte ne finit jamais : l’homme projeté sur la surface plane reste aussi l’homme qui se dresse contre la surface plane. Résoudre ce conflit en une unité de vision tout en le gardant vivant est une contradiction avec laquelle le cinéma parvient manifestement à vivre. Il est plus difficile pour le photographe de montrer le montage dans sa phase active en une seule image. Si tel est le but recherché, photographier est plus difficile que filmer, car on doit le faire avec peu de moyens.

Après des années de cinéma, l’idée de l’image unique s’est peu à peu estompée dans mon esprit. En fait, la réalité semble autant être masquée que dévoilée par elle. Une seconde de film contient souvent plusieurs photogrammes chargés de sens. Ainsi, le choix de la seule vraie photo, voulue par moi, devient problématique. La mise en train du photogra­phe, la volonté d’agir au juste et unique moment, donnent à la photo une force que ne possède pas le photogramme cinématographique, lequel est déterminé par davantage de circonstances arbitraires. Mais une fois admis l’arbitraire, celui-ci menace l’image uni­que qui n’est peut-être qu’une image idéaliste, une image née de la peur de la chute libre dans le réel : une image absolue qui rappelle tous les mouvements chaotiques à l’ordre.

Ainsi, la domination de l’unique est brisée. Deux ou plusieurs images sont possibles. Le moment qu’on cherche est invisible, il se cache entre deux moments invisibles. Le temps ne s’arrête que devant l’œil spirituel.

Peut-être que je photographie parce que le temps passe trop vite et peut-être que je filme parce que le temps me manque. Cette année, je fais un film qui s’appelle LE TEMPS. Il n’y a pas seulement le temps, il y a des strates de temps. Nous en parlons comme si c’était quelque chose, mais en fait ce n’est rien. Pourtant, nous avons à l’intérieur de ce rien un corps. Comment le nommer ?

Johan van der Keuken, 1984

Cet article est extrait de l’ouvrage Johan van der Keuken, aventures d’un regard, édité par Les Cahiers du Cinéma en 1998. Le magazine remercie Monsieur Pieter van Huystee, ainsi que les éditions Van Zoetendaal / The estate of Johan Van der Keuken
Paris mortel retouché
Johan Van der Keuken. Aventures d’un regard

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Le visage fluctuant des victimes. Images de l’affliction au Cambodge (1975-2003) http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/04/le-visage-fluctuant-des-victimes-images-de-laffliction-au-cambodge-1975-2003/ Wed, 08 Apr 2015 09:04:02 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=21085 Par Vicente Sánchez-Biosca.

L’historien entreprend ici une analyse détaillée de la production puis de la migration des mug shots (clichés anthropométriques) produits par les Khmers Rouges au centre de torture et d’exécution S-21. Il examine notamment les mécanismes qui les ont produites et par lesquels l’acte photographique se révèle dans le cadre d’une séquence qui a laissé une trace dans la photo elle-même […]

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En parallèle à “L’Éloge de la terre” que le film de Vandy Ratanna, Monologue, a inspiré à Vicente Sánchez-Biosca, le magazine a également souhaité publier cet essai dans lequel l’historien entreprend une analyse détaillée de la production puis de la migration des mug shots (clichés anthropométriques) produits par les Khmers Rouges au centre de torture et d’exécution S-21. Ces images qui ont joué un rôle clé dans le processus d’identification, de répression et d’extermination de leurs nombreux ennemis par le régime, sont présentées depuis la libération du Cambodge par le Vietnam en tant qu’« images des victimes ». Dans son texte, Sánchez-Biosca examine les mécanismes qui les ont produites comme une étape fondamentale dans une chaîne, et par lesquels l’acte photographique se révèle dans le cadre d’une séquence qui a laissé une trace dans la photo elle-même. Enfin, il aborde la question des migrations subies par ces images : des musées et galeries aux institutions mémorielles, des ouvrages et bases de données virtuelles à la Cour criminelle.

L’article qui suit sera prochainement publié (dans une version augmentée) dans le prochain numéro de Témoigner. Entre histoire et mémoire, la revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz. À ce titre, l’auteur tient à remercier son directeur, M. Philippe Mesnard.

« Le temps est le milieu transparent où les hommes naissent,
se meuvent et disparaissent sans laisser de traces »
(Vasili Grossman, Vie et destin)

« L’homme en péril de mort, quand les conditions
le permettent, prend le parti de sympathiser
avec ceux qui le menacent »
(François Bizot, Le silence du bourreau)

Les victimes, entre le nombre et la tragédie

La visite d’anciennes prisons, de musées commémoratifs et de centres dédiés à la mémoire (à la suite de ceux consacrés à l’Holocauste) a familiarisé le touriste moderne aux catastrophes humaines, avec des galeries, des salles et des murs peuplés de portraits de victimes photographiées en buste ou en gros plan, dans certaines occasions de face et de profil, sur le modèle du bertillonnage 1 dans la seconde moitié du XIXe. De telles mosaïques suggèrent une synthèse particulière entre le singulier et le collectif, et leur disposition stratégique tend à profiter des avantages du premier sans sacrifier l’impact du second : si l’accumulation des portraits accentue la dimension statistiquement monstrueuse de l’acte criminel dont on se souvient dans de tels lieux, chaque image nous questionne comme s’il s’agissait d’un seul homme ou d’une seule femme. En parcourant du regard les vestibules, les couloirs ou coupoles ornées de photographies, on hésite entre embrasser le redoutable ensemble (où chaque victime devient de plus en plus petite jusqu’à frôler l’imperceptible) et nous soumettre au choc des yeux humains écarquillés qui nous scrutent depuis un instant funeste suspendu dans le temps.

Cependant, dans ces expositions, l’équilibre résiste assez peu et l’individuel cède finalement face au collectif. En réalité, aucun visage de ces impressionnants collages ne possède les proportions physiques nécessaires pour nous interpeler à échelle humaine, à savoir pour nous regarder en face à face. Ainsi donc, et malgré son intention synthétique, cette stratégie muséographique bicéphale finit par privilégier la nature massive du crime, son statut virtuellement génocidaire 2 au détriment de la tragédie personnelle. Est-ce par crainte de basculer dans l’anecdotique en rehaussant l’individuel, alors que mettre l’accent sur le nombre aggrave la faute des bourreaux et provoque une plus grande complicité d’esprit ? En réalité, ce sont les victimes telles qu’elles sont représentées qui sont étranges : bien que leur condition ne dépende pas de leur nombre, celui-ci augmente la présomption de souffrance de chacune d’elles… en même temps qu’il la dissout dans un absolu.

C’est dans cette perspective que fut conçu le Tuol Sleng Genocide Museum de Phnom Penh (Cambodge) depuis sa création par le gouvernement d’occupation vietnamien en 1979 pour dénoncer les crimes des Khmers Rouges (1975-1979). Cette ancienne école convertie en centre secret de détention et de torture était placée sous le contrôle direct de la police de la sécurité (Santebal) et sous l’autorité dirigeante du parti (Angkar) ; ses cellules furent destinées à gérer le nombre croissant de dissidents et de « traîtres » au régime dans le cadre des purges. Au fur et à mesure que le pays se fermait hermétiquement, à cause des échecs économiques du régime et des nouvelles menaces vietnamienne et soviétique, la paranoïa conspirationniste s’empara des dirigeants et Tuol Sleng, connu sous le nom codé de S-21 3, se transforma en l’un des centres névralgiques de la répression.

Cependant, en scrutant certains visages se trouvant dans les salles de l’actuel musée, nous observons que les yeux des détenus semblent habités par des émotions si hétérogènes qu’il est difficile de les démêler. Or, dans tous les cas, si nous y réfléchissons, le regard avec lequel ces êtres humains nous contemplent n’émane pas de leur condition de victime ; au contraire, il porte comme distillé en son sein, le statut de traître sous lequel ils ont été enregistrés par le cliché de l’appareil photo. Et à l’instant précis où ils ont dirigé leurs yeux vers l’objectif et qu’ils ont été capturés, ces êtres n’avaient rien de ce que nous leur attribuons d’office aujourd’hui – le statut de victime. Ils étaient justement tout le contraire : des coupables.

Ce qui est surprenant, en fin de compte, c’est le naturel avec lequel, sans aucune altération du contenu du plan, la condition attribuée à ces personnes s’est transformée en son contraire. Comment a-t-il été possible de passer outre le regard qui est à leur origine ? La scène, en revanche, se trouve historiquement bien documentée : le prisonnier, transporté en camion, souvent depuis très loin, était jeté par ses ravisseurs dans une salle où le bandeau qui lui couvrait les yeux, était arraché pour prendre le cliché 4. Ainsi, ce premier acte photographique a laissé une trace impérissable qui a traversé le temps : la photo elle-même. Aussi pauvre et insuffisante soit-elle, son examen est crucial pour comprendre le geste fondateur de l’archive : le regard qui l’a engendrée. C’est donc la collision soudaine de deux regards qui se joue dans cette photo survivante du détenu.

Ennemis : le regard fondateur

Au moment où elles ont été prises, ces photos identifiaient de redoutables ennemis, des suspects (plus tard, passés aux aveux sous la torture) espions du KGB ou de la CIA (ou des deux à la fois), saboteurs de la révolution ou infiltrés dans le parti. L’imaginaire khmer rouge fit du S-21 une prison de haute sécurité destinée, à la différence d’autres centres de torture qui ont existé dans le pays, aux hauts cadres tombés en disgrâce ; ce fut aussi le lieu de détention, en raison de leur relation avec le régime précédent ou de la paranoïa croissante d’Angkar, de nombreux prisonniers (y compris des personnes âgées, des enfants et des femmes) dont le destin les avait précipités dans la toile d’araignée du complot. On pourrait dire que S-21 fut le produit le plus authentique de la vision du monde des Khmers Rouges, de son ardeur à démasquer, ficher, réprimer et exterminer ses opposants. Mais pour la comprendre, cela requiert de pénétrer la logique archivistique de ses auteurs et sa fonction dans le processus de destruction, corrélat indispensable à la construction d’une nouvelle utopie. Se pose alors la nécessité de formuler quelques questions : comment s’opérait cette prise de photos ? Dans quelle séquence d’action s’inscrivait-elle ? Avec quelle intention documentait-on l’image du détenu sachant que celui-ci allait être nécessairement exécuté ? Dans quel but les a-t-on préservées ? Quels autres documents complétaient l’archive criminelle ? Sans y apporter de réponse, il demeure impossible de discerner le rôle de la photographie dans le processus et nous restons, par conséquent, désarmés face à une appropriation de ces images dans un autre sens.

Nous savons aujourd’hui que les prisonniers du S-21 étaient déjà condamnés à mort dès leur arrivée. L’acte photographique faisait partie d’une séquence comportant plusieurs phases qui s’enchaînaient dans un régime de causalité inexorable : détention et transport dans cette enceinte semi clandestine d’une cité déserte 5; fichage à partir de l’inscription du nom et assignation d’un numéro que l’on posait, en général, sur la poitrine du détenu ; photo instantanée avec laquelle ses yeux s’ouvraient subitement dans une lumière aveuglante ; par la suite, le prisonnier ligoté et mis aux fers, était transporté vers une cellule commune que l’on ne quittait que pour des interrogatoires. La durée variait en fonction de l’importance de l’accusé ou de sa résistance, mais elle était toujours minutieusement contrôlée, supervisée par l’efficacité du directeur, Kaing Guek Eav (alias Duch) qui notait scrupuleusement de sa main, les instructions favorisant l’obtention d’une confession satisfaisante ; une fois obtenue, sa parfaite retranscription décidait du moment de l’« élimination ».

Dans ce sens, l’acte photographique s’insère dans un enchaînement strict qui, s’il s’interrompait, menaçait la stabilité granitique du pouvoir khmer rouge. Considérées ainsi, les photographies obtenues n’archivaient pas des accusés ni des suspects, mais des coupables. Peu après, ces mêmes clichés étaient recoupés en petit format que l’on ajoutait à une fiche qui recensait la biographie criminelle de chaque prisonnier. On peut aisément conclure, au vu de ce qui a été exposé, que l’histoire du parti communiste cambodgien émanait précisément d’une succession de complots. Les archiver et les préserver permettait d’écrire l’histoire de la révolution, de ses opposants et des victoires conquises sur l’adversaire (Chandler 1996, 106).

Deuxième regard : un musée des horreurs

En janvier 1979, des forces vietnamiennes de la Septième Division entraient à Phnom Penh, remportant une offensive planifiée plusieurs semaines auparavant. Elles laissèrent sur leur chemin un climat apocalyptique que gravèrent les caméras et les appareils photo du reporter Ho Van Thay et de son équipe.

La situation géopolitique dans la région était devenue très complexe depuis 1977-1978 et elle allait s’aggraver encore dans les années qui suivraient en raison d’un équilibre de forces : la guerre vietnamo-cambodgienne se dénoua après la scission du bloc communiste (le Vietnam était l’allié de l’URSS ; les Khmers Rouges dépendaient du soutien chinois). Une fois la victoire vietnamienne remportée, les forces d’occupation mirent toute leur ardeur à démontrer que les crimes commis dans la Kampuchea Démocratique n’émanaient pas tant des communistes que des dirigeants sadiques dont les actes s’apparentaient au nazisme. L’opération n’était pas facile à orchestrer et il s’agissait de convaincre la communauté internationale. C’est pourquoi des journalistes des pays socialistes furent invités à Tuol Sleng, par la République Populaire de Kampuchea tout juste constituée. La stratégie vietnamienne s’attacha à ne rien masquer mais à construire un récit de condamnation sur les traces de la barbarie ; ce récit visait à éradiquer les Khmers Rouges de la famille communiste en les assimilant à une bande de criminels qui avaient mis en place le génocide de leur propre peuple. À cette fin, le nouveau gouvernement choisit une stratégie qui choquerait le regard et heurterait les esprits. Son résultat le plus ahurissant fut le Museum of Genocidal Crimes qui ouvrait officiellement ses portes en juillet 1980 6.

L’organisation du musée fut confiée à Mai Lam, directeur du Museum of American War Crimes à Ho Chi Minh City (1975). Alors même que Lam avait visité Auschwitz en quête d’inspiration, sa formule fut de faire appel au traumatisme de la vision, plutôt que de chercher la réflexion. Il s’avérait en cela fidèle au modèle expérimenté quatre ans auparavant dans l’ancienne Saigon, à savoir un musée des horreurs. En dépit du fait que la direction officielle de l’institution sollicita un survivant cambodgien, Ung Pech, Lam agit dans l’ombre comme éminence grise. Ainsi le musée prit le parti d’accentuer la dimension collective, mettant en valeur, d’autre part, des détails pour souligner l’aspect macabre (exposition d’objet de torture, préservation du lit métallique sur lequel on avait étendu le cadavre d’un homme sanguinolent, photos de victimes…). Son objectif visait à soumettre le spectateur à l’expérience pathétique du trauma, évacuant les éléments cognitifs, comme on peut le constater face à l’absence quasi totale de panneaux informatifs (Violi 2010, p. 38). Or, une double transformation s’est produite progressivement : d’une part, une ‘minimalisation’ des objets exposés, ceux-ci perdant peu à peu leur imposante matérialité ; d’autre part, l’ouverture d’espaces et des séances pédagogiques menées par l’initiative du DC-Cam visant à fournir des bases historiques plus rationnelles et moins viscérales, ceci coïncidant avec une période marquée par le discours de la justice transitionnelle et la réconciliation nationale. Rien ne traduit mieux le style choisi que l’exposition d’une carte gigantesque du pays, réalisée avec les squelettes des têtes des victimes où l’on a figuré les fleuves avec un mince fil rouge sang 7. Il est certain que d’autres stratégies complémentaires ont été éprouvées. En 1980, le peintre survivant Vann Nath qui avait sauvé sa vie grâce à son talent pour peindre des fresques de Pol Pot, fut recruté pour reproduire sur des toiles des scènes de vie en prison (Vann Nath 2008, p. 161 ; Tranche 2011). Ses œuvres qui mêlaient document et témoignage des horreurs de la vie au S-21 8, ont été conçues, de façon troublante, dans un style naïf et intégrées au musée ; l’année suivante, un autre survivant, Bou Meng, rejoignit l’équipe.

Les négociations diplomatiques, humanitaires et politiques furent nombreuses pendant le protectorat vietnamien. Les anciens Khmers Rouges, repliés dans la jungle, étaient toujours reconnus comme le gouvernement légitime du pays par les Nations Unies et les Etats-Unis. Le retrait vietnamien en 1989 n’a pas débloqué la situation : en 1991, les accords de Paris soutenaient un discours de réconciliation nationale en usant de la plus grande prudence lorsqu’il s’agissait de se référer aux crimes de la Kampuchea Démocratique. Cependant, au cours de ces mêmes années, d’autres initiatives furent entreprises qui porteraient leurs fruits à long terme : en 1982, les militants pour les droits de l’homme David Hawk et Gregory Stanton se mobilisèrent pour rechercher des preuves pour un éventuel procès des leaders khmers rouges ; le second fonda le Cambodian Genocide Project et Hawk, la Cambodian Documentation Commission. Des activités de cette nature, menées dans un premier temps dans l’ombre puis en pleine lumière, entrainèrent un changement de perspective qui se traduisit par un nouveau regard porté sur les êtres photographiés par la machine khmer rouge.

Regards, biographies, récits

Dans des coulisses de la diplomatie internationale, on entreprit donc une collecte consciencieuse de documents et une optimisation de l’information, toutes deux protégées par des projets universitaires et des initiatives privées (Caswell 2014, Hamers 2011). En 1988, Judy Ledgerwood, en collaboration avec John Badgley, mit sur pied le Cornell University’s Microfilming Project dont le but était de dresser un inventaire et de préserver les preuves abondantes retrouvées au S-21 laissées à l’abandon et courant le risque de disparaître. En septembre 1989, on autorisa l’enregistrement sur microfilms de la riche documentation disponible sur le site. Par ailleurs, en 1994, sur l’initiative de l’historien Ben Kiernan, l’Université nord-américaine de Yale fondait le Cambodia Genocide Program qui, en Janvier 1995, ouvrit un bureau à Phnom Penh : le Documentation Center of Cambodia (DC-Cam). A sa tête fut nommé Youk Chhang à la double nationalité cambodgienne et américaine, survivant du génocide ; il bénéficia des travaux déjà entrepris et fut le grand artisan des procès commencés en 2009. Malgré la difficulté de la tâche et le terrain miné, ce sont toutes ces initiatives qui permirent de porter leurs fruits : ainsi les menaces d’asphyxier la gestion de Tuol Sleng ou de fermer le musée se firent plus pressantes alors que les documents étaient soumis à une détérioration possible.

Dans cette atmosphère d’incertitudes, les photographes Chris Riley et Douglas Niven furent autorisés en 1993 par le gouvernement camdogien à nettoyer, cataloguer et développer de nouvelles copies des négatifs retrouvés dans le dépôt de Tuol Sleng. Au bout de trois années de restauration et d’inventaire, leur Photo Archive Group a ouvert de nouvelles perspectives pour connaître l’identité des victimes et porter un nouveau regard sur elles : examiner chaque photo, s’attacher, sur chaque visage, à relever une lueur de vie et enregistrer leurs différences, petites ou grandes, par rapport aux autres. Le témoignage ou le cinéma proposent d’autres stratégies, à partir de la littérature, et se fixent aussi pour objectif d’inverser le traitement collectif de la souffrance que les panneaux surchargés du S-21 avaient imposé. En isolant ou en accompagnant la photo d’autres documents biographiques, la victime recouvre, par un souffle fugace, le moyen de nous interpeler du fond d’une salle d’exposition, depuis la page d’un catalogue ou à partir des ombres en mouvement d’un film. D’une part, leur irruption dans les musées ou les expositions posait un défi moral : quelle est la limite de l’art lorsqu’il touche à la souffrance humaine ? (De Duve 2008) ; d’autre part, le récit permet de recomposer le tissu humain que les Khmers Rouges avaient détruit, en rassemblant les morceaux d’une expérience tragique, qui incarnerait le destin du pays. Dans ce sens, le cas de la jeune Hout Bophana est exemplaire : ses lettres d’amour la condamnèrent à mort. En somme, deux regards (émanant du musée ou du récit, qu’il soit littéraire ou cinématographique) sont concordants malgré les différents moyens d’expression. Leur recherche commune vise à nommer, représenter, penser un moment, à cette époque-là, exclu des manuels scolaires, loin du rayon d’action des tribunaux et échappant à une reconnaissance publique du deuil.

La récupération des négatifs a permis d’examiner attentivement ce qui était jusqu’alors passé inaperçu : la différence entre le cliché original et le recadrage des fiches des détenus où l’on avait supprimé le bruit de fond 9. Ainsi isolée et exposée dans un musée, la copie photographique suscite une perception distincte en raison de la visibilité des détails ; certaines personnes extérieures à la prison démentent, par exemple, le fait que toutes les photos étaient prises dans la pièce-laboratoire aménagée à cet effet : un détail-bruit, comme le bras d’un bébé apparaissant sur le bord inférieur d’une photo révèle que les femmes étaient photographiées avec leurs enfants ; un second détenu attaché à un autre, photographié, permet de comprendre comment ils étaient attachés entre eux… Tous ces fragments de scénographie, dans la mesure où ils permettent d’aller au-delà du simple portrait, enrichissent la connaissance du hic et nunc dans lequel avait lieu l’identification, et augmentent l’information sur ce qui se passait autour. Par conséquent, loin d’illustrer une histoire connue et documentée par d’autres moyens, les images lèvent le voile sur une salle obscure qui révèle une abondance d’éléments sur la structure même de la mort régie au S-21. Loin de Tuol Sleng, les visages humains se transformaient en fantômes projetés dans la pénombre d’un musée qui n’était autre que le lieu de leur supplice, les faisant apparaître alors comme des êtres errants, alors que l’exposition permanente de Phnom Penh vieillissait inexorablement. En dehors de leur lieu traumatique, chaque unité photographique exposée, par exemple sur un mur de la Gallery Three du MoMA ou au siège des Rencontres Photographiques d’Arles 10, peut être scrutée dans son irréductibilité grâce à leur agrandissement et à leur séparation de l’ensemble. En contrepartie, elle court aussi le risque de se voir canonisée en étant enveloppée dans une sorte d’aura ; la critique spécialisée ne lésina pas sur les reproches formulés à l’encontre des commissaires : l’un d’entre eux dénonçait leur insensibilité en voulant montrer les victimes comme si elles étaient contemplées par leur bourreaux, et en les présentant, de surcroit, comme des êtres en manque d’identité et d’origine. De pures icônes.

Un livre spécial vit le jour en 1996, à la veille de cette série d’expositions. Son titre était emprunté au film qui connut un certain succès en 1984, réalisé par Roland Joffe : The Killing Fields (intitulé en France La déchirure). Ses auteurs étaient précisément Riley et Niven 11. En utilisant les excellentes copies obtenues, l’ouvrage qui s’apparente à un catalogue propose une invitation à déambuler entre les visages des victimes disposés sur une pleine page ; les photos sont ponctuées par des photogrammes en noir et blanc qui prolongent la sensation de tunnel obscur qui n’est pas sans rappeler la contemplation hypnotique propre aux expositions, mis à part le contexte solitaire de la lecture. Face à ces apparitions, la méditation de Susan Sontag (2003, p. 69) prend tout son sens : « Mais ces Cambodgiens de tous âges, hommes, femmes, enfants, photographiés de très près, à mi-corps le plus souvent, ont pour toujours – comme dans Le Supplice de Marsyas de Titien, où le couteau d’Apollon n’en finit pas de descendre – le regard fixé sur la mort, l’imminence de leur meurtre, l’injustice qui leur est faite. Et le spectateur est dans la même position que le larbin qui tient l’appareil ; l’expérience donne la nausée».

Cependant, cette confrontation humaine a une contrepartie : son abstraction, son déracinement du lieu du trauma et l’arrachement de l’image à la documentation qui scellait le destin du sujet contemplé (confessions, notes, biographie y compris d’autres photos…). Il manquait précisément ce que les tentatives de Cornell, Yale et DC-Cam tâchaient de mettre en lien avec l’image durant ces années. Dans l’expérience que propose le livre The Killing Fields, annonçant le modèle des expositions, l’unique document réside dans la photo ; un regard isole le personnage, le retient dans le présent comme l’acte photographique le retenait dans le passé, l’arrache du processus de sa destruction et l’exile du théâtre de sa torture. Sa contemplation est sans nul doute douloureuse mais elle a quelque chose de transcendant.

Le regard de la loi

Le dossier des visages de Tuol Sleng a dû subir une dernière mue : ils devinrent la pièce maîtresse de l’accusation face aux tribunaux. Avec la constitution des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens CETC), un vieux rêve devenait réalité : juger les dirigeants khmers rouges. Le premier dossier fut ouvert en 2009 contre celui qui avait été le directeur du S-21, Kaing Guek Eav, alias Duch. Dix ans auparavant, en 1999, un chrétien converti qui collaborait avec une ONG et répondait au nom de Hang Pin, avait été identifié par le photographe Nic Dunlop comme étant le terrifiant responsable de la prison. La résonnance du cas Duch (001) supposa une mise en scène insolite dans la vie cambodgienne, car la période sinistre se projetait sur le présent comme une mémoire traumatique. Il s’agissait, en tant qu’acte public, d’une reconnaissance officielle des victimes, reconnaissance orchestrée avec une couverture médiatique sans précédent, nourrie par une volonté de faire de l’action en justice un instrument de réflexion et, à plus long terme, de réconciliation nationale.

Sans abandonner d’anciens supports, ni rejeter les stratégies examinées dans ces pages, la victime du S-21 devenait la pièce maîtresse d’une accusation portée par les voix des survivants, des familles et des témoins, comme si ce regard humilié par les geôliers s’élevait de ses cendres pour condamner, après leur mort, ces trois décennies. De plus, ce cheminement qui trouve son aboutissement au tribunal, entraîne dans son sillon d’autres domaines qui agissent comme des caisses de résonnance, au sein même de la société civile. Les mug shots passent ainsi entre les mains des personnes impliquées dans le processus de destruction (qu’ils soient accusés ou non), ils circulent par les cabinets d’avocats, de procureurs et arrivent jusqu’à la presse. Les médias, en particulier, multiplient de façon exponentielle le retentissement des mises en examen qui acquièrent alors une fonction singulière : servir de preuve pour un jugement pénal. Dans ce parcours, les photos sont accueillies par les familles qui exercent une sorte de sauvetage mémoriel.

Il est fort probable qu’une image puisse synthétiser la nouvelle fonction des photographies des torturés au S-21, à savoir : celle où les images des victimes glissent entre les mains de celui qui fut son directeur, comme si elles l’interpelaient. Prises délibérément par les appareils photo, ce choc des regards constitue une radicale métamorphose du premier regard : Duch, qui les a contemplées autrefois lorsqu’elles étaient collées aux fiches, pour déterminer le rythme des interrogatoires et des exécutions, les retrouvent maintenant, agrandies et en copie de haute qualité. Il essaie de se rappeler mais quelque chose s’est dissout dans son esprit au fil de ces trente et quelques années : son appétence à scruter les visages ennemis. En d’autres mots, entre ces deux regards portés par le même sujet, se déploie un abîme entre le statut des personnes observées, mais aussi dans le pouvoir de la contemplation. Regarder, c’était alors décider du rythme de l’anéantissement ; maintenant cela signifie en assumer la responsabilité. Dans une certaine mesure, le pouvoir du regard s’est inversé. Que Duch ait entonné le mea culpa en public, en implorant le pardon des victimes (sincère ou non), cela produit un changement dans le tissu social constitué autour du procès. Cependant, il ne peut y avoir de substitution, d’oblitération : dans ce changement a posteriori, tous les regards qui ont été, revivent comme un palimpseste qui surgirait en un instant pour se dissiper aussitôt. Ce sont des regards qui enferment à tout jamais les autres regards.

Le procès de Duch a constitué une brèche dans laquelle se sont engouffrées certaines consciences éclairées. L’anthropologue français François Bizot, retenu dans la jungle en 1973 et libéré par Duch de façon énigmatique, s’est senti interpelé par la détention de celui-ci ; il parvint à le rencontrer pour le questionner sur les motifs de cette grâce (Bizot, 2011). Le cinéaste Rithy Panh qui avait bâti son film S-21. La machine de mort khmer rouge (2003) sur cette figure démiurgique et néanmoins absente, s’est vu contraint de le rencontrer, de lui parler, de le filmer, se débâtant dans la toile serrée déployée par cet expert en interrogatoires. Ce fut seulement le montage de son film Duch, le maître des forges de l’enfer (2011) qui l’aida à apaiser l’angoisse générée par la stratégie de manipulation de Duch (Panh & Bataille 2011, p. 233-234). François Roux, un avocat militant pour la non-violence, accepta le défi de défendre le bourreau, à condition que celui-ci se déclarât coupable ; en effet, il nourrissait l’espoir d’ériger en infraction le délit d’obéissance, au lieu de le considérer comme une exonération de responsabilité. Un revirement inattendu de Duch et de son avocat cambodgien, Kar Savuth, expulsa Roux de la défense. Mais, nul ne s’y trompait : en interrogeant Duch, on sondait aussi ses propres zones d’ombre ; ainsi, tous savaient que Duch, comme Adolf Eichmann cinquante ans auparavant, nous parlait depuis le frontière instable qui sépare l’humanité de l’inhumain. Reconnaître (ou pas) en Duch – Roux l’a dit avec des paroles très justes – un de nos frères au sein de l’humanité. Tous ont constaté, avec une inquiétante étrangeté, leur échec et la cicatrisation difficile de leur conscience.

Il arrive à peu près une chose similaire du côté des victimes. Parmi les 12000 personnes qui périrent au S-21, se trouvait un nombre considérable de Khmers Rouges tombés en disgrâce, dont un certain nombre d’interrogateurs qui ont fini par être exécutés. Rien ne garantit donc que regarder ces visages revient à contempler l’innocence. C’est, en effet, ce que prouvent des dossiers comme celui extrêmement complet correspondant au Ministre de La Propagande Hu Nim, arrêté le 10 avril 1977, interrogé, torturé et finalement exécuté le 6 juillet 1977 (Chandler, Kierman & Chathou 1988). Cette zone grise, pour reprendre l’expression de Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés au sujet de l’extermination des Juifs, acquiert, dans le cas de S-21, un sens plus inextricable et plus complexe encore. Personne ne peut ignorer ce no man’s land si l’on nourrit l’espoir et le projet d’une réconciliation nationale.

Artefacts, représentations, icônes

Les mug shots de Tuol Sleng figurent parmi de rares objets survivants du temps de la destruction. Les victimes ont disparu, seuls quelques ossements demeurent reconnaissables ; il reste des documents que la ténacité de certains transforme en preuve pour l’accusation, instrument de compréhension historique et exercice de mémoire collective. Les images anthropométriques recueillent, en revanche, les traits physiques, l’expression, le corps, les blessures des êtres qui ont subi la torture et la mort au S-21. Pour ce point précis, les photos sont en premier lieu, des objets sémiotiques que nous devons interroger à partir de leur code de figuration (l’échelle, l’angle, les proportions, le cadrage, la luminosité, le temps d’exposition…). Leur étude nous aide à penser comment les Khmers Rouges regardaient, et par là même, concevaient leurs ennemis. Mais cette représentation ne suffit pas à expliquer la force inépuisable des photographies. Un second niveau prend corps en elles : l’instant irremplaçable d’un choc de regards ; une étincelle qui enregistre ce que l’être qui se dresse face à l’appareil photo exprime en une mimique, consciente ou non, la dernière fois qu’il fut photographié, non pas avant mais pour mourir. C’est pourquoi l’acte photographique recèle quelque chose de performatif : plus que décrire un ennemi, il le crée ; plus qu’ouvrir une fiche de détenu, il est sa condamnation à mort 12. La photo nous ramène, alors, à l’instant mais elle draine aussi, autour de cet instant, tout ce qui arriverait plus tard. L’idée barthésienne qui définit toute photographie humaine à travers la redoutable certitude « il va mourir » n’a jamais été aussi pleinement portée.

