La parole à… – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org Fri, 27 Nov 2020 13:12:58 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.6.4 http://lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/2015/12/logo-noir-couleur-disc-140x140.png La parole à… – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org 32 32 Marie Lechner : « Lena Söderberg, Jennifer Knoll & Jennifer Lopez » [FR] http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/02/lena-soderberg-jennifer-knoll-jennifer-lopez/ Thu, 06 Feb 2020 05:39:39 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=34351 Marie Lechner décrypte trois images qui soulignent la manière dont le « male gaze » imprègne nos machines de vision.

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Elles ont marqué l’histoire des technologies, dans le domaine du traitement et de la manipulation des images ou encore de l’invention des moteurs de recherche qui leurs sont consacré. Ces trois images soulignent la manière dont le « male gaze » (regard masculin) imprègne nos machines de vision. Elles permettent aussi d’éclairer des débats contemporains sur les biais de race et de genre1 encodés dans les algorithmes et comment les développements actuels de l’intelligence artificielle perpétuent une certaine vision stéréotypée du monde.


Lena, First Lady of the internet 2

Image : Lena_(test_image).png
Fonction : image de test pour les algorithmes de traitement d’images
Année : juin ou juillet 1973
Description : un scan de 512 x 512 pixels réalisé par Alexander Sawchuck et deux collègues pour la banque de données d’images d’USC-SIPI



Lena Söderberg, « playmate du mois » dans Playboy Magazine, détail, novembre 1972, photographiée par Dwight Hooker. Scan de 512 x 512 pixels réalisé par Alexander Sawchuck et deux collègues pour la banque de données d’images d’USC-SIPI



L’image représente le visage d’une jeune femme, un chapeau à plumes souple sur la tête, l’épaule dénudée tournant à moitié le dos à un miroir. Ce scan de 512×512 pixels nommé Lena (parfois orthographiée Lenna) est l’une des images les plus utilisées depuis 1973 pour le traitement des images, en raison de ses caractéristiques bien particulières. Lena comporte un mélange de détails, d’aplats de couleurs, de textures et d’ombres et permet de tester une grande variété d’algorithmes de filtrage, de segmentation ou de compression.

C’est l’une des deux raisons pour lesquelles l’image de Lena, qui allait poser les fondations des formats Jpeg et Mpeg, est devenue un standard dans l’industrie, estime David C. Munson, rédacteur en chef de la revue scientifique IEEE Transactions on Image Processing3, spécialisée dans le traitement de l’image. La seconde étant que « l’image de Lena est celle d’une femme séduisante. Ce n’est pas surprenant que la communauté des chercheurs en traitement de l’image (majoritairement masculine) aient été enclins à utiliser une image qu’ils trouvaient attrayante. »4

L’image de Lena a été scannée en juin ou juillet 1973 depuis une image de plus grande dimension. Cette version tronquée, coupée au niveau des épaules, est un fragment d’un portrait en pied publié dans la fameuse double page centrale du magazine masculin Playboy. Celui de Lena Söderberg, jeune femme d’origine suédoise, playmate du mois de novembre 1972, posant dans son plus simple appareil pour le photographe Dwight Hooker.

L’histoire est racontée en détail par Jamie Hutchinson dans la newsletter professionnelle de l’IEEE Professional Communication Society de mai/juin 20015. Alexander Sawchuk et ses collègues du SIPI (Signal and Image processing institute), ingénieurs à l’Université de Californie du Sud, cherchaient à renouveler leurs stock d’images test – ils voulaient quelque chose de « glossy » et « ils voulaient un visage humain ». C’est à ce moment que l’un d’eux est entré avec ce numéro de Playboy. Les ingénieurs ont déchiré le tiers supérieur de l’image pour qu’elle tienne sur le tambour de leur scanner filaire Muirhead. Ils cherchaient à produire une image de 512X512 pixels en utilisant le scanner qui avait une résolution de 100 lignes par pouce. Ils n’ont donc numérisé que 13 cm de la photo en supprimant les aspects les plus osés.

D’autres chercheurs ont rapidement testé leurs propres algorithmes en utilisant la photo de Lena, conduisant au fil des ans à une diffusion massive de l’image. Lena devient une icône au sein de la communauté, «la madonne de l’ère de l’information» pour reprendre l’expression de Jamie Hutchinson :« Lena est devenue pour les ingénieurs l’équivalent d’une Rita Hayworth pour les soldats US durant la deuxième guerre mondiale » écrit-il.

Lena Söderberg qui entre-temps était retournée vivre dans sa Suède natale, ignorait qu’elle était devenue un rat de laboratoire. Lorsque Playboy la recrute, la jeune femme d’origine suédoise faisait du mannequinat à Chicago, elle a également travaillé comme modèle Kodak, en devenant l’une des « Shirleys » de l’entreprise, de belles femmes caucasiennes dont l’image était utilisée pour calibrer les films en couleur (le nom provient de la première femme à avoir rempli cette fonction Shirley Page). « La couverture du manuel du Xerox 7700, montre le visage de Lena surimposé sur l’image du photocopieur, comme si elle faisait partie de l’emballage, la fille dans la machine » commente Linda Kinstler, dans un article pour Wired6

Le fait que l’image de Lena ait proliféré à ce moment particulier de l’histoire est loin d’être une coïncidence selon l’historienne Marie Hicks, autrice de Programmed Inequality, car c’est le moment où les femmes qui avaient travaillé comme « computers » (le terme, avant de désigner l’ordinateur, qualifiait les personnes qui faisaient les calculs à la main) durant la première moitié du 20e siècle, étaient en train de quitter l’informatique en grand nombre. L’image de la profession, longtemps considérée comme une activité subalterne et féminine, est progressivement et délibérément transformée en une discipline de haut niveau, scientifique et masculine.

Lena devient le symbole de l’inhospitalité de la profession envers les femmes. En 1996, David C. Munson, actuel président du Rochester institute of Technologie écrivait dans sa « note sur Lena »7 : « j’ai entendu que des féministes demandent son retrait ». En 1997, l’éditrice de Photonics, Sunny Bains décide de bannir Lena des publications qu’elle édite : « il est facile de se sentir isolée quand vous êtes une femme travaillant dans un champ dominé par les hommes, écrit-elle dans Electronic Engineering Times en mai 1997. Voir des images provocantes de femmes dans les manuels contribue à ce sentiment de non-inclusion ». En dépit de régulières contestations, l’image de Lena, « visage le plus étudié depuis celui de Mona Lisa », reste ubiquitaire. « L’utilisation prolifique de la photo de Lena peut être considérée comme un signe avant-coureur du comportement de l’industrie technologique », écrit Emily Chang dans son livre Brotopia. Le moment où la page centrale de Lena a été déchirée et scannée a marqué selon elle « le péché originel de la technologie ». Chang apparaît également dans le documentaire Losing Lena qui s’est donné pour mission de mettre fin à l’usage de l’image de Lena dans la recherche en technologie. Elle symbolise une certaine attitude du secteur, pérennisant la sous-représentation des femmes mais aussi les biais de genre et de race qui sont pointés actuellement dans les développements de l’intelligence artificielle. Lena, 69 ans, y apparaît en personne, « Je me suis retirée du mannequinat il y a fort longtemps. Il est temps que je me retire de la tech également ».


Jennifer in Paradise, première image
à avoir été « photoshopée »

Image : Jennifer in paradise.tiff
Fonction : image de test pour les démos du logiciel de traitement d’image Photoshop
Date: août 1987
Source : la photo présentée ici est la version restaurée Jennifer in paradise.jpeg en 2013 par l’artiste Constant Dullaart de la photo de vacances originelle prise par John Knoll.