Et cependant, ces photos sont aussi des objets. Elles s’oxydent et forment des dépôts au fil des ans, leurs négatifs sont réservés à la reproduction de copies nouvelles et plus contrastées que l’on agrandit à souhait pour faire parler le détail autrefois imperceptible ; ensuite encadrées, elles serpentent par les musées et galeries, se laissent caresser comme des reliques par les mains de ceux qui aimèrent les personnes photographiées et glissent, comme une contagion inquiétante, entre les mains des bourreaux. Ce sont des résidus de “vie nue” (pour reprendre la terminologie de Giorgio Agamben) qui, s’ils ressemblent à des fantômes se projetant comme un cortège funèbre dans certaines pages du web 13, prennent corps dans d’autres occasions, emplissent les espaces, se comportent comme des vestiges matériels du passé.

Dans un passage de Shoah (Claude Lanzmann, 1985), l’historien Raoul Hilberg prend dans ses mains une simple feuille jaunie : c’est une feuille de route – dit-il – d’un train de la mort. Y figurent les horaires précis, sont mentionnées le nombre de gares, énumérés les wagons, les unités – c’est-à-dire les corps – transportées. L’historien déchiffre méticuleusement les distances et les projette sur une carte imaginaire de la déportation ; il lit les indices cachés, comme ces deux lettres – LZ (leer Zug, train vide) – qui occultent un concentré de crime pour faire allusion à un train dont les wagons ont été déchargés à Treblinka, et revient vide. Hilberg n’interprète pas seulement le document ; il colmate ses lacunes, perfore son impénétrabilité bureaucratique et fait parler ses silences. Pourtant, ce qui fascine le plus ce chercheur spécialiste de l’Holocauste, c’est le fait de se trouver face à un original, dont il a été tiré autant de copies que de fonctionnaires qui étaient impliqués dans le processus. Comme il est authentique, il est passé par les mains d’un fonctionnaire de la déportation et c’est seulement par ce papier qu’il a pu remplir son devoir. En d’autres termes, avant d’être un document de ce qui s’est passé (de ce qui a été subi), cette feuille fut un ordre écrit, un écrit performatif : il ne relate pas, il produit. Le posséder, le toucher, au moment même où on le déchiffre, c’est se placer dans l’espace du bourreau, l’accompagner dans son processus mental, lui arracher, même si cela arrive trop tard, son arme de destruction.

Les photos de Tuol Sleng sont des tissus d’informations qui nous livrent l’identification des détenus et ces images doivent être aussi analysées en tant que telles, on doit ainsi en déduire leur hors-champ, reconstruire ou presque imaginer ce qui se devine à peine sur le bord du cadre 14. Ce sont, d’autre part, des actes qui ont transformé un être en coupable et l’ont poussé vers une chute qui ne doit rien au hasard. Mais ce sont également, enfin, des vestiges matériels arrachés au monde obscur des Khmers Rouges, des objets façonnés par eux, recadrés, examinés attentivement, commentés, inventoriés, manipulés. Il demeure encore en eux quelque chose du bruit et de la fureur de celui qui les a produits, du frisson de celui qui, innocent ou non, les a subis. Comme autant d’objets qui peuplent les musées de guerre, ce sont des fétiches pour les uns, une matière douloureuse qui pénètre les chairs meurtries pour d’autres, tâchons de faire ce que nous pouvons avec eux sans jamais parvenir à réduire leur cri au silence.

Vicente Sánchez-Biosca
Je tiens à remercier Ben Kierman (Yale University) pour son amabilité à répondre à tant de questions et m’ouvrir autant de pistes. Le King Juan Carlos I Center de la New York University (et sa directrice Jo Labanyi) m’a donné l’opportunité, alors que j’étais en charge de la chaire de Spanish Culture and Civilization (hiver-printemps 2013), d’organiser le colloque The Desire to See : the Production and Circulation of Images of Atrocity (avril 2013).

Liens

Exposition “Vandy Rattana. MONOLOGUE”
Revue Témoigner. Entre histoire et mémoire.

Bibliographie

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De Duve, Thierry, “Art in the Face of Radical Evil”, October 125, 2008, pp. 3-23.

Dunlop, Nic, The Lost Executioner. A Journey to the Heart of the Killing Fields, New York, Walker, 2006

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Hughes, Rachel, “The abject artefacts of memory: photographs from Cambodia’s genocide”, Media, Culture & Society, vol. 25, 2003, p. 23-44.

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Notes

References[+]

L’article Le visage fluctuant des victimes. Images de l’affliction au Cambodge (1975-2003) est apparu en premier sur le magazine.

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“The Mirror and Self-Identity” by Diana C. du Pont http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/03/florence-henri-the-mirror-and-self-identity/ Mon, 16 Mar 2015 09:13:11 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=20616 If in Henri's hands the mirror was the ideal instrument for manipulating 
space and form to create pictorial ambiguity, it also provided the perfect tool for the analysis of self.

L’article “The Mirror and Self-Identity” by Diana C. du Pont est apparu en premier sur le magazine.

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Diana C. du Pont’s text is excerpted from her essay for the 1990 catalogue Florence Henri: Artist-Photographer of the Avant-Garde, published by the San Francisco Museum of Modern Art.
To the extent possible, the photographic reproductions presented here match those in the original publication. However, due to copyright limitations, there have been some minor additions and deletions. Translated and reprinted by permission of the author and
the San Francisco Museum of Modern Art. All rights reserved.

Version française

If in Henri’s hands the mirror was the ideal instrument for manipulating 
space and form to create pictorial ambiguity, it also provided the perfect tool for the analysis of self. Her own image is a recurrent theme in 
Henri’s photographic oeuvre and the mirror figures in almost every self-portrait she made.


Before the advent of photography, the mirror was an essential tool for artists in creating self-portraiture. The earliest account of an artist’s use of the device is Pliny’s report of laia of Kyzikos, a painter in Rome 
during the time of Marcus Varro (116-27 BCE), who painted a portrait of herself using this method. 1 Albrecht Dürer (1471-1528), Sofonisba Anguissola (1527-1625), and Rembrandt (1606-1669), whose examples of self-portraiture represent the earliest ongoing expressions of the genre in the history of Western art, also used the mirror to capture their own images. 2 But the link between mirrors and self-portraiture extends beyond the merely practical. Throughout the history of art, the mirror has also served as a symbolic motif within the picture frame, representing a broad range of ideas extending from philosophy, prudence, clarity, and knowledge to vanity, narcissism, transience, and 
death. 3 In Henri’s self-portraits, the mirror is a metaphor for self-knowledge.

Florence Henri, Self-portrait, 1938. Gelatin silver print dated 1970’s, 24,8 x 23,1 cm.
Private collection, courtesy Florence Henri Archive, Genoa. Florence Henri © Galleria
Martini & Ronchetti, Genoa

Self-portraiture as a serious artistic pursuit emerged during the 
Renaissance as part of the artists’ steadily increasing belief in their 
self-worth as they moved up from the artisan and mercantile classes to the intellectual and aristocratic realm. The genre’s subsequent history 
charts artists’ preoccupation with themselves and with changing conceptions about their role in society, but these definitions have not always been the same for male and female practitioners. The phrase “separate but unequal” aptly suggests the gendered organization of artistic practice that was dominant through the late nineteenth and 
early twentieth centuries. 4

Henri, born in 1893, entered a world in which the Romantic concept of the artist as « Bohemian genius » still lingered, a notion largely identified with masculinity. 5 This view of an artist as untamed but sublimely inspired, and essentially male, paralleled the development of a mainstream bourgeois class that believed that a woman’s place was in the home. Femininity signified the bearing and rearing of children and the moral duty to protect and civilize society through fulfilling maternal responsibilities. Expected to dedicate themselves to domesticity, women of the nineteenth century who dared to live otherwise endured a societal bias that led to a profound collision between woman as professional and woman as mother. The particulars of Henri’s life do not conform to the conventional bourgeois mores that reinforced these notions of womanhood well into the twentieth century. Her lack of a 
traditional home life, her cosmopolitan upbringing, her marriage of 
convenience, and her liberal attitudes toward sexuality challenge the
 domestic ideal. Henri chose to live her life as an artist, and in building her identity, she turned to both the self-portrait and the mirror.

The mirror and its relationship to personal identity is discussed by Simone de Beauvoir in her book The Second Sex (1949), widely acknowledged as a milestone in the history of feminism. Beauvoir, echoing Jacques Lacan, sees the child’s first affirmation of its personhood the moment it recognizes its reflection in the mirror; eventually, she observes, the ego becomes so fully identified with the reflected image that the self is encountered only in a projected form. 6 While Beauvoir speaks here of the human condition in general and its connection to the mirror — to this “sheet of light” 7 that affirms the dual nature of the self as observer and observed — her subject is woman, and she “holds up the image of the mirror as the key to the feminine condition.” 8 For Beauvoir, the mirror plays a crucial role in a young girl’s transition from childhood to adolescence through metamorphosis into a sexual being. “The adolescent puts away her dolls,” she writes. “But all her life the woman is to find the magic of her mirror a tremendous help in her effort to project herself and then attain self-identification.” 9

Florence Henri, Self-portrait, 1928. Gelatin silver print, 39,3 x 25,5 cm.
Staatliche Museen zu Berlin, Kunstbibliothek Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa

Through her self-portraits Henri came closer to the personal and instinctual side of her nature. Divided into two groups separated by a decade, her self-portraiture dates from the late twenties and the late thirties. The earlier group, made in Paris in 1928 during her first year as a practicing photographer, includes her most notable self-portrait, her image with a mirror and two balls. 10 Situated in the same studio and at the same table as the unidentified young man in her earlier mirror portraits, Henri confronts the viewer by means of her image reflected in the mirror that frames her. The internal framing achieved by the vertical mirror is the pivotal aspect of the self-portrait, for with the two chrome balls at its base it forms an abstracted penile shape. 11 Henri sees herself in the image of masculine power, but instead of being consumed by it, she accepts it as her due. She assumes dominion for herself and engages in a dialogue with this symbol of masculinity by suggesting a double reading of the balls as both female breasts and male genitalia. Here, as in other self-portraits of the same period, she does not resort to the conventions of self-portraiture in which the artist presents the tools of the trade 12. Instead, she embeds her creative persona in her constructed, self-conscious compositions. There is an intensity of expression and a mood of self-possessed contemplation in all these early self-portraits. Confronting her image in the mirror, Henri addresses herself, and her singular presence forges a personal and artistic identity that is pensive, but also tough, determined, and independent.

Florence Henri, Self-portrait, 1938, Gelatin silver print, 22,7 x 28,7 cm. Gift of Martini and Ronchetti Gallery with the support of the artist, 1978 © Centre Pompidou, Paris

Florence Henri, Self-portrait, 1938, Gelatin silver print, 22,7 x 28,7 cm © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa

The self-portraits of the late thirties continue the meditative, even melancholy, mood that characterizes the earlier self-portraits. These later images give equal attention to the human figure within a structured environment, but there are differences, especially in Henri’s personal fashion. The short haircut with its severe lines that defined her look of the twenties is gone. Instead, she now wears long hair, pinned up and softened with curly bangs. By far the most significant difference is the new dialogue between interior and exterior space. In the self-portrait of 1938 in which she is seated at a table strewn with packages of cigarettes, she has collapsed the inside and the outside, 
creating a complex composition abundant with spatial conundrums. The patio and table merge, joined by the artist’s bold handling by which she cleverly abuts her image at the table with another view of the same table taken from a different vantage point. The visual and 
intellectual energy of the piece derives from this manipulation of contrast, through its fusion of two distinct spaces and times and through its 
effective play of light and shadow. The natural light that floods through the windows serves as a strategic device that breaks down the barriers between interior and exterior and is matched by Henri’s gaze, which 
is directed outward. Here she looks through a window rather than at a mirror, which would have reflected her image back inward. 13

In another self-portrait of 1938, Henri moves herself outside. On her apartment patio, she constructed a still life composition
 consisting of a garden-size Roman column on the capital of which she
 placed drapery and sprigs of ivy and at the base arranged empty picture frames. It is in one of these frames that Henri herself appears. Comparison of this image with a variant demonstrates how 
Henri masked the space around her to transform the empty frame into a mirror, once again revealing her fascination with reflected images and their special ability to juxtapose reality and illusion. Among the late self-portraits, this image in particular speaks specifically about Henri the artist. Conceptual at its root, it is a premeditated exercise in 
which Henri uses symbols of art to express the life of her mind: the classical column signifies the ancient tradition with which she associates herself, while the picture frames at its base represent the creative act of making art.

Florence Henri, Self-Portrait, 1938. Gelatin silver print, 36,3 x 28,1 cm © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Florence Henri, Portrait of Pierre Minet, 1938. Gelatin silver print, 49,5 x 39,5 cm
© Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Henri’s efforts to bridge art and the intellect with nature are perhaps most clearly evident in her late self-portrait made in Brittany. This image and its companion piece, her portrait of the French 
poet and novelist Pierre Minet, display Henri’s visual and intellectual game-playing at its best. For these works, too, she created a still life, in this case consisting of a bowl, a vase of flowers, and a mirror on a wall. If in the self-portrait made on her Parisian patio, Henri transformed the picture frame into a mirror, here she achieves the reverse: the mirror reads now as a framed photograph. Bewitching as this conversion is, it only partially explains the magic of these images. Additionally mesmerizing is that both Henri and Minet are seen in full sunlight against the open fields of Brittany. Once again Henri confounds the relationship between the interior space of still life and the exterior space of landscape. There is an intent here to identify with nature and, indeed, Henri appears as a woman of the country. The urban style that marked her self-portrait with cigarettes is replaced here with a basic cotton shirt and what appears to be a simple hairdo covered with a bandanna.

Henri’s self-portraits of the late thirties are distinguished by their new sensitivity to nature, while continuing to thrive on the intellectual challenge that marks those of the twenties. As opposed to the self-absorbed mood and the confined, even claustrophobic, space of the early self-portraits, these later works open themselves up to the world. 
By the same token, the artist herself begins to look outward, to find a balance between art and nature.

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri ».

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri », © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Henri’s personal explorations invite a consideration of how they 
were accepted by her immediate circle for, in principle, they were at odds with the ideals of the Parisian world with which she was closely associated. The emphasis on the objective and collective over the subjective and the individual actually denied a place for self-portraiture. Seuphor chose one of Henri’s mirror and object compositions rather than one of her self-portraits for reproduction in Cercle et Carré.
 Moholy-Nagy reproduced one of her self-portraits in i10 but did not acknowledge the work as such. To him the figure was anonymous and secondary to his fascination with the way in which it was integrated into a structured space and how Henri used mirrors as a 
means of offering new perceptual experiences.

Henri’s images of herself actually share a kindred spirit with the Surrealists, particularly the women artists associated with that movement. Surrealism called for a probing examination of the psychological and sexual dimensions of human experience, and while male Surrealist artists pursued this quest by projecting their desires through “mythologizing the woman as muse,” 14 women artists in the Surrealist circle, including Leonora Carrington, Leonor Fini, Dora Maar, or those adopted by it, such as Frida Kahlo, looked inward to find self-truth. They instinctively fostered an intimacy with the deepest part of themselves, and consistently relied on the validity of their individual experience as the source of their art. 15

Carousel (Two horse carousels in shadow), 1928. Gelatin silver print, 22,0 x 28,8 cm. © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Florence Henri, Carousel (Two horse carousels in shadow), 1928. Gelatin silver print, 22,0
x 28,8 cm. © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

If Henri was not a Surrealist and did not even associate with the Surrealist circle, if in fact her circle consisted of those very artists who waged an organized campaign against Surrealism, how then account for the dreamlike and self-absorbed qualities that frequently characterize her work? Although connected to the anti-Surrealists by friendship and aesthetic philosophy, Henri herself was not an extreme isolationist. She exhibited alongside avowed Surrealists in numerous photography exhibitions, 16 and published her photographs in illustrated magazines that had an interest in Surrealism, such as Variétés, 17 and in such annual publications as Photographie, 18 which were interested in celebrating the new photography in its various forms. In fact, Henri explored themes dear to the Surrealists. Beside her intense self-examination and the use of the mirror to reinforce that personal search, there is a fondness for the phenomenon of reflection and experimentation with enigmatic shadows and artifacts of popular culture, such as the archetypal carousel horse and the store mannequin. 19

Florence Henri Mannequin de tailleur [Tailor’s mannequin], 1930-1931 gelatin silver print, vintage 17,1 x 22,8 cm Private collection, courtesy Florence Henri Archive, Genoa Florence Henri ©Galleria Martini & Ronchetti

Florence Henri, Mannequin de tailleur [Tailor’s mannequin], 1930-1931.
Gelatin silver print, vintage, 17,1 x 22,8 cm. Private collection, courtesy Florence Henri
Archive, Genoa. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa

Yet, no matter to what degree Henri’s work paralleled that of the Surrealists, it was always marked by the rhetoric of Cubism and Constructivism. One sees this unique synthesis in the self-portraits, in particular, and perhaps this approach was the result of Henri’s striving to 
find her own expression in languages she herself did not develop. Cubism and Constructivism were largely the products of the male mind, and having learned them through Léger and the Académie Moderne, Moholy-Nagy and the Bauhaus, and Mondrian, Seuphor, and the Cercle et Carré group, she sought ways to personalize them. The mirror offered one solution, her own image another. While Henri’s intense focus on herself does indeed strike a chord with Surrealist manifestations, her self-portraits are not psychosexual investigations into the depths of her unconscious mind. Rather they are attempts to define herself as a modern woman and artist.

Diana C. du Pont, 1990

Links

Exhibition at Jeu de Paume, Paris “Florence Henri: Mirror of the avant-garde, 1927-1940”
The Selection of Jeu de Paume’s bookstore

Notes

References[+]

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“Le Miroir et l’identité de soi” par Diana C. du Pont [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/03/florence-henri-le-miroir-et-lidentite-de-soi/ Mon, 16 Mar 2015 09:11:07 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=20701 Si, entre les mains de Florence Henri, le miroir est l’instrument idéalement adapté à la manipulation de l’espace et de la forme pour créer l’ambiguïté picturale, il fournit également le parfait outil pour l’analyse du moi.

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English Version

Si, entre les mains de Florence Henri, le miroir est l’instrument idéalement adapté à la manipulation de l’espace et de la forme pour créer l’ambiguïté picturale, il fournit également le parfait outil pour l’analyse du moi. Dans l’œuvre photographique de Florence Henri, sa propre image est un thème récurrent et le miroir apparaît dans la quasi-totalité de ses autoportraits.

Florence Henri, Autoportrait, 1938. épreuve gélatino-argentique datée des années 1970, 24,8 x 23,1 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes.
Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Avant l’avènement de la photographie, le miroir est un instrument essentiel à la réalisation par les peintres de leur autoportrait. La plus ancienne mention de l’utilisation de ce dispositif se trouve dans Pline qui évoque Laia de Cyzique, une femme peintre qui vécut à Rome à l’époque de Varron (116-27 av. J.-C.) et peignit son autoportrait en utilisant cette méthode 1. Albrecht Dürer (1471-1528), Sofonisba Anguissola (1527-1625) et Rembrandt (1606-1669), dont les exemples d’autoportraits constituent les toutes premières expressions régulièrement suivies du genre dans l’histoire de l’art occidental, recouraient eux aussi au miroir pour saisir l’image des traits de leur visage 2. Mais les relations qui se sont nouées entre miroirs et autoportraits vont cependant bien au-delà du simple aspect pratique. Dans toute l’histoire de l’art, le miroir fait également office de motif symbolique disposé à l’intérieur même du cadre du tableau, représentant une large palette de concepts – de la philosophie à la mort, en passant par la circonspection, la précision, la connaissance, la vanité, le narcissisme et l’éphémère 3.

Le genre de l’autoportrait en tant que préoccupation et visée artistiques estimables a émergé durant la Renaissance alors que les artistes prenaient progressivement conscience de leur propre valeur et gravissaient l’échelle sociale, s’arrachant de la classe des artisans et des négociants pour atteindre les milieux intellectuels et aristocratiques. L’histoire ultérieure du genre retrace les préoccupations des artistes, tant vis-à-vis d’eux-mêmes que face aux diverses conceptions de leur rôle dans la société, mais ce sont des définitions qui n’ont pas toujours été identiques selon qu’il s’agisse de praticiens masculins ou féminins. La locution « différents mais inégaux » décrit assez judicieusement le caractère sexué de l’organisation de la pratique artistique prépondérante à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle 4.

Née en 1893, Florence Henri vit le jour dans un monde où perdurait le concept romantique de l’« artiste bohème génial », une notion très largement identifiée à la masculinité 5. Cette vision de l’artiste comme être indompté mais subtilement inspiré – personnage essentiellement masculin –, trouvait un équivalent dans l’évolution d’une classe bourgeoise dominante qui demeurait convaincue que la place de la femme, c’était le foyer. La féminité signifiait maternité et éducation des enfants, de même que le devoir moral de protéger et de civiliser la société en satisfaisant à diverses responsabilités maternelles. Les femmes du XIXe siècle dont on attendait qu’elles se consacrent aux affaires domestiques mais qui osaient vivre différemment étaient victimes d’un préjugé sociétal qui aboutissait à un profond conflit entre une conception de la femme comme exerçant une profession et celle de la femme comme mère au foyer. Les éléments de la biographie de Florence Henri ne se conforment pas aux mœurs bourgeoises conventionnelles qui ont renforcé cette vision de la féminité jusque très avant dans le XXe siècle. Son refus d’une vie au foyer traditionnelle, son éducation cosmopolite, son mariage de convenance et son attitude libérale vis-à-vis de la sexualité étaient autant de défis jetés contre l’idéal domestique : elle choisit de vivre sa vie d’artiste et, se construisant son identité, se tourne à la fois vers l’autoportrait et le miroir.

Simone de Beauvoir aborde la question du miroir et de sa relation à l’identité personnelle dans Le Deuxième Sexe (1949), ouvrage très largement reconnu comme un jalon de l’histoire du féminisme. Se faisant l’écho de Jacques Lacan, elle considère que la première affirmation par l’enfant de sa personnalité individuelle a lieu au moment où il reconnaît son reflet vu dans le miroir ; en définitive, fait-elle observer, l’ego s’identifie si parfaitement à l’image reflétée que le moi ne se rencontre que sous une forme projetée 6. Si Beauvoir parle ici de la condition humaine en général dans sa relation au miroir – à cette « nappe de lumière » 7 qui affirme la double nature du moi en tant qu’observateur et observé –, son sujet, c’est la femme qui « brandit l’image du miroir comme clé de la condition féminine » 8. Le miroir joue pour Beauvoir un rôle déterminant dans la transition que vit la fillette de l’enfance à l’adolescence par sa métamorphose en être sexuel. « L’adolescente laisse dormir ses poupées », écrit-elle. « Mais tout au long de sa vie, la femme sera puissamment aidée dans son effort pour se quitter et se rejoindre par la magie du miroir. […] C’est surtout dan le cas de la femme que le reflet se laisse assimiler au moi. 9 »

Florence Henri, Autoportrait, 1928. Épreuve gélatino-argentique d’époque, 39,3 x 25,5 cm.
Staatliche Museen zu Berlin, Kunstbibliothek. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Par ses autoportraits, Florence Henri s’est rapprochée de l’aspect personnel et instinctif de sa nature. Datant de la fin des années 1920 et de la fin des années 1930, ses autoportraits sont scindés en deux groupes séparés par une décennie. Le premier ensemble, réalisé à Paris en 1928 durant la première année de son installation comme photographe professionnelle, comporte son autoportrait le plus remarquable, qui figure son image reflétée dans un miroir au pied duquel sont posées deux sphères 10. Situé dans le même atelier et à la même table que le jeune homme non identifié de ses premiers portraits au miroir, Florence Henri fait face au spectateur par l’intermédiaire de sa propre image reflétée dans le miroir qui l’encadre. Le cadrage interne réalisé par le miroir vertical constitue la caractéristique centrale de cet autoportrait, car avec les deux sphères chromées placées à sa base, il détermine une forme phallique abstraite 11. Florence Henri s’observe elle-même dans l’image de la puissance masculine, mais loin de se laisser consommer par celle-ci, la photographe l’accepte comme étant son dû. Elle s’attribue a elle-même la domination et noue un dialogue avec ce symbole de masculinité en suggérant une lecture double des sphères, à la fois comme seins féminins et organes génitaux masculins. Ici, comme dans d’autres autoportraits de la même période, elle n’a pas recours aux conventions de l’autoportrait par lesquelles l’artiste montre ses instruments de travail 12. Elle inscrit au contraire sa persona créatrice dans des compositions sciemment construites. Ces premiers autoportraits montrent tous une grande intensité d’expression et respirent une atmosphère à la fois contemplative et de parfaite maîtrise de soi. Faisant face à son image dans le miroir, Florence Henri s’adresse à elle-même ; sa présence singulière forge une identité personnelle et artistique qui se donne comme pensive, mais aussi comme endurante et robuste, déterminée et indépendante.

Florence Henri, Self-portrait, 1938, Gelatin silver print, 22,7 x 28,7 cm. Gift of Martini and Ronchetti Gallery with the support of the artist, 1978 © Centre Pompidou, Paris

Florence Henri, Autoportrait, 1938, Épreuve gélatino-argentique d’époque, 22,7 x 28,7 cm.
Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Les autoportraits de la fin des années 1930 prolongent l’humeur méditative, voire mélancolique, qui caractérise les autoportraits de la période précédente. Ces images accordent tout autant d’attention à la figure humaine au sein d’un environnement structuré, mais on y observe des différences, notamment dans l’apparence personnelle de la photographe. La sévère coupe de cheveux à la garçonne qui définissait son look dans les années 1920 a disparu. Elle porte désormais les cheveux longs, relevés par des épingles et adoucis par des ondulations. Mais la différence de loin la plus significative c’est le dialogue inédit qui se noue entre espace intérieur et espace extérieur. L’autoportrait de 1938, où elle figure installée à une table jonchée de paquets de cigarettes, fusionne l’intérieur et l’extérieur, créant une composition complexe où abondent les énigmes spatiales. Le patio et la table se fondent l’un à l’autre, associé par une mise en scène audacieuse où la photographe accole astucieusement l’image d’elle-même attablée avec une autre vue de la même table prise sous un angle différent. L’énergie visuelle et intellectuelle qui émane de cette photographie trouve son origine dans cette manipulation des contrastes, dans la fusion qu’elle opère de deux espaces et temps distincts et par le jeu convaincant de la lumière et des ombres. La lumière naturelle qui entre à flots par les fenêtres fait office de dispositif stratégique effaçant les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, et s’accorde au regard de la photographe, qui est dirigé vers l’extérieur. Ici, elle regarde par la fenêtre, et non vers un miroir, lequel aurait réfléchi son image vers l’intérieur 13.

Pour un autre autoportrait de 1930, elle se déplace à l’extérieur. Sur la terrasse de son appartement, elle a composé une nature morte qui figure une colonne romaine de jardin où s’enroule un lierre et du chapiteau de laquelle tombe une draperie ; des cadres vides sont disposés à sa base. C’est dans l’un de ces cadres que Florence Henri apparaît. La comparaison de cette image avec une variante montre comment elle masque l’espace qui l’environne pour transformer le cadre vide en miroir, révélant une fois encore la fascination qu’exercent sur elle les images réfléchies et leur aptitude particulière à juxtaposer la réalité et l’illusion. Au nombre des autoportraits de la deuxième période, cette image se révèle explicitement éloquente en ce qui concerne l’artiste Florence Henri. D’origine conceptuelle, c’est un exercice prémédité dans lequel la photographe fait appel à des symboles de l’art pour exprimer sa vie spirituelle : la colonne classique signifie la tradition antique à laquelle elle s’associe, les cadres de tableaux posés contre sa base représentent l’acte artistique créateur.

Florence Henri, Autoportrait, 1938
© Galleria Martini & Ronchetti.

Florence Henri, Portrait de Pierre Minet, 1938
© Galleria Martini & Ronchetti.

La volonté de Florence Henri de réunir l’art et l’esprit à la nature apparaît peut-être le plus clairement dans l’autoportrait tardif qu’elle réalise en Bretagne. Cette image ainsi que son pendant, son portrait du poète et romancier Pierre Minet, expriment par excellence des jeux visuels et intellectuels qu’elle affectionne. Pour ces deux œuvres également, elle a créé une nature morte, en l’occurrence un bol, un bouquet de fleurs dans un vase et un miroir accroché au mur. Si dans son autoportrait sur sa terrasse parisienne elle a transformé le cadre du tableau en miroir, elle crée ici l’inverse : le miroir s’interprète désormais comme une photographie encadrée. Tout envoûtante soit cette conversion, elle ne rend compte qu’en partie de la magie de ces images. Élément supplémentaire à même de renforcer cette fascination, Florence Henri et Pierre Minet sont figurés en plein soleil sur fond de campagne bretonne. Ici encore, la photographe brouille les relations entre l’espace intérieur de la nature morte et l’espace extérieur du paysage. Il y a ici une intention de s’identifier à la nature ; la photographe se donne en effet l’apparence d’une campagnarde. Le style citadin qui caractérisait son autoportrait aux cigarettes est remplacé ici par une banale chemise de coton et par ce qui ressemble à une coiffure rudimentaire recouverte d’un fichu.

Les autoportraits que Florence Henri réalise à la fin des années 1930 se distinguent par leur nouvelle sensibilité à la nature, sans cesser pour autant de s’épanouir sur le défi intellectuel qui signalait ceux des années 1920. Par opposition à l’atmosphère égocentrique et à l’espace confiné, voire oppressant, des premiers autoportraits, ces œuvres plus récentes s’ouvrent elles-mêmes sur le monde, tout comme la photographe commence par ailleurs elle aussi à regarder vers l’extérieur, pour y trouver un équilibre entre art et nature.

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri ».

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri », © Galleria Martini & Ronchetti.

Ses explorations personnelles nous invitent à nous pencher sur leur réception par son entourage immédiat, car elles se trouvaient en principe en porte-à-faux avec les idéaux des cercles parisiens avec lesquels elle était étroitement associée. L’objectif et le collectif étant en effet valorisés au détriment du subjectif et de l’individuel, toute place était à vrai dire refusée à l’autoportrait. Michel Seuphor choisit de reproduire dans la revue Cercle et carré l’une de ses compositions avec miroir et objets plutôt que l’un de ses autoportraits. Si Moholy-Nagy reproduit bien l’un de ses autoportraits dans i10, il ne reconnaît pas cette œuvre en tant que tel. La figure n’est pour lui qu’anonyme et secondaire par rapport à la fascination qu’il éprouve pour la manière dont elle s’intègre dans un espace structuré et pour la façon avec laquelle Florence Henri utilise le miroir comme vecteur de nouvelles expériences perceptuelles.

Les images dans lesquelles Florence Henri se représente partagent une parenté d’esprit avec les surréalistes, et en particulier avec les femmes artistes associées à ce mouvement. Le surréalisme prônait un examen approfondi des dimensions psychologiques et sexuelles de l’expérience humaine et si des artistes surréalistes mettaient en application cette quête en projetant leurs désirs par la « mythification de la femme en muse » 14, les femmes artistes appartenant aux cercles surréalistes, notamment Leonora Carrington, Leonor Fini, Dora Maar, ou celles adoptées par eux, comme Frida Kahlo, tournaient leur regard à l’intérieur d’elles-mêmes pour y trouver leur vérité personnelle. Elles nourrissaient instinctivement une intimité avec leur moi le plus profond et faisaient immanquablement confiance à la justesse de leur expérience individuelle comme source de leur art 15. »

Carousel (Two horse carousels in shadow), 1928. Gelatin silver print, 22,0 x 28,8 cm. © Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Florence Henri, Carrousel, Chevaux de manège, 1928.
Épreuve gélatino-argentique, 22,0 x 28,8 cm. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti.