Constant Dullaart ; Jennifer in Paradise ; Photoshop ; Jennifer Knoll ; John Knoll ; Bora Bora

Constant Dullaart, Jennifer in Paradise, image numérique restaurée puis rediffusée en ligne avec message crypté stéganographiquement, 2013 © Constant Dullaart



Une femme assise topless sur une plage, de dos, le regard vers le large. Plage de sable blanc, eau turquoise, l’île verdoyante de Toopua à l’horizon. Nous ne pouvons pas voir son visage, mais nous connaissons son nom. Jennifer. Le cliché a été pris en 1987 par son petit ami lors d’un séjour amoureux à Bora Bora. Au Guardian, Jennifer dit « c’était un moment magique, mon mari m’a demandé ma main peu après cette photo ». C’est sans doute pour cette raison que John Knoll, créateur avec son frère de Photoshop, célèbre logiciel de retouche qui allait irrévocablement modifier notre vision du monde, a appelé l’image « Jennifer in Paradise ». Cette photo très personnelle est en effet devenue la première image à être publiquement transformée par le plus influent des logiciels de manipulation d’images. L’image de vacances était distribuée avec les premières éditions de ce qui allait devenir Photoshop, et ce moment intime sur la plage est devenu matière à jeu pour de nombreuses personnes. Cloner Jennifer, la faire disparaître de l’image, lui appliquer des filtres déformants.

Contrairement à l’image de Lena, elle est très difficile à trouver en ligne. L’artiste néerlandais Constant Dullaart découvre le dos nu de Jennifer dans un documentaire consacré aux créateurs du logiciel. Il s’étonne que cette photo « historique », première image à être publiquement altérée par le plus influent des programmes de manipulation d’image, soit introuvable sur le Net, comme il le déplore dans sa « Lettre à Jennifer Knoll », en 2013, où il prie Jennifer de mettre cette photo à disposition. D’une certaine manière, Jennifer était la dernière femme à habiter un monde où la caméra ne ment pas. Bien qu’il n’ait jamais eu de réponse, ni les droits, il va s’appliquer à la restaurer à partir des captures extraites de la vidéo et la remet en circulation en ligne sous la forme d’un fichier JPEG.

Contacté par le Guardian, John Knoll explique qu’il y avait à l’époque peu d’images numériques à disposition pour montrer ce dont leur nouveau logiciel était capable. Lors d’une visite au Advanced Technology Group Lab d’Apple, Knoll a eu l’opportunité d’utiliser l’un des scanners, également rares à l’époque. La seule image qu’il avait sous la main était cette impression de 10X15 cm de sa femme à Tahiti. Prise avec un appareil argentique, puis scannée sur un Sharp JX-450, plusieurs disquettes sont nécessaires pour stocker cette photo «haute résolution». Jennifer in Paradise est ainsi devenue la première image en couleur utilisée pour démontrer les capacités du logiciel et démarcher de nouveaux clients.

« C’était une bonne image pour faire des démos, se souvient Knoll – cité dans The Guardian qui publie la photo originelle comme illustration de son article – c’était plaisant à regarder et il y avait tout un tas de trucs qu’on pouvait faire avec cette image techniquement. »

« Il y a une certaine absurdité à utiliser l’image de sa future épouse à moitié nue pour en faire un objet à manipuler, à dupliquer. C’est précisément de cette manière que Photoshop est utilisé aujourd’hui par les magazines de mode : corps féminins objectifiés et retouchés pour en gommer les imperfections, analyse Constant Dullaart. Cet outil illustre à quel point notre environnement logiciel et informatique est le fruit d’une société capitaliste dominée par les hommes. »


Jennifer Lopez et sa robe verte à l’origine de Google Images

Images : Jennifer Lopez green dress 2000
Date : 23 février 2000, lors des 42e Grammy Awards,
Fonction : L’image qui a inspiré la création de Google Images




Le 23 février 2000, lors des 42e Grammy Award, qui récompense les meilleurs artistes musiciens, tous les regards étaient braqués sur Jennifer Lopez. Le moment est resté dans les mémoires, non pas tant en raison des talents musicaux de l’actrice (nominée avec son morceau dance Let’s Get Loud), que de sa tenue.

L’apparition de J.Lo dans cette robe verte diaphane au décolleté abyssal, plongeant jusque sous son nombril avait produit le plus grand effet. La robe de mousseline de soie légère – et sans doute plus exactement cette robe sur le corps de J.Lo (puisqu’au moins quatre célébrités avaient auparavant porté ce vêtement dessiné par Donatella Versace) – aurait, selon la légende, poussé Google à créer son moteur de recherche d’images. Un storytelling volontiers entretenu par l’entreprise elle-même. Sur le blog officiel de Google8, on peut lire qu’en l’espace d’une nuit, l’image est devenue la requête la plus populaire du tout jeune moteur de recherche alors essentiellement textuel. Quand l’équipe dédiée à la recherche a réalisé qu’ils n’étaient pas capables de faire émerger les résultats que voulaient les gens – une image de Jennifer dans la robe – ils ont décidé de créer Google Images.

Une histoire que confirme l’ancien directeur de Google Eric Schmidt en 2015 dans un article publié sur Project Syndicate. « Lors du lancement de Google, les gens ont été épatés de pouvoir trouver des informations sur presque tout en tapant simplement quelques mots sur un ordinateur. L’ingénierie derrière tout ça était techniquement complexe, mais ce qu’on obtenait était au final assez grossier : une page de texte émaillée de dix liens bleus. (…). Les cofondateurs Larry Page et Sergey Brin – comme tous les autres inventeurs à succès – ont donc continuer à itérer. Ils ont commencé avec des images. Après tout, les gens voulaient plus que du texte. C’est devenu évident après les Grammy Awards 2000, où Jennifer Lopez portait une robe verte qui, eh bien, a attiré l’attention du monde entier. À l’époque, c’était la recherche la plus populaire que nous ayons jamais vue. Mais nous n’avions aucun moyen sûr d’obtenir pour les utilisateurs exactement ce qu’ils recherchaient : J Lo portant cette robe. La recherche d’images sur Google était née. »9

En février 2000, Google n’avait alors que deux ans d’existence et très peu d’employés, mais dès juillet 2001, Google images est lancé. En 2001, le service indexait 250 millions d’images. En 2005, plus d’un milliard et plus de 10 milliards d’images aujourd’hui.

En septembre 2019, Donatella Versace présentait sa collection femme printemps 2020 à la Fashion Week de Milan, inspirée de la fameuse robe verte avec imprimé jungle, que Jennifer Lopez avait porté lors de la cérémonie des Grammys près de deux décennies plus tôt. À la fin du défilé, une recherche image Google apparaît sur les écrans géants, la multinationale s’étant associée à l’événement. Donatella Versace demande à l’assistant Okay Google : « Montre moi des images de la jungle dress de Versace », surnom donné à la robe. La voix féminine de l’assistant s’exécute : sur les écrans géants s’affichent des myriades d’images dématérialisées de la robe originelle de 2000. Puis la styliste poursuit « Ok Google, maintenant montre-moi la vraie jungle dress » et une J. LO conquérante apparaît sur le catwalk en chair et en os dans une nouvelle version de la robe toujours aussi échancrée, images immédiatement saisies par une forêt de smartphones dressés, et répandues instantanément sur les réseaux, prêt à « casser l’Internet » une seconde fois devant l’afflux des requêtes.



Marie Lechner




Le supermarché des images

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Abigail Solomon-Godeau : « L’art austère de Peter Hujar » http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/10/art-hujar-solomon-godeau/ Fri, 11 Oct 2019 06:41:21 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33845 J'ai rencontré Peter Hujar à trois ou quatre reprises au cours de la dernière année de sa vie, en 1987. Je ne savais pas qu'il était malade, mais on lui avait diagnostiqué le sida et il est mort dix mois plus tard. Je ne sais plus comment j'ai découvert son remarquable travail, peut-être parce qu’on m'en a parlé, car il exposait peu.