Or, si Florence Henri n’était pas une surréaliste et ne s’associa pas même au cercle surréaliste, si en fait son entourage regroupait précisément ces artistes qui firent méthodiquement campagne contre le surréalisme, comment alors rendre compte des aspects oniriques et tournés vers elle-même qui caractérisent si souvent son travail ? Bien que liée aux anti-surréalistes par l’amitié et la philosophie esthétique, elle n’était pas elle-même une isolationniste radicale. Exposant aux côtés de surréalistes déclarés dans de nombreuses expositions de photographies 16, elle publiait ses photos dans des magazines illustrés qui affichaient un intérêt pour le surréalisme, comme Variétés 17, ainsi que dans des publications annuelles comme Photographie 18 qui rendaient hommage à la nouvelle photographie sous ses formes les plus diverses. En fait, Florence Henri explorait des thèmes chers aux Surréalistes. Outre l’intensité du regard qu’elle portait sur elle-même et son utilisation de miroirs pour étayer sa quête personnelle, elle affirme une prédilection pour le phénomène du reflet et pour l’expérimentation au moyens d’ombres énigmatiques et d’objets archétypaux de la culture populaire, comme le cheval de bois et le mannequin de vitrine ((19. Le surréalisme fut un paramètre dont certains photographes de la Nouvelle vision tenaient compte, ce qui indiquait que les frontières esthétiques n’étaient pas toujours hermétiques : le fait est attesté notamment par l’exemple du maître de Florence Henri, Moholy-Nagy, dont les photographies « normales » et les « Foto-plastiks » prenaient part au fantastique ; voir Van Deren Coke et Diana C. du Pont, « Laszlo Moholy-Nagy », Photography : A Facet of Modernism (New York : Hudson Hills Press en association avec le San Francisco Museum of Modern Art, 1986), p. 70..

Florence Henri Mannequin de tailleur [Tailor’s mannequin], 1930-1931 gelatin silver print, vintage 17,1 x 22,8 cm Private collection, courtesy Florence Henri Archive, Genoa Florence Henri ©Galleria Martini & Ronchetti

Florence Henri, Mannequin de tailleur, 1930-1931. Épreuve gélatino-argentique d’époque,
17,1 x 22,8 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes.
Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Pourtant, quels que soient les parallèles que l’on peut établir entre son travail et celui des surréalistes, son œuvre demeura à jamais marquée par la rhétorique du cubisme et du constructivisme. C’est dans ses autoportraits que s’observe cette synthèse propre à son travail, une démarche qui résultait peut-être de sa volonté de trouver et d’articuler une expression personnelle dans des langages qu’elle n’avait pas élaborés elle-même. Le cubisme et le constructivisme étant pour l’essentiel le produit d’un esprit masculin et les ayant appris par le truchement de Léger et de l’Académie moderne, de Moholy-Nagy et du Bauhaus, de Mondrian, de Seuphor et du groupe Cercle et Carré, elle entreprit d’inventer un moyen de les personnaliser. Le miroir offrait une solution, sa propre image une autre. Si l’intense focalisation de Florence Henri sur elle-même ne touche en effet pas la corde sensible des manifestations surréalistes, ses autoportraits n’en sont pas davantage des investigations psychosexuelles dans les profondeurs de son inconscient. Il convient au contraire de les considérer comme autant de tentatives de se définir elle-même comme femme moderne et comme artiste.

Diana C. du Pont, 1991

Traduction de l’anglais : Christian-Martin Diebold

Ce texte de Diana C. du Pont est extrait du catalogue qui avait été publié à l’occasion de l’exposition « Florence Henri : Artist-Photographer of the Avant-Garde », présentée au San Francisco Museum of Modern Art, du 13 décembre 1990 au 10 février 1991. Dans la mesure du possible, les photographies présentées ici correspondent à celles de la publication originale. Toutefois, en raison de limitations dues au droit d’auteur, nous avons procédé à quelques ajouts et suppressions mineures. Traduit et publié sur le magazine avec la permission de l’auteur et du San Francisco Museum of Modern Art. Tous droits réservés.

Liens

Exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes 1927-1940”
“Florence Henri”, la sélection de la librairie

Notes

References[+]

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Le manifeste infraréaliste de Roberto Bolaño http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/12/19881/ Tue, 16 Dec 2014 14:58:59 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=19881 En octobre 1976 paraît le manifeste infraréaliste de Roberto Bolaño dans la revue “Correspondencia infra”. Ce texte, Bolaño l’a écrit dans l’atmosphère d’effervescence créatrice des ateliers d’art et de poésie qui se forment dans les universités mexicaines au milieu des années 1970, en l’occurrence à l'Universidad Nacional Autónoma de México.

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Manifeste infraréaliste de Roberto Bolaño © Roberto Bolaño, 1976.
Reproduit avec la permission de The Wylie Agency (UK) Limited.
Traduction de l’espagnol : Sol Gil et Antonio Werli 1
Versión original española

À l’occasion de la deuxième édition de la vidéothèque éphémère, “Inventer le possible”, le magazine du Jeu de Paume publie un texte de jeunesse de Roberto Bolaño, à ce jour inédit dans sa traduction française, confiée aux soins de Sol Gil & Antonio Werli.
En octobre 1976 paraît le manifeste infraréaliste de Roberto Bolaño dans la revue Correspondencia infra. Ce texte, Bolaño l’a écrit dans l’atmosphère d’effervescence créatrice des ateliers d’art et de poésie qui se forment dans les universités mexicaines au milieu des années 1970, en l’occurrence à l’Universidad Nacional Autónoma de México. C’est là qu’il fonde officiellement le mouvement infraréaliste, en 1975, avec le poète Mario Santiago Papasquiaro, mais aussi José Vicente Anaya, Ruben Medina, Ramon Mendez Estrada, Bruno Montané, José Peguero, Guadalupe Ochoa, Mara Larrosa, Cuahutemoc Méndez et Jose Rosas Ribeyro.
Bolaño emprunte une forme générale déclarative et collective, relevant du mouvement politico-esthétique : « Notre éthique est la Révolution, notre esthéthique la Vie : une-seule-chose ». S’inspirant parfois de Dadá, des poètes de la Beat Generation ou du mouvement Hora Zero fondé par Jorge Pimentel et Ramírez Ruiz, leurs proches prédécesseurs, le mouvement infraréaliste prend en revanche le contre-pied du surréalisme, exhortant les artistes à s’ouvrir vers l’espace du dehors et réfutant violemment l’entre-soi de poètes considérés comme petits-bourgeois. Sur ce point, le manifeste Infraréaliste est d’ailleurs assez proche de l’internationale situationniste, qui rejette un art cloisonné : « Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu, directement. » Roberto Bolaño fait certes le constat de l’échec des utopies politiques du XXe siècle, mais il propose à ses amis poètes ainsi qu’aux lecteurs, une nouvelle forme de fusion d’imagination et d’action, et les invite à se lancer à l’aventure, en lâchant tout, avec pour mission de « subvertir la quotidienneté »…


LÂCHEZ-TOUT,
À NOUVEAU


premier manifeste du mouvement infrarréaliste


« Jusqu’aux confins du système solaire, il y a
quatre heures-lumière ; jusqu’à l’étoile la plus proche, quatre années-lumière. Un océan démesuré de vide. Mais sommes-nous vraiment certains qu’il n’y ait qu’un vide ? Nous savons seulement qu’il n’y a pas d’étoiles lumineuses dans cet espace ; s’il y en avait, seraient-elles visibles ? Et s’il existait des corps non lumineux ou sombres ? N’est-il pas possible que les cartes du ciel, à l’instar des cartes terrestres, indiquent les étoiles-cités et omettent les étoiles-villages ? »

– Écrivains soviétiques de science-fiction se griffant le visage à minuit.
– Les infrasoleils (Drummond dirait les joyeux garçons du prolétariat).
– Peguero et Boris solitaires dans une chambre lumpen pressentant la merveille derrière la porte.
– Free Money.





Qui a traversé la ville et a eu pour seule musique les sifflements de ses semblables, ses propres paroles d’étonnement et de rage ?

Le beau mec qui ne savait pas
que l’orgasme des minettes était clitoral

(Cherchez, la merde n’est pas seulement dans les musées) (Un processus de muséification individuel) (Certitude que tout est nommé, dévoilé) (Peur de découvrir) (Peur des déséquilibres imprévus).




Nos parents les plus proches :
les francs-tireurs, les cavaliers solitaires ravageant les cafés des chinois d’Amérique latine, les démembrés dans les supermarchés, dans leurs terribles tiraillements individu-collectivité ; l’impuissance de l’action et la recherche (à des niveaux individuels ou embourbés dans des contradictions esthétiques) de l’action poétique.





– De toutes petites étoiles lumineuses nous font un clin d’œil éternel depuis un lieu de l’univers appelé Les labyrinthes.
– Boîte de nuit de la misère.

– Pepito Tequila sanglotant son amour pour Lisa Underground.
– Suce-le, suce-toi, suçons-le.
– Et l’Horreur.




Des rideaux d’eau, de ciment ou de tôle séparent une machinerie culturelle, à laquelle il importe peu de servir de conscience ou de cul à la classe dominante, et un fait culturel vivant, mal en point, mourant et naissant continuellement, ignorant d’une grande partie de l’histoire et des beaux-arts (créateur quotidien de sa très folle istoire et de ses hallucinants bo-zar), un corps qui dans l’immédiat expérimente en lui-même de nouvelles sensations, le produit d’une époque où l’on se rapproche à 200 km/h du merdier ou de la révolution.
« Formes nouvelles, formes étranges », comme disait mi-curieux, mi-souriant le vieux Bertolt.





Les sensations ne surgissent pas du néant (évidence des évidences), mais de la réalité contrainte, de mille manières, à un écoulement continuel.
– Réalité multiple, tu nous rends malade !
Ainsi, il est possible que d’une part on naisse et que d’autre part on soit aux premières places des derniers soubresauts. Formes de vie et formes de mort se promènent quotidiennement sur la rétine. Leur choc continuel donne vie aux formes infrarréalistes : L’OEIL DE LA TRANSITION.





Mettez toute la ville à l’asile. Douce sœur, hurlements de tank, chansons hermaphrodites, déserts de diamant, nous ne vivrons qu’une fois et les visions chaque jour plus épaisses et glissantes. Douce sœur, virées à Monte Albán. Attachez vos ceintures, les cadavres pleuvent. Une embrouille en moins.





Et la bonne culture bourgeoise ? Et l’académie et les incendiaires ? Et les avant-gardes et leurs arrière-gardes ? Et certaines conceptions de l’amour, le beau paysage, le Colt précis et multinational ?
Comme me l’a dit Saint-Just dans un rêve que j’ai fait il y a longtemps : Même les têtes des aristocrates peuvent nous servir d’armes.





– Une bonne partie du monde est en train de naître et une autre de mourir, et on sait tous qu’on doit tous vivre ou tous mourir : il n’y a pas de juste milieu.
Chirico dit : Il est nécessaire pour la pensée de s’éloigner de tout ce qu’on appelle logique et bon sens, de s’éloigner de toutes les entraves humaines de sorte que les choses lui apparaissent sous un nouvel aspect, comme illuminées par une constellation apparue pour la première fois. Les infrarréalistes disent : On va plonger tête la première dans toutes les entraves humaines, de telle sorte que les choses commencent à se mouvoir à l’intérieur de soi, une vision hallucinante de l’homme.
– La Constellation du Bel Oiseau.
– Les infrarréalistes proposent au monde l’indigénisme : un indien fou et timide.
– Un nouveau lyrisme, qui en Amérique latine commence à croître, à se nourrir par des moyens qui ne cessent de nous émerveiller. L’entrée en matière est déjà l’entrée en aventure : le poème comme un voyage et le poète comme un héros révélateur de héros. La tendresse comme un exercice de vitesse. Respiration et chaleur. L’expérience propulsée, structures qui se dévorent elles-mêmes, folles contradictions.
Si le poète s’est immiscé, le lecteur devra s’immiscer :

« livres érotiques sans orthographe »






Nous précèdent les MILLE AVANT-GARDES DECHIQUETÉES DANS LES ANNÉES SOIXANTE
Les 99 fleurs ouvertes comme une tête ouverte
Les massacres, les nouveaux camps de concentration
Les Blanches rivières souterraines, les vents violets
Ce sont des temps difficiles pour la poésie, disent certains, en buvant le thé, en écoutant de la musique dans leurs appartements, en parlant (en écoutant) les vieux maîtres. Ce sont des temps difficiles pour l’homme, disons-nous, en retournant aux barricades après une journée pleine de merde et de gaz lacrymogènes, en découvrant/en créant de la musique jusque dans les appartements, en regardant longuement les cimetières-qui-se-répandent, où les vieux maîtres prennent désespérément une tasse de thé ou s’enivrent par pure rage ou inertie.
Nous précède Hora Zero.
2
Nous sommes encore à l’ère quaternaire. Sommes-nous encore à l’ère quaternaire ?
Pepito Tequila embrasse les mamelons phosphorescents de Lisa Underground et la regarde s’éloigner sur une plage d’où jaillissent des pyramides noires.





Je répète :
le poète comme héros révélateur de héros, comme l’arbre rouge tombé qui annonce l’orée de la forêt.
– Les tentatives d’une éthique-esthétique conséquente sont pavées de trahisons ou de survivances pathétiques.
– Et l’individu pourra marcher mille kilomètres mais à la longue, c’est le chemin qui le mange.
– Notre éthique est la Révolution, notre esthétique la Vie : une-seule-chose.




Les bourgeois et les petits bourgeois font tout le temps la fête. Il y en a une tous les week-ends. Pour le prolétariat il n’y a pas de fête. Que des funérailles avec du rythme. Ça va changer. Il y aura une grande fête pour les exploités. Mémoire et guillotines. La pressentir, la jouer certaines nuits, lui inventer des arêtes et des coins humides, c’est comme caresser les yeux acides du nouvel esprit.





Déplacement du poème à travers les saisons des émeutes : la poésie produisant des poètes produisant des poèmes produisant la poésie. NON une venelle électrique / le poète avec les bras séparés du corps / le poème se déplacent lentement de sa Vision à sa Révolution. La venelle est un point multiple. « Nous allons inventer pour découvrir sa contradiction, ses formes invisibles de négation, jusqu’à l’éclaircir. » Déplacement de l’acte d’écrire dans des zones en rien propices à l’acte d’écrire.
Rimbaud, rentre à la maison !
Subvertir la réalité quotidienne de la poésie actuelle. Les enchaînements qui conduisent à une réalité circulaire du poème. Une bonne référence : Kurt Schwitters le fou. Lanke trr gll, ou, upa kupa arggg, deviennent, en ligne officielle, des investigateurs phonétiques codifiant le hurlement. Les ponts de Ñoba Express sont anti-codifiants : lâchez-le, qu’il crie, lâchez-le, qu’il crie (s’il vous plaît, n’allez pas sortir votre crayon et votre bout de papier, et ne l’enregistrez pas, si vous voulez participez, criez avec lui), lâchez-le donc, qu’il crie, et voyons la tête qu’il fait quand il a fini, à quelle nouvelle chose incroyable on passe.
Nos ponts vers les saisons ignorées. Le poème interconnectant réalité et irréalité.





Convulsivement





Qu’est-ce que je peux demander à la peinture latino-américaine actuelle ? Qu’est-ce que je peux demander au théâtre ?
Plus révélateur et parlant, être debout dans un parc démoli par le smog et voir les gens traverser les avenues en groupes (qui se compriment et s’étendent), quand les automobilistes et les piétons se grouillent de rentrer dans leurs cahutes, et que c’est l’heure où les assassins sortent et les victimes les suivent.
Franchement, quelles histoires me racontent les peintres ?
L’intéressant vide, la forme et la couleur fixes, dans le meilleur des cas la parodie du mouvement. Toiles qui serviront seulement d’enseignes lumineuses dans les salles d’attente des ingénieurs et des médecins collectionneurs.
Le peintre s’installe confortablement dans une société qui est chaque jour plus « peintre » que lui, et là, il se retrouve désarmé et s’inscrit comme clown.
Si un tableau de X est trouvé dans la rue par Mara, ce tableau acquiert le statut de chose réjouissante et communicante ; dans un salon il est aussi décoratif que les fauteuils en fer du jardin bourgeois / question de rétine ? / oui et non / mais mieux vaudrait trouver (et pour un temps systématiser au hasard) le facteur détonnant, classiste, cent pour cent proactif de l’œuvre, en juxtaposition avec les valeurs d’« œuvre » qui la précèdent et la conditionnent.
– Le peintre lâche les études et TOUT statu quo et plonge dans la merveille / ou se met à jouer aux échecs comme Duchamp / Une peinture didactique pour la peinture même / Et une peinture de la pauvreté, gratuite ou assez bon marché, inachevée, participative, de questionnement dans la participation, d’extensions physiques et spirituelles illimitées.
La meilleure peinture d’Amérique latine est celle qui se fait encore à niveaux inconscients, le jeu, la fête, l’expérimentation qui nous donne une réelle vision de ce que nous sommes et nous ouvre à ce que nous pouvons être, la meilleure peinture d’Amérique latine est celle que nous peignons en vert et rouge et bleu sur nos visages, pour nous reconnaître dans l’incessante création de la tribu.





Essayez de lâcher tout au quotidien.
Que les architectes lâchent la construction de scènes vers le dedans et qu’ils ouvrent les mains (ou qu’ils ferment les poings, cela dépend du lieu) vers cet espace du dehors. Un mur et un toit acquièrent une utilité non seulement lorsqu’ils servent à dormir ou à éviter la pluie, mais lorsqu’ils établissent, à partir, par exemple, de l’acte quotidien du rêve, des ponts conscients entre l’homme et ses créations, ou l’impossibilité momentanée de celles-ci.
Pour l’architecture et la sculpture, nous les infrarréalistes, nous partons de deux points : la barricade et le lit.





La véritable imagination est celle qui dynamite, élucide, injecte des microbes émeraudes dans d’autres imaginations. En poésie et dans quoi que ce soit, l’entrée en matière doit déjà être l’entrée en aventure. Créer les outils pour la subversion quotidienne. Les saisons subjectives de l’être humain, avec ses beaux arbres gigantesques et obscènes, tels des laboratoires d’expérimentation. Fixer, entrevoir des situations parallèles et aussi déchirantes qu’un grand coup de griffe sur la poitrine, sur le visage. Analogie sans fin des gestes. Ils sont si nombreux que lorsque apparaissent les nouveaux, on ne s’en rend même pas compte, même en les faisant/en les regardant face à un miroir. Nuits d’orage. La perception s’ouvre grâce à une éthique-esthétique qui va jusqu’au bout.





Les galaxies de l’amour sont en train d’apparaître dans la paume de nos mains.
– Poètes, défaites vos tresses (si vous en avez)
– Brûlez vos cochonneries et commencez à aimer jusqu’à ce que vous arriviez à d’innombrables poèmes
– Nous ne voulons pas de peintures cinétiques, mais d’énormes crépuscules cinétiques
– Des chevaux galopant à 500 kilomètres à l’heure
– Des écureuils de feu sautant d’arbres en feu
– Un pari pour voir qui cligne des yeux en premier, entre le nerf et la pilule somnifère





Le risque est toujours ailleurs. Le véritable poète est celui qui se laisse toujours aller. Jamais trop longtemps dans un même lieu, comme les guérilleros, comme les ovnis, comme les yeux blancs des prisonniers condamnés à perpétuité.





Fusion et explosion de deux rivages : la création comme un graffiti résolu et ouvert par un enfant fou.
Rien de mécanique. Les escales de l’étonnement. Quelqu’un, peut-être Bosch, casse l’aquarium de l’amour. Argent facile. Douce sœur. Visions légères comme des cadavres. Little boys tailladant décembre de baisers.





À deux heures du matin, après avoir été à la maison de Mara, nous entendons (Mario Santiago et certains d’entre nous) des rires qui viennent de la terrasse du dernier des 9 étages d’un immeuble. Ils n’arrêtaient pas, ils riaient et riaient tandis qu’en bas nous nous endormions adossés à plusieurs cabines téléphoniques. Est arrivé un moment où seul Mario continuait encore à faire attention aux rires (la terrasse est un bar gay ou quelque chose qui y ressemble et Darío Galicia nous avait raconté qu’il était constamment surveillé par la police). Nous, on passait des appels téléphoniques mais les pièces se changeaient en eau. Les rires continuaient. Après avoir quitté le quartier, Mario m’a dit que personne n’avait vraiment ri, c’était des rires enregistrés et là-bas en haut, au dernier étage, un petit groupe ou peut-être un seul homosexuel avait écouté en silence son disque et nous l’avait fait écouter.
– La mort du cygne, le dernier chant du cygne, le dernier chant du cygne noir, NE SONT PAS au Bolchoï, mais dans la douleur et la beauté insupportables des rues.
– Un arc-en-ciel qui démarre dans un ciné miteux et termine dans une usine en grève.
– Que jamais l’amnésie ne nous embrasse sur la bouche. Qu’elle ne nous embrasse jamais.
– Nous rêvions d’utopie et nous nous réveillions en hurlant.
– Un pauvre vaquero solitaire qui rentre à la maison, qui est la merveille.





Faire apparaître les sensations nouvelles–Subvertir la quotidienneté.
O.K.
LÂCHEZ-TOUT, À NOUVEAU
PARTEZ SUR LES ROUTES


Roberto Bolaño, México 1976.
Les Traducteurs

Sol Gil traduit généralement des auteurs contemporains de langue française, entre autres pour la maison d’édition indépendante argentine Milena Paris, dont elle co-dirige la collection « Extremcontemporaneo ». Elle est professeure et chercheuse à l’Université de Buenos Aires.

Antonio Werli (www.antoniowerli.net) traduit de l’espagnol et de l’italien. Il co-anime depuis 2007 le site de critique littéraire Fric-Frac Club et a dirigé les trois numéros de la revue Cyclocosmia, dont le dernier était consacré à l’œuvre de Roberto Bolaño.

Note des traducteurs

References[+]

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Roberto Bolaño: DÉJENLO TODO, NUEVAMENTE http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/12/roberto-bolano-dejenlo-todo-nuevamente/ Mon, 15 Dec 2014 16:37:02 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=19584 En ocasión de la segunda edición de la videoteca efímera, “Inventar lo posible”, el magazine del Jeu de Paume recupera un texto de juventud de Roberto Bolaño que fue publicado por primera vez en la revista Correspondencia infra en octubre de 1976.

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Manifiesto infrarealista de Roberto Bolaño © Roberto Bolaño, 1976.
Reproducido con el permiso de The Wylie Agency (UK) Limited.

En ocasión de la segunda edición de la videoteca efímera, “Inventar lo posible”, el magazine del Jeu de Paume recupera un texto de juventud de Roberto Bolaño que fue publicado por primera vez en la revista Correspondencia infra en octubre de 1976.
Bolaño escribió este texto en la atmósfera de efervescencia creativa de los talleres de arte y de poesía que se formaron en las universidades mejicanas a mediados de los años setenta, especialmente en la Universidad Nacional Autónoma de México. Fue allí donde fundó oficialmente el movimiento infrarealista, en 1975, junto con el poeta Mario Santiago Papasquiaro, y también con José Vicente Anaya, Rubén Medina, Bruno Montané, José Peguero, Guadalupe Ochoa, Mara Larrosa, Cuahutemoc Méndez, Ramón Méndez Estrada y José Rosas Ribeyro.

Adoptando la forma general declarativa y colectiva propia de los movimientos político-estéticos, Bolaño dice que “nuestra ética es la Revolución, nuestra estética la Vida: una-sola-cosa”. Los infrarealistas se inspiran a veces de Dada, de los poetas de la Beat Generation y del movimiento Hora Zero, fundado por Jorge Pimentel y Ramírez Ruiz, sus antecesores directos, pero volviéndose contra el surrealismo y exhortando a los artistas a volverse hacia afuera y a rechazar de manera violenta a los poetas aburguesados. En este sentido, el manifiesto infrarealista es próximo a las ideas de la Internacional Situacionista, que rechaza el arte cerrado en sí mismo: “contra el arte conservado, una organización del momento vivido directamente”. Roberto Bolaño constata el fracaso de las utopías políticas del siglo XX, pero propone a sus amigos poetas y a sus lectores una nueva forma de fusión de imaginación y acción, invitándoles a lanzarse a la aventura, dejándolo todo, con la misión de “subvertir lo cotidiano”.


DÉJENLO TODO,
NUEVAMENTE


Primer manifiesto del movimiento infrarealista




“Hasta los confines del sistema solar haycuatro horas-luz; hasta la estrella más cercana, cuatro años-luz. Un desmedido océano de vacío. Pero ¿estamos realmente seguros de que sólo haya un vacío? Únicamente sabemos que en este espacio no hay estrellas luminosas; de existir, ¿serían visibles? ¿Y si existiesen cuerpos no luminosos, u oscuros? ¿No podría suceder en los mapas celestes, al igual que en los de la tierra, que estén indicadas las estrellas-ciudades y omitidas las estrellas-pueblos?”

-Escritores soviéticos de ciencia ficción arañándose el rostro a medianoche.
-Los infrasoles (Drummond diría los alegres muchachos proletarios).
-Peguero y Boris solitarios en un cuarto lumpen presintiendo a la maravilla detrás de la puerta.
-Free Money.





¿Quién ha atravesado la ciudad y por única música sólo ha tenido los silbidos de sus semejantes, sus propias palabras de asombro y rabia?

El tipo hermoso que no sabía
que el orgasmo de las chavas es clitoral

(Busquen, no solamente en los museos hay mierda) (Un proceso de museificación individual) (Certeza de que todo está nombrado, develado) (Miedo a descubrir) (Miedo a los desequilibrios no previstos).




Nuestros parientes más cercanos:
los francotiradores, los llaneros solitarios que asolan los cafés de chinos de latinoamérica, los destazados en supermarkets, en sus tremendas disyuntivas individuo-colectividad; la impotencia de la acción y la búsqueda (a niveles individuales o bien enfangados en contradicciones estéticas) de la acción poética.




Pequeñitas estrellas luminosas guiñándonos eternamente un ojo desde un lugar del universo llamado Los laberintos.
-Dancing-Club de la miseria.

-Pepito Tequila sollozando su amor por Lisa Underground.
-Chúpaselo, chúpatelo, chupémoselo.
-Y el Horror




Cortinas de agua, cemento o lata, separan una maquinaria cultural, a la que lo mismo le da servir de conciencia o culo de la clase dominante, de un acontecer cultural vivo, fregado, en constante muerte y nacimiento, ignorante de gran parte de la historia y las bellas artes (creador cotidiano de su loquísima istoria y de su alucinante vellas hartes), cuerpo que por lo pronto experimenta en sí mismo sensaciones nuevas, producto de una época en que nos acercamos a 200 kph. al cagadero o a la revolución.
“Nuevas formas, raras formas”, como decía entre curioso y risueño el viejo Bertolt.




Las sensaciones no surgen de la nada (obviedad de obviedades), sino de la realidad condicionada, de mil maneras, a un constante fluir.
-Realidad múltiple, nos mareas!
Así, es posible que por una parte se nazca y por otra estemos en las primeras butacas de los últimos coletazos. Formas de vida y formas de muerte se pasean cotidianamente por la retina. Su choque constante da vida a las formas infrarrealistas: EL OJO DE LA TRANSICIÓN.




Metan a toda la ciudad al manicomio. Dulce hermana, aullidos de tanque, canciones hermafroditas, desiertos de diamante, sólo viviremos una vez y las visiones cada día más gruesas y resbalosas. Dulce hermana, aventones para Monte Albán. Apriétense los cinturones porque se riegan los cadáveres. Una movida de menos.




¿Y la buena cultura burguesa? ¿Y la academia y los incendiarios? ¿Y las vanguardias y sus retaguardias? ¿Y ciertas concepciones del amor, el buen paisaje, la Colt precisa y multinacional?
Como me dijo Saint-Just en un sueño que tuve hace tiempo: Hasta las cabezas de los aristócratas nos pueden servir de armas.




-Una buena parte del mundo va naciendo y otra buena parte muriendo, y todos sabemos que todos tenemos que vivir o todos morir: en esto no hay término medio.
Chirico dice: Es necesario que el pensamiento se aleje de todo lo que se llama lógica y buen sentido, que se aleje de todas las trabas humanas de modo tal que las cosas le aparezcan bajo un nuevo aspecto, como iluminadas por una constelación aparecida por primera vez. Los infrarrealistas dicen: Vamos a meternos de cabeza en todas las trabas humanas, de modo tal que las cosas empiecen a moverse dentro de uno mismo, una visión alucinante del hombre.
-La Constelación del Bello Pájaro.
-Los infrarrealistas proponen al mundo el indigenismo: un indio loco y tímido.
-Un nuevo lirismo, que en América Latina comienza a crecer, a sustentarse en modos que no dejan de maravillarnos. La entrada en materia es ya la entrada en aventura: el poema como un viaje y el poeta como un héroe develador de héroes. La ternura como un ejercicio de velocidad. Respiración y calor. La experiencia disparada, estructuras que se van devorando a sí mismas, contradicciones locas.
Si el poeta está inmiscuido, el lector tendrá que inmiscuirse:

“libros eróticos sin ortografía”




Nos anteceden las MIL VANGUARDIAS DESCUARTIZADAS EN LOS SESENTAS
Las 99 flores abiertas como una cabeza abierta
Las matanzas, los nuevos campos de concentración
Los Blancos ríos subterráneos, los vientos violetas
Son tiempos duros para la poesía, dicen algunos, tomando té, escuchando música en sus departamentos, hablando (escuchando) a los viejos maestros. Son tiempos duros para el hombre, decimos nosotros, volviendo a las barricadas después de una jornada llena de mierda y gases lacrimógenos, descubriendo/creando música hasta en los departamentos, mirando largamente los cementerios-que-se-expanden, donde toman desesperadamente una taza de té o se emborrachan de pura rabia o inercia los viejos maestros.
Nos antecede Hora Zero.
1
Aún estamos en la era cuaternaria. ¿Aún estamos en la era cuaternaria?
Pepito Tequila besa los pezones fosforescentes de Lisa Underground y la ve alejarse por una playa en donde brotan pirámides negras.




Repito:
el poeta como héroe develador de héroes, como el árbol rojo caído que anuncia el principio del bosque.
-Los intentos de una ética-estética consecuente están empedrados de traiciones o sobrevivencias patéticas.
-Y es que el individuo podrá andar mil kilómetros pero a la larga el camino se lo come.
-Nuestra ética es la Revolución, nuestra estética la Vida: una-sola-cosa.




Los burgueses y los pequeños burgueses se la pasan en fiesta. Todos los fines de semana tienen una. El proletariado no tiene fiesta. Sólo funerales con ritmo. Eso va a cambiar. Los explotados tendrán una gran fiesta. Memoria y guillotinas. Intuirla, actuarla ciertas noches, inventarle aristas y rincones húmedos, es como acariciar los ojos ácidos del nuevo espíritu.




Desplazamiento del poema a través de las estaciones de los motines: la poesía produciendo poetas produciendo poemas produciendo poesía. NO un callejón eléctrico / el poeta con los brazos separados del cuerpo / el poema desplazándose lentamente de su Visión a su Revolución. El callejón es un punto múltiple. “Vamos a inventar para descubrir su contradicción, sus formas invisibles de negarse, hasta aclararlo.” Desplazamiento del acto de escribir por zonas nada propicias para el acto de escribir.
¡Rimbaud, vuelve a casa!
Subvertir la realidad cotidiana de la poesía actual. Los encadenamientos que conducen a una realidad circular del poema. Una buena referencia: el loco Kurt Schwitters. Lanke trr gll, o, upa kupa arggg, devienen en línea oficial, investigadores fonéticos codificando el aullido. Los puentes del Ñoba Express son anti-codificantes: déjenlo que grite, déjenlo que grite (por favor no vayan a sacar un lápiz ni un papelito, ni lo graben, si quieren participar griten también), así que déjenlo que grite, a ver qué cara pone cuando acabe, a qué otra cosa increíble pasamos.
Nuestros puentes hacia las estaciones ignoradas. El poema interrelacionando realidad e irrealidad.