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J’ai rencontré Peter Hujar à trois ou quatre reprises au cours de la dernière année de sa vie, en 1987. Je ne savais pas qu’il était malade, mais on lui avait diagnostiqué le sida et il est mort dix mois plus tard. Je ne sais plus comment j’ai découvert son remarquable travail, peut-être parce qu’on m’en a parlé, car il exposait peu. Il est vrai que, dans les galeries et les expositions de photographies, on voyait rarement ses photos d’hommes se masturbant ou de gros plans de pénis en érection. Je montais alors une exposition intitulée « Sexual Difference : Both Sides of the Camera », pour laquelle j’avais choisi quelques photos de lui, dont deux sont actuellement exposées dans « Speed of Life » au Jeu de Paume1.


Hujar ; Bruce de Ste Croix ; nude ; male ; pose ; rolleiflex  ; sexualité

Peter Hujar, Bruce de Ste. Croix, 1976. The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Je ne pensais pas alors – et je ne pense toujours pas – que l’on puisse déduire directement d’une image le sexe ou le genre d’un photographe (ou tout autre attribut racial, ethnique ou individuel), mais, pour autant, les portraits laissés par Hujar de travestis, drag queens, artistes du monde spectacle, prostitués, amants et amis actifs sur la scène de downtown New York à partir de la fin des années 1960 n’en témoignent pas moins de sa position de membre de cette communauté. La plupart de ces personnes sont aujourd’hui mortes, dont beaucoup du sida. Parmi les amis et les amants qu’il a photographiés, il y a eu des artistes plasticiens comme Paul Thek et David Wojnarowicz, des célébrités (Andy Warhol, Susan Sontag, William Burrows, Merce Cunningham), des excentriques qui « faisaient scandale » (Divine, Ethyl Eichelberger, John Heys et John Waters) et des anonymes. Cependant, après avoir abandonné le monde de la photographie commerciale et de la mode au début des années 1970, ses sujets se sont étendus aux animaux, aux paysages urbains, aux zones rurales et aux quais et entrepôts désaffectés du front de mer de Manhattan, qui, avant le sida, étaient pour les gays un haut lieu de rencontres et d’aventures sexuelles.


Peter Hujar ; William Burroughs ; portrait

Peter Hujar, William Burroughs, 1975, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Un « style » se définit par la prise en compte à la fois d’une forme et d’un contenu, mais le style est difficile à démontrer dans le cas d’un médium comme la photographie. C’est aussi un terme inadéquat pour expliquer les qualités affectives de ces images belles et étranges. Hujar a réalisé un certain nombre d’autoportraits, souvent bouleversants, mais il ne semble pas qu’il se soit photographié en compagnie de ses modèles. La plupart d’entre eux – mais pas tous –, il les a photographiés dans son loft spartiate de la seconde Avenue, où il avait aussi sa chambre noire. Les souvenirs de ceux qui l’ont connu, ses entretiens et les témoignages de ses proches mentionnent souvent son extrême exigence. Professionnellement, comme Fran Lebowitz l’a rappelé lors de ses funérailles, « Peter Hujar s’est payé la tête de tous les grands marchands de photographies du monde occidental »2. D’autres se souviennent qu’il a frappé un marchand d’art au visage ou menacé d’envoyer un tabouret de bar à la tête d’un autre. De même, en tant qu’ami et amant, il était sujet à des éruptions de colère, mais lors des brèves visites que je lui ai rendues, il a toujours été courtois et serviable. Connaissant mal son travail avant notre première rencontre, il me montra des dizaines de ses tirages, et je fus frappée non pas par leur perfection formelle – qui sautait aux yeux – mais par leur austérité, leur évocation d’une intériorité et, surtout, leur gravité, aussi manifeste dans ses images d’animaux que dans ses sujets humains. Évidemment, il est très difficile de décrire l’affect photographique dans les limites du langage écrit ou parlé, car les perceptions de l’affect sont fondamentalement subjectives. Mais je me suis demandé – comme d’autres avant moi – pourquoi Hujar était si peu connu.


Peter Hujar ; studio ; self-portrait ; rolleiflex ; grey

Peter Hujar, Portrait in White Tank Top, 1975, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Les comparaisons faciles avec son jeune contemporain Robert Mapplethorpe, sur la base de sujets semblables (les nus masculins ou les organes génitaux) ou de l’excellente qualité de leurs tirages, sont tout à fait spécieuses (Hujar tirait ses photos, pas Mapplethorpe). La carrière de Mapplethorpe a été nourrie et promue par le riche et influent Sam Wagstaff. Hujar n’a pas bénéficié d’un tel soutien, et durant la dernière année de sa vie, il était littéralement sans le sou. Le fétichisme racial et sexuel qui caractérise une grande partie de l’œuvre de Mapplethorpe, et son glamour étudié sont totalement absents chez Hujar, qui qualifiait avec mépris son confrère de « baron de Meyer des années 1980 »3. De fait, le parcours artistique d’Hujar se caractérise par un rejet déterminé des conventions de la publicité, et surtout de la photographie de mode. C’est pourquoi, peut-être, il était si fasciné par le travestissement, par les mascarades qui bousculent les notions de beauté et de séduction générées par les médias. Et concernant les éléments « classiques » qui se manifestent dans les photos d’Hujar – notamment leur équilibre, leur composition et leur sobriété –, il s’agit, comme le fait remarquer Stephen Koch à juste titre, d’un « classicisme qui a vu l’enfer »4. Je doute qu’il veuille dire par là que lower Manhattan était un enfer à cause de la pauvreté, de la misère, de la drogue et de la délinquance, ou même de ses sous-cultures sexuelles. Il veut plutôt dire que l’œuvre d’Hujar est, dans son approche, marquée par des démons personnels (à commencer par une enfance douloureuse), un rejet du carriérisme et une incapacité à se faire reconnaître comme l’artiste qu’il était. De ce point de vue, même ses sujets les plus carnavalesques ou sexuellement les plus explicites sont empreints d’une mélancolie qui en fait de véritables momento mori, qualité que Susan Sontag, la première à écrire longuement sur son travail, a immédiatement reconnue dans ses images5.


Peter Hujar, Divine, 1975
© 1987 The Peter Hujar Archive LLC; Courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Prenons, par exemple, sa photographie de Divine (Harris Glenn Milstead), personnage qui, jusqu’à sa mort en 1988, apparaît dans de nombreux films déjantés de John Waters à partir des années 1960. Acteur, chanteur et drag queen, Divine était un paradigme de la sensibilité camp et une icône de la culture gay. Photographié en tenue de tous les jours sur le canapé d’Hujar, il a le regard introspectif et introverti qui caractérise de nombreux modèles du photographe, qui posaient souvent allongés sur le dos ou affalés. (Il existe un autre portrait de Divine souriant, et la préférence d’Hujar pour le premier tirage est symptomatique de ce qu’il cherchait dans ses portraits). Loin de sa personnalité publique et artistique pleine de fantaisie, Divine est représenté (ou se représente lui-même – sur les photos d’Hujar, c’est toujours ambigu) comme une sorte de Tirésias, le voyant aveugle qui vécut sept ans en femme.

Au moment de sa mort, Hujar ne possédait que deux appareils photos. Il se servait toujours d’un reflex bi-objectif, dans lequel on voit dans l’objectif inférieur l’image inversée de ce que l’on a devant soi. Les images obtenues sont de format carré, et, pour les photos prises dans son loft notamment, Hujar utilisait un trépied, autre frein à la spontanéité, qui implique un refus constant – peut-être de principe – de « l’instantané »6. Cette pratique signifie aussi que ses appareils photos étaient déterminés des deux côtés de l’objectif. Les modèles ne voyaient pas qu’Hujar les regardait, même si cela n’apparaît pas dans les tirages, où le sujet semble s’adresser au spectateur, et donc au photographe. Le reflex bi-objectif ne permet pas des prises de vues rapides (bien qu’il soit assez rapide pour saisir la balle de Chloé Finch en plein rebond).


Peter Hujar, Chloe Finch, 1981, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Rejetant l’esthétique de l’instantanéité (la snapshot aesthetic appréciée des conservateurs de la photographie dans les années 1970 et 1980), Hujar est, dans sa pratique du portrait, plus proche du Felix Nadar des années 1850 que de la plupart de ses contemporains. Mais, dans certains portraits, on décèle la trace d’une autre influence (sans qu’il y ait ressemblance à proprement parler) avec des portraits d’Avedon des années 1960 7. Les portraits réalisés par Avedon hors de tout travail de commande représentaient quelque chose pour lui : des liens d’amitié (par exemple, James Baldwin, Robert Frank) ou familiaux (par exemple, la série sur son père Jacob), des symboles (qu’il critiquait souvent) de l’État et du pouvoir politique (Henry Kissinger) ou des icônes, grandes ou petites, de la culture de l’époque. Et tandis qu’Avedon photographiait ses sujets dans son studio professionnel, avec ses nombreux assistants, ses toiles de fond et ses éclairages impeccables, Hujar le faisait dans l’intimité de son loft, sur des bases amicales et/ou sexuelles. Mais les déclarations d’Avedon sur le portrait photographique trouvent des échos dans l’approche d’Hujar : « Parce que le portrait est un spectacle, comme tout spectacle, il est l’équilibre de ses effets, bons ou mauvais, naturels ou non naturels. Je peux comprendre que cette idée soit troublante – le fait que tous les portraits soient des spectacles –, parce qu’elle semble impliquer une sorte de mensonge qui cache la véritable vérité du sujet. Mais ce n’est pas tout. Cela va beaucoup plus loin que cela. Le fait est que l’on ne peut jamais atteindre la vraie nature du modèle en ôtant la surface. Je veux dire que, au sens propre, on n’a que la surface. »8 Proximité littérale ou distance et absence infranchissables, ce sont, après tout, les données du portrait, et aucun des deux photographes ne semble avoir défendu l’idée qu’il existait une « vérité » singulière du sujet que la photographie révèlerait.


Peter Hujar ; New York ; Pier ; Canal Street Pier

Peter Hujar, Canal Street Pier, 1983, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Dans les conventions qui régissent un essai sur un artiste, les préoccupations dominantes sont généralement sa biographie, mais aussi sa subjectivité, sa sensibilité et son esthétique. Mais en ce qui concerne Hujar en particulier et la production artistique en général, il est important de prendre en compte les dimensions collectives de toute expression culturelle. L’époque, le lieu et le milieu qui constituent les fondements de l’art d’Hujar s’inscrivent dans les histoires plurielles qui les traversent : celle de Downtown à New York, une ville qui traverse une crise économique mais propose néanmoins des logements bon marché aux artistes et aux gens du spectacle, la culture gay post-Stonewall dans toutes ses manifestations physiques et culturelles, et un marché émergent de la photographie qui va bientôt créer des stars et jeter d’autres artistes – vivants ou morts – dans l’oubli. Le rapprochement que l’on peut établir entre Hujar et Mapplethorpe révèle la nature arbitraire – presque accidentelle – de la renommée, de la gloire et de la réputation artistiques qui n’est une méritocratie qu’en théorie, comme l’a constamment démontré l’histoire de l’art féministe.


Peter Hujar ; nude ; photography ; New York

Peter Hujar, Reclining Nude on Couch, 1978, tirage gélatino-argentique, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


En ce qui concerne l’intense engagement photographique d’Hujar dans la sexualité gay – la sienne et celle des autres –, ce n’est pas seulement Mapplethorpe qu’il faudrait invoquer ; c’est aussi George Dureau et surtout Alvin Baltrop et William Gedney, qui, à la même époque, ont photographié les activités sexuelles qui se déroulaient sur un front de mer en pleine déliquescence9. Il y avait aussi une production parallèle de pornographie gay, à laquelle Hujar a participé. Avant d’être détruits, les quais ont également été utilisés par de nombreux chorégraphes et artistes conceptuels, et dans la mesure où Hujar comptait parmi ses amis des artistes, compositeurs, danseurs et chorégraphes, ses fréquentations comprenaient des personnalités d’avant-garde qui allaient bientôt devenir célèbres10. La pratique même du portrait – le genre photographique le plus ancien sans doute –, ses histoires, ses réinventions et ses ambiguïtés ont également collectivement contribué au développement artistique d’Hujar. Aucun art n’a été inventé à partir de rien, et cela n’enlève rien à l’immense réussite artistique d’Hujar que de reconnaître les intersections complexes du « collectif » – comme je l’appelle en bref – qui a alimenté et façonné son art sans compromis.



Abigail Solomon-Godeau, 2019
Traduction : Jean-François Allain




Exposition « Peter Hujar. Speed of Life »
Peter Hujar / la sélection de la librairie
Exposition « The Life and Times of Alvin Baltrop
« Sexual Difference : Both Sides of the Camera » / livret de l’exposition
Just (a few more) Kids: George Dureau, Robert Mapplethorpe and Company” by Shelley Rice



References[+]

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Abigail Solomon-Godeau: The Austere Art of Peter Hujar http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/10/solomon-godeau-peter-hujar/ Fri, 11 Oct 2019 06:28:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33828 I met Peter Hujar three or four times in the last year of his life, in 1987. I did not know he was ill, but he had been diagnosed with AIDS that year and died ten months later. I forget how I first learned about his remarkable work; probably someone told me about it because it was rarely exhibited. And certainly, his photos of masturbating men or close-ups of erect penises were rarely encountered in photography galleries and exhibitions. I was then in the process of curating an exhibition entitled Sexual Difference: Both Sides of the Camera for which I chose seven of his pictures, two of them currently on view at the Jeu de Paume’s exhibition Peter Hujar: Speed of Life

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I met Peter Hujar three or four times in the last year of his life, in 1987. I did not know he was ill, but he had been diagnosed with AIDS that year and died ten months later. I forget how I first learned about his remarkable work; probably someone told me about it because it was rarely exhibited. And certainly, his photos of masturbating men or close-ups of erect penises were rarely encountered in photography galleries and exhibitions. I was then in the process of curating an exhibition entitled Sexual Difference: Both Sides of the Camera for which I chose seven of his pictures, two of them currently on view at the Jeu de Paume’s exhibition Peter Hujar: Speed of Life1.


Hujar ; Bruce de Ste Croix ; nude ; male ; pose ; rolleiflex  ; sexualité

Peter Hujar, Bruce de Ste. Croix, 1976. The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


I did not then, nor do I think now that a photographer’s sex or gender (or other racial, ethnic or individual attributes) can be read directly out of any picture. Which is not to deny that Hujar’s portraits of drag queens, transvestites, performers, hustlers, lovers and friends active in New York City’s downtown scene from the late 1960s and after testify to his insider position within this community. Many of them are now dead, a significant number from AIDS. The friends and lovers he photographed included visual artists (such as Paul Thek and David Wojnarowicz); the famous (e.g., Andy Warhol, Susan Sontag, William Burrows, Merce Cunningham), the “outrageous” (e.g., Divine, Ethyl Eichelberger, John Heys, John Waters) and the anonymous. But from the time he abandoned the world of commercial and fashion photography in the early 1970s, his subjects expanded to include animals, cityscapes, rural areas, and the waterfront piers that before AIDS, were a Mecca for gay cruising and sex.