Convulsivamente




¿Qué le puedo pedir a la actual pintura latinoamericana? ¿Qué le puedo pedir al teatro?
Más revelador y plástico es pararse en un parque demolido por el smog y ver a la gente cruzar en grupos (que se comprimen y se expanden) las avenidas, cuando tanto a los automovilistas como a los peatones les urge llegar a sus covachas, y es la hora en que los asesinos salen y las víctimas los siguen.
¿Realmente qué historias me cuentan los pintores?
El vacío interesante, la forma y el color fijos, en el mejor de los casos la parodia del movimiento. Lienzos que sólo servirán de anuncios luminosos en las salas de los ingenieros y médicos que coleccionan.
El pintor se acomoda en una sociedad que cada día es más “pintor” que él mismo, y ahí es donde se encuentra desarmado y se inscribe de payaso.
Si un cuadro de X es encontrado en alguna calle por Mara, ese cuadro adquiere categoría de cosa divertida y comunicante; en un salón es tan decorativo como los sillones de fierro del jardín del burgués / ¿cuestión de retina? / sí y no / pero mejor sería encontrar ( y por un tiempo sistematizar azarosamente) el factor detonante, clasista, cien por ciento propositivo de la obra, en yuxtaposición a los valores de “obra” que la están precediendo y condicionando.
-El pintor deja el estudio y CUALQUIER statu quo y se mete de cabeza en la maravilla / o se pone a jugar ajedrez como Duchamp / Una pintura didáctica para la misma pintura / Y una pintura de la pobreza, gratis o bastante barata, inacabada, de participación, de cuestionamiento en la participación, de extensiones físicas y espirituales ilimitadas.
La mejor pintura de América Latina es la que aún se hace a niveles inconscientes, el juego, la fiesta, el experimento que nos da una real visión de lo que somos y nos abre a lo que podemos será, la mejor pintura de América Latina es la que pintamos con verdes y rojos y azules sobre nuestros rostros, para reconocernos en la creación incesante de la tribu.




Prueben a dejarlo todo diariamente.
Que los arquitectos dejen de construir escenarios hacia dentro y que abran las manos (o que las empuñen, depende del lugar) hacia ese espacio de afuera. Un muro y un techo adquieren utilidad cuando no sólo sirven para dormir o evitar lluvias sino cuando establecen, a partir, por ejemplo, del acto cotidiano del sueño, puentes conscientes entre el hombre y sus creaciones, o la imposibilidad momentánea de éstas.
Para la arquitectura y la escultura los infrarrealistas partimos de dos puntos: la barricada y el lecho.




La verdadera imaginación es aquella que dinamita, elucida, inyecta microbios esmeraldas en otras imaginaciones. En poesía y en lo que sea, la entrada en materia tiene que ser ya la entrada en aventura. Crear las herramientas para la subversión cotidiana. Las estaciones subjetivas del ser humano, con sus bellos árboles gigantescos y obscenos, como laboratorios de experimentación. Fijar, entrever situaciones paralelas y tan desgarradoras como un gran arañazo en el pecho, en el rostro. Analogía sin fin de los gestos. Son tantos que cuando aparecen los nuevos ni nos damos cuenta, aunque los estamos haciendo / mirando frente a un espejo. Noches de tormenta. La percepción se abre mediante una ética-estética llevada hasta lo último.




Las galaxias del amor están apareciendo en la palma de nuestras manos.
-Poetas, suéltense las trenzas (si tienen)
-Quemen sus porquerías y empiecen a amar hasta que lleguen a los poemas incalculables
-No queremos pinturas cinéticas, sino enormes atardeceres cinéticos
-Caballos corriendo a 500 kilómetros por hora
-Ardillas de fuego saltando por árboles de fuego
-Una apuesta para ver quién pestañea primero, entre el nervio y la pastilla somnífera




El riesgo siempre está en otra parte. El verdadero poeta es el que siempre está abandonándose. Nunca demasiado tiempo en un mismo lugar, como los guerrilleros, como los ovnis, como los ojos blancos de los prisioneros a cadena perpetua.




Fusión y explosión de dos orillas: la creación como un graffiti resuelto y abierto por un niño loco.
Nada mecánico. Las escalas del asombro. Alguien, tal vez el Bosco, rompe el acuario del amor. Dinero gratis. Dulce hermana. Visiones livianas como cadáveres. Little boys tasajeando de besos a diciembre.




A las dos de la mañana, después de haber estado en casa de Mara, escuchamos (Mario Santiago y algunos de nosotros) risas que salían del penthouse de un edificio de 9 pisos. No paraban, se reían y se reían mientras nosotros abajo nos dormíamos apoyados en varias casetas telefónicas. Llegó un momento en que sólo Mario seguía prestando atención a las risas (el penthouse es un bar gay o algo parecido y Darío Galicia nos había contado que siempre está vigilado por policías). Nosotros hacíamos llamadas telefónicas pero las monedas se hacían de agua. Las risas continuaban. Después de que nos fuimos de esa colonia Mario me contó que realmente nadie se había reído, eran risas grabadas y allá arriba, en el penthouse, un grupo reducido, o quizás un solo homosexual, había escuchado en silencio su disco y nos lo había hecho escuchar.
-La muerte del cisne, el último canto del cisne, el último canto del cisne negro, NO ESTÁN en el Bolshoi sino en el dolor y la belleza insoportables de las calles.
-Un arcoiris que principia en un cine de mala muerte y que termina en una fábrica en huelga.
-Que la amnesia nunca nos bese en la boca. Que nunca nos bese.
-Soñábamos con utopía y nos despertamos gritando.
-Un pobre vaquero solitario que regresa a su casa, que es la maravilla.





Hacer aparecer las nuevas sensaciones-Subvertir la cotidianeidad.
O.K.
DÉJENLO TODO, NUEVAMENTE
LÁNCENSE A LOS CAMINOS

Roberto Bolaño, Mexico 1976.

References[+]

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]]> Max Kozloff : “Ghastly News from Epic Landscapes” http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/04/max-kozloff-ghastly-news-from-epic-landscapes/ Wed, 30 Apr 2014 14:41:39 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=17840 « In recent years, an admonishing view has emerged in an ordinarily bland genre: the photography of nature. »

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[FR]

In recent years, an admonishing view has emerged in an ordinarily bland genre: the photography of nature. One glance at the field tells us that ecological concerns, understandably enough at this historical point, have infiltrated the medium. How can they be expressed effectively? How can they be responded to? What do they tell us about our culture?

Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia ego), 1637-1638
Courtesy The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei, 2002.

As a craft nature photography is specialized, requiring particular tools. Only a big view camera, for instance, has the range to thrust deep into a landscape, restoring to a picture surface remote detail that a smaller instrument would interpret only as tone. In a grand horizon one expects both texture and tone, or rather texture within tone. A large-format print allows a panorama to be backed up by what seems to be an endless reserve of data. This discriminative power is just as well, for the scene is likely to be devoid of a main incident. What we generally have in landscape photography is a kind of micro-nutrition—based on diffuse vegetarian ingredients—that compensates for a lack of psychological narrative and a visual center.

Such a peaceful, almost comatose state of affairs has recently been ruffled by a wave of activism. Pictorially, the chief but also misleading forebear of this would be the Frensh paysage moralisé, a landscape genre which, either by reflecting our passions or inducing some philosophical meditation on life, drives home a moral. We do not just contemplate the goodness of the place but find it an object lesson derived from its pictorial appearance. About Nicolas Poussin’s Et in Arcadia Ego (ca. 1640, Louvre, Paris), a famous moralized landscape, the poet Théophile Gautier wrote, “The picture of the Shepherds of Arcady expresses with a naïve melancholy the brevity of life and awakens among the young Shepherds and the girl who look at the tomb they have found, the forgotten idea of death.” Arcadia, the ideal of the pastoral tradition, here represents that strangely lovely moment when figures in a landscape uncover evidence of an ancient happiness and a witness to our moral destiny. Gautier could call this a “naive” melancholy because he lived in the already stressed-out, coal-blackened nineteenth century.

In a postpastoral version of that melancholy, the picture of nature today may testify to the damage men have done to their environment, a damage possibly so extreme as to hasten human and animal fate. With both the earlier moralizing tradition and the current instance of it, landscape is conceived as an artifact of culture. But unlike its predecessor, the present culture leaves new traces of disorder and anomaly within the old landscape construct. We glimpse a prelude to a future that once was inconceivable but now may not even be remote: the irrevocable extinction of certain living things. The pastoral tradition had been expressive in its awareness of the natural cycle in which death and birth replace each other. Now, instead of discovering the ephemerality of sensate life in an enduring scene of beauty, the viewer must face the fragility of the scene itself—a tableau of repulsive contingencies that do not strike us as either culture or nature.

Richard Misrach, Bomb Destroyed Vehicles and Lone Rock, 1987. From Bravo 20: The Bombing of the American West © Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

This ambiguity, though it has quite a literary and pictorial background, is the product of something we are just beginning to recognize. Artists have always liked to depict fringes, blurred borders, and vague terrains. They may have thought of them as truly mysterious regions or unregarded banalities, but in either case the prevalence of such scenes impresses them now. In some of today’s landscape photography, dubious surroundings reflect a kind of unthoughtful contemporary experience. Everything runs into everything else in a manner that exhausts anyone’s power of discerning cause and effect. Put differently, a sifting occurs whereby territories come to seem palpably other than—often subtly the opposite of—what they had been. Without being to any human advantage (though activated by humans), phenomena migrate to the wrong place, as do toxic gases that escape into the air. Observing such unlikely fusions, we perceive what in information theory would be called noise and what in common terms is spoken of as dirt.

“Wrongness” on this level is obviously a relative measure. It implies a contrast to what organisms want or where they need to be to maintain the conditions, systems, and functions of life. The contrast summons up what we fear: interference to patterns of natural replenishment. Here, “wrongness” is a more difficult notion to understand than, say, incongruity —things going inappropriately together— a state of affairs that often describes heterogeneous arrangements, natural or cultural. Surrealism has given us a taste for some of these phenomena, which can offer surprise and therefore new information. But generally speaking, the incongruous has no fatality about it. We are accustomed to the depiction of American townscapes or rural scenes with mildly clashing features. But we do not think of them as “wrong” in the same way that symptoms indicate something is wrong to doctors. This symptomatology has become a subject of some recent American landscape photographs.

In theory, one way to observe that subject is via aerial camera or one traveling in space. Recent NASA photography of one of Neptune’s moons revealed inexplicable markings that have nonplussed science. These phenomena may have originated in events that were singular or even abnormal but were hardly unnatural. On earth, categories that define natural or unnatural exist for us as products of our own culture. Even so, at some altitudes, it is still often difficult to separate human-made from natural conditions in the biosphere. For example, after many years of photographing the earth from planes, Swiss scientist Georg Gerster published the results in a book called Grand Design (1976). He was able to show a phenomenon like red tide in a Japanese bay without attributing it to human interference, as was obvious in his images of aluminum poisoning of Australian trees or oil and tar residues along the Ivory Coast. While the view from above certainly revealed a very dynamic and fragile ecosystem, it did not deflect Gerster from stating that “man’s dilemma —to change nature or adapt himself to it— is insoluble…. It is Man’s earth…. The right of codetermination for wild animals? Partnership with all creatures? … Fashionable models, all but foolish ones.”

Gerster did not then question our priority as a species, but our understanding now begins to suggest that partnership with animals is an enlightened rather than a foolish idea. Yet one would be hard-pressed to read this just from the perspective of aerial photography, for the wrong spots, when they exist and are interpretable, are also coded by distance. Either specialized knowledge or explanatory texts are needed to disclose such a pathology, like that possessed by a doctor incriminating an otherwise nondescript white area in an X-ray.

David T. Hanson, Excavation, Deforestation and Waste Pond, 1984, from the series Colstrip, Montana 1982-85. © David T. Hanson

A young photographer, David Taverner Hanson, has brought to his aerial photography a decidedly clinical tone that depends on a kind of color coding. He has flown repeatedly over the Montana Power plant at Colstrip and has picked out alien presences there: chemical deposits left from operations and mine tailings that show up as strident dyes draining into sandy, torn ground. Though these acidic hues immediately tell us that something is amiss, they are in themselves no more than splotches in an abstract topography, reminiscent of illustrations in fractal geometrics. We have to appreciate the sensory impression as an outcome of processes reported in the mineralogical analyses with which Hanson sometimes accompanies his pictures. Their moralizing is inevitably ex post facto. These delicately or weirdly colored photographs may have an impact, but it is delayed and finally dissociated from its cause. Such imagery works as an act of certain witness, at a remove that disconnects us from the actual hazards it describes, even as it uniquely situates them. The greater the visual perspective, the more it requires a narrative —for example, the history of a company’s failure to observe safety regulations— to account for the jumbled photographic spectacle. In the end, narrative tells the main story, of which the pictures are but an elegant, puzzlelike confirmation.

David T. Hanson, California Gulch, Leadville, Colorado, 1986. From the series Waste Land, 1986-1989 © David T. Hanson

On the ground, the photographer may face or actually choose the problem of being too close to the wrongness of an environment and therefore resist a narrative reading. It seems unlikely that the internationally known Lewis Baltz conducted himself that way except in long-term recoil against the prevailing sentimental or heroic genres of landscape.

Lewis Baltz, Looking north from Masonic Hill toward Quarry Mountain. In foreground, new parking lots on land between West Sidewinder Drive and State Highway 248. In middle distance, from left: Park Meadows, subdivisions 1, 2, and 3; Holiday Ranchette Estates; Raquet Club Estates. At far distance on left, Parkwest Ski Area, 1980, #1 from Park City

Lewis Baltz, Looking north from Masonic Hill toward Quarry Mountain. In foreground, new parking lots on land between West Sidewinder Drive and State Highway 248. In middle distance, from left: Park Meadows, subdivisions 1, 2, and 3; Holiday Ranchette Estates; Raquet Club Estates. At far distance on left, Parkwest Ski Area, 1980, #1 from Park City. Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz


Lewis Baltz, Park City, interior, 1, 1980, #62 from Park City
Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz

His two large projects along these lines are Park City, showing a Nevada ski resort in a stage of slipshod construction (1978-79), and Candlestick Point, the quintessential semiurban, indeterminate, trashed, American open ground near San Francisco (1988). Though his landscape is more tractable and the abuse of it by no mans as grave as Hanson’s, Baltz proves to be the more pessimistic artist. The topographical view, after all, is an attempt to map and therefore delineate earth features within a span of time and space. Topography’s depiction is a pragmatic enterprise designed to inform us of differentials on our ground surface. But Batlz’s precise close-ups —even his horizons— are dis-informing, not only because they are nondescript but because they evince no interest in distinguishing one spiritless view, or nonview, from another. Except to notice their interchangeability, Baltz is pictorially indifferent to the events that created the dishevelment that seems to obsess him in a low-grade way, just as a virus drags on in an organism.

Lewis Baltz, Candlestick Point #52Candlestick Point, 1988. Courtesy Galerie Thomas Zander ©  Lewis Baltz

Baltz makes redundancy a principle in his photographic campaigns. Tumbleweeds, crabgrass, rusted automobile parts, snap-top-beer cans, the impressions left by tracked vehicles: these proliferate in images that cover the same polemical point over and over again. His camera can never drink in enough unsightly chaff, never slake a thirst for debris and rubble. This omnivorous gaze —monotonous and impassive in its spread and reiterated in serial clusters of black-and-white photographs always printed the same size— seems entirely disproportionate to the interest of its subject. In the thirties, Farm Security Administration photographs sometimes depicted automobile graveyards in rural areas; in the sixties a whole school of photographers fancied urban bushes. Baltz’s program, mingling nature and culture, is different. It lacks elegy, and however deliberate, it is devoid of formalism, for he collects his dismal frames as if to show a world, perhaps the world, unrelieved of our forgetfulness. The sole way to drive home that prospect —of an environment consisting only of dirt— is to exclude from the visual field anything that is finished and cared for, or untouched by humans.

He leaves us to feel that this work is less worthy of being looked at than necessary to contemplate. Here are bad pictures invested with a strange psychological interest. Like ecologically minded photographers, he lets the implications sink in; unlike them, he does not suggest the value of preserving any land nor does he urge reformation of our ways. If he had any more hopefulness, he’d have to show his denatured bits as blemish or wound and therefore as still exceptional zones that can be brought back to a state that accommodates us. In short, he’d have to convey a notion of the attractive, or at least what constitutes environmental health. It is the absence of any sign attractive to us as social animals within an ordinary landscape of our own negligent making that distinguishes Baltz’s art and gives it a terrible neutrality.

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Lewis Baltz, Prospector Park, Subdivision Phase I, Lot 29, looking Southeast toward Masonic Hill, 1980. From Park City. Courtesy Galerie Thomas Zander © Lewis Baltz

By “terrible” I mean the feeling imparted to relatively accessible vistas of a kind of ground zero, where everything resembles a mockup. Baltz shows sharply etched and summarily fabricated presences, such as unfinished condominiums, as if they were awaiting some unspeakable test. Not enough ecological hope lies in any of this material for us to interpret it as a depiction of earthly casualty or misfortune. To the contrary, the blightedness out there (which he seems to have internalized) is a given, something that preceded the photographer and will long succeed him.

On the other hand, to viewers of politically accented landscape, attraction is a very convoluted issue. Strictly speaking whether the land seems comely or not is secondary to whether it needs to be detoxified. A conservational urgency must precede and often marginalizes an esthetic response (otherwise social priorities would be undetermined by the vagaries of taste). Still, if we do not experience some keen loss of pleasure in the wastage of the region, we are less motivated to urge measures to reclaim it. We transfer our sensitivity to injured flesh to our sense of a damaged land, provided the damage can be made evident. In these matters, the empathetic consideration is more powerful than the chemical, but less relevant to political change.

Still, merely to single out affecting landscape does not generate a very searching case for its preservation. Despite the Sierra Club’s popular use of such images, which makes us want to hold on to things, gorgeous scenes hardly illumine the real jeopardy to the environment. As for Edenic nature, whether in calendar or ad, it purveys a strong cliché content, cloying rather than seductive. Far from apprising us of the dilemma of pollution, the tourist or consumer propaganda that utilizes such images tends to exploit and worsen it. Landscape photographers who want to make a statement about the deadening of the environment find that their own medium puts them into a quandary. They must steel themselves against ingratiation while somehow affirming the value of their abused subject.

Robert Adams, On Top of the La Loma Hills, Colton, California, 1983. From the portfolio Los Angeles Spring © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

In strictly documentary imagery, this quandary is beside the point. The act of bearing witness justifies itself quite simply as it points out such evidence as the oil-smeared wings of an egret or the balding effects of acid rain in the Black Forest. We need such witness as a palpable indictment of accident or malpractice. Nevertheless, as soon as it localizes examples of wrongness, documentary is exhausted of further meaning. It does not satisfy those who, in addition, to their search for a record, look for the sounding of an attitude.

In contrast, there is a kind of picture that alerts us to the ways we ourselves remember, reflect upon, and forecast our changing situation. No matter how often we hear of media documentary as an editorial, even as propaganda, we perceive it as a disembodied product, without any investment of the photographer’s individual consciousness. Of course the image doesn’t need that consciousness to make an impact upon viewers, as might the impersonal depiction of a crime that seems to implicate us all. The sight of it may or may not spur us to action, but it does not raise in us any awareness of how we ourselves process evidence. All photographs mediate reality, but instead of displaying a corporate perspective or ideological dogma external to our beings, some of them —the ones considered here— extend to us an individual regard similar to our own.

When the subject is nature, the regard tends to be solitary. Landscape seems to call upon us to be intimate with ourselves, as if to awaken in us pleasures, memories, or hopes that are not yet acculturated. The meaning of landscape is arguably bound up with an appeal to the illusion that within each of us lies something unshareable and not yet socialized. This is partly because of the ineffability of ungrasped sensations perceived in the far reaches of land under open air and partly because it still pleases North Americans to fantasize about nature not as culture and therefore not as a communal experience. Of course we know very well that the reserve into which we place our ideas of nature is a cultural reserve. But perhaps alone among the developed nations, we can still imagine our actual contact with nature to extend past that reserve, as if there were a frontier we hadn’t yet transgressed. One photographer who knowingly works within that conflict between the imagined and the transgressed is Robert Adams.

Robert Adams, Expressway. Near Colton, California, 1982. From the portfolio Los Angeles Spring © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Off the freeway near Colton, California, Adams climbed an eroded hillock. Fumes, haze, and effluents halate the otherwise graphically silhouetted black-and-white tones of photographs such as this and others he made for his book Los Angeles Spring. While the effects are redundant,the compositions are individually realized, each of them variants in an expanding poetic search. What Adams achieves is a poetry of depredation. In an era of landscape color, the black and white strikes a memorial note, and a curious mournfulness pervades scenes of an otherwise humdrum brutality. It’s not that Adams appears to think tenderly of these undeserving views, but that in capturing them as moments of lonely experience he projects them back into a nineteenth-century landscape tradition and perceives their horizons as seemingly deserted now as they were then. A weariness of view fuses with the freshness of radiant seeing, as if Robert Frank’s vision of a fifties America had blended with the imagery of Carleton Waktins’s post-Civil War Yosemite. Adams shows withered eucalyptus trees, abandoned orange groves, and bulldozed, broken stretches of earth. Having earned his attention, they stay in mind as naturalized forms, lost to a process symbolized by the road or developers’ trails.

In the introduction to The American Space: Meaning in Nineteenth-Century Landscape Photography, Adams writes, “Physically much of the land [the West] is almost as empty as it was when Jackson and Timothy O’Sullivan photographed there, but the beauty of the space—the sense that everything in it is alive and valuable—is gone.” Adams considers the nineteenth-century photographers privileged because the clean skies they saw could illustrate the “opening verses of Genesis about light’s part in giving form to the void.” Their cameras could take their fill of scenes that are now obscured or faded out by an amorphous whiteness against which the reminiscent photographer now has to struggle to describe depth.

Robert Adams, <em>Rialto; Grand Terrace and the Box Spring, California</em>, 1982. From the portfolio <em>Los Angeles Spring</em>  © Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

Robert Adams, Rialto, California, 1982
© Robert Adams, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco

In Los Angeles Spring, that description and the conventionally nostalgic desire that went with it is foiled, leaving us to judge only unkempt things in the foreground. Deep space is equated with a past we cannot restore. Consequently, these recent images evoke a regret about the wealth of information streamed out in the light. They are comparative pictures. They imaginatively comprehend a span of events in which affection for nature must be misplaced if it is to have any object at all.

On the other hand, it is possible to reposition one’s attitude and get enthusiastic over a new though sinister beauty. The ambiguous shallow space of Adams’s southern California becomes very declarative in John Pfahl’s Smoke series, begun in 1988. By using a telephoto lens, Pfahl flattens the billowing, polychromed emissions from factory smokestacks. The subjects are tightly framed and very definitely brought within optical range, but at the cost of disturbing the viewer’s intuitively physical relationship to their space. The telephoto’s seeming intimacy is undermined by its neutralizing vantage; we can neither establish the locale nor gauge the actual depth of the sighting. Quite aside from being the only way Pfahl could have depicted such a noxious phenomenon without choking, he clearly uses his telephoto lens to invite us, suspend us in some unmoored place, and then disquiet us, over and over, by a study of atmosphere ecstatically befouled. During his long career, he has kept us aware of the surface of the image at the expense of its illusive depth (by disposing lines within the scene that read as two-dimensional geometric figures on the picture plane), and he has refused to ground the viewer’s perspective by any kind of introductory ledge. Everything that appears in his work is perceived as if from an indefinite mental space of our own. Yet, in the end, the spectacle of the roseate benzene cloud, visualized in the melted colors of a kind of pastoral sublime, overwhelms our understanding of its evil. This work is too deliberately ingratiating to be critical, even if a crucial comment —a record of dirty clouds— defines its reason for being.

Bethlehem # 16, Lackawanna, N.Y., 1988

John Pfahl, Bethlehem # 16, Lackawanna, N.Y. From the series Smoke, 1988-1989. © 2002 George Eastman House, Rochester, NY.

Perhaps the flaw in such a project as the Smoke series is its need to avoid a condemnation of the obvious. Despite having been enveloped once in benzene vapor, all the photographer has to say—all his irony will allow him to say—about such misamas is that they’re beautiful. We, the victims of such stupendous pollution, are reduced to applauding his artfulness in depicting it! Further, these clouds momentarily take heroic shapes; they belong to a stereotypical genre that celebrates the productivity of factories. Who could be blamed for imagining that Pfahl approved of it? At this particular historical moment, the Smoke series could only be conceived in the United States, when, the general standard of living just beginning to show signs of decline, ecological consciousness is afoot yet significant environmental measures are defeated. Pfahl’s blend of luxuriant estheticism and alienated space has never proved so hollow as when it handles real debasement of the environment.

Yet it was never easy to visualize that danger. Photographers have had an aerial/abstract go at it; they have also adopted an affectless nihilism toward it. Some of them have waxed nostalgic or have been perversely engaging about our common peril. We grant them their expressive resonance. Just the same, at each turn they depended too much on their viewers to contribute their own moral earnestness to the scenography. The diffuse appearances of the terrain —whatever the state in which they were found— do not of themselves strike us with any urgency. We have been schooled to contemplate a pictured landscape far more than to protest loudly in common cause to rescue the screwed up territory it may show. We feel that landscape is “there” for us, and if for any reason we are given country that puts us off, we turn elsewhere. Arcadia, even a sad Arcadia, was inviting. But how are we to be aroused by a spectacle we reject: an American wilderness we ourselves have done in?

That kind of panorama in the West has been addressed by Richard Misrach with increasing vividness throughout the 1980s. To begin, he offers a totally convincing sense of place—the Mohave, the California inlands, the Nevada deserts, over which he has roamed repeatedly. His moment of perception is always the present, gritted in by sandy ochres and limned by sage green, mauve, and blond hues often merging into an exquisite bleached depth, though sometimes reddened by dusk or fires. Misrach lives such moments to their sensory brim without standing on any ceremony. He gives us the feeling that what happens out there in the nominal wild happens for him and to him quite in advance of being filtered through any memory of art.

Other photographers have just as keenly possessed the land through their pictures, disclosing refuges we thought were scarce. There is something enterprising, even sporting, and yet a little sad about their project, for they bring back appetizing views as if they were trophies. Misrach works the flip side of this mode: he camps out in what passes for the remote desert only to show our unexpected hand in it everywhere. He’s a specialist in transmitting drab, and finally bad, news from epic landscapes.

Joe Deal, Backyard, Diamond Bar, CA, from the Los Angeles Documentary Project, 1980, Smithsonian American Art Museum

Joe Deal, Backyard, Diamond Bar, California, from the Los Angeles Documentary Project, 1980. Courtesy Smithsonian American Art Museum.

In 1983, as twilight gathered at Lake Havasu City, Arizona, Misrach evoked the distant twin arches of McDonald’s as a precious beacon in the desert. This was a sensuous epilogue to work done in the 1970s by a group of photographers that included Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal, and Frank Gohlke, who showed the West as a Pop landscape in an important exhibition called “the New Topographics.” Their theme, suburban development as an unexpected vernacular, disgruntled a number of viewers who were put off by the work’s cool, noncommittal style. Actually, matters would not have been improved had the photographers been judgmental, for it was their very choice of such material that provoked. How eye-worthy were the ranch-style houses at the end of a new road, with their lonely tree sprigs, or the mobile-home parks and RV camps, satellite towns at some dry outskirt? Here art reckoned with the decentering caused by a shift in population to the Sunbelt. Arrangements for those middle-class folk who were passing through or who had retired had a provisional look about them —and that look was captured by the New Topographics. But the photographers concentrated so much on an atrophy of community that they didn’t deal with its consequences to the land. Now, in every case their work has darkened in mood as it has explored that land. In Misrach’s book Desert Cantos, that mood has come to flower.

Richard Misrach, Submerged Lamppost, Salton Sea, 1985
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

From the first, one gleans Misrach’s intense interest in the desert as, of all things a social phenomenon. His romanticism may have initially brought him there, but his realism takes over at the actual site. He writes, “One only needs to stand outside a 7-11 at Indio with a cherry slurpy, or dangle one’s legs in a Palm Springs pool in the 105-degree early morning sun to know what is desert.” As the title Desert Cantos suggests, however, he transmits his realism back into a poetic framework that has Dante-esque overtones. Each of the cantos, his photographic chapters, develops a topic: The Highway, The Inhabitants, Survival, The Event, The Flood, and so on. Drawn in by the rocky forms and velvety tones, our normal attachments to things as they are near and distant tend to be reversed. Tiny remnants left by passersby or abandoned works are scattered everywhere and nowhere within awesome perspectives. The boxcars of a long Santa Fe freight train are reduced to lapidary points of scarlet and gray way off in a plain of live scrub. In one canto, The Event, the same endless horizon suddenly takes on a narrative interest, for it tells of the arrival of the space shuttle at Edwards Air Force Base and of the people, colored silhouettes on a blinding flat, who are awaiting it. The Future —a dot in the sky— is about to descend into this immemorial place. Or is it the Second Coming these cowhands, army personnel, and sightseers are about to witness? Biblical parallels are certainly a part of Misrach’s overview of his desert campaign. His notion of The Flood is filled out by the Salton Sea, an utterly still body of water that has inundated telephone poles and swamped a gas station and a kiddy slide. Such limpid scenes have an eerie, unforced beauty that whispers to us of retribution. And he concludes with the Fires, vegetation burnoffs, often uncontrolled in their sweep, which he photographed at such close range as to almost make us feel their scorch.

Richard Misrach, Desert Fire #249, 1985
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

For all their ominousness, however, these crackling vistas are not yet infernal, as are a later group Misrach calls The Pit, and his latest book, the even quieter Bravo 20: The Bombing of the American West. The Pit acts as a dirge to thousands of livestock that died of unexplained or unexamined causes and were thrown into remote Nevada dumps. Their hooves and hinds protrude from the silt like so much refuse. The burnoffs provided a startling new subject for Misrach’s photography; his dead animal pictures amount to a scathing political exposure.

Richard Misrach, Dead Animals #327, 1987
© Richard Misrach, courtesy Fraenkel Gallery, San Francisco, Pace/MacGill Gallery, New York and Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles

Yet both subjects are treated with a caressive regard that is eloquently incongruous. A tension is set up between the magnitude of the description, the physical presence of large prints, and the dread of their subjects —disgorged, as it seems into our own space, from which we are not meant to escape. Hitherto, his attitude toward the desert was one of almost anthropological curiosity, and we were cast as wayfarers there with our guide, who saw with real opulence. Presently, he maintains his vision and takes us into a holocaust.

Roger Fenton, The Valley of the Shadow of Death, 1855.
Source Wikipédia CC-BY

Misrach was not the first to discover the devastation wrought at Bravo 20, the United States Navy’s bombing range in Nevada, nor the first to learn that it had all been illegal for more than twenty years. The worst kinds of violence had been committed there, to the deafening accompaniment of supersonic jets. He happened upon the place in his travels, joined the activists who had come in to resist the military, and made his reflective pictures of the scenery. They show a cratered landscape, barren of all but the most stubborn plant life, yet littered with thousands of bombs and shells. These photographs inadvertently recall Roger Fenton’s pictures over 140 years ago of the Crimean battlefields, strewn with cannonballs that resemble the feces of some obscene metal bird. But Bravo 20’s ready-made quality as a moralized landscape lies in the fact that it is not a battlefield but a practice zone. Misrach has no trouble in revealing how a macho culture has literally vomited all over the very same environment that in yesteryear it had held up as the territory of its heroic aggressions. Because they show the results of the United States military purposefully at work rather than just one of its accidental by-products. Bravo 20’s wastes are even more demonstrative than those pitiable animals brought down by chemical or radioactive taint.

The economy of the tacky developments out in the western drylands —the dreck —is deeply entwined with our militarism. The people of Fallon, Nevada, though terrorized by the noise, were loath to protest the armed forces’ usurpation of their nearby ground because it brought revenue into their town. It seems as if we have extreme difficulty either in adapting ourselves to nature or protecting it from us. In speculating along these lines, Misrach has never argued for anything so radical as removing people from the land. But he has proposed that Bravo 20 be turned into a national park as the country’s first environmental memorial. Sightseeing routes within it would be called “Devastation Drive” and “Boardwalk of the Bombs”— apt names for a horizon that deserves to be considered prodigiously wrong.