Peter Hujar ; William Burroughs ; portrait

Peter Hujar, William Burroughs, 1975, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Consideration of both form and content together is how we define a “style”, but this is difficult to demonstrate when the medium is photography. But it is also an inadequate term with which to explain the affective qualities of these strange and beautiful pictures. Hujar made a number of self-portraits, often quite haunting ones, but seems not to have photographed himself in the company of his sitters. Most, but not all of these were photographed in his Spartan loft on Second Avenue that also housed his darkroom. Memoirs, interviews and other accounts of Peter’s life by those close to him often mention how difficult he was. In a professional context, and as Fran Lebowitz remarked at his funeral, “Peter Hujar has hung up on every important photography dealer in the Western world.”2 Others recall Hujar punching an art dealer in the face or threatening to smash a bar stool on the head of another. As a friend and as a lover, he was also prone to angry eruptions. But in my own brief visits with Hujar, he was unfailingly courteous and helpful. Knowing little about his work before our first meeting, when he first showed me dozens of his prints, I was stunned, not because of their manifest formal perfection but by their quality of austerity, their evocation of inwardness and interiority, and especially, their gravitas, a gravitas as much in evidence in his pictures of animals as in his human sitters. Of course, it is extremely difficult to describe photographic affect within the limits of written or spoken language because perceptions of affect are fundamentally subjective. But why, I wondered, as did others, was he so little known?


Peter Hujar ; studio ; self-portrait ; rolleiflex ; grey

Peter Hujar, Portrait in White Tank Top, 1975, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Glib comparisons to his younger contemporary Robert Mapplethorpe based on similar subject matter, such as male nudes or genitalia, or by reference to the technical excellence of their prints are entirely specious (Hujar did his own printing, Mapplethorpe did not). Mapplethorpe’s career was nurtured and promoted by the wealthy and influential Sam Wagstaff. Hujar had no such support, and in the last year of his life was literally penniless. The racial and sexual fetishism that characterize much of Mapplethorpe’s work no less than its studied glamour is entirely absent from Hujar’s, who witheringly characterized Mapplethorpe as “the Baron de Mayer of the 80s.”3 Indeed, Hujar’s artistic life was a determined flight from the conventions of advertising and especially fashion photography. Perhaps this was why he was so fascinated by drag and travesty, masquerades that insert scare quotes around media-generated notions of beauty and allure. And for all the “classical” elements manifest in Hujar’s pictures, including their poise, compositional balance and sobriety, as Stephen Koch justly observes “This is a classicism that has stared into hell.” By which I doubt he means that lower Manhattan was hellish because of its poverty, squalor, drugs, and crime, let alone its sexual subcultures. Rather, he suggests that Hujar’s approach to his work had been distilled through his personal demons (beginning with a painful childhood), his rejection of careerism and his failure to be recognized as the artist he knew he was. In this respect, even his most carnivalesque or sexually explicit subjects are suffused with a melancholy that make them truly momento mori, a quality that Susan Sontag, the first to write at any length about his work, immediately recognized in his pictures.4


Peter Hujar, Divine, 1975
© 1987 The Peter Hujar Archive LLC; Courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Consider, for example, his photograph of Divine (Harris Glenn Milstead), featured in many of John Waters’ delirious films from the 1960s until his death in 1988. Actor, singer, and drag queen, Divine was a paradigm of camp sensibility, and an icon of gay culture. Photographed in mufti on Hujar’s couch, he has the introspective and introverted look shared by many of Hujar’s other sitters, frequently depicted supine or reclining. (There exists another portrait of Divine smiling, and Hujar’s preference for the former print indicates something about what he sought in his portraits). Far from his antic public and artistic persona, Divine is represented (or represents himself; in Hujar’s pictures, this is always ambiguous) as a Tiresias-like creature, the blinded seer who lived seven years as a woman.

At the time of his death, Hujar reportedly possessed only two cameras. The one he used consistently was a twin lens reflex camera in which the photographer looks down at the lens at the reversed image at what is before him. It produces square rather than rectangular prints, and often, especially in the photos made in his loft, Hujar used a tripod, another brake to spontaneity, implying a consistent, perhaps principled refusal of the instantané.5 Which is only to say that the cameras he employed had determinations on both sides of the lens. The sitters did not see Hujar looking at them, although this is not evident in the prints, where the subject appears to be addressing the viewer and thus the photographer. The twin lens reflex is not a rapid form for making an exposure (although rapid enough to register Chloe Finch’s bouncing ball).


Peter Hujar, Chloe Finch, 1981, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


Rejecting the aesthetics of instantaneity (aka, the “snapshot aesthetic,” much favored by photography curators in the 1970s and 80s), Hujar’s portrait practice was in a certain way closer to Felix Nadar’s portraits of the 1850s than to most of his contemporaries. But there is as least a trace of another influence (although not strictly speaking a resemblance) between Avedon’s non-commissioned portraits of the 1960s and certain made by Hujar.6 These portraits, especially those Avedon produced on his own initiative, were of those who meant something to him, either as tokens of friendship (for example, James Baldwin, Robert Frank) or of blood ties (for example, the series of his father Jacob); symbols of state and political power, often malign (Henry Kissinger) or representative of contemporary culture, high and low. And while Avedon’s subjects were photographed in his professional studio, with its many assistants, backdrops of seamless, and sophisticated lighting, Hujar’s were shot in the intimacy of his loft and were based on friendship and/or sexual relationships. But Avedon’s own statements about the act of photographic portraiture resonate with certain aspects of Hujar’s approach: “Because portraiture is performance, like any performance, it is the balance of its effects good or bad, not natural or unnatural. I can understand being troubled by this idea – that all portraits are performances –because it seems to imply some kind of lie that conceals the real truth about the sitter. But that’s not all. It goes much further than that. The fact is that you can never get at the thing itself, the real nature of the sitter, by stripping away the surface. I mean this quite literally. The surface is all you’ve got.” 7. Literal proximity and unbridgeable distance and absence – these are, after all, the givens of portraiture, and neither photographer seem to have endorsed the notion that there exists a singular “truth” of the subject revealed by the photograph.


Peter Hujar ; New York ; Pier ; Canal Street Pier

Peter Hujar, Canal Street Pier, 1983, The Morgan Library & Museum. Purchased on the Charina Endowment Fund. © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


In the conventions governing an essay on an individual artist, biography as well as considerations of the artists’ subjectivity, sensibility, and aesthetics are generally the dominant concerns. But with respect to Hujar in particular, and all artistic production in general, it is important to take account of the collective dimensions of all cultural expression. The time, the place and the milieu that formed the basis of Hujar’s art is embedded in and intersected by plural histories; that of downtown NYC, a city in economic crisis that nonetheless offered cheap housing for artists and performers, post-Stonewall gay culture in all its physical and cultural manifestations, and a burgeoning photography market that would soon create art stars, casting others – living and dead – into oblivion. Twinning Hujar with Mapplethorpe reveals the arbitrary – almost accidental – nature of artistic fame, glory, and reputation which is only notionally a meritocracy, as feminist art history has consistently demonstrated.


Peter Hujar ; nude ; photography ; New York

Peter Hujar, Reclining Nude on Couch, 1978, gelatin-silver print, The Morgan Library & Museum, purchased on the Charina Endowment Fund © Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco


With respect to Hujar’s intense photographic engagement with gay sexuality, his own or that of others, it is not just Mapplethorpe who should be invoked, but also George Dureau and especially Alvin Baltrop and William Gedney, who contemporaneously photographed the sexual activities in and on the decrepit piers.8 There was, as well a parallel production of gay pornography and Hujar produced for this market too. Before they were destroyed, the piers were also employed by numbers of choreographers and conceptual artists, and insofar as Hujar’s friendships included artists, composers, dancers and choreographers, his circles comprised a soon-to-be famous avant-garde.9) Portrait practice itself, one of the oldest if not the oldest genre in photography, its histories, its reinventions, and its ambiguities were likewise collective tributaries to Hujar’s artistic development. No art is invented ab ovo, and it detracts nothing from Hujar’s immense artistic achievement to acknowledge the complex intersections of what for shorthand I call the “collective” that fueled and shaped his own uncompromising art.