Max Kozloff

This essay was published for the first time in “Lone Visions, Crowded Frames: Essays on Photography” by Max Kozloff, The University of New Mexico Press, 319 pages, 1997.

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« Bye, Bye Black Girl »: Lorna Simpson’s Figurative Retreat, by Huey Copeland [EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/08/bye-bye-black-girl-lorna-simpson-en/ Mon, 05 Aug 2013 12:31:58 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=14166 Version française — This article was first published by the College Art Association in the Summer 2005 issue of Art Journal, Vol. 64, No. 2, pp. 62-77 One. In 1989 Lorna Simpson made Guarded Conditions. It depicts a black woman in a simple shift and sensible shoes with equally sensible neck-skimming braids, her body rendered[.....]

L’article « Bye, Bye Black Girl »: Lorna Simpson’s Figurative Retreat, <br/>by Huey Copeland <small>[EN]</small> est apparu en premier sur le magazine.

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Version française

This article was first published by the College Art Association in the Summer 2005 issue of Art Journal, Vol. 64, No. 2, pp. 62-77

One. In 1989 Lorna Simpson made Guarded Conditions. It depicts a black woman in a simple shift and sensible shoes with equally sensible neck-skimming braids, her body rendered in three subtly mismatched images whose serial iteration proposes an endlessly expansive repetition. Yet among the six versions presented of this antiportrait 1, differences obtain between one seemingly identical set of Polaroids and the next, as if to register the model’s shifting relationship to herself. Feet are shuffled about; hair gets ever-so-slightly rearranged; and in that middle row of photographs, the right hand alternately embraces, then caresses the left arm, echoing the rhythm of the words « sex attacks skin attacks », which caption the prints.


Lorna Simpson, Guarded Conditions, 1989. Eighteen color Polaroid prints, twenty-one engraved plastic plaques, seventeen plastic letters. 91 x 131 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson




In the more than fifteen years since its September debut at New York’s Josh Baer Gallery, this work has been frequently exhibited and reproduced ad nauseum. Indeed, its now-familiar reliance on the provocatively chosen phrase and the trope of the Rückenfigur to interrogate the visual production of the black female body made it an emblem —both for Simpson’s practice of the late 1980s and early 1990s and for the contested cultural terrain in which her art was entrenched. 2 As such, Guarded Conditions has been taken up by writers of various intellectual stripes, though in attempting to make sense of its matter-of-fact yet recalcitrant presence, they have time and again seized on external referents to clarify the artist’s import.

Right off the bat, in a December 1989 review, an art critic described reading a newspaper article about the brutal beating and rape of a black woman by two white security guards the day before he saw the photo-text in question. « The coincidence of the newspaper story and the piece in the gallery, » he contends, « revealed how Simpson’s work comments on the often ugly facts of life without simply reporting them.” 3 Guarded Conditions is introduced here as a studied refraction of the real; not dissimilarly, for a curator writing three years later, it would become a double-sided metonym of racial sufferance. By her lights, the woman’s isolated body invokes « slave auctions, hospital examination rooms, and criminal line-ups, » while the duplication « of the turned-back figures … calls up images of those women who stand guard against the evils of the world on the steps of black fundamentalist churches on Sunday mornings.” 4 Differently mining the same vein in 1993, a feminist performance theorist deemed the work a gesture of defiance, and in looking toward it, she, too, looked away, this time to Robert Mapplethorpe’s Leland Richard of 1980. « Whereas for Mapplethorpe the model’s clenched fist is a gesture toward self-imaging (his fist is like [the photographer’s] holding the time-release shutter), [for Simpson], the fist is a response to the sexual and racial attacks indexed as the very ground upon which her image rests.” 5

Robert Mapplethorpe. Leland Richard, 1980. Gelatin silver print. 20 x 16 in. (50.8 x 40.6 cm). © Courtesy The Robert Mapplethorpe Foundation. Courtesy of Art + Commerce Anthology.

Robert Mapplethorpe. Leland Richard, 1980. Gelatin silver print. 20 x 16 in.
©The Robert Mapplethorpe Foundation. Courtesy of Art + Commerce.




Each of these interpretations succeeds, I think, in expanding the allusive scope of the work, yet in every instance, the off-frame scenarios that the artist courts through her use of language, but just as assiduously refuses to picture, are privileged as the loci of meaning. 6 Guarded Conditions thus comes to us as a collection of iconographic details—the position of a hand, a row of sentinels, or simply the specter of black woman as victim—each unleashing a chain of associations presumed endemic to black female experience. Such readings, regardless of their authors’ intentions, effectively curtail the address of Simpson’s art in neglecting to examine closely not only what she gives us to see but also how she would orient us toward it, since even her refusal is surely meant to solicit our engagement.

What is it, then, to stand before Guarded Conditions? To encounter an image of the human body presented on a scale slightly greater than our own and in a posture not dissimilar to one we might adopt as viewers? What is it to face a figure embedded in a frame whose overall shape reinforces a gestalt, even as its bars enact an almost surgical division of the woman pictured? Does the fragmentation of her body undo any sense of corporeal affinity we might feel, and so foreclose the possibility of identification? How, in other words, does Guarded Conditions aim to interpellate, and so place us? Is the model’s placement before a white studio backdrop meant to remind us of our own framing within the white cube of artistic consumption? As she is frozen in an indeterminate space, on that nondescript platform, are we moored to the imaginary point projected by those telescoping lines of « attacks »? How are we to account for the frantic interchange between word and image, which resembles not so much a shuttling as an induction into the regimes of violence that plague the woman before us? Are we victims? Accomplices? Or mere witnesses to a series of unseen transgressions, allowed to examine the site this woman occupies, but unable to enter it given our ever-belated relation to the photographic?

What I want to argue, in the lines that follow, is that to stand before Guarded Conditions is to be suspended between repetition and difference, the visual and the sensate, the particular and the universal—those fraught intersections, which have persistently animated Simpson’s analysis of how representation stops up the significatory flow of black female subjectivity. And in this work, it is perhaps first and foremost to be caught belatedly, while standing behind that figure, while following the black woman, here as elsewhere, in a relation of historical posteriority. For as Toni Morrison remarked in a conversation with cultural critic Paul Gilroy published in 1993:

From a woman’s point of view, in terms of confronting the problems of where the world is now, black women had to deal with « post-modern » problems in the nineteenth century and earlier. These things had to be addressed by black people a long time ago. Certain kinds of dissolution, the loss of and the need to reconstruct certain kinds of stability. Certain kinds of madness, deliberately going mad… « in order not to lose your mind. » These strategies for survival made the truly modern person. 7

As the target of both skin and sex attacks, a cipher of negation twice over, the black woman in Morrison’s words and in Simpson’s photographs foresees the ravages of modernity—the loss of a symbolic matrix, the alienating effects of capital, the shattering of the subject—that have only escalated in her precipitous wake. 8 This figure’s « guarded conditions, » then, are very much our own, whether in the « post-modern » terms of 1989 or the « postblack » ones of 2005. It is just a matter of time before we are each called on to assume her position. 9


New York Newsday, September 19, 1990. Photograph: Ari Mintz. © 2005, Newsday.




Two. This is what the artist looks like. She is thirty years old, featured on the front page of the arts section of a daily newspaper, standing warily before 1989’s Untitled (Prefer, Refuse, Decide).The date is September. We can make out the grain, the millions of little dots that constitute Simpson, her work, and the space they occupy. The data offered up by the dot matrix, however, is more or less superfluous, 10 since it is the caption that tells us everything we need to know, that the artist figured here is at the center of things precisely because of her relegation to the margins, and according to its author, Amei Wallach, there is no better place to be in the fall of 1990: “This year, outsiders are in… And lots of museums, galleries, magazines and collectors are standing in line to seize the moment with artists whose skin colors, languages, national origins, sexual preferences or strident messages have kept them out of the mainstream. Say it’s about time, blame it on guilt, call it a certificate of altruism for the living-room wall. Whatever, Lorna Simpson fits the bill.” 11 Indeed, she did: the first black woman ever to be chosen for the Venice Biennale; the subject of a segment on the PBS/BBC arts program Edge; and at the time, one of a handful of African-American artists able to parlay exposure at institutions like the Jamaica Arts Center in Queens into inclusion at a mainstream gallery in Soho. 12 Simpson’s fortuitous rise was taken to augur the beginning of the end of white patriarchal exclusion, the absolute other now given her « place in the sun »: representation in the age of representativeness. 13


Lorna Simpson, Three Seated Figures, 1989. Three color Polaroïd prints, five engraved plastic plaques. 30 x 97 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson



Of course, such representation is never without its price, and as the mascot for a brand of specious multiculturalism, Simpson was expected to speak tirelessly of and for her oppressed sisters, and in the idiom that had already become her signature. Wallach, taking her cue from pieces such as Three Seated Figures of 1989 and Twenty Questions (A Sampler) of 1986, thus concludes that Simpson’s art is « about what a tangled and terrifying thing it is to be a black woman. But her methods come straight out of the mainstream, museum-accredited white art world.” 14 This pronouncement, while rather baldly put, is entirely symptomatic in its emphasis on the perceived tension in Simpson’s work between form and content, what Art in America critic Eleanor Heartney identified one year earlier as « hot subject matter » approached with « apparent detachment.” 15 Here is how she concluded a review of Simpson’s first exhibition at Josh Baer: « Drained of surface passion and tending toward an elegantly minimalistic style, [her] art sometimes runs the risk of being too understated… But when her anger and pain boil just below the surface, [her] restraint serves to magnify the intensity of her message.” 16


Lorna Simpson, Twenty Questions (A Sampler), 1986. Four gelatin silver prints mounted on Plexiglas, six engraved plastic plaques. Each print 24 in. diam. Collection Salon 94, New York. © Lorna Simpson



What these and myriad other voices attest to is a critical tendency at once more blatant and more insidious than the overdetermined image association that characterizes even object-oriented analyses of Simpson’s practice. More blatant, because no bones are made about conflating one work with another, and all of them with their maker, whose representative status elicits a well-worn caricature of the black subject: enraged by her victimization, frustrated by her corporeal and political lack, yet still willing to commodify her people’s suffering for the mortified pleasure of white audiences. More insidious, I think, is how such assessments applaud the artist’s efforts as successful exercises in self-discipline: the screaming horror of black female being reined in and made palatable by the Minimalist grid, its sublimatory force just enough to make black life over into the stuff of high art.

In these accounts, it is as if those two terms were by definition disjunctive, the very notion of « African-American art » somehow oxymoronic. Say it’s a « negative scene of instruction, » blame it on « art world racism,” 17or call it the « quiet confrontation » school of criticism, to repurpose an epithet used to describe the work of Simpson, Glenn Ligon, or any number of black artists, their visual tactics considered merely up-to-the-minute « white methods » for the expression of an ever-static “black experience.” 18 The funny thing is that as the art establishment discursively reproduced the sorts of ossification that Simpson’s art put under pressure, numerous critics simultaneously claimed her as part of a dramatic shift within African-American cultural production, one occasioned by « the end of the innocent notion of the essential black subject » and doubtless spurred on by recent conceptualizations of the hybrid one. 19 In fact, relatively early on she was counted among the ranks of a « postnationalist, » « postliberated » cadre of practitioners able to navigate seamlessly between « black » and « white » worlds: a generation whose emergence Village Voice critic Greg Tate had announced back in 1986, and in terms that both revise and anticipate other media-savvy ploys aimed at putting blackness squarely in the center of things:
These are artists for whom black consciousness and artistic freedom are not mutually exclusive but complementary, for whom « black culture » signifies a multicultural tradition of expressive practices; they feel secure enough about black culture to claim art produced by nonblacks as part of their inheritance. No anxiety of influence here—these folks believe the cultural gene pool is for skinny-dipping. Yet though their work challenges both cult[ural]-nat[ionalist]s and snotty whites, don’t expect to find them in Ebony or Artforum any time soon. Things ain’t hardly got that loose yet. 20


Lorna Simpson, Easy fo Who to Say, 1989. Five color Polaroïd prints, ten engraved plastic plaques. 31 x 115 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson




Three. A, E, I, O, U. The second edition of Webster’s New International Dictionary of the English Language defines a vowel as « a speech sound uttered with voice or whisper and characterized by the resonance form of the vocal cavities, » its enunciation requiring a postural opening of the body that is countered in Simpson’s Easy for Who to Say by the image of the vowel, which effects a figural closure. Though the letters concealing the model’s face intimate a multiplicity of subject positions she might occupy—adulterer, engineer, ingenue, optimist, unflinching—such musings are cut short by the matching red words marching beneath the pictures. « Amnesia, Error, Indifference, Omission, Uncivil »: these would place her outside the realm of subjectivity altogether. Ironically, the « I » still claims pride of place here, bucking the chain of equivalences intrinsic to language in order to center the work and our attention on that most basic of self-assertions, now made by a « self » that is tenuously present at best.

In this work, the meaning of the letter, like the orientation of the subject, is understood as fundamentally unstable yet always susceptible to reifying impositions. Easy for Who to Say thus stages the difficulty of rendering the black female body—that site of invisibility and projection so firmly fixed within the American cultural imaginary—while also maintaining the haunting sense of absence that is constitutive of identity as such. As Judith Butler argues in a recent commentary on the work of theorist Ernesto Laclau, no particular identity can emerge without foreclosing others, thereby ensuring its partiality and underlining the inability of any specific content, whether race or gender, to fully constitute it. This « condition of necessary failure … not only pertains universally, but is the ‘empty and ineradicable place’ of universality itself.” 21


We might say, then, that Easy for Who to Say aims for a « restaging of the universal »: if the words limning the photographs point up the ways in which black women have historically been denied its coverage, then the effacement of the figure underscores that the identity of this black woman can never be entirely accounted for given the structural incompletion she shares with all subjects. In the process, Simpson performs an act of « cultural translation, » critiquing the racism and sexism of previous universalisms by contaminating them with the very identity on whose abjection they were predicated. 22


Lorna Simpson, Necklines, 1989. Three gelatin silver prints, two engraved plastic plaques. 68,5 x 70 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson



In a 2002 reading of Necklines, critic Teka Selman suggested that such acts are at the core of the artist’s procedure, « help[ing] us to recognise that representation might not be a true representation of ‘the real’; instead it is truly a re-presentation or a translation of subjectivity, and in that translation, something is lost.” 23 And also gained. What we witness in Easy for Who to Say, as in Necklines, is a method whereby the peculiarities of one person’s body—in both cases that of Diane Allford, photographed in 1989—become the pattern on which the work is modeled: the fall of her braids and the tilt of her head determine the shape of a vowel, beautifully delineated collarbones draw us toward the neck. 24 One Diane after another, she sets the scale for the « black woman, » the « human, » her contours disrupted, and her subjectivity translated in order to speak of histories that are and are not her own.


Four. Sometime around the end of 1992, so the story goes, the figure slowly began to disappear from Simpson’s art. 25 Or, at least, its absence could be neither explained as a logical extension of her established themes, as was the case with 1990’s 1978-1988, nor dismissed as a negligible aberration from them, as evidenced by the critical vacuum that swallowed up an untitled gem of 1989. Suddenly adrift without the exegetical anchor of the black female body and now confronted with wishbones, candles, and all manner of increasingly sculptural synecdoches for its presence, several commentators explained Simpson’s apparent about-face through a reversal of the terms previously applied to her practice. On encountering the likes of 1993’s Stack of Diaries, critic David Pagel opined that the work was no longer about « sociological issues, » but « wide-ranging aesthetic » ones, that « seduction, » rather than « confrontation, » was its mode, and that Simpson now spoke in « whispers » instead of « declarations. » In the final analysis, Pagel found this new art considerably less effective, much « too bland and generic » when compared with the « biting energy of [her] earlier photographs.” 26


From top to bottom: — Lorna Simpson, 1978 – 1988, 1990. Four gelatin silver prints, thirteen engraved plastic plaques mounted onto Plexiglas. 49 x 70 in. — Lorna Simpson, Stack of Diaries, 1993. Photo-sensitive linen, steel, and etched glass. 81 x 28 x 18 in. — Lorna Simpson, Untitled, 1989. Two gelatin silver prints, two engraved plastic plaques. 30 x 16 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson

Curator Thelma Golden, doubtless aware of how such readings could easily mutate into backlash, took the completion of the multipart video installation Standing in the Water as an occasion to air her own views on this unexpected turn of events and, ultimately, to put the question on everyone’s mind to the artist herself. « The figure, your colored, gendered figure, seems to have moved out of the work. Our colleague Kellie Jones, our homegirl, art historian, and curator, and I have only half jokingly referred to this shift by titling the new piece ‘Bye, Bye Black Girl…’ 27 But I think I understand this shift…. By denying viewers a figure are you disallowing them a place to ‘site’ the issues so specifically, as you have similarly denied access to a face in the past?” 28


Lorna Simpson, Standing in the Water, 1994. Three serigraphs on felt panels, each 60 x 144 in., two video monitors, each 2 x 4 in., ten etched glass panels, each 12 x 12 in., sound. Overall dimensions variable. Installation view, Whitney Museum of American Art at Philip Morris, New York.


Simpson’s reply? « Not really…. I am just trying to work through these issues without an image of a figure. My interest in the body remains. The text in this piece refers to both political and personal concerns.” 29 Among the concerns enumerated in the lines scrolling down the work’s two small monitors over suitably aquatic images, were the plight of enslaved Africans who jumped ship, « the promise of showers » held out to Jews on their way to the camps, and the memory of the artist’s « first time pissing in the ocean. » Anticipating, and in a sense perceptually priming the spectator for such evocations, were a sound track of water effects and three five-by-twelve-foot lengths of felt printed with pictures of the sea. These were surmounted by glass squares, each featuring the same photograph of a pair of shoes, yet etched differently to mimic varying degrees of submersion. 30 By January of 1994, when Standing in the Water opened at the Whitney Museum at Philip Morris in New York, these were the sole traces of the body that had guided Simpson’s art and would continue to haunt it.

As hardly needs saying, Golden and Jones’s collegial quip was hardly emblematic of the larger critical reaction that greeted Simpson’s retreat from and of the figure, though by 1995, with greater distance from the salad days of multiculturalism, commentators on her latest body of work, the Public Sex series, could now speak to visual and historical nuances that had previously escaped them.


Lorna Simpson, The Park, 1995. Serigraph on six felt panels. 67 x 68 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson


Lorna Simpson, The Park, 1995 (felt text panel)



Indeed, again printed on felt, and as usual paired with text, these gridded serigraphs seemed to invite such scrutiny, their panoramic scale calling up cinematic narratives, their lustily rendered surfaces rhyming with the clandestine activities they hinted at only to occlude. Heartney, for one, welcomed this departure, seeing pieces like The Park as grandly metaphorical in tone and broadly inclusive in address: « Race, previously one of Simpson’s dominant themes, is played down here … [and] the works evoke a more universal sense of melancholy.” 31 Most critics, however, were markedly less sympathetic, suggesting, as did Robert Mahoney, that « Simpson once again toys with gaps in the way we assign meaning to hot topics, but the idea has been attenuated by her dull-is beautiful approach.” 32

What is most instructive, if perplexing, about these responses is that the banishment of the figure seemed to compel a sharp bifurcation of Simpson’s critical project: one either lauded her « new-found » interest in the universal or judged the work deficient without the discursive meat of identity politics. Yet if anything, I would counter, her practice has consistently worried over the status of the body and the consequences of its divergent modes of self-perception for the constitution of the black female subject. As theorist Kaja Silverman argues in The Threshold of the Visible World, each of us comes to apprehend ourself as a self not only through the jubilant encounter with our own reflected image that Jacques Lacan famously recounts in « The Mirror Stage » but also, as psychoanalyst Henri Wallon maintains, through the sum of our physical contacts with the world, resulting in an apposite bodily identity that is keyed to tactile, cutaneous, and erotogenic sensation. Silverman terms these two schemas the visual imago and the sensational ego, respectively, and though they are always initially disjunctive, their later disalignment « does not seem to produce pathological effects.” 33 It is tempting, then, to reinforce the apparent fissure in Simpson’s art in the language Silverman provides, supposing that, say, Guarded Conditions, in its ruthlessly frontal presentation of the bodily image, dwells on the first register, and that The Bathroom, a 1998 addition to the Public Sex series, occupies the second.


Lorna Simpson, The Bathroom, 1998. Serigraph on four felt panels with one felt text panel. 52,5 x 52,5 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson.


Lorna Simpson, The Bathroom, 1998 (detail, felt text panel)



To do so, I think, would be to miss the point, since it is the troubled coexistence of these modes that is at issue in Simpson’s art, the one continually qualifying, undermining, and preying on the other. Listen to how she slyly captions the later work: « There were five stalls. In the second stall there were three legs. » Those intertwined bodies only revealed themselves to the narrator as an odd three-legged, two-backed beast, necessitating the translation of appearance into the grammar of bodily relations, though even this account affords little descriptive pull with the image itself, which metastasizes the rift between vision and touch in the elaboration of subjective experience. Here, the proliferation of light-catching surfaces—of mirrors, tiles, and doors—engenders a volley of reflections thrown into doubt by the intransigent blur of the very material on which they are printed: we are left in The Bathroom with felt and fantasy after the photographic fact. Now look again to Guarded Conditions, to the model’s shifting contact with herself; her registration of postural integrity, of corporeal « ownness, » is at odds with the disarticulation of her image perpetrated by the grid: there, too, we encounter the remnants of a scene accessible to our gaze and subject to our projection, but incapable of telling us more than half the story.


Lorna Simpson, The Bed, 1995. Serigraph on four felt panels with one felt text panel. 72 x 45 in. Courtesy the artist and Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson.




Lorna Simpson, The Bed, 1995 (felt text panel)



Two sides of the same coin, these works emphasize the slipperiness of our grasp on the world by holding open the perceptual gap that some inevitably navigate with greater ease than others. As Silverman reminds us, and as Frantz Fanon teaches us, it is the specular malediction of the black subject 34 not only to recognize this disjuncture but also in a certain sense to inhabit it in order to preserve the bodily ego from the deidealizing images of blackness that litter the cultural landscape and cling to black skin. « I am given no chance, » he tells us. « I am overdetermined from without. I am the slave not of the ‘idea’ that others have of me but of my own appearance.” 35 In the text lying alongside The Bed, in language as politely arch as it is « brilliantly annoyed,” 36 Simpson tells us what it means on one evening, at one hotel, to be so « overdetermined from without, » marking how the syntaxes of color, class, and privilege at once disrupt and define what we know to be properly ourselves. « It is late, decided to have a quick nightcap at the hotel having checked in earlier that morning. Hotel security is curious and knocks on the door to inquire as to what’s going on, given our surroundings we suspect that maybe we have broken ‘the too many dark people in the room code.’ More privacy is attained depending on what floor you are on, if you are in the penthouse suite you could be pretty much assured of your privacy, if you were on the 6th or 10th floor there would be a knock on the door. » Contrary to the critics, it is this disembodied voice, alive to the rhetoric of appearance, attuned to the actualities of desire, and everywhere evident in the Public Sex series, that returns to entice us, asserting the presence of one black woman who remains even as her figure is ghosted away.


Kiki Smith, Pee Body, 1992. Wax and glass beads. 27 x 28 x 28 in. Installation dimensions variable. © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery. Photograph courtesy Pace Gallery




Five. « The thing I think I have the most difficulty with … is the thing about the black figure … how much ‘politicized’ space this figure takes up. For instance, Kiki Smith does works about the body; she can do a sculpture out of resin or glass, it’s kind of this pinkish Caucasianish tone, and her work is interpreted as speaking universally about the body. Now when I do it I am speaking about the black body…. But at the same time, this is a universal figure …” 37

What I have been trying to get at over the course of these « mannered observations » 38 is simply this: that despite its implicit deconstruction of the particular and the universal, the visual and the sensate—those notions so central to the claims of any aesthetic enterprise—Simpson’s work often found itself policed by them, outpaced by a racial specter that would empty the subject of all content save for that projected on its surface. Until, that is, the black female body became as phantasmic in her art as it was effectively imagined in the discourse that preceded it. That art—recursive, repetitive, and apace with its own historicity—thus pinpoints a posture of belatedness that has consistently animated the « changing same » of African-American culture, because as Guarded Conditions makes clear, it is ever our lot to be captured in the darkling wake that renders the black subject, now as then, irremediably « postblack. » 39 We can only apprehend the complexities of Simpson’s oeuvre, I want to argue, its relation to the « political, » its strategic lapses and capitulations, by coming to grips with the imbrication of « black » and « white, » that infernal pairing, which not only forms the ground on which « African-American art » is predicated but also deforms the meaning of modernity itself. Of course, as no one needs reminding, things ain’t hardly got that loose yet.

Huey Copeland, 2005 [revised 2013]

Homepage : Lorna Simpson, Untitled (Prefer, Refuse, Decide), 1989. Courtesy the artist & Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson



This paper derives from a talk delivered at the 2004 College Art Association annual conference. That talk, my initial stab at thinking about Simpson’s practice, was part of a panel organized by Darby English, entitled « Representation after representativeness: Problems in ‘African-American’ Art Now. » Thanks go, then, to English for including me in that conversation, as well as to Naomi Beckwith, Gareth James, Glenn Ligon, Eve Meltzer, and Alexandra Schwartz for their incisive comments on earlier drafts of this text, which could not have been realized in its present incarnation without the tireless (and cheerful) assistance of Amy Gotzler at Sean Kelly Gallery, New York. My research was also importantly aided by ACLS Fellowship support with funding from the Henry Luce Foundation. Above all, thanks to Lorna Simpson for her generosity, encouragement, and continually challenging example. My first book, which revisits and expands his thinking on Simpson among others, is Bound to Appear: Art, Slavery, and the Site of Blackness in Multicultural America, forthcoming October 2013 from the University of Chicago Press.

Huey Copeland (Ph.D., History of Art, University of California, Berkeley, 2006) is Director of Graduate Studies and Associate Professor in the Department of Art History at Northwestern University (Evanston, IL, USA), with affiliations in the Department of African American Studies and the Program in Gender and Sexuality Studies. His work focuses on modern and contemporary art with emphases on the articulation of blackness in the American visual field and the intersections of race, gender, and sexuality in Western aesthetic practice broadly construed. A regular contributor to Artforum, Copeland has also published in Art Journal, Callaloo, Parkett, Qui Parle, Representations, and Small Axe as well as in numerous edited volumes and international exhibition catalogues, including the award-winning Modern Women: Women Artists at the Museum of Modern Art.


References[+]

L’article « Bye, Bye Black Girl »: Lorna Simpson’s Figurative Retreat, <br/>by Huey Copeland <small>[EN]</small> est apparu en premier sur le magazine.

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Abigail Solomon Godeau: « Mistaken Identities » http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/08/abigail-solomon-godeau-mistaken-identities-en-2/ Fri, 02 Aug 2013 15:09:47 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=16227 This essay was first published in the catalogue of the exhibition « Mistaken Identities », produced by The University Art Museum, Santa Barbara, California, USA, 1992.

L’article Abigail Solomon Godeau: « Mistaken Identities » est apparu en premier sur le magazine.

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[FR]

The movement for change is a changing movement, changing itself, demasculinizing itself, de-Westernizing itself, becoming a critical mass that is saying so in many different voices, languages, gestures, actions: It must change; we ourselves can change it.
We who are not the same. We who are many and do not want to be the same
.
Adrienne Rich, « Notes toward a Politics of Location » 1



Jimmie Durham

Fig. 1
Jimmie Durham, New Clear Family, 1989
Wood, bronze, beads, rope, paint, mixed materials
19 dolls, each approx. 18H; overall approx. 86 x 52 in. Courtesy of the artist, Museum van Hedendaagse Kunst, Anvers, and Christine König Galerie, Vienna © Jimmie Durham




The impact on the visual arts of what is generally—if vaguely—termed the multiculturalist debate has been profound. Its effects are manifest discursively as well as institutionally, locally as well as internationally; they can be gauged by an increasing amount of critical writing and media coverage as well as by a growing number of exhibitions organized around multiculturalist themes. Even more significant has been the emergence of dozens of artists who have made questions of racial, ethnic, or sexual identity central themes in their work. Mistaken Identities and its catalog are thus meant to participate in a discourse that is as much political as cultural. Unlike earlier debates around postmodernism in the visual arts, multiculturalism cannot be detached from political actuality here and abroad, including the current cataclysms of ethnic and national strife, the ongoing struggles for empowerment by people of color, and the frightening upwellings of racism and xenophobia.


Where postmodernist art theory fostered a heightened awareness of the politics of representation, feminism and multiculturalism have quickened and mobilized those politics. This has been accomplished by anchoring relatively abstract analyses of power and ideology to their concrete and material effects, particularly as these act upon or are experienced by subaltern (that is to say, subordinated) subjects. Broadly speaking, postmodernist theory has examined the theoretical construction of the Other in at least three overlapping forms: as an internal split in the subject, as the feminine Other of sexual difference, and as the Third World or diasporic Other—the “new” subject in history. However, it is feminism and multiculturalism that represent the lived subjectivity that postmodernism theorizes, the voices of those others. And while feminism and multiculturalism obviously have their academic incarnations, they are never only academic because they are also root and branch the expressions of political struggle. Within this struggle, culture—in both mass and elite forms—can be an important site for contestation and intervention.


Having said that, however, it is necessary immediately to add that multiculturalism in the arts—like the subject of identity itself—is by no means a self-evident or consensual concept. For example, is multiculturalism in the visual arts to be understood as a renewed version of cultural pluralism, a means by which the previously excluded gain entrance to the art—world emporium? Is it thus reducible to a politics of assimilation of what was previously euphemized as “minority” art? If this is so—if multiculturalism is taken to mean the assimilation of cultural difference to mainstream art culture—then it evades the more profound implications of its own critique. Which is to say that the significance of the multiculturalist debate does not so much lie in its recognition of diversity and difference per se, but in its consideration of differences, both in their historical specificity and in terms of the power relations in which they are moored.


The U.S. has always been a multicultural—and multiracial—society. Historically, this incontrovertible demographic fact has been framed within assimilationist models by which, for example, the singularity of the African-American or Native American experience has been incorporated (and simultaneously deracinated) within the model of European immigration. The pluralist acknowledgement of “diversity” has thus functioned to sidestep considerations of race and racism, to neutralize difference, just as it has blurred the distinctions between immigration, slavery, and the destruction of America’s indigenous populations.


One legacy of the political and social movements and struggles born (or reborn) in the crucible of the ’60s was to forever dispel the myth of the melting pot and its attendant fantasies of automatic assimilation. E pluribus unum, as it says on the dollar bill, has not only failed as hopeful prophecy, but been revealed as ideologically complicit in strategies of repression and erasure. Who or what is this “one” to be forged out of many? If, in our darkening fin-de-siecle, we see everywhere the conflicts and claims of difference, it must be acknowledged that all of our routinely-named distinctions—white/black, man/woman, straight/gay, plus all the hyphenated designations within nation and culture—are permeated with a violence that both underpins and ratifies their hierarchy. Insofar as it is always the second term that is “marked” as secondary, it necessarily follows that the mark of difference has been the inescapable burden of the Other. 2 From this recognition arises the politics of difference, be it a politics of affirmation (“Black is Beautiful,” “Gay Pride”) or a politics of opposition (“No justice, no peace”).


What therefore distinguishes the multiculturalist paradigm in its contemporary formulations is its reevaluation of constitutive differences and the dominant culture’s relation to them, and its raising of political and ethical questions about the role and consequences of these various differences within American (and by extension, European) life today.


Within this more politicized formulation, multiculturalism in the arts becomes not merely a question of who is doing the producing, but how that production relates to both art culture and culture at large. If multiculturalism in the arts is taken to mean a more activist, interventionist, and critical mobilization of the term “multiculturalism,” it is then crucial to understand how “minority” or multicultural art production actually functions, and how it positions itself in relation to dominant modes of expression and ideology. In this case, it becomes important to retain the concepts and intentions of critical practice, encompassing its composite lineage in twentieth-century avant—gardes and Frankfurt School theorizations, as well as its most recent formulations within postmodernist cultural theory. This more politicized model of multiculturalism in the visual arts exceeds pluralism in both its political and aesthetic definitions, and it is this more politicized inflection of the term that has underpinned the organization of Mistaken Identities.