Abigail Solomon-Godeau




“Peter Hujar. Speed of Life”
Peter Hujar / The books
“The Life and Times of Alvin Baltrop”
“Sexual Difference : Both Sides of the Camera” / booklet for the show curated by Abigail Solmon Godeau, 1987
“Just (a few more) Kids: George Dureau, Robert Mapplethorpe and Company” by Shelley Rice





References[+]

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Nancy Huston : « Sally Mann, Rongeuse de mythes » [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/10/nancy-huston/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/10/nancy-huston/#comments Mon, 07 Oct 2019 09:58:23 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33868 Quelques jours avant la fermeture de l'exposition « Sally Mann. Mille et un passages » au Jeu de Paume, l’écrivaine Nancy Huston proposait une conférence originale et intimiste, révélant une série d'entrelacs entre le parcours de l'artiste américaine et le sien, entre la littérature et la photographie…

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[“Sally Mann. Mythbreaker”
Full Text in English]


À quelques jours de la fermeture de l’exposition « Sally Mann. Mille et un passages » au Jeu de Paume, l’écrivaine Nancy Huston proposait une conférence originale et intimiste, esquissant une série d’entrelacs entre le parcours de l’artiste américaine et le sien, entre la littérature et la photographie… Ce faisant, elle révèle les principes actifs de la photographie de Sally Mann sur la société qui l’entoure et ses mythologies contemporaines.


Écrivaine, essayiste et musicienne d’origine canadienne, Nancy Huston a publié une cinquantaine d’essais, romans, pièces de théâtre, livres jeunesse et essais en anglais et en français. Son œuvre a été récompensée de plusieurs prix littéraires, dont le Prix Femina, en 2006, pour Lignes de failles. Née à Calgary, en Alberta, Nancy Huston passe une partie de sa jeunesse à Boston, aux États-Unis. Après avoir fait des études à Cambridge et à New York, elle emménage en France en 1973. Étudiante à l’École des Hautes études en Sciences sociales, elle consacre son mémoire de maîtrise à la question du tabou linguistique, sous la supervision de Roland Barthes. Dans les années qui suivent, elle collabore à des revues et journaux et se démarque par son engagement au sein du mouvement des femmes. Parmi ses ouvrages : Les Variations Goldberg (1981) ; Instruments des ténèbres (1996 ; prix Goncourt des lycéens et prix du Livre Inter), L’Empreinte de l’ange (1998 ; grand prix des Lectrices de Elle) ; Lignes de faille (2006 ; prix Femina) ; L’espèce fabulatrice (2007) et son dernier roman Lèvres de pierre (2018).



« Sally Mann. Mille et un passages »
Sally Mann, site officiel
Nancy Huston / librairie


Visuel en page d’accueil : Nancy Huston. Photographie Dimitri Galitzine, 2019


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]]> http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/10/nancy-huston/feed/ 1 Beppe Sebaste : « Extase de Luigi Ghirri » http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/beppe-sebaste-extase-de-luigi-ghirri/ Fri, 26 Apr 2019 10:12:21 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33486 « Les photographies de Ghirri, dans leur tension évidente vers l’infini, non seulement attestent d’un désir d’évasion du monde, d’extase — unique possibilité de respirer —, mais elles le montrent comme pure merveille, au summum de la beauté que l’on pourrait exiger dans une œuvre humaine, et comme telle, conçue dans un état de manque. »

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Le magazine publie une lettre adressée par l’écrivain Beppe Sebaste à l’Institut culturel italien, à l’occasion d’une soirée consacrée au photographe Luigi Ghirri début avril, à laquelle il ne pouvait être présent. La rencontre avec Ennery Taramelli, critique et historienne de l’art et Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, se poursuivait par la projection du film Strada provinciale delle anime de Gianni Celati, performance originale d’un écrivain, grand ami du photographe, qui a filmé les terres et le travail de Luigi Ghirri, présent sur le tournage. Le reporter et traducteur Olivier Favier a lu la lettre de Beppe Sebaste à l’attention des intervenants et du public de l’institut culturel italien et du Jeu de Paume.


Mesdames et Messieurs,

Certes je suis absent, mais je suis heureux que ce soir vous parliez de Luigi Ghirri, de son travail – dont j’ai été l’un des témoins. Ce travail se révèle de manière toujours plus manifeste comme une immense réserve et ressource de beauté et de sens – je veux vraiment dire « sens de l’existence » – face à ce qu’il y a de pauvre, voire d’insensé, qui caractérise nos années, pas seulement dans le champ esthétique. La rigueur apaisée de son regard, la sacralité qui dans ses images enveloppe chaque espace habité, ce qu’elles ont de pensif sans jamais être tristes : voilà des aspects qui placent le travail de Luigi Ghirri aux antipodes du populisme rhétorico-linguistique partout présent, et de toute forme de propagande à travers les images – sur ce point, il y a trente ans déjà, Ghirri était à l’opposé d’un Oliviero Toscani par exemple, c’est à dire à l’opposé de la publicité.

Ghirri était doté d’une clairvoyance et d’une tension à l’infini, j’y reviendrai, qui n’avait d’égale que son humilité, au sens propre d’humus, de terre : il se comparait aux oignons, si attachés à la terre, pour dire sa réticence à se déplacer.

Sa tension simultanée vers le ciel et vers la terre traduisait symboliquement la capacité de faire coïncider transcendance et immanence, comme seuls les grands maîtres savent le faire. Je crois que c’est là aussi la raison de sa capacité innée à incarner et cadrer si exactement dans ses visions la section dorée.

Permettez-moi un court apologue sur son humilité. Un jour, alors que nous nous promenions dans un village d’Emilie-Romagne, Luigi rencontra un camarade de classe de l’école primaire, qui après l’avoir arrêté et salué, lui demanda quel était son travail. « Je suis photographe ! », répondit Luigi. « Ah, et où se trouve ton magasin ? — À vrai dire je n’en ai pas. — Mais alors où est-ce que tu fais tes photos ? — Bah… dehors, dans la rue, où ça se présente », répondit Luigi en agitant vaguement le bras. Et l’autre, consterné, le regarda comme si Luigi était un pauvre malheureux.

Cette anecdote prête à rire parce qu’aujourd’hui Ghirri est célébré, à juste titre (et il l’était déjà à son époque) comme l’un des grands artistes de la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui nous reconnaissons combien les photographies de Luigi Ghirri sont thérapeutiques, apportent un apaisement et que leur bonheur provient de l’absence de médiations culturelles ou d’idéologies esthétiques ; c’est aussi qu’elles savent communiquer le sens merveilleux d’une expérience, entendu d’au moins deux manières : la merveille en soi de pouvoir faire une expérience, et l’émerveillement comme contenu spécifique de l’expérience. Comme celle que Ghirri me raconta, en me parlant de son enfance, et des tableaux des maîtres anciens qu’il avait vus dans les musées.

Recréer et partager cet effet pré-culturel, peut-être même pré-linguistique, de la merveille esthétique, voilà un de ses buts.

Et quelle merveille plus grande, plus absolue, qui ne peut même pas être contenue dans une pensée – encore moins dans une parole, quand bien même la parole qui la désigne existerait ?

Avant de revenir sur l’infini présent dans son travail (la série des Cieli, par exemple, ou des cartes, des enseignes, de ses propres livres dans la bibliothèque chez lui), participant ainsi pleinement à la grande aventure de l’art conceptuel italien des années 1960 et 1970, le géomètre Luigi Ghirri avait monté, avec son inséparable Paola, une petite maison d’édition appelée justement ainsi : Infinito. Mes propos vont être absolument platoniciens, même si c’est en passant par Plotin. La vie humaine est manque d’éternité. En ce sens, elle est une asphyxie tant qu’elle ne rencontre pas l’oxygène du Divin – ou de l’Infini –, sans lequel la vie est ce qui tend vers la mort et rien d’autre. La vie et la mort s’équivalent, étant toutes les deux des états de manque. À l’inverse, l’éternité, ou en d’autres termes l’infini, est précisément cette dimension qui « manque de tout manque ».