In contrast to the committed pluralism of such important exhibitions as the 1990 The Decade Show, or the 1991 Interrogating Identity, Mistaken Identities presents a range of art production in which the political aspects of multiculturalism are embodied in critical practices concerning the ways that identity—racial, ethnic, or sexual—is imposed, projected, or fantasized. Such work fulfills Baudelaire’s now hoary dictum, “il faut être de son temps” (“It is necessary to be of one’s time”) in its strongest sense; that is, it addresses itself to the urgent issues of the contemporary moment. In this, it performs one of the most serious functions of art, a function that might be described as thinking historically and in visual form about the present.


Whether celebrated or deplored, the ubiquity and prominence of the multicultural debate is closely tied to contemporary debates about identity. Conversely, debates about identity and the emergence of identity politics are inseparable from debates around multiculturalism. Furthermore, the very act of examining how identity is constituted opens onto the realm of the political, for insofar as certain identities entail subordination and others dominance, the task is one of intervention as well as analysis.



Lorna Simpson

Fig.2
Lorna Simpson
H.S., 1992
Two color polaroïds with engraved Plexiglas, 40,5 x 20,5 in.
Courtesy of the artist © Lorna Simpson



That the concept of identity should have emerged as a central theme for artists in the past fifteen years or so is itself a vastly overdetermined development. On a global stage, the frame of postcolonialism, the formation of new nations and subjectivities, the radical dislocations and traumas caused by multinational capitalism, the cultural transformations metastasized by new communication technologies all operate to refigure and refashion identities, both collective and individual. Far from being an abstraction or the limited province of the personal, identity is now more than ever a motor of history, a fulcrum of crisis. It is this Janus face—both a lever of emancipation and enfranchisement (as in the struggles for national liberation in India, Africa, Algeria, Indochina, the socialist revolutions in Cuba and Nicaragua) and a contributing factor in the lethal whirlwind reaped in ongoing civil wars—that makes any consideration of identity as such so difficult. If the internationalist ideals of nineteenth-century socialism, or of the secular and religious peace movements of the twentieth century seem currently moot, it is perhaps more than ever necessary to confront the issue head on.


Nonetheless, it is important to establish thespecificity of the issues given form in Mistaken Identities and the contexts in which the art has been produced. For if indeed it is the case that the claims, contestations, and conundrums of individual and collective identity are everywhere manifest on the American scene, it by no means follows that “identity” in art or in life is either a simple or uncontested concept. We are in any case far—in time and in belief—from the putative universals and transcendent claims of modernist painting and sculpture. We are all inhabitants of a world of difference, the world of the postcolonial, post-Cold War, postmodern subject. The critical recognition that this subject is marked and shaped by race, by class, by gender, imprinted by histories that make him or her a beneficiary or victim of the existing world order, is the beginning of a recognition that the elision of difference is neither desirable nor, for that matter, possible (figs. 1 and 2). In this respect, and notwithstanding invocations of our common humanity, the artists who construct their Work in recognition of the claims of difference are necessarily operating within the sphere of the political.


Postmodern theory has itself contributed to the theoretical formulations around multiculturalism and identity, serving, for example, to foster the exploration of identity as a prime object of artistic investigation. Furthermore, postmodernism’s focus on subjectivity—its formation in culture and language and/or its historical crisis—has evolved into a concern with the many facets of identity as they collectively operate to constitute subjectivity. In this respect, among others, postmodernism remains an indispensable model for conceptualizing a profound shift in cultural production in the closing decades of the century. With respect to the art under discussion, this shift might be described, somewhat sweepingly, as the demise of the universal artist and the birth of a specific and historical one.

Placing the art of Mistaken Identities under the aegis of postmodernism is not, however, without its risks. To the extent that postmodernist art was originally theorized with no reference whatsoever to artists of color, to non-western cultural production, or to subaltern identities (excepting, and that belatedly, women) 3). Situating this art in such a way can function as yet another form of cultural imperialism. Consider, for example, Rasheed Araeen’s grim assessment:

When the others begin to demand their share of the modern pie, modernism became post-modernism: now there is “Western” culture and “other” cultures located within the same “contemporary” space…the concept of “others” as mere victims of dominant culture will be to deny other cultures their ability to question their domination and to liberate themselves from it. 4


Whether or not one agrees with Araeen’s notion of postmodernist culture, his disenchantment with its terms is by no means infrequently encountered among artists (and critics) of color. Many others seem unpersuaded by postmodernist theory’s claims to discursive transgression and/or subversion. Thus, Adrian Piper, who in many ways is the emblematic artist in this exhibition, does not especially identify herself with the poststructuralist project that has figured so prominently within postmodernist cultural theory. 5



Fig. 3
Carrie Mae Weems
« Elaine, » from the series Four Women, 1988
Sepia-toned gelatin silver print, 20 x 16 in.
Courtesy of the artist and Jack Shainman Gallery, New York. »



Nevertheless, there are valid reasons for retaining the terms of postmodernist art theory as an overall schema for the exhibition. On the most obvious level, the artistic forms themselves—photo/text works, installation, video/installation—may be considered as quintessentially postmodern. Of the many artists in Mistaken Identities, only one—Glenn Ligon—is a painter, but even here, the paintings are composed of texts, a form of literal quoting.

More suggestively, attempts to describe and define what at least one commentator wants to theorize as [British] “Black Art” are virtually indistinguishable from the terms others have used to designate postmodern art practices tout court. Thus, in his essay “The Congo is Flooding the Acropolis: Black Art, Orders of Difference,Textiles,” Sarat Maharaj argues that one of the distinguishing features of the art he discusses resides in its playing off the codes of the dominant culture:

The drive behind [Black Art’s] oppositional mode seems to be the desire to find some stance outside the prevailing system of representation from which to impeach and castigate it, from which to overturn and transform its way of picturing self and other. But such an outside standpoint, it would appear, is not so much found ready-made “out there” as it has to be painfully constructed from within. It has to be forged, quite paradoxically, from the “inside” out of elements of the very system of representation it seeks to go beyond…. It is as if Black Art creates its critique through an initial complicity with the material it denounces, carves out its sense of critical distance by first becoming one with what it intends to keep at arm’s length. 6


Maharaj’s characterization of what he terms « Black Art » is in fact a restatement of postmodernism’s quotational strategies, derived either from mass media or other dominant representational systems. That these tactics should be invoked in the service of conceptualizing a distinctive « Black Art » seems curious, particularly in that the artists he discusses, like the artists of color in this exhibition, do not appear to be working in ways (themes and subject matter notwithstanding) markedly different from those of their peers. On the contrary, if artists of color can legitimately be discussed apart from other artists situated within the cultural space of postmodernism, it is with respect to their willingness to address problems of identity and subjectivity while acknowledging the limits and possibilities of postmodernism’s analysis of material and institutional power.


But in characterizing the art of Mistaken Identities under the sign of postmodernism, I am thinking less of the now-familiar tropes and strategies of postmodernist artmaking (e.g., appropriation, pastiche, engagement with mass cultural forms—although these can certainly be found in much of this work) than I am of postmodernism’s concern with the politics of representation. Clearly the issue of representational politics has particular urgency in the case of those who have historically been denied the means of self-representation, encapsulated in Marx’s description of the colonized « Who do not represent themselves, [but] are represented. »



Fig.4
Carrie Mae Weems
Black Woman with Chicken,1987
Gelatin silver print, 20 x 16 in. Courtesy of the artist and Jack Shainman Gallery, New York.



In this sense, Carrie Mae Weems’ photographic reiteration of the most obscene and degrading stereotypes of black men and women, as in her Jokes series or, for that matter, in her Black Man with Watermelon and Black Woman with Chicken (fig. 4), are especially interesting. Such works are uncompromisingly confrontational and deeply uncomfortable, as provocative and unpalatable to certain white viewers as to black. 7 Which is not to say that the scandal of, for example, What are three things you can’t give to a black person? functions in the same way for black and non—black viewers. In reproducing the racist stereotype, albeit in deliberately aestheticized form, Weems is doing something akin to the earlier work of Cindy Sherman, who likewise trafficked in the purveyal of stereotypes—in Sherman’s case, a lexicon of femininity. In Weems’ Four Women (fig. 3), the analogy is even closer, as Weems herself stages the roles of, for example, black militant, African nationalist, and bourgeois housewife. But the act of reiteration, the re-presentation of the racist stereotype, partakes as well in the strategy of mimicry, a strategy that has been theorized as itself a form of subaltern resistance. 8 The appropriation of the stereotype and the strategic use of mimicry have in fact been characterized as distinctive modes of African-American “signifying”—a hybrid mode of cultural resistance and survival. 9 This deployment of the already-known, already—seen (no matter how distasteful or piously disavowed) is also a hallmark of postmodernist practice. And while Weems brings to her work the knowledge and perceptions of a trained folklorist, the programmatic and artful repetition of the racist stereotype is equally a quotational device consistent with the tropes of postmodernism. It is significant too that Weems—like all the artists in this exhibition—rejects the notion of what might be called representational reparations, that is, the countering of degrading and racist imagery with “real” or “true” or “positive” depictions of black people. Although it would be possible to claim that the haunting beauty of the model in Black Woman with Chicken and the emotional power of her gaze constitutes such a corrective, for the most part Weems operates uncompromisingly in the realm of the stereotype. Here again, the deployment of the stereotype in ways that render its malignant operations critically visible has been a staple of postmodernist art, going back at least to Sherrie Levine’s and Richard Prince’s work of the late 1970s.



Fig. 5
Marlon Riggs
video still from Tongues United, 1989
Videotape, 55min.
Courtesy of Signifyin’ Work, © Marlon Riggs



Where Weems brackets identity behind the glass darkly of the stereotype, Marlon Riggs’ Tongues Untied approaches identity (in this instance, black, gay male identity) from the opposite direction, that is to say, Within an affirmative and collective act of self-naming (fig. 5). Tongues Untied demonstrates the political strategy of affirming a socially demonized identity for emancipatory ends. The recurring banner—“Black men loving black men is the revolutionary act”— thus equates sexual preference with political struggle. In taking the identity “gay black male” as a given, and celebrating its erotic and discursive expression, Riggs’ film is concerned less with the construction of that identity than with its defiant transgression of dominant (and oppressive) notions of masculinity, black or White. In this respect, Tongues Untied differs somewhat from most of the work in this exhibition. But insofar as it demonstrates an artistic strategy of empowerment through self—naming as well as other means, it reminds us that collective identity politics (represented, for example, in the film’s depiction of street politics and demonstrations) is a powerful motor of political struggle. Thus, where Weems can be said to consider subjectivity and identity from the perspective of subjection, Riggs celebrates the manifestations of agency. These twin facets of identity—the subject as subjected and the subject as agent—marl< the limits and possibilities of subjectivity, and it is the tension between the two, evident in much of this exhibition, that complicates a too facile opposition between “identity politics” and social constructivism.


What primarily separates the works of artists like Weems and Riggs from those generally grouped in the category of critical or oppositional postmodernism is their recognition of the specificity of issues of identity and subjectivity as they are experienced by people of color and other subaltern groups. This, too, is shaped by multiculturalist and postmodernist theories, both of which have prompted artists to reclaim subjectivity as an object for aesthetic exploration. This subjectivity, however, resembles little its modernist ancestor, because the subjectivity investigated is apprehended historically and politically as well as psychologically. It is not the generic, transcendental Artist who speaks, but the singular, historical one. Similarly, this insistence on specificity enables these artists to grasp metaphorical formulations—for example, the invisibility of the woman of color—and give them concrete embodiment.


However, in organizing Mistaken Identities with cognizance of the complexity and diversity of the arguments—theoretical, political and practical—around identity and multiculturalism, the idea was less to produce a coherent and unified position than to assemble works that are variously engaged with what could be termed the problematics of identity. We were interested in art practices that are either concerned to demonstrate the psychic and/or social components by which diverse identities are attributed or fantasmatically projected (cf., Williams, Rosler, Kelly, Hatch, Tabrizian and Golding, Weems); that suggested the provisional, bricolage—like formation of identity (cf., Durham, Gómez-Peña, Hak Kyung Cha, Rascon, Yong Soon Min); or those that dismantled or deconstructed the putative fixities of race and racialism (cf., Ligon, Piper).


The identities collectively explored in this exhibition are thus “mistaken” insofar as they have ever been imagined or conceived as one thing, whether that thing was identified as race, gender, or ethnicity. This range of artists and diversity of practices demonstrate that the multiple and shifting field of identity in its subjective and experiential reality is embedded in history, in discourse, in context, and is thus never a simple and unproblematic given. Assembling a group of artists whose common denominator is the rejection of what I have termed representational reparation (unless one considers the imaging of what has been overwhelmingly obscured as itself a form of reparation), the intention is to shift the burden of reparation from the artist to the curator, the critic, the institution. In this respect, the marginalization of the art world’s “others” has been no less a consequence of the myopia of critics, myself included, who while defining themselves as feminists, and proponents of an oppositional postmodernism, were nonetheless blind to the claims of those very differences our critical apparatus ritualistically invoked. This systematic, if unwitting practice of omission and exclusion demonstrates as clearly as anything where the burden of reparation must fall. Furthermore, any engagement with the issues raised around multiculturalism and identity in the visual arts reminds us that the “political” is by no means a circumscribed property of those artists who would openly claim it as a foundation of their artmaking, but even more fundamentally, is an inescapable condition of our activities in the institutional and discursive spaces of culture.


With this as the theoretical underpinning, the shaping of the exhibition was predicated on a politics of form. The absence of traditional media, figurative painting, or “realist” modes of expression is thus quite deliberate. 10 Furthermore, almost every work in the exhibition features the use of text. While this presents real problems in an exhibition destined for non-Anglophone venues, the ubiquity of textual use or citation is not only a legacy of conceptualism, but a feature of the artists’ collective awareness that race, gender, and ethnicity are entities produced and reproduced within language.


As with conceptualism, the artists in Mistaken Identities confirm that art functions on many levels beyond the “purely visual,” that its meanings and address are always and already implicated in this “other scene” of representation, and lastly, that issues of subjectivity (the artist’s or the viewer’s) are inseparable from the linguistic structures that forge this subjectivity.



Fig. 6
Adrian Piper
My Calling (Card) #1, 1986
Commercial printing on paper, 2 x 3,5 in.
Collection or the Museum of Contemporary Art Chicago
Courtesy of APRA Foundation Berlin © Adrian Piper Research Archive Foundation Berlin



But the agency of language in so much of the work in Mistaken Identities—particularly that produced by artists of color—has a quite specific aspect, signaling the ways in which linguistic use (including the act of naming) produces and reproduces the material and the institutional structures of racism, xenophobia, class, and gender that are part of the perception of difference. To take two highly contrasting examples, consider the deadpan politesse of the text used in Adrian Piper’s My Calling (Card) #1 (fig. 6). In a precise and pointed way, it informs the recipient that they have made a racist remark in the mistaken belief that their interlocutor was white. It could be said that the “work” is itself a work of language, but it is more accurately described as a work of social interaction, since its import is ultimately located in its effect on the recipient. Nonetheless, it is language that carries the art, and language in its most de-aestheticized, plainspoken form. The wit of the title, which identifies purposeful anti-racism as a type of vocation, evokes as well another, older meaning of a calling card. A statement of (bourgeois) identity that is as personal as a name but as broadly social as a class, the traditional calling card—not to be confused with the modern business card—announces the bearer’s existence, social visibility, and worldly position. Orlando Patterson’s characterization of slave status as “social death” suggests the profundity of Piper’s response. 11 Countering racism with a token of gentility, the calling card format is simultaneously both demure and explosive. In this respect, Piper has written eloquently on the moral logic of etiquette:

Norms of etiquette govern interpersonal treatment of individuals. Unlike many other kinds of norms, they function (or fail to function) independently of class and economic status. Norms of etiquette that express acceptance of cultural and ethnic others include norms of courtesy (which exclude racist or sexist slurs), of noblesse oblige (which exclude self-serving contempt for or indifference to the less fortunate), of modesty and humility (about who is in fact less fortunate than whom, and in what respects), of tact (which presuppose sensitivity to others’ feelings irrespective of cultural or ethnic affiliation), and a sense of honor (which includes extending to others the same respectful treatment one expects for oneself). judged against these norms, racism and sexism are not only unjust and immoral. They are also boorish and tasteless; and those who practice them overtly in any context betray vulgarity and inferior breeding.12


Unlike Piper’s instrumental and direct address, language in Ligon’s work is consistently literary. The citations (the writers he has used include James Baldwin, Zora Neale Hurston, Mary Wollstonecraft, and Jean Genet) speak variously of race and identity. But in most of Ligon’s works the textual citation is the very stuff of the paintings; writing is used as painterly sign as well as the vehicle of content. In much the way that Mary Kelly’s Interim (in its entirety) manifests a complex and critical relationship to her conceptual and minimalist predecessors, Ligon’s text paintings enact a critical dialogue with late modernist abstraction. Nowhere is this relationship clearer than in Baldwin #4, an acrylic on paper work which, when covered with plexiglas, appears on first sight to be an undifferentiated black ground or, as one approaches, a subtle variation of black-on-black, evoking, for example, the famous black paintings of Ad Reinhardt. In fact, like Ligon’s previous work, Baldwin #4 is equally a painting of a text and a text as painting, or a painting as text.


At least implicitly, Baldwin #4 offers a critical commentary on the pretensions of ’50s abstraction. For despite their strenuous aspirations to sublimity, universalism, and transcendence, the paintings of artists such as Barnett Newman and Ad Reinhardt have been historically revealed to be as contingent and contextually bound as any other “period” style. In this respect, Ligon conscripts what seems like a paradigmatic high-modernist form—a black on black painting—to radically different ends. For example, the Plexiglas covering, which obscures the text, is also a reflective surface; as the viewer deciphers the text, the work insistently mirrors her own reflection. Modernism’s concern with self—reflexivity is here given a particular spin, turned—détourné—back upon the viewer, whose identity is simultaneously inscribed in the work.


Insofar as Baldwin #4 is the bearer of a quotation, it also refutes the notion of immanent or transcendent meaning. In the quoted passage, excerpted from James Baldwin’s 1976 The Devil Finds Work (see the opening page of this essay), Baldwin conceives identity as something extrinsic—even provisional—rather than intrinsic to an innate and authentic self. Beneath this contingent “garment,” like a nested egg, a prior and anterior selfhood may (or so it is implied) assume other identities, other avatars.


Almost two decades from its composition, Baldwin’s lyric statement is charged with great poignancy, for it is an open question as to whether blacks in America are permitted so easily to “change robes,” to forget, even momentarily, the mark of color. As Drucilla Cornell reports, a recent study has shown that “within the first seconds of an encounter, the viewed person is identified first by ‘race’ and then by ‘sex’.” 13 That Ligon makes of this utopian text a black painting, of a blackness, moreover, that almost submerges the text, suggests a counter-proposition, namely the overwhelming determinations of race in America.


That the content of Baldwin #4 is virtually invisible from any distance links it not only to other of Ligon’s works that interrogate the dyads of whiteness/blackness and color/whiteness, but to one of the most pervasive thematics in the cultural production of writers and artists of color, a thematic, moreover, that figures prominently in Mistaken Identities. As indicated in the title of Michele Wallace’s most recent book, Invisibility Blues, and searingly described at least as early as Ralph Ellison’s The Invisible Man (1952), the social, psychic, and political consequences of invisibility are an infected wound in the very fabric of American life, which must now be confronted. To the belated and inculpating recognition that non-white Americans are in complex and mutually reinforcing ways rendered invisible within the spurious myth of the U.S. as a homogeneous, white, Anglo-Saxon culture, must be added the corollary acknowledgment that the invisibility of the black American has a particular and lethal aetiology. On the one hand, the mark of racial “blackness” operates to ratify the symbolic meanings of the word, with all its negative connotations of darkness, obscurity, and so forth. But on the other hand, there is a way that the mark of blackness functions to confer—nowhere more damagingly than in the perception of the young black man—a kind of hyper-visibility; he thus becomes a veritable totem of menace, the very embodiment of violence and unlawful sexuality. 14



Fig.8
Pat Ward Williams
What you lookn at?, 1992
Mixed media on photostat
Courtesy of the artist. © Pat Ward Williams



Pat Ward Williams’ What you lookn at? speaks directly to this contradictory condition. Originally created for installation in the gallery windows of the Goldie Paley Gallery (Moore College of Art and Design) and similarly installed in the window of the University Art Museum, Santa Barbara, this photo-text mural confronts the passerby with life-size images of five young black men, frontally posed and looking directly out to the street. Although nothing about them objectively denotes any particular threat, the work is predicated on the notion that the mere sight of such youths is, for many people, disturbing and frightening. 15 The graffiti-type legend— »What you lookn at? »—in its argotic spelling as well as its crude lettering—battens on the signifieds of graffiti itself as it is often perceived by urban residents (e.g., the decay of the city, disrespect for property, anarchic and violent youth, etc.). But the interrogative “What you lookn at?” is, of course, hardly a neutral question. It is a challenge, a confrontation, a reproach. What you are looking at is in fact a menace as much fantasmatic as real. It is a collective bogey, variously comprising disavowal (a refusal of individual as well as political responsibility for the social production of criminality and violence); projection (individual and collective fantasies about what black men are); and anger and resentment (as people experience less and less control over the circumstances of their lives they tend to project their rage and anxiety on the scapegoated other).


Engaging this dense structure of projection and fantasy, Williams has manipulated her photographic image in such a way that as one approaches the surface, the figures lose resolution, decomposing into component particles. This dissolution has perhaps a utopian dimension; it is as though a closer confrontation with these racial phantoms reveals the viewer’s own projective collusion. As Adrian Piper has remarked, “racism is a visual pathology,” and one of the most compelling features of What youlookn at? is that it transforms the visceral, immediate trigger of racist response into a cautionary lesson, a heuristic brake on habitual and thus often unconscious forms of perception.


Furthermore, that What you lookn at? was designed for display in a gallery or museum window prompts another level of meaning, insofar as the window is normally the most “public” space of the museum, dividing the sanctum of elite culture from the heterogeneity of the street. Occupying this liminal space, the image of young black men “addressed” to passersby suggests that their excessive visibility—a visibility which has nonetheless nothing to do with mutual recognition or affective reciprocity—is the principal form in which black (male) youth achieves public recognition.

In contrast to the ominous hypervisibility of young black men, much of Lorna Simpson’s work has been preoccupied with, if not predicated on, the discursive invisibility of black women. While it is true, as Michele Wallace has argued, that in contemporary American culture black women may also be the object of a heightened (and intensely fetishized) visibility, as in certain segments of the entertainment or music industry, this visibility exists for the most part within the presiding terms of spectacle. The highly mediated “presence” of a few black Women performers is by no means a corrective, or even an equalizer of the non-place to which most women of color have been historically relegated. This is an invisibility that greatly exceeds the boundaries of metaphor, encompassing as it does the erasure of black women from history, indeed, from American culture itself—the occulting of black female subjectivity across the board, even including black women’s invisibility within oppositional and liberation movements (e.g., civil rights, Black power, feminism, etc.).



Fig.9
Lorna Simpson
Dividing Lines, 1989
Two color polaroïds with 8 plastic plaques
Courtesy of the artist. © Lorna Simpson



Simpson’s generic black woman, despite the shift in her meaning and function from work to work, always commemorates this historical and discursive repression. Headless, faceless, or turned away from the spectator, she simultaneously enacts her effacement while instituting her presence. While this refusal to fully deliver the image of the woman to the viewer bears certain resemblances to the feminist iconoclasm of Mary Kelly, it also plays a distinctive role within Simpson’s work as a whole. Like her use of elliptical and fragmentary words and phrases whose meanings and associations must be given significance by the viewer, this fragmented and effaced black woman is a generator of meaning(s), not a stable receptacle for them. 16


Simpson’s faceless woman is, in fact, a kind of visual cipher. Whether young or middle-aged, pretty or plain, in the decontextualized space of the seamless back-drop she is merely a graphic assertion of black femaleness. Hence, it is the work of language to quicken and animate this static marker of racial and sexual difference. In a work such as Dividing Lines (fig. 9), a selection of myriad applications of the word “lines” suffices to mobilize the image, galvanizing a set of meanings that range from the economic (“line one’s pocket,” “red lining”—e.g., the banking practice of refusing mortgages in low income neighborhoods); to the transgressive (“out of line,” “line up”); to the mendaciousness of language (“same ol’ line”); ending with the unambiguously racial “color line.”


Simpson’s linguistic plays, no matter how polysemic or deliberately ambiguous, are always played off against the enigmatic presence/absence of her black model. The viewer is therefore enjoined to reflect upon the possible relations between an anonymous woman of color—a body, as in “any body”—and the-political, social, and often sexual associations of her texts. And despite the handsome, graphic, even seductive presentation of her works, the tantalizing refusal to proffer the woman to the viewer’s gaze may be thought of as yet another stratagem of response to Piper?s “racism is a visual pathology.”



Fig.10a-b
Mary Kelly, Menacé (one of three diptychs)
from Corpus, 1984-1985
Part I of the project Interim, 1984-9
Laminated photo positive, silkscreen, and acrylic on Plexiglas, 6 panels, each 48 x 36,5 x 2 in.
© Mary Kelly


To the extent, moreover, that Simpson’s work engages gender as often as race, it must be acknowledged that the representation of femininity, black and white, is inescapably moored in dynamics of fetishism, voyeurism and (male) fantasies of mastery, possession, and imaginary knowledge. Pathologies of the visual are by no means limited to the operations of racism. Insofar as women may be said to constitute a subaltern group within patriarchy,- and insofar as issues of visibility/invisibility impact in quite specific ways on feminine identity, Mary Kelly’s Corpus (fig. 10a—b) resonates in interesting ways with Simpson’s work. The inclusion of an excerpt from Kelly’s Interim is thus consistent with the themes of the exhibition as a whole. Whereas the monumental Interim in its entirety investigates the problematic identity of the aging white, middle-class woman, paralleled by the historical fortunes of modern feminism, both of which are indexed  » to the social and economic status of women, Corpus is the section most concerned with the problematics of visibility. A woman’s experience of aging is here understood as deeply implicated in such problematics, since one of the aporias of femininity lies in the eclipse of visibility as women pass beyond the age of reproductive capability and are inexorably moved toward the (culturally imposed) sexual limbo of old age.


But where one oppressive aspect of feminine identity is constructed through various forms of invisibility (encoded, for example, in linguistic usage such as “mankind”), others are bred precisely through an excessive emphasis on the visual (although differently inflected from the way this functions in the case of young black men). 17 Nineteenth—century medical science, for example, professed to read the signs of mental and physical inferiority visually from the appearance or the morphology of women. In this regard, Kelly’s Corpus makes pointed reference to the late nineteenth-century French discourse of hysteria. Codified by Dr. Jean Martin Charcot and quite literally enacted by the incarcerated women at the Parisian hospital of Salpétriere, hysteria was preeminently a visual, not to say spectacular malady.


In evoking hysteria’s putative phases and “events,” (the attitudes passionelles), Kelly mobilizes but one of her historical motifs. Orchestrated too within Corpus is a handwritten fiction of contemporary white feminine subjectivity, consisting of reveries, daily incidents, reflections, and anxieties, many of which revolve around the more or less subtle experiences that constitute the perception of aging. These text panels are themselves counterpointed with images of apparel—shoes, leather jacket, nightgown—photographically reproduced in such a way as to appear simultaneously concrete and illusionistic, material and spectral. Participating in both the (a)logic of the commodity and the psychic fetish, and lastly, as a metonym for the body itself, Corpus reminds us that the conditions and constraints of feminine identity, like all others, are generated fully as much by the social and political as by the psychic.

Fig 11a-c
Mitra Tabrizian and Andy Golding, The Blues, 1986-87
Third of three triptychs
Cibachrome photographs, each panel 49 x 66 in.
© Mitra Tabrizian and Andy Golding

© Mitra Tabrizian and Andy Golding

© Mitra Tabrizian and Andy Golding

© Mitra Tabrizian and Andy Golding


The attempt to encompass all three of these fields of identity as they constitute the “alchemy” of race 18 also structures the three triptychs that make up Mitra Tabrizian and Andy Golding’s The Blues (fig. 11a—c). A collaboration between a London-based Iranian woman and an English man, this is the only work by non-American artists in the exhibition. Created between the years 1986-1987, The Blues is especially significant as a work exploring the intersections of race and gender. That The Blues was produced as a collaboration between non-black artists is itself significant. 19 Years ago, I remember seeing Tabrizian present this work at a talk she gave in New York City, where she was angrily challenged by a member of the audience for presuming, as a white woman, to “psychoanalyze” representations of black people. Her immediate response—“Racism is a problem for white people”—is actually an informing principle of this work, which turns on the intrasubjective mechanisms of race and racism, gender and sexuality.


Like much of the art in this exhibition, The Blues does not lend itself to capsule summary or thumbnail exegesis. With its titular allusion to melancholy and to a distinctive form of black culture, The Blues also draws on conventions of cinema (e.g., film noir—itself a pun); high art (e.g., the image labelled The Interior is a reworking of Degas’ The Interior, also known as The Rape); and hard-boiled detective novels. Staged as a series of tableaux vivants, images and texts combine to solicit the viewer’s fantasies about the “role” of black men and women within scenarios suggestive of murder or suicide, aggression, political confrontation, abjection. Often, the black protagonists are the psychological and physical locus of the gaze of white men. Alternatively, white men are presented as aggressively threatening or twinned with the black men. In one tableau, the black woman appears as an active agent (thereby reversing the role of the passive woman in the Degas); in another, she is dead; a third features a masked white woman, looming above the seated, white-masked black. The implied narrative or the role of the women in The Blues signals the complicated (and often repressed) role of gender within the matrices of race, masculinity, and interracial relations between men.Whose stories, we may ask, are these? In fact, and for all its density of reference to mass-cultural forms, The Blues is constructed along lines analogous to Freudian dreamwork, deploying strategies of displacement, condensation, and considerations of representability (hence, the punning use of language). 20 The use of mirrors, windows, and reflective surfaces further insinuates the psychic, interiorized space in which the confrontations of self and other are staged and invested with meaning.


Implicit in the psychoanalytically informed work of Kelly and of Tabrizian and Golding is the conviction that the formation of individual identity, as well as beliefs about the other’s identity, are jointly forged by unconscious processes that are more or less inaccessible to logic, reason, or empirical revision. This immediately raises the political question of how art practices that are obviously committed to an analysis of sexism and racism, and thus motivated by political concerns, are to act upon—to transform—entrenched attitudes and beliefs. It remains, of course, unresolved for all critical and political art practices (particularly those that exist within the confines of elite culture) as to how to effect their desired interventions and transformations. To the degree that art objects, even the most rigorously conceptual, operate to mobilize non-rational, pre-conscious and unconscious responses in both artist and spectator, one could argue that it is precisely along the lines of the psychic and fantasmatic that critical art practice operates most potently. The more purely political valencies of identity may, however, require their own forms of analysis; thus, while some artists in Mistaken Identities construct their work to mobilize relatively fluid associative trains, others, like Connie Hatch, are closer to the tradition of heuristic political art exemplified by artists like Hans Haacke and Krzysztof Wodiczko.