Les photographies de Ghirri, dans leur tension évidente vers l’infini, non seulement attestent d’un désir d’évasion du monde, d’extase — unique possibilité de respirer —, mais elles le montrent comme pure merveille.

Elles le présente au summum de la beauté que l’on pourrait exiger dans une œuvre humaine, et comme telle, conçue dans un état de manque. L’évasion du monde de Ghirri est dans le monde, son extase — sortie dans une entrée sans fin — est parfaitement réussie là où elle adhère le plus fortement au monde.

On entrevoit ou on approche l’infini en suivant le chemin de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. Ghirri aimait beaucoup un passage du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, où un homme est fasciné par la broderie qu’il voit sur le col de la robe d’une femme et résume mentalement tout le processus qui va des fileuses aux tisserands, à la broderie, jusqu’aux pensées de la femme qui porte ce col assise à côté de lui dans le tram… La forme matricielle est la vision de la simultanéité de l’univers dans les vers 67-108 du chant 33 du Paradis, lorsque Dante fixe son regard dans l’esprit de Dieu et qu’il voit la simultanéité et l’infinitude de tout ce qui est, de tout ce qui arrive, même nous qui en parlons à cet instant.

La maîtrise humaine de Luigi, c’était de montrer des ouvertures vers l’infini, de créer et montrer des passages.

Comme les portes sans porte qui encadrent le vide dans la campagne d’Emilie-Romagne, ou qui survivent sur les plages en hiver. Ou comme dans son dernier cliché, plein de brouillard, où on laisse l’incertitude et l’imprécision nous transporter dans un abandon retrouvé. De l’art conceptuel, Ghirri est passé à la description du territoire en engageant avec lui ses amis écrivains. Puis il est parvenu au brouillard, à l’effacement du territoire, en restant toujours fidèle à l’Infini. “Inside the museums, infinity goes up on trial” [Dans les musées, l’infinité est jugée], chantait son cher Bob Dylan.

À sa constatation que plus personne n’est capable de regarder le monde, correspond peut-être une amertume analogue due au fait que plus personne n’est capable d’en parler et de parler. Nous avons besoin d’une manière de raconter qui soit à nouveau une expérience, qui nous donne le frisson du risque, du vertige, d’avancer vers quelque chose de proche de la vérité, peut-être déguisée en évidence. Éprouver l’expérience de voir les yeux fermés et de parler en silence.



Beppe Sebaste 



Beppe Sebaste (né le 3 juin 1959 à Parme, Italie, vit et travaille à Rome) est un écrivain, poète, traducteur et journaliste italien.





Luigi Ghirri. La carte et le territoire.
Luigi Ghirri : « L’œuvre ouverte »
La sélection de la librairie.

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Stéphanie Mahieu : RAZGOVORI. Conversations entre l’art et l’anthropologie.  http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/02/mahieu-lazar-art-et-anthropologie/ Thu, 28 Feb 2019 11:17:11 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33265 « Ce sont les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie qui ont constitué un point commun entre Florence Lazar et moi dès notre rencontre à Paris, notamment autour d'un questionnement à la fois intime et politique sur la société serbe contemporaine. L’éclatement du conflit en 1991 avait coïncidé avec le début de mes études d’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles, et alors que rien d’autre que l’effroi que représentait cette terrible guerre aux portes de l’Europe ne me poussait à m’y intéresser, je me suis engagée dans différents projets étudiants. Je me suis rendue en Croatie et en Serbie en 1993 et 1994 avec des étudiants de quatre universités belges ainsi qu’avec un groupe d’étudiants parisiens, organisés en Coordination étudiante contre la purification ethnique. »

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Ce sont les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie qui ont constitué un point commun entre Florence Lazar et moi dès notre rencontre à Paris, notamment autour d’un questionnement à la fois intime et politique sur la société serbe contemporaine. L’éclatement du conflit en 1991 avait coïncidé avec le début de mes études d’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles, et alors que rien d’autre que l’effroi que représentait cette terrible guerre aux portes de l’Europe ne me poussait à m’y intéresser, je me suis engagée dans différents projets étudiants. Je me suis rendue en Croatie et en Serbie en 1993 et 1994 avec des étudiants de quatre universités belges ainsi qu’avec un groupe d’étudiants parisiens, organisés en Coordination étudiante contre la purification ethnique1. Cette rencontre a marqué pour moi un bouleversement de tout mon horizon intellectuel, intime et politique, qui m’accompagne jusqu’à aujourd’hui. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Florence.

L’un des enjeux centraux des débats de l’époque portait sur la qualification même du conflit ainsi que sur ses causes, en particulier la guerre en Bosnie. Deux visions s’opposaient : s’agissait-il d’une guerre civile entre ethnies qui se haïssaient depuis des temps immémoriaux et que seule la main de fer de Tito durant la Yougoslavie communiste avait empêché de s’entre-tuer ? Même si la situation était regrettable, toute tentative de compréhension du conflit ou d’intervention était dès lors rendue vaine, les peuples des Balkans étant renvoyés à une altérité pré-moderne, où régnait une violence spontanée. Un autre point de vue, que j’ai rapidement adopté, consistait à affirmer qu’il s’agissait d’une guerre contre les civils, où des populations désarmées étaient visées de manière organisée et systématique par une armée disposant d’armes de guerre modernes et par des troupes paramilitaires agissant au plus près des populations pour perpétrer les pires massacres. Plutôt qu’une forme de violence ethnique, il s’agissait d’une forme de violence politique, organisée par des ex-apparatchiks communistes qui, tel Slobodan Milosevic, avaient embrassé l’ultra-nationalisme comme stratégie pour garder le pouvoir après la chute du Mur de Berlin. Il s’agissait aussi de définir la politique de « purification ethnique », et là aussi de prendre position sur sa qualification : était-ce l’un des buts de la guerre ou sa conséquence2 ? Les rencontres que j’ai faites à l’époque m’ont convaincue qu’il s’agissait d’une guerre résolument moderne : comme l’a écrit à l’époque l’anthropologue britannique Cornelia Sorabiji, « les brutalités visent à humilier, terroriser et tuer la population “ennemie” afin de l’expulser du territoire, mais aussi à transformer les présupposés communs aux victimes et à leurs persécuteurs quant à la nature même des groupes et des limites identitaires, cela afin de prévenir tout retour futur de la population exilée. »3 Les débats de l’époque sur la qualification des faits étaient très houleux, parfois même au sein d’une même famille, comme Florence l’a montré dans son film Confrontations. Ils portaient sur ce que voulait dire être de gauche dans le contexte de l’après chute du Mur, sur la nature autoritaire du régime du président serbe Slobodan Milosevic et sur le soutien qu’il avait auprès de la population serbe (qu’évoque avec lucidité et simplicité le personnage central filmé par Florence dans Les Paysans), ainsi que sur le corollaire du rôle des casques bleus de la FORPRONU (et leur rôle dans le non-empêchement du génocide de Srebrenica en 1995), et, in fine, sur l’intervention militaire des pays occidentaux en ex-Yougoslavie.

C’est dans ce contexte familial élargi que nous nous sommes rencontrées, et alors que nous ne nous connaissions pas du tout, nous avons tout de suite été liées par une vision partagée de ce conflit et de l’horizon politique dans laquelle s’inscrivait cette vision, fortement influencée par une tradition anti-totalitariste héritée de nos pères respectifs, ainsi que par des auteurs comme le philosophe Claude Lefort. J’ai aussi ressenti rapidement avec elle une grande proximité intellectuelle, liée à son l’intérêt pour la rencontre entre art et sciences sociales. C’est l’un des aspects du travail de Florence qui, de mon point de vue, lui donne une telle force, au-delà de son aspect formel : sa très grande connaissance de la recherche contemporaine en philosophie et en sciences sociales.

Mes premiers séjours dans les Balkans m’ayant convaincue de ma volonté d’y consacrer une recherche approfondie, je me suis inscrite en doctorat à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale de Paris. J’ai fait le choix de de travailler sur un sujet moins directement lié aux guerres d’ex-Yougoslavie, mais tout aussi caractéristique des bouleversements apparus après la chute du mur de Berlin : la recomposition du paysage religieux en Roumanie post-communiste, et en particulier le processus de recréation de l’Eglise gréco-catholique (uniate) de Transylvanie, église de rite byzantin mais d’obédience catholique, créée au 17e siècle dans le contexte de la Contre-Réforme et mise hors-la-loi pendant la période communiste. Influencée par la sociologie critique de Luc Boltanski qui met la question des disputes et de leur règlement au cœur de la description des interactions humaines4, j’ai enquêté sur le processus judiciaire de récupération des églises qui avaient été utilisées par l’Église orthodoxe pendant des décennies. Au-delà de mon travail ethnographique mené dans le Nord de la Transylvanie, ma thèse abordait des questions théoriques et politiques liées à la vision de l’histoire et de l’ethnographie dans le Sud-Est européen. L’un des enjeux de ma thèse était, dans la perspective de l’anthropologie critique développée par Alban Bensa, mon directeur de thèse, d’affirmer l’historicité des sociétés « traditionnelles » du Sud-Est européen, parfois présentées à l’époque comme sorties tout droit du Moyen-Age, que le communisme aurait en quelque sorte figées dans un mode de vie pré-moderne. Or, comme l’écrit Alban Bensa, « l’insistance à dénier aux sociétés qu’elle étudie toute forme d’historicité est l’un des paradigmes les plus lancinants de l’ethnologie »5. Mes propos s’inscrivaient donc dans une réflexion théorique interne à l’anthropologie, caractérisée à l’époque par un débat sur les limites du structuralisme, influencée par la micro-histoire de l’historien Carlo Ginzburg. Ils constituaient aussi une prise de position intellectuelle plus marquée face aux débats qui avaient animé tant le petit monde des « balkanologues » qu’une partie des intellectuels européens sur le monde de l’après chute du Mur, notamment la qualification des guerres d’ex-Yougoslavie. En inscrivant ce débat dans des questions anthropologiques plus larges, j’ai tenté de montrer dans ma thèse que l’Europe du Sud-Est n’était pas peuplée d’ethnies aux coutumes ancestrales et au tempérament belliqueux étouffé par les empires ottoman et austro-hongrois, puis par le joug communiste, mais bien d’individus inscrits dans une temporalité définie et dotés de mode d’actions possibles sur leur destin, ce que Florence a de son côté très bien montré dans Les Paysans.

L’une des conclusions d’une telle attention portée aux individus, à la façon dont ils règlent leurs disputes, aux questions de la responsabilité individuelle et de l’importance de la justice dans les périodes de transition a été un souhait de me pencher de manière plus directe sur la question de l’anthropologie du droit, et d’aborder la question des crimes commis lors des guerres de Yougoslavie en tant que chercheuse. En 2003, juste après la soutenance de ma thèse de doctorat, j’ai, dans le cadre d’un post-doctorat à l’Université Viadrina de Frankfurt (Oder, Allemagne), établi un projet de recherche autour du Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), inspirée par les travaux d’Elisabeth Claverie6. C’est lors de mon séjour en Allemagne, entre les lectures des philosophes Karl Jaspers (La culpabilité allemande), Paul Ricoeur et Giorgio Agamben, et au terme de quelques séjours d’observation à La Haye que s’est affiné mon projet de recherche. Début 2004, j’ai appris que deux procès allaient avoir lieu à propos du massacre d’Ovčara : l’un à Belgrade, où seraient jugés les exécutants directs de ce premier massacre des guerres d’ex-Yougoslavie, perpétré en 1991 au moment de la chute de Vukovar7, et, presque en même temps, un autre procès au TPIY de La Haye où les donneurs d’ordres (le maire de Vukovar et des hauts gradés de l’armée fédérale yougoslave – JNA) comparaîtraient. L’idée de mener une recherche sur les deux procès m’est tout de suite apparue comme une évidence.

C’est entre Paris – où en plus d’être amies nous étions voisines d’immeuble – et Berlin – où je résidais à mi-temps et où habitait l’artiste Raphaël Grisey–, qu’est née l’idée d’une forme de travail commun avec Florence et Raphaël autour de ces procès. Lors des différents séjours que nous avons effectués en Serbie et Croatie en 2004, j’ai été impressionnée par la façon de travailler de Florence. J’avais déjà eu l’occasion de mener de nombreux terrains ethnologiques collectifs dans les Balkans, et je ne découvrais donc pas les terrains partagés. Mais la présence d’une caméra change tout au travail de terrain et je me demandais ce que ça entraînerait dans le déroulement de ma recherche. Comme l’écrit Alban Bensa, « collaborer à la réalisation d’un film documentaire déclenche d’emblée un questionnement singulier sur l’anthropologie, ses méthodes et ses productions. La secousse est encore plus forte si le tournage se réalise sur le terrain même de l’ethnologue associé pour l’occasion à un cinéaste professionnel.8 » Mais sur ce projet, il y avait chez Florence un très grand respect de ma manière de travailler, doublé d’un énorme travail préalable d’observation. En même temps, j’avais l’impression qu’elle savait exactement où elle voulait aller. En comparaison, mon travail d’anthropologue était beaucoup plus flottant, et mes dispositifs, qui passent essentiellement par la description écrite et par la dimension linguistique, sont plus légers. Enfin, je disposais aussi du relatif confort d’une bourse postdoctorale assez longue pour me permettre de redéfinir en cours de route la direction de ma recherche. La façon de procéder de Florence m’a également fait penser à la méthode « Brian Lapping », du nom de ce célèbre journaliste anglais de la BBC auteur d’une remarquable série sur la dislocation de la Yougoslavie9 sortie à la fin des années 1990 : il a envoyé ses équipes faire un impressionnant travail de repérage, crayon à la main, plusieurs mois avant de commencer à produire des images. Ensuite, nous n’avons effectué qu’une partie du travail sur le terrain en commun ; c’est à la morgue de Zagreb, où le travail d’identification des corps du massacre était entrepris, que nos recherches ont de nouveau trouvé un point de rencontre, comme on peut le voir dans le film. À l’instar de l’anthropologue italienne Caterina Borelli, quand elle évoque sa collaboration avec l’artiste Camilla de Maffei sur les traces du conflit bosniaque au mont Trebević qui surplombe Sarajevo, notre sujet était très difficile. Toutefois, « il n’y a aucun intérêt à la contemplation de la réalité morbide. Mais aller plus en profondeur requiert du temps, de l’humilité et une capacité aiguisée à lire une réalité dense. Appelons-là sensibilité du regard, quelque chose qui rend la trajectoire de l’action du photographe et celle de l’ethnographe subitement très proches »10. C’est une proximité similaire, notamment notre volonté de donner une forme visible ou audible à la souffrance des familles, que je retiens de notre travail commun sur ce projet.

Florence Lazar

Florence Lazar, Prvi deo, 2006 Coréalisé avec Raphaël Grisey. Vidéo 4/3, couleur, son, 85 min


Les contraintes de nos façons de travailler respectives nous ont, à ce moment, amenées à chacune continuer notre route, le film Prvi Deo étant monté puis présenté avec un succès mérité dans le champ de l’art, et moi de mon côté, restituant cette recherche dans mon champ académique, à des colloques et séminaires en Allemagne, Royaume-Uni, Italie et Espagne, ainsi que sous la forme de publications. J’ai trouvé particulièrement difficile le travail d’écriture autour de cette recherche. Ayant écarté dès le départ toute idée d’interprétation exotisante, qui peut parfois être le travers d’anthropologues souhaitant montrer que même les institutions modernes ont-elles aussi des tribus, des rituels et des mythes, je souhaitais utiliser le langage du droit