Fig. 12a
Connie Hatch
briefing sheet for « Unknown Woman » from Some Americans: Forced to Disappear, 1990-91
© Connie Hatch


Fig. 12b
Connie Hatch
« Unknown Woman » from Some Americans: Forced to Disappear, 1990-91
© Connie Hatch



In Hatch’s Some Americans: Forced to Disappear (fig. 12a—b), derived from the larger project entitled. A Display of Visual Inequity, the structuring terms of visibility/ invisibility are again at issue. Hatch is here concerned with the circumstances and determinations by which some individuals are “recognized” (literally, by the spectator, and more generally, by the culture at large) and others relegated to obscurity and anonymity. All of the American women (and the one man) whose portraits are mounted on the wall have disappeared—died—under known or unknown circumstances. “Identity” is approached in this work as a fully social and indeed political production, one that achieves maximum visibility in the case of a famous movie star, such as Marilyn Monroe, and maximum invisibility in the case of victims of official, or merely arbitrary violence (e.g., the unknown Japanese-American woman “last seen” when interned in the U.S. detention camp during World War II; the “disappeared” child whose image comes from the reverse side of a carpet cleaning advertisement; the Argentine woman “disappeared” during the counter-insurgency operations of the Argentine junta). Confronted with the wall of portraits mounted and lit in such a way as to produce a ghostly double on the surface of the wall, the spectator normally recognizes some, but not most of the faces. On an adjacent wall, however, Hatch affixes what she calls briefing sheets, which provide the identifying biographical information and the circumstances (when known) of the subject’s disappearance. Written in a style that mimics the source of her information (news magazines, popular biography, history books, etc.), the aggregate effect of the texts is to foster consideration of the political valencies of identity, whereby the brute fact of having been born female rather than male, black rather than white, Japanese-American in wartime America, and so forth, are in and of themselves determinations that override the particularities of individual identity.


The political components of identity are also the subject of Martha Rosler’s videotape, Vital Statistics of a Citizen, Simply Obtained (fig. 13), in which a female subject is clinically and dispassionately surveyed, weighed, measured, and stripped. Subject of and subject to a Panoptic state—by implication, all modern states—Rosler’s unnamed woman submits to a process that is a veritable allegorization of Michel Foucault’s analysis of the twinned alignments of knowledge and power. We are thus reminded that behind this nightmarish mapping and measuring of an individual body lies the real—life actuality of bureaucratic procedures, identity cards, passports,hospital records, all the appurtenances by which the body is known and recorded, becoming thereby a subjected body. That this subject is female has an additional set of connotations, signalledas well in Kelly’s work. At least since the nineteenth century, it has been the female body that most provokes the gaze of knowledge/power, the body that excites what Foucault called “the frenzy of the visible.” Accordingly, Rosler emphasizes that the measuring and mapping of the female body has specific meaning with respect to the ideological construction of femininity.


Insofar as identity can be viewed as an amalgam of both interior and exterior determinations, there is some temptation to ascribe the former to the realm of the psychic and the latter to the realm of the social. In fact, such distinctions are untenable. For example, the formation of sexual subjectivity is forged in infancy and early childhood, in the family, in the individual psyche. Nevertheless, the significance attributed to sexual difference is consequent upon the differential values accorded the biological fact of being male or female—values that are, moreover, determined by the symbolic order of patriarchy, which is a social form anterior to its individual psychic assimilation. Similarly, “race,” to the degree that it has any biological and scientifically valid status at all (and that is little enough), has meaning only by virtue of the social and political implications that accompany its ascription. Yet its significance, though thoroughly adventitious and primarily social, is nonetheless psychically assimilated, becoming, in racist cultures or contexts, as inescapable and devastating a fact of psychic life as it is of social life. Accordingly, race is both a chimera and a social reality, making it an especially intractable object for critical art practice. Furthermore, to the extent that racism may be quite unconscious, harbored even despite one’s moral and ethical convictions, art production that confronts it in its more covert incarnations must necessarily operate on several fronts.



Fig. 14
Adrian Piper
Cornered, 1988
Installation view. Table, 10 chairs arranged in gunboat formation, television monitor, Adrian Piper’s father’s two framed birth certificates, lighting.
Collection or the Museum of Contemporary Art Chicago
Courtesy od APRA Foundation Berlin, © Adrian Piper Research Archive Foundation Berlin



In this respect, Adrian Piper’s videotape/installation Cornered (fig. 14) is an especially important work, provoking unacknowledged or unrecognized racism even as it performs an elegant deconstruction of the American cultural mythos of whiteness and blackness. A light-skinned black woman, often taken for white, Piper has addressed in several of her works—including My Calling (Card) #1 and the “confessional” Political Self-portrait #2—the singular state of racial in-betweenness. Installed in a corner, and barricaded by an up—ended table, the video consists of an ostensibly straightforward monologue by Piper. On the walls behind the monitor are mounted two birth certificates of Piper’s father, one giving his race as white, the other as black. Dressed and coiffed, as she describes it, in “bourgie, junior-miss style,” she begins with the announcement, “I’m black,” followed by the injunction, “Now, let’s deal with this social fact, and the fact of my stating it, together.” In the next 16 minutes, Piper proceeds to interrogate the various possible responses of the presumed white viewer to her statement, parsing out the racist implications of the viewer’s reactions. About midway through the monologue, Piper reports that “some researchers have estimated that almost all purportedly white Americans have between 5% and 20% black ancestry” and thus, according to entrenched racial conventions, are to be considered as black. The possible reactions to this information are then themselves pursued, culminating with the injunction that this shared black identity is not just Piper’s, but “our problem to solve…Now how do you propose we solve it? What are you going to do?” The tape closes with white letters on a black ground—“Welcome to the struggle.”


Although the word “miscegenation” is never uttered, one of the complex themes within the work is the repressed history of interracial sexual relations in American history, a history that is itself the legacy of slavery and its myriad violences. This too poses a question about the nature and terms of identity, for as Judith Wilson points out in her discussion of Political Self-portrait #2:

…while physical appearance is frequently the sole criterion for determining race in daily practice, U.S. law and custom define race as the product of genealogy—a highly variable predicator of physical traits as anyone who recalls Mendel’s “law of independent assortment” will readily grasp. In philosophical terms, the problem relates to the operation of consciousness. If identity is socially constructed and amounts to the assimilation of images of self reflected in the eyes of others, and if race is determined in practice by appearance and in principle by ancestry, what constitutes the “racial identity” of individuals whose a earance is at odds with their alleged ancestry? 21


This discursive instability at the heart of racial identity runs counter to assumptions underlying other discursive constructions of identity that posit its fixed and irreducible essence. In this regard, it is especially suggestive that recent writing on the subject by theorists such as Hortense Spillers focuses on the kind of “in-betweenness” that Piper explores in certain of her works. For example, in an extraordinary essay on the mulatta/o, Spillers elaborates what she terms the “neither/nor” status of a female subject whose very coloration, as well as its origin, disrupts the categorical distinctions upon which racial divisions are predicated:

Created to provide a middle ground of latitude between “black” and “white,” mulatto being a neither/nor proposition—inscribed in no historic locus or materiality—could therefore be only evasive and shadowy on the national landscape. To that extent, the mulatto/a embodied an alibi, an excuse for “other/otherness” that the dominant culture could not (cannot now either) appropriate or wish away… Behind the African-become-American stands the shadow, the insubstantial “double” that the culture dreamed in the place of that humanity transformed into its profoundest challenge and by the impositions of policy, its deepest “un-American” activity. 22


Such explorations of the “neither/nors” of racial, sexual, and cultural identities not only foster more complex, more nuanced perceptions of the multiple determinations of identity, but open up more fluid and supple political deployments of them. This is particularly evident in the range of theoretical and cultural production concerned with the notion of “borderlands” identities, that is to say, identities which, like Spillers’ neither/nor, are constituted precisely by the imbrication of the cultures of dominant and subaltern, oppressor and oppressed. This too is an alchemy of both individual and cultural identity, a syncretism that produces the hybridized forms of consciousness and identity that are both shaping elements of social formation in the U.S. and the very hallmark of postmodernity.



Fig. 15
Guillermo Gómez-Peña
Video still from Border Brujo (Shaman), 1990
Courtesy of La Pocha Nostra



Guillermo Gómez-Peña, whose Border Brujo [Shaman] (fig. 15) is included in the video portion of the exhibition, is associated both as an artist and as an incisive cultural theorist with the implications of borderlands culture and identity. Mexican-born, and a resident of the U.S. since 1978, Gómez-Peña’s art, like Piper’s, is grounded in the legacy of conceptualism and, also like hers, embraces a wide range of forms-—book art, poetry, and film, but perhaps most influentially, performance art (Border Brujo is actually a video version of a performance). In a recent statement in Art in America, Gómez-Peña sketched some of the conditions and possibilities of hybridization, noting in passing that in the U.S., the art world and the educational system are the major battlegrounds in the multiculturalism debate:

In the last 25 years [Third World] immigrants have changed the West, almost to the point where the West is no longer the West. Asia and Latin America live in the U.S. in the same way that North Africa lives in Europe. A storm has shattered all racial, economic and cultural parameters. The U.S. is no longer the heir of Western European culture. Instead, it is a bizarre laboratory in which all races and all continents are experimenting with identity, trying to find a new model of conviviality. In this process, very exciting kinds of hybrid identities and hybrid art forms are being created. Unfortunately, violence, misunderstanding and fear are also created.

Let us talk about three sources of cultural identity. One is imposed from above by the state. This kind of identity, generally speaking, is fictitious and responds to the agendas of the governments that enforce it. Then there is an identity which comes from below, from the traditions and memories of specific groups within a society. This identity often enters into conflict with the one from above. Generated at the grass-roots level, it is much more fluid and, because it is open to fusion and cultural negotiation, it is constantly changing. I would also propose a third model: that of hybrid and transitional identities, of multiple and hyphenated identities…These new models [of identity], which I call hybrids, are what truly interest me; they speak for the future of this country and the entire continent. Contemporary Chicano, African-American or Asian-American cultures are dynamic, open systems in constant transformation.23


Border Brujo is a kind of one-man theater of borderlands culture and identity in which Gómez-Peña assumes a variety of roles, scrambling cultural codes, signifiers, languages, and identities, enacting the truism that the “border” is, for all its diverse manifestations, a state of mind. Behind an altar-like table, laden, among other things, with religious paraphernalia, Gómez-Peña, variously inhabits the roles of ersatz shaman, urban cholo-punk, wetback, gringo, bandito, and so forth, deploying a full menu of languages, dialects, argots. Occasionally, his language is itself a non-sense, comprehensible neither to Anglophone nor Spanish speakers. The linguistic mystification of both types of spectators appears to be an integral part of Gómez-Peña’s artistic strategy, suggesting that no single language adequately encompasses, mirrors, or translates the protean and variegated elements that make up the borderlands. In Gómez-Peña’s Work, this concept of borderlands is by no means a discrete entity. More precisely, it is both a process and a condition, akin to what is called “the postmodern condition.” Neither euphoric nor dysphoric, Gómez-Peña’s borderlands represents a cultural conjunction productive of new subjectivities and identities, a diagnostic that exceeds its precision the often wooly notion of multiculturalism. It is, moreover, a formulation that explicitly acknowledges differences within:

United States Latino culture is not homogeneous. It includes a multiplicity of artistic and intellectual expressions both rural and urban, traditional and if experimental, marginal and dominant. These expressions differ from one another according to class, sex, nationality, ideology, geography, political context, degree of marginality or assimilation, and time spent in the U.S. California Chicanos and Nuyoricans inhabit different cultural landscapes. Even within Chicano culture a poet living in a rural community in New Mexico has very little in common with an urban cholo-punk from L.A. Right wing Cubanos from Miami are unconditional adversaries of leftist South American exiles. The cultural expressions of Central American and Mexican migrant workers differ drastically from those of the Latino intelligentsia in the universities, ad infimtum. 24


Confronting the cultural fact of borderlands diversity, including its divergent and often opposed internal political formulations, must obviously preclude any notion of a unitary, or even unified, identity politics. Nevertheless, the kind of discursive remapping of American culture that in the broadest sense describes Gómez-Peña’s artistic activity has potent political implications. Most importantly, it seeks to dissolve the fantasmatic belief in a white, Anglo-Saxon America distinct and apart from those “others” whose very co-presence is in fact the consequence of America’s own history. Conversely, it corrects the equally fantasmatic belief that subaltern cultures can preserve an atemporal and ahistorical purity or essence. What is to be worked with, what indeed remains to be worked through, is the far more difficult acceptance of multiplicity, diversity, and difference itself.


Gómez-Peña’s notion of a borderlands identity, an identity that by definition is plural, “impure,” and in constant flux has certain correspondences with the no less hybridized art of Jimmie Durham, a Cherokee. Durham, like Piper and Gómez-Peña, works in a broad range of media (installation, “performance, assemblage and carving, image/text works, poetry and critical writing). In much of Durham’s art, the model of identity appears most closely to approximate Claude Levi-Strauss’ concept of bricolage, whereby cultural identity, far from being a holistic, “authentic,” and integral given, is rather a syncretic, piecemeal, and aggregate affair, cobbled together from disparate, random, even antithetical elements. Formulated with respect to ostensibly traditional and “tribal” cultures (and thus an explicit critique of Western romantic notions of authentic cultural or ethnic identity—products themselves of the Western imaginary), the concept has nonetheless a descriptive relevance in other contexts.


In Durham’s work, the political context is, of course, the morass of contradiction, historical crime and its disavowal, potent cultural mythologies, expropriation and immiseration that collectively constitute the circumstances of Native American peoples in the contemporary U.S. Its artistic context is no less fraught. Fashioning himself “a universal Cherokee artist” and characterizing his art as a mix of “neo-primitivism and neo-conceptualism,” Durham’s persona and his art disrupt the very terms and definitions these characterizations would denote. Thus, while the designation “universal Cherokee artist” effectively dismantles the imperialism that underpins pretensions to universality (historically attributed to a white male subject), the oxymoronic “neo-primitivism and neo-conceptualism” signals a subversion of art historical and stylistic categories, a “bricolage” of nomimally antithetical art practices. 25



Fig. 16
Jimmie Durham
Bedia’s Stirring Wheel, 1985
Fabric, leather, steel, stone, mixed materials
49 x 25 x 17
Courtesy of the artist, Museum van Hedendaagse Kunst Antwerpen and Christine König Galerie, Vienna
© Jimmie Durham



The theory of bricolage applies not only to the contemporary realities of Native-American identity as they are evoked in Durham’s work, but to his way of working as well. Bedia’s Stirring Wheel (fig. 16) is a case in point. A free-standing floor piece, approximately four feet high, its “skeleton” consists of an automobile steering wheel and column embedded in a wheel rim. Wrapped with animal hides, skins, and fur, embellished with star-printed fabric, beaded belts, tassels, animal tail (suspended from the gear shift), cartoon-figure button, and various other elements both natural and synthetic, Bedia’s Stirring Wheel occupies some middle ground between ritual object and souvenir stand. Its accompanying text, however, is integral to the work:

José Bedia, the famous Cuban explorer/archeologist, discovered this stirring wheel, sometimes referred to as the “Fifth” or “Big” wheel, during the second excavation of the ruins of White Planes in 3290 A.D. He believes that the stirring wheel was a symbol of office for the Great White Father, often called, “the Man Behind the Wheel.” Bedia claims that the chief would stand behind the wheel to make pronouncements and stirring speeches.


Playful and punning, the description of the Stirring Wheel apes the form and content of the labels typically encountered in anthropological, ethnographic, or natural history museums. Reading the signs of our vanished civilization, interpreting our enigmatic artifacts, the excavators, as we might have predicted, get things wrong as, by implication, do all the institutions that profess to represent the cultures they embalm. That josé Bedia, a contemporary Cuban artist and friend of Durham, has the last word on the meaning of the artifact is not without its own political import.

But as I have indicated, the bricolage-like construction of Bedia’s Stirring Wheel possesses wider implications. Durham’s notion of Native-American identity in contemporary America—including his own—acknowledges the impossibility of a return to a prior state of cultural grace. Indeed, it is part of the bitter legacy of the Native-American experience to be suspended between an irrecoverable past and, for many, a bleak and thwarted present. This is the non-place of the disinherited: “One of the most terrible aspects of our situation today is that none of us feel that we are real Indians… For the most part we feel guilty and try to measure up to the White man’s definition of ourselves.” 26


Accordingly, bricolage is both a descriptive model of identity and a strategy for making some kind of sense of it. One works, after all, with what one has, both physically and aesthetically. The protean elements with which Durham constructs his objects—including the discarded flotsam and jetsam, the cast-offs of contemporary society—can be thought of as a defiant act of salvage, reconstituting an identity, however provisional, from the wreckage of genocide and racism.


Like the condition of blacks in white America, that of Native Americans needs to be considered sui generis. Similarly, the circumstances and determinations by which Asian-American identities are constituted must be considered not merely under the generic rubric of “immigration” (whether economically or politically motivated), but with respect to the singularity of the parent culture as it intersects with the immigrants’ experience of America.


The official designation of Yong Soon Min and the late Theresa Hak Kyung Cha is Korean American. Yet in both artists’ cases, the appellation is further distinguished as “1.5 generation Korean American,” meaning someone born in Korea but brought up in the U.S. (not first-generation American, but not considered fully Korean—another “neither/nor” in the calculus of ethnic and cultural identity).



Fig. 17 © Theresa Hak Kyung Cha


Fig. 17
Theresa Hak Kyung Cha
Two Stills from Exilée, 1980
Super-8 film and video installation; 50 minutes, sound
University of California, Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive
Gift of the Theresa Hak Kyung Cha Memorial Foundation © Theresa Hak Kyung Cha



Murdered in New York City in 1982 at the age of 31, Cha left behind her a rich and allusive body of work, including videotapes, book art, collage, and assemblage in addition to an anthology of film theory. 27 (Her performance work, unfortunately, was not documented.) The theoretical sophistication and complexity of Cha’s Work, demonstrated throughout these media, is no less striking than its austere and poetic beauty. A highly refined aesthetic sensibility was joined to a rigorous and speculative intelligence that drew from an equally wide range of disciplines—film theory, linguistics, semiotics, and psychoanalysis. Although protean in form, Cha’s work is quite consistent in its preoccupations, which center on issues of displacement——geographic, cultural, linguistic, historic. Of these it was preeminently language thatfunctioned as the master trope for the wounds of exile. In one artist’s statement, she characterized her work as “looking for the roots of language before it is born on the tip of the tongue.” This temporal “before” is important: it signals Cha’s fascination not only with the materiality of language (Korean, English, or French) in its aural, written, and visual dimensions, but also with its elusive and vocative properties, its links to memory, subjectivity, and the unconscious. And while the well-springs of Cha’s work are related directly to the experience of immigration and exile—the loss of the mother tongue and the trauma of displacement—her work can nonetheless be seen to foreground the difficulty of finding a “language” in which to speak “otherly.” Such a language would be a form of artistic speech that both unshackles the signifier—allows for its free play—yet promotes a form of communion with the spectator, a collaborative production of meaning. This needs to be understood in the context of feminist attempts to remodel and transform those aspects of expression—particularly language—marked by the symbolic structures and logic of patriarchy.


In the 1980 tape Exilée (fig. 17), which in its original form included a film projected upon a screen wall within which the video monitor was placed, Cha explores both the literal, elapsed time of movement from one place to the other (Korea to America, ten hours and 23 minutes) as well as its more abstract and internalized manifestations. Still images of clouds seen from a plane further evoke the sensation of spatial and temporal passage, while Cha’s voice mournfully intones the various losses of exile: “no name/none other than given/last…absent…name/without name/a no name/between name.” In this, as in other works, a linkage is implied between the difficulties of cultural and linguistic displacement and the problematic relations of women to speech and identity.



Fig. 18a
Yong Soon Min
deCOLONIZATION, 1991
Mixed media on dress, mylar, and paper Garment, 84 x 84 x 15 in.; four panels, 42 x 25,5 in. each
installation view, Photos : Karen Bell
© Yong Soon Min


Yong Soon Min is almost an exact contemporary of Cha’s, and in fact the two were friends at Berkeley, where both were students in the 1970s. As Min has described her own artistic trajectory, engaging issues of identity as a subject for her art was a consequence of her politicization as a Korean-American woman artist. Women artists of color are, it needs hardly be said, doubly affected by mutually reinforcing operations of racism and sexism.


Like most of the artists in the exhibition, Min must negotiate the double bind of what could be termed the hyphenated artist (e.g., woman-artist, black-woman-artist, Asian-American-woman-artist, etc.). To the extent that such an artist excludes the psychic and cultural components of her own formation, she forecloses the specificity of vision and her art; to the extent that she embraces the singularity of her identity, and makes it an integral aspect of her artmaking, she cedes the high ground of the unhyphenated designation “artist.” At the moment, the art world’s embrace of multiculturalism provides the conditions for the hyphenated artist’s visibility, but whether this represents the fashion of the moment or a substantive shift in aesthetic politics is impossible to know. In any case, Min has herself written about the implications of adjusting art production to the circumstances of Asian—American identity:

…there is much at stake in an attempt to address the identity of a marginalized group such as Asian-Americans and specifically, the artists and the cultural workers of this group who may perhaps be considered to be doubly marginalized. It is not simply a matter of describing the make-up and characteristics of the individual and/or collective identity of Asian-Americans and their cultural production. Our cultural identity has become ever more a contested entity inundated with complex and contradictory claims of authority, authenticity and ownership from a myriad of sources, expected and unexpected. Insofar as much of the primary struggles of Third World people are about land rights and self-determination, our own determination of cultural identity here necessarily also involves a struggle for territory—claiming a place and asserting a position in relation to dominant cultural forces—for our own cultural integrity and well-being. 28


In the installation excerpted from the work entitled deCOLONIZATION (fig. 18a—b), consisting of a seven-foot-long traditional Korean robe and four image/text panels mounted on the wall, Yong Soon Min weaves together the shards of personal history. The presiding metaphors are that of overlay and overlap: the sepia—lettered Korean verse marked on the diaphanous which by virtue of scale is a commanding presence; dense interweaving of photocopied images with texts; the “screen” of frosted mylar through which one views three of the panels; and the mix of biographic reminiscence with literary and historic reference. The poem, entitled “Home,” is repeated in English translation on the back of the robe.



Fig. 18b
Yong Soon Min
deCOLONIZATION, 1991
Mixed media on dress, mylar, and paper Garment, 84 x 84 x 15 in.; four panels, 42 x 25,5 in. each
installation view, Photos : Karen Bell
© Yong Soon Min


Whether the semitransparent robe is to be interpreted as synecdoche for motherland and Korean woman, as one curator has suggested, or as emblematic symbol of a Korea that is as much subjective as geographic, is less significant than the palimpsest-like quality of deCOLONIZATION’s organization, in which different layers of an elusive and mercurial identity are simultaneously in play. Here too, the concept of identity as bricolage seems apposite, given that Min’s deployment of signs of “Koreanness” are at once discrete, decontextualized, aggregate. And to the degree that deCOLONIZATION makes explicit reference to an historic process of self-determination which is nevertheless inscribed with the traces of prior domination (in the case of Korea, by China, by Japan, and, in South Korea, by the U.S.), it reflects as well on the always partial and provisional processes of self-fashioning and self-definition.


Considered in its broadest terms, the problem posed by the interrogative mode in which the artists in Mistaken Identities set out the myriad skeins of subaltern, hyphenated, or neither/nor identities returns to the conditions of political utterance. If, within art practices, identities are presented in all their contingency, ambiguity, irresolution—if the range of possible identities are articulated in all their constructedness—where are the grounds from which to launch an aesthetic politics of entitlement, cultural enfranchisement, and contestation? Is there, one may ask, something like a provisional identity politics, something akin to Gayatri Chakravorty Spivak’s “strategic essentialism” that can be circumstantially claimed, like Baldwin’s garment of identity, but which allows for the heterogeneity and multiple identifications that are equally the province of the individual self?


Clearly it is a political imperative for dominated groups to achieve self-representation, of which visual cultural practices are but one element. In this respect, the act of self-naming is a crucial and empowering activity. Consider, for example, Norma Alarcon’s discussion of the political modalities inhering in the name Chicana:

The name Chicana is not a name that women (or men) are born with, as is often the case with “Mexican,” but rather it is consciously and critically assumed and serves as point of redeparture for dismantling historical conjunctures of crisis, confusion, political and ideological conflict and contradictions of the simultaneous effects of having “no names,” having “many names,” not “know(ing) her names,” and being someone else’s “dreamwork.” However, digging into the historically despised dark (prieto) body in strictly psychological terms, may get her back to the bare bones and marrow, but she may not “find the way back,” to writing her embodied histories. The idea of plural historicized bodies is proposed with respect to the multiple racial constructions of the body since “the discovery.” 29


It is in relation to both my rhetorical questions and to the implications of Alarcon’s text, that I close with a consideration of Armando Rascon’s Artifact with Three Declarations of Independence.


Assembled here are twelve “found”photographs, framed as found, including dust and marks of age and neglect. With the exception of the four portrait snapshots, the pictures consist of familiar stereotypes of “Mexicanness”—the bullfight, the “native” market, the grizzled campesino, the richly adorned sefiorita, the Zorro-like silhouette, and so forth. Below are mounted the three declarations of the installation’s title, manifestos respectively of “El Plan de Delano of 1966” (the founding statement of the Delano Grape Strike, formulated by the nascent Farm Workers Union), the 1967 preamble of the “Plan de la Raza Unida” (the declaration of independence by the Chicano political party “La Raza Unida,” formed in the Texas border town of El Paso), and “The Spiritual Plan of Aztlan” of 1969 (a public resolution adopted at the First National Chicano Youth Conference in conjunction with the Crusade for justice Youth Conference in Denver, Colorado).


These manifestos represent three political moments in the formation of a Chicano political identity and consciousness and three discrete moments of political organization. They trace, in the three-year period of their appearance, an evolution from a politics profoundly informed by religious piety, presided over by the Virgin of Guadalupe, to the affirmation of a “bronze people” with a “bronze culture,” whose presiding myth is that of Aztlan. 30 The declarations trace as well a transition from a discourse of suffering and humility (“we are poor, we are humble, and our only choice is to strike in those ranches where we are not treated with the respect we deserve as working men…”) to the defiance and militancy of the Chicano Youth Conference (“to hell with the nothing race. All power for our people.”).


Counterpointed in Rascon’s installation is, on the one hand, the image world of cultural stereotype—What could be called the Gringo imaginary—mingled with modest, vernacular examples of self-representation (such as the snapshot portrait of the campesino couple)—and on the other, the actual process of political articulation and political/cultural self—definition. It is the space between these two representational “sets” that can be said to constitute the viewer’s share. This space operates as a kind of discursive ellipsis, dividing the domain of conventional and stereotypic representation (in which the Chicano or Mexican exists as object) from the declarations of political agency, in which the participants collectively assert their identity as subjects. Hence, for the non-Chicano/a the instrumentality of Artifact with Three Declarations of Independence resides in how the viewer positions him/herself in relation to both the familiar cultural fantasy and the textual documentation of political struggle—“the subaltern speaks.” Where so much previous postmodern art practice assumed that quotation or appropriation could in itself dissolve the ossified accretions of political and cultural myth, Rascén, like the other artists in Mistaken Identities, instates the historical real, the uneven, erratic but potentially transforming activity of political organization, contestation, and continual struggle that is a catalyst of new identities in the making.

Abigail Solomon Godeau, 1992

This essay was first published in the catalogue of the exhibition “Mistaken Identities”, produced by The University Art Museum, Santa Barbara, California, USA, 1992.




References[+]

L’article Abigail Solomon Godeau: « Mistaken Identities » est apparu en premier sur le magazine.

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« “Bye, Bye Black Girl” : Le retrait figuratif de Lorna Simpson », par Huey Copeland [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/07/bye-bye-black-girl-huey-copeland-fr/ Fri, 05 Jul 2013 12:32:01 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=14963

L’article « “Bye, Bye Black Girl” : Le retrait figuratif </br>de Lorna Simpson », </br>par Huey Copeland [FR/EN] est apparu en premier sur le magazine.

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Read the English Version

Traduction de l’anglais : Vanina Géré, 2013.

Un. En 1989, Lorna Simpson crée Guarded Conditions . L’œuvre dépeint une femme noire vêtue d’une robe simple et de chaussures pratiques, les cheveux arrangés en tresses tout aussi pratiques, qui viennent lui effleurer le cou. Le corps est représenté par trois images arrangées selon de subtils décalages, et dont l’itération sérielle propose une répétition infiniment expansible. Toutefois, parmi les six versions présentées de cet « anti-portrait » 1, des différences s’établissent entre un ensemble apparemment identique de polaroids et le suivant, comme pour indiquer le caractère changeant de la relation du modèle à elle-même. L’appui des pieds change ; l’ordre de la chevelure est très légèrement réarrangée ; et dans la rangée de photographie du milieu, la main droite enserre puis caresse le bras gauche, en une alternance qui fait écho au rythme des mots “sex attacks skin attack” [« agressions sexuelles »/ « agressions cutanées »], qui légendent les épreuves.


Lorna Simpson, Guarded Conditions, 1989. Dix-huit polaroïds couleur, vingt et une plaques en plastique gravées. 231,1 x 332,7 cm). Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson



Plus de quinze ans après ses débuts à la galerie new-yorkaise Josh Baer, cette œuvre a fait l’objet de nombreuses expositions et de reproductions ad nauseam. En effet, son recours désormais bien connu à une expression choisie pour son potentiel provocateur, ainsi qu’au trope de la Rückenfigur dans le but de mettre en question la production visuelle du corps de la femme noire, en a fait un emblème : celui de la pratique de Simpson de la fin des années 1980 et du début des années 1990, et aussi celui du champ culturel controversé dans lequel s’ancrait son art. 2 Tel quel, Guarded Conditions a été repris par des écrivains d’obédiences intellectuelles diverses. Mais à vouloir comprendre sa présence pragmatique et pourtant récalcitrante, combien de fois ne se saisirent-ils pas de référents externes à l’œuvre dans le but de clarifier l’intention de l’artiste ?

En moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, dans un article de décembre 1989, un critique d’art faisait état de sa lecture d’un communiqué de presse à propos du passage à tabac et du viol d’une femme noire par deux gardiens de sécurité la veille du jour où il avait vu la photo-texte en question. « La coïncidence du fait divers dans le journal et l’œuvre dans la galerie, affirmait-il, révèle la manière dont le travail de Simpson commente des réalités souvent dures, sans se contenter de les signaler. » 3 Guarded Conditions est ici présenté en tant que réfraction étudiée du réel ; de manière assez similaire, trois ans plus tard, sous la plume d’une commissaire d’exposition, l’œuvre devait devenir la métonymie à deux visages des souffrances raciales. À en croire cette dernière, l’isolement du corps féminin convoquait « les ventes aux esclaves, les salles de consultation d’hôpitaux, et les alignements d’individus par la police », tandis que la duplication « des figures qui nous tournent le dos… évoquait l’image de ces femmes campées le dimanche matin sur les marches des églises noires fondamentalistes, en gardiennes contre les vices du monde. » 4 Exploitant le même filon mais d’une manière différente, une féministe théoricienne de la performance estimait que l’œuvre constituait un geste de défi, mais son observation la conduisait elle aussi à porter son regard sur un autre objet : en l’occurrence, le Leland Richard réalisé en 1980 par Robert Mapplethorpe. « Alors que dans le cas de Mapplethorpe, le poing serré du modèle constitue le geste de l’accès à l’autoreprésentation (son poing rappelant celui [du photographe] qui tient l’obturateur à déclenchement différé), [dans le cas de Simpson], le poing rappelle les agressions sexuelles et raciales indexées précisément en tant que fondement de l’image. » 5


Robert Mapplethorpe. Leland Richard, 1980. Gelatin silver print. 20 x 16 in. (50.8 x 40.6 cm). © Courtesy The Robert Mapplethorpe Foundation. Courtesy of Art + Commerce Anthology.

Robert Mapplethorpe. Leland Richard, 1980. Épreuve gélatino-argentique. 50.8 x 40.6 cm.
©The Robert Mapplethorpe Foundation. Courtesy Art + Commerce.




Chacune de ces interprétations parvient selon nous à augmenter la portée allusive de l’œuvre. Pourtant, à chaque fois, ce sont les scénarios hors-champ convoqués par l’artiste dans son texte (qu’elle refuse assidûment de mettre en images), qui sont privilégiés en tant que sites du sens. 6 Ainsi, Guarded Conditions nous parvient sous la forme d’une collecte de détails iconographiques (la position d’une main, une rangée de sentinelles, ou simplement le spectre de la femme noire comme victime), qui enclenchent tous une chaine d’associations présumées endémiques à l’expérience vécue de la femme noire. Indépendamment des intentions de leurs auteurs, de telles lectures ont pour effet de réduire la portée de l’art de Simpson, dans la mesure où elles négligent d’examiner attentivement non seulement ce qu’elle nous donne à voir, mais aussi la manière dont elle oriente notre regard, puisque même son refus de le faire traduit à coup sûr son intention de nous impliquer vis-à-vis de l’image.

Dans ce cas, qu’est-ce que se trouver face à Guarded Conditions ? Est-ce rencontrer une image du corps humain présenté à une échelle légèrement supérieure à la nôtre, et dans une posture qui ne va pas sans rappeler celle que nous pourrions adopter en tant que regardeurs ? Est-ce faire face à une figure imbriquée dans un cadre dont la forme globale renforce une Gestalt, quand bien même les barres découperaient la femme représentée de manière quasi chirurgicale ? La fragmentation de son corps nous empêche-t-elle d’éprouver toute forme d’affinité corporelle, et par là, de forclore une possible identification ? En d’autres termes, comment Guarded Conditions vise-t-elle à nous interpeller, et ainsi nous situer ? Le fait que le modèle soit placé devant un fond blanc d’atelier est-il censé nous rappeler notre propre circonscription au sein de cet espace de consommation artistique qu’est le white cube ? Alors que la figure est arrêtée dans un espace indéterminé, sur cette plateforme quelconque, sommes-nous amarrés au point imaginaire que projettent ces lignes d’« agressions » qui se télescopent ? Comment sommes-nous supposés rendre compte des échanges frénétiques entre le mot et l’image, qui ne ressemblent pas tant à un va-et-vient qu’à une induction vers les régimes de violence qui accablent la femme devant nous ? Sommes-nous victimes ? Complices ? Ou bien les simples témoins d’une série de transgressions invisibles, détenant la permission d’examiner le site qu’occupe cette femme, sans toutefois qu’il nous soit donné d’y pénétrer, en raison de notre relation toujours retardée au photographique ?

Ce que nous souhaitons avancer, au cours des lignes qui vont suivre, c’est que se trouver face à Guarded Conditions consiste en une suspension entre la répétition et la différence, le visuel et le sensoriel, le particulier et l’universel : ce même système d’intersections en tension qui anime de façon persistante l’analyse que fait Simpson de la manière dont la représentation arrête le flux signifiant de la subjectivité de la femme noire.  Et dans cette œuvre, il faut au premier chef saisir ce flux en retard, tout en se tenant derrière cette figure et en la suivant, ici comme ailleurs, selon une relation historique toujours a posteriori. Car, ainsi que le faisait observer Toni Morrison au cours d’une conversation avec le critique culturel Paul Gilroy, publiée en 1993 :

Du point de vue d’une femme, et en ce qui concerne notre confrontation aux problèmes mondiaux actuels, les femmes noires ont dû faire face à des problèmes « postmodernes » dès le XIXe siècle, et même avant. Cela fait longtemps que les Noirs doivent affronter ces questions : certaines formes de dissolution ; la perte ; le besoin de reconstruire certaines formes de stabilité ; certaines formes de folie, comme devenir fou délibérément… « pour ne pas perdre la raison ». Ces stratégies de survie ont constitué la personne véritablement moderne. 7

Exposée aux agressions à fois sexuelles et liées à la couleur de peau, double cryptogramme de la négation, la femme noire des paroles de Morrison et des photographies de Simpson prévoit les ravages de la modernité : la perte d’une matrice symbolique, les effets aliénants du capital, l’éclatement du sujet ; autant de phénomènes qui redoublent dans son sillage. 8 Les « Guarded Conditions » de la figure, par conséquent, sont tout à fait les nôtres, qu’on les qualifie « postmodernes » en 1989 ou de  « postblack » en 2005. Que chacun d’entre nous soit appelé à assumer sa position n’est qu’une question de temps. 9


New York Newsday, September 19, 1990. Photographe : Ari Mintz. © 2005, Newsday.



Deux. Voici à quoi l’artiste ressemble. À trente ans, elle figure en couverture de la rubrique artistique d’un quotidien. Elle se tient avec circonspection devant l’œuvre de 1989 Untitled (Prefer, Refuse, Decide) [Sans titre (Préfèrer, refuser, décider)]. Nous sommes en septembre. On distingue le grain, les millions de petits points qui constituent l’image de Simpson, de son travail, et de l’espace qu’ils investissent. Toutefois les données proposées par cette matrice pointillée sont plus ou moins superflues, 10 dans la mesure où c’est la légende qui nous dit tout ce que nous devons savoir, c’est-à-dire que l’artiste représentée ici est au centre des choses précisément parce qu’elle était susceptible d’être reléguée à la marge. Et selon Amei Wallach, auteure de l’article, faire partie de la marge est ce qui se fait de mieux à l’automne 1990 : « Cette année, les outsiders sont à la mode… Et nombreux sont les musées, les galeries, les revues et les collectionneurs qui attendent leur tour pour profiter de l’occasion qu’offrent des artistes dont la couleur de peau, la langue, les origines nationales, les préférences sexuelles ou les messages stridents, avaient jusqu’ici constitué un obstacle à l’intégration dans les cercles dominants. On dira que ce n’était pas trop tôt ; que c’était le résultat d’un sentiment de culpabilité ; on appellera ça un certificat d’altruisme à faire encadrer; quoi qu’il en soit, Lorna Simpson remplit tous les critères. » 11 Et en effet : elle était la première femme noire jamais sélectionnée pour la Biennale de Venise ; elle avait été le sujet d’un segment du programme artistique Edge sur PBS/BBC ; et à l’époque, elle faisait partie des rares artistes afro-américains capables de se servir de leur visibilité au sein d’institutions comme le Jamaica Arts Center du Queens comme tremplin pour accéder aux galeries d’art établies de Soho. 12 Le succès fortuit de Simpson fut considéré comme l’augure du début de la fin de l’exclusion patriarcale blanche, puisqu’on avait donné sa « place au soleil » à l’Autre absolue : figure de la représentation à l’ère de la représentativité. 13


Lorna Simpson, Three Seated Figures, 1989. Trois polaroïds couleur, cinq plaques en plastique gravées. 76,2 x 246,4 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York © Lorna Simpson




Évidemment, on paie toujours le prix d’une telle représentation, si bien qu’en tant que mascotte d’une certaine marque de multiculturalisme douteux, Simpson se vit incomber la tâche de parler de et au nom de ses sœurs opprimées sans relâche, et ce, dans le style qui était déjà devenu sa marque de fabrique. S’appuyant sur des créations comme Three Seated Figures, de 1989, et Twenty Questions (A Sampler), de 1986, Wallach en concluait que l’art de Simpson « parle de cette réalité compliquée et terrifiante : être une femme noire. Mais ses méthodes sortent tout droit du monde de l’art blanc établi, agréé par les musées. » 14 Cette déclaration, formulée non sans une certaine audace, est totalement symptomatique en tant qu’elle souligne la tension perçue, au sein du travail de Simpson, entre la forme et le contenu, ou ce que la critique d’Art in America Eleanor Heartney avait identifié un an plus tôt comme un « sujet brûlant » abordé avec un “détachement apparent”. 15 Voici la conclusion de sa critique de la première exposition de Simpson chez Josh Baer : « Vidée de toute passion superficielle, tirant vers un style élégamment minimaliste, [son] art court parfois le risque d’en devenir trop modéré. … Mais lorsque la colère et la douleur frémissent tout juste à la surface, [sa] retenue permet de magnifier l’intensité de son message. » 16


Lorna Simpson, Twenty Questions (A Sampler), 1986. Quatre épreuves gélatino-argentiques, six plaques en plastique gravées. 83,8 x 264,8 x 1 cm l’ensemble. Collection Salon 94, New York. © Lorna Simpson




Ces voix, ainsi qu’une myriade d’autres, attestent une tendance critique à la fois plus flagrante et plus insidieuse que l’association d’images surdéterminée qui caractérise les analyses « orientées-objet » de la pratique de Simpson. Plus flagrante tout d’abord, parce que l’on s’inquiète peu d’amalgamer les créations entre elles, et de confondre l’ensemble de l’œuvre avec l’artiste, dont le statut représentatif met au jour une des caricatures rebattues du sujet noir : furieuse de sa victimisation, frustrée par le vide corporel et politique qu’implique sa condition, elle demeure pourtant déterminée à réifier les souffrances de son peuple pour le plaisir contrit de publics blancs. Cette tendance est plus insidieuse ensuite, nous semble-t-il, en raison de la manière dont ce type de jugements salue les efforts de l’artiste comme autant d’exercices d’autodiscipline réussis : l’horreur criante de la condition de la femme noire serait contrôlée et deviendrait acceptable grâce à la grille minimaliste, dont la force sublimatoire permettrait tout juste de travestir la vie noire en art noble.

Dans ces explications, tout se passe comme si ces deux derniers termes étaient par définition disjonctifs, et la notion « d’art afro-américain », une forme d’oxymore. On dira qu’il s’agit là d’une « scène d’instruction négative », que c’est le résultat du « racisme du monde de l’art », 17 ou encore on appellera cela l’école critique de la « confrontation discrète », pour donner un sens nouveau à l’épithète utilisé pour décrire l’art de Lorna Simpson, de Glenn Ligon, ou quantité d’artistes noirs, dans la mesure où leurs tactiques visuelles ne sont envisagées que comme des « méthodes blanches » transformées à la dernière minute pour exprimer une « expérience noire » à jamais figée. 18 Étrangement, tandis que l’establishment artistique reproduisait sur un plan discursif les formes de fossilisation que l’art de Simpson mettait en tension, de nombreux critiques se mettaient au même moment à en faire l’un des tenants du changement spectaculaire au sein de la production culturelle afro-américaine, lequel avait été occasionné par « la fin de la notion innocente de sujet noir essentialisé ». Nul doute qu’ils étaient éperonnés par les conceptualisations alors récentes de la version hybride du sujet noir. 19 En fait, Simpson avait été classée assez tôt dans les rangs des « post-nationalistes » et « post-libérés » d’un réseau d’artistes capables de louvoyer de manière cohérente entre les mondes « blanc » et « noir » : génération dont l’émergence avait été annoncée par le critique du Village Voice Greg Tate en 1986, en des termes qui révisaient par anticipation d’autres stratagèmes experts dans la manipulation des médias, visant à asseoir franchement la négritude au cœur des choses.

« Voici des artistes pour qui la conscience noire et la liberté artistique ne s’excluent pas mutuellement mais se complètent, pour qui la « culture noire » signifie une tradition multiculturelle de pratiques d’expression ; ils se sentent suffisamment à l’aise avec la culture noire pour affirmer que l’art produit par des non-Noirs fait partie de leur héritage. Il n’y a pas à s’angoisser sur des questions d’influences – ces gens puisent dans le patrimoine héréditaire sans complexes. Pourtant, bien que leur travail mette autant en question les nat[ionaux] cult[urels] que les snobs blancs, il ne faut pas s’attendre à les retrouver de sitôt dans Ebony ou Artforum. On n’en est pas encore là. » 20

Lorna Simpson, Easy fo Who to Say, 1989. Cinq polaroïds couleur, dix plaques en plastique gravées. 78,7 x 292,1 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson



Trois. A, E, I, O, U. La deuxième édition du Webster’s New International Dictionary of the English Languague, définit la voyelle comme « un son prononcé à voix haute ou basse, caractérisée par la forme de résonnance des cavités vocales », dont l’énonciation impose une ouverture posturale du corps qui est empêchée dans la création de Simpson Easy for Who to Say [Facile à dire pour qui] en raison de l’image de la voyelle, qui opère un repli figural. Bien que les lettres qui cachent le visage du modèle convoquent une multiplicité de positions subjectives qu’il pourrait occuper (adultère, experte, ingénue, optimiste, une qui ne bronche pas), ces rêveries sont interrompues par les mots en rouge qui correspondent à chaque voyelle. « Amnésie, Erreur, Indifférence, Omission, Grossièreté » [N.d.t. : « Uncivil » en anglais] : ces mots la situent au contraire en-dehors du champ de la subjectivité. L’ironie réside dans ce que le I [N.d.T. la lettre I/« Je » en anglais] garde ici le rôle prépondérant, résistant à la chaine d’équivalences intrinsèques au langage afin de centrer l’œuvre et notre place en son sein sur l’affirmation de soi la plus élémentaire, désormais accomplie par un « moi » dont la présence est au mieux précaire.


Dans cette œuvre, le sens de la lettre, à l’instar de l’orientation du sujet, se comprend en des termes d’instabilité fondamentale, mais il n’est pas à l’abri de se voir imposer des significations réifiantes. Easy for Who to Say met donc en scène la difficulté de représenter le corps noir féminin (site d’invisibilité et de projection si fermement ancré dans l’imaginaire culturel américain) tout en conservant le sentiment poignant de l’absence constitutif de l’identité en tant que telle. Ainsi que l’avance Judith Butler dans un commentaire récent de l’œuvre du théoricien Ernesto Laclau, il n’est d’identité particulière qui puisse émerger sans en forclore d’autres, ce qui en garantit la dimension partielle et souligne l’incapacité de tout contenu spécifique, (qu’il s’agisse de race ou de genre), à la constituer pleinement. Cette « condition d’échec nécessaire… ne s’applique pas uniquement de manière universelle ; il s’agit également de ce “site vide et irréductible” que représente l’universalité même. » 21


Par conséquent, nous pourrions dire que Easy for Who to Say vise à « reconstituer la mise en scène de l’universel » : si les mots qui entourent les photographies mettent l’accent sur les façons dont les femmes noires se sont vu refuser l’accès à l’universel historiquement, alors l’effacement de la figure souligne que cette dernière partage son incomplétude structurale avec tous les autres sujets. Et par là, Simpson effectue un acte de « traduction culturelle », proposant une critique du racisme et du sexisme des universalismes précédents, en les contaminant par cette identité même dont l’abjection constituait le prédicat. 22


Lorna Simpson, Necklines, 1989. Trois épreuves gélatino-argentiques
deux plaques en plastique gravées. 174 x 177,8 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York  © Lorna Simpson




En 2002, la critique Teka Selman suggérait dans sa lecture de Necklines (Décolletés) que de tels actes étaient au cœur de la procédure de l’artiste, « pour nous aider à admettre que la représentation n’est probablement pas une véritable représentation du “réel” »; au contraire, la représentation et véritablement une re-présentation ou une traduction de la subjectivité, et dans la traduction, quelque chose se perd. » 23 Mais aussi se gagne. Ce à quoi nous assistons dans Easy for Who to Say, comme dans Necklines, c’est la méthode par laquelle les spécificités du corps d’une personne (dans les deux cas, celui de Diane Alford, photographiée en 1989) deviennent le schéma qui donne forme à l’œuvre : le tombé de ses tresses et l’inclinaison de sa tête déterminent la forme d’une voyelle, des omoplates magnifiquement détourées nous font nous approcher du cou. 24 D’une Diane à l’autre, s’établit l’échelle de la « femme noire », de « l’humain » ; ses contours sont dérangés, sa subjectivité se traduit de manière à parler d’histoires qui sont et ne sont pas les siennes.




Quatre. C’est vers la fin de l’année 1992 que l’on assiste, ainsi que le veut l’histoire, à une lente disparition de la figure humaine dans l’art de Lorna Simpson. 25 Ou du moins cette absence ne pouvait s’expliquer comme une extension logique de ses thèmes établis auparavant, comme dans le cas du 1978-1988 de 1988. Ce phénomène ne pouvait pas non plus être écarté d’un revers de main comme une aberration négligeable au sein du corpus de l’artiste ; ce qu’atteste le trou noir critique qui absorba un joyau sans titre de 1989. Soudain privés du point d’ancrage exégétique du corps noir féminin, et désormais confrontés à des bréchets, des bougies, et à toutes sortes de synecdoques de plus en plus sculpturales en lieu et place de ce corps, plusieurs commentateurs rendirent compte du revirement apparent de Simpson en renversant les termes jusque-là appliqués dans l’analyse de sa pratique. Face à des œuvres comme Stack of Diaries, le critique David Pagel faisait remarquer que les enjeux de l’œuvre n’étaient plus des « problèmes sociologiques », mais des questions « esthétiques d’envergure » ; que l’œuvre opérait sur le mode de la « séduction », plutôt que de la « confrontation », et que la voix de Simpson se faisait désormais entendre par « murmures » plutôt que par « déclarations ». En conclusion de son analyse, Pagel trouvait cet art considérablement moins efficace, beaucoup « trop fade et générique », comparé à « l’énergie mordante de [ses] photographies antérieures. » 26


De haut en bas : — Lorna Simpson, 1978-1988, 1990. Quatre épreuves gélatino-argentiques, treize plaques en plastiques gravées contrecollées sur Plexiglas. 124,5 x 177,8 cm.
— Lorna Simpson, Stack of Diaries, 1993. Papier de lin photosensible, acier, verre gravé à l’eau forte. 76 x 40,5 cm.
— Lorna Simpson, Sans titre, 1989. deux épreuves gélatino argentiques, deux plaques en plastiqes gravées. 76 x 40,5 cm.
Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson




La conservatrice Thelma Golden, sans doute consciente de ce que de telles lectures pourraient facilement se transformer en réactions négatives, profita de l’occasion de l’achèvement de l’installation vidéo pluripartite Standing in the Water [Les pieds dans l’eau] pour exprimer son propre point de vue sur la tournure imprévue des événements. Et en fin de compte, pour demander tout haut à l’artiste ce que tout le monde se demandait tout bas. « La figure, votre figure de couleur, genrée, semble s’être retirée de votre travail. Notre collègue Kellie Jones, notre complice, historienne d’art et commissaire d’exposition, et moi-même plaisantions seulement à moitié à propos de ce changement en intitulant l’œuvre “Bye, Bye Black Girl”[« Adieu à la fille noire »]… 27 Mais je crois le comprendre, ce changement. Priver les regardeurs de la figure est-il une façon de les priver du seuil qui leur permettrait de « situer » ces questions de manière spécifique, de la même manière que vous leur refusiez l’accès au visage par le passé ? » 28


Lorna Simpson, Standing in the Water, 1994. Trois sérigraphies sur trois panneaux en feutre (chacun 152,4 x 365,8 cm), deux écrans vidéo (chacun 5,1 x 10,2 cm), dix panneaux en verre gravés (chacun 30,5 x 30,5 cm), son. Ensemble aux dimensions variables. Vue d’installation, Whitney Museum of American Art at Philip Morris, New York. © Lorna Simpson.


Réponse de Simpson ? « Pas vraiment… j’essaie seulement de travailler ces questions sans l’image d’une figure. Je m’intéresse toujours au corps. Le texte de cette création renvoie à des préoccupations à la fois personnelles et politiques. » 29 Parmi les préoccupations énumérées par les phrases qui se déroulent de haut en bas sur les deux petits moniteurs de l’installation, surimposées sur des images judicieusement aquatiques, figuraient la situation désespérée des Africains réduits en esclavage qui sautaient par-dessus bord, « la promesse des douches » faites aux Juifs en route pour les camps, et le souvenir de l’artiste de la « première fois qu’elle avait pissé dans l’océan ». Pour aller au-devant du spectateur, et ainsi dans un certain sens le préparer à de telles évocations, l’installation comprenait une bande-son de bruitages aquatiques et trois bandes de feutre d’environ 1,5 m sur 3,5 m, sur lesquelles étaient imprimées des images de la mer. Par-dessus, il y avait des carrés de verre figurant tous la même photographie d’une paire de chaussures, mais imprimée différemment à chaque fois, afin de reproduire des degrés divers de submersion. 30 En janvier 1994, moment de l’inauguration de l’exposition Standing in the Water au Whitney Museum at Philip Morris à New York, ces chaussures étaient les seules traces du corps qui avaient jusque-là aiguillé le travail de Simpson et qui devaient continuer à le hanter.

Il va sans dire que le mot d’esprit complice de Golden et de Jones n’était que l’indice discret de la réaction critique plus large qui avait accueilli l’abandon par Simpson de la figure. Néanmoins, à partir de 1995, les commentateurs de ses œuvres les plus récentes ayant pris davantage de recul par rapport aux premières acceptions du multiculturalisme, la série Public Sex [Sexe public], pouvait désormais se confronter aux nuances visuelles et historiques qui leur avaient échappé jusque-là.


Lorna Simpson, The Park, 1995. Sérigraphie sur six panneaux en feutre, avec deux panneaux de texte en feutre. 170,2 x 172,8 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson.


Lorna Simpson, The Park, 1995 (panneau de texte)




En effet, de nouveau imprimées sur feutre et combinées avec du texte, ces sérigraphies disposées en grille semblaient appeler ce type de contemplation attentive, leur échelle panoramique évoquant des récits cinématographiques, et le rendu voluptueux de leur surface rimant avec les activités clandestines auxquelles elles ne faisaient allusion que pour mieux les recouvrir. Heartney, pour sa part, salua ce départ, voyant une tonalité majestueusement métaphorique dans des créations comme The Park, et un message largement inclusif : « La question raciale, thème jusqu’ici prépondérant dans le travail de Simpson, passe désormais au second plan… [et] les œuvres évoquent un sens plus universel de mélancolie. » 31 Toutefois, la plupart des critiques fut remarquablement moins bien disposée, suggérant, à l’instar de Robert Mahoney, « qu’encore une fois, Simpson jouait avec les interstices existant dans les modes d’assignation de sens à des sujets brûlants, mais l’idée se voit amoindrie par son approche “tout ennuyeux—tout beau” ». 32

L’aspect le plus éclairant, quoique déroutant, de ces réactions, c’est qu’apparemment le bannissement de la figure commandait une brusque bifurcation du projet critique de l’art de Simpson : soit on louait son « nouvel » intérêt pour l’universel, soit on le trouvait insuffisant, privé de tout énoncé substantiel en matière de politique identitaire. Et pourtant, si la pratique de Simpson s’est préoccupé d’un sujet précis, c’est bien celui du statut du corps et des conséquences de ses modes divergents de perception de soi à l’œuvre dans la constitution du sujet de la femme noire. Comme l’avance la théoricienne Kaja Silverman dans l’ouvrage The Threshold of the Visible World, chacun d’entre nous vient à s’appréhender en tant que soi non seulement par la rencontre jubilatoire de notre propre image, selon le récit célèbre de Jacques Lacan dans le Stade du miroir, mais aussi, comme le maintient le psychanalyste Henri Wallon, par la somme de nos contacts physiques avec le monde, qui créent une identité corporelle apposée, rattachée aux sensations tactile, cutanée, et érotogène. Silverman nomme respectivement ces deux schémas « l’imago visuel » et « l’ego sensoriel »; en dépit de leur disjonction initiale nécessaire, leur séparation ultérieure « ne semble pas produire d’effets pathologiques ». 33 Il est alors tentant d’insister sur la fissure qui semble parcourir le travail de Simpson, grâce à la terminologie que nous propose Silverman, et de supposer que Guarded Conditions, par exemple, examine le premier registre, par sa présentation impitoyablement frontale de l’image corporelle, tandis que The Bathroom , ajout de 1998 à la série Public Sex, investit le second.


Lorna Simpson, The Bathroom, 1998. Sérigraphie sur quatre panneaux en feutre, avec un panneau de texte en feutre. 133,4 x 133,4 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson.


Lorna Simpson, The Bathroom, 1998 (détail, panneau de texte)




Or selon nous, ce serait source de malentendu. Car c’est la coexistence difficile de ces modes qui est en jeu dans l’art de Simpson, où l’un nuance, sape, attaque continuellement l’autre. Écoutons la manière dont elle légende sournoisement son travail plus récent : « Il y avait cinq cabines. Dans la deuxième, il y avait trois jambes ». Ces corps entrelacés ne se révélaient au narrateur que sous la forme d’un étrange monstre à trois jambes et à deux dos, nécessitant de traduire cette apparence en une grammaire des relations corporelles, bien que même ce compte-rendu ne procure qu’une relation minimale à l’image elle-même, qui présente la métastase de la faille entre la vision et le toucher intervenant dans l’élaboration de l’expérience subjective. Ici, la prolifération des surfaces réfléchissantes (miroirs, carreaux, portes) déclenche une salve de réflexions mises en doutes par le flou sans concessions laissé précisément par le matériau sur lequel elles sont imprimées : dans The Bathroom, il ne nous reste que le feutre et le fantasme sur les lieux du crime photographique. Regardons alors Guarded Conditions à nouveau, notamment le contact changeant du modèle avec elle-même ; son inscription dans une intégrité posturale, dans un « fait de possession » corporel, est en décalage avec la désarticulation de son image causée par la grille. Là aussi, nous sommes mis face aux traces d’une scène accessible au regard et sujette à recevoir nos projections certes, mais qui ne parvient à nous raconter que la moitié de l’histoire.


Lorna Simpson, The Bed, 1995. Sérigraphie sur quatre panneaux en feutre, avec un panneau de texte en feutre. 182,9 x 114,3 cm. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson.




Lorna Simpson, The Bed, 1995 (panneau de texte)


Ces œuvres, qui sont les deux côtés d’une même pièce, soulignent le caractère glissant de notre emprise sur le monde, en tant qu’elles ne referment pas la faille de la perception, que certains explorent avec plus d’aisance que d’autres. Comme nous le rappelle Silverman, et comme nous l’enseigne Frantz Fanon, la malédiction spéculaire du sujet noir 34 réside non seulement dans la reconnaissance de cette disjonction, mais aussi, d’une certaine manière, dans le fait de l’habiter afin de protéger l’ego corporel face aux images désidéalisantes de la négritude qui encombrent le paysage culturel et collent à la peau noire. « Aucune chance ne m’est permise, nous dit-il. Je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon paraître. » 35 Dans le texte apposé à The Bed, dans une langue dont la politesse enjouée n’a d’équivalent que la « superbe de son agacement », 36 Simpson nous révèle ce que signifie, lors d’une soirée passée à l’hôtel, le fait d’être à ce point « sur-déterminée de l’extérieur », en signalant la manière dont ces syntaxes que sont la couleur de peau, la classe, et le privilège perturbent et définissent instantanément la connaissance que nous avons de notre être réel. « Il est tard, on décide de prendre rapidement un verre avant de se coucher à l’hôtel, où l’on s’était enregistré le matin même. La sécurité de l’hôtel est intriguée, et vient frapper à la porte pour savoir ce qui se passe. Compte tenu du cadre, nous soupçonnons que nous avons peut-être enfreint la règle « pas-trop-de-personnes-bronzées-à-la-fois ». Le degré d’intimité dépend de l’étage où l’on se trouve : si l’on est dans la suite penthouse on est à peu près sûr d’être tranquille, mais au 6e ou au 10e étage, quelqu’un viendra frapper à la porte. » Contrairement à l’avis des critiques, c’est cette voix désincarnée, animée par la rhétorique du paraître et articulée aux réalités du désir, qui se manifeste partout dans la série Public Sex, et qui revient nous séduire, par l’affirmation de la présence d’une femme noire qui se maintient, malgré que que sa figure soit devenue fantomatique.


Kiki Smith, Pee Body, 1992.
Cire et perles en verre. 68.5 x 71.1 x 71.1 cm. Installation dimensions variables
© Kiki Smith, courtesy Pace Gallery. Photograph courtesy Pace Gallery




Cinq. « Ce qui me pose le plus problème… c’est ce truc à propos de la figure noire… à quel point l’espace qu’elle occuppe se trouve « politisé ». Par exemple, quand Kiki Smith réalise des créations sur le corps ; elle peut faire une sculpture en résine ou en verre, qui a une teinte rosâtre, vaguement caucasienne, et on interprète son travail comme un discours universel sur le corps. Mais quand c’est moi qui parle du corps, c’est forcément du corps noir… Mais en même temps, le corps noir est une figure universelle… » 37

Ce vers quoi nous tendions au cours de ces « observations maniéristes » 38 revient simplement à ceci : en dépit de sa déconstruction implicite du particulier et de l’universel, du visuel et du sensoriel, notions si centrales au sein de toute entreprise esthétique, ces notions ont souvent policé l’art de Simpson, dépassé par un spectre racial qui dépouillerait le sujet de tout contenu, excepté celui qui est projeté sur sa surface. Mais cela n’est vrai que jusqu’à ce que le corps de la femme noire soit devenu aussi fantasmatique dans son art que dans l’imaginaire des discours qui l’avaient effectivement précédé. Cet art, caractérisé par la récurrence, la répétition, et en phase avec sa propre historicité, met ainsi au jour une posture de différence qui anime de manière cohérente le « changement du même » de la culture afro-américaine. En effet, ainsi que le dévoile Guarded Conditions, c’est notre sort que d’être happés dans le sillage assombrissant qui rend le sujet noir d’aujourd’hui, comme celui d’autrefois, irrémédiablement « postblack ». 39 Nous voulons avancer qu’il est possible d’appréhender les complexités de l’œuvre de Simpson, sa relation au « politique », ses écarts stratégiques et ses capitulations, uniquement à condition de se confronter à l’imbrication des catégories « noir » et « blanc », duo infernal qui non seulement constitue le terrain sur lequel l’art « afro-américain » est prédiqué, mais qui bouleverse également le sens de la modernité lui-même. Bien sûr, et cela ne surprendra personne, on n’en est pas encore là.


Huey Copeland, 2005 [Texte révisé par l’auteur en 2013]
Traduction : Vanina Géré, 2013

Visuel en page d’accueil : Lorna Simpson, Untitled (Prefer, Refuse, Decide), 1989. Courtesy l’artiste et Sean Kelly Gallery, New York. © Lorna Simpson




Cet article a fait l’objet d’une première publication en anglais par College Art Association dans le numéro Été 2005 d’Art Journal, Vol. 64, No. 2, pp. 62-77. Il fait suite à un discours prononcé lors de la conférence annuelle de 2004 organisée par College Art Association. Ce fut ma première tentative pour penser la pratique de Lorna Simpson, à l’occasion d’une table ronde organisée par Darby English, et qui s’intitulait « La représentation après la représentativité : problèmes de l’art “afro-américain” aujourd’hui ». J’adresse mes remerciements à Darby English, qui m’a permis de participer à cette conversation, ainsi qu’à Naomi Beckwith, Gareth James, Glenn Ligon, Eve Meltzer et Alexandra Schwartz pour leurs commentaires judicieux sur les versions antérieures de ce texte. Celui-ci n’aurait pu aboutir à la présente version sans l’aide infatigable (et enjouée) de Amy Gotzler, de la Sean Kelly Gallery, New York. Ma recherche a également bénéficié du précieux soutien de la bourse universitaire ACLS, avec un financement de la Fondation Henry Luce. Par-dessus tout, je remercie Lorna Simpson pour sa générosité, ses encouragements et les exemples toujours stimulants qu’elle a pu me fournir.



Huey Copeland vit à à Chicago. Il est historien d’art, critique et commissaire d’exposition. Son travail se concentre sur l’art moderne et contemporain, avec un accent sur la manière dont s’articulent les problématiques de la négritude dans le domaine des arts visuels aux Etats-Unis. Actuellement Associate Professor en histoire de l’art à Northwestern University (Evanston, IL, USA), il a notamment publié dans Art Journal, Artforum, Callaloo, Qui Parle, Representations, et Small Axe, parmi d’autres. Son livre Bound to Appear : Art, Slavery, and the Site of Blackness in Multicultural America , qui enrichit et remanie le présent article dans un chapitre consacré à Lorna Simpson, doit paraître cet automne et sera publié par University of Chicago Press.

Vanina Géré est docteure en Études anglophones, diplômée de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (2012). Spécialiste d’art américain contemporain, elle a réalisé une thèse de doctorat intitulée L’Oeuvre de Kara Walker (1994-2009): Stratégies figuratives. Elle a publié des articles et chapitres d’ouvrages portant sur l’oeuvre de Walker. Agrégée d’anglais, elle est également critique d’art et traductrice en freelance (Artpress, Villa Gilet).

References[+]

L’article « “Bye, Bye Black Girl” : Le retrait figuratif </br>de Lorna Simpson », </br>par Huey Copeland [FR/EN] est apparu en premier sur le magazine.

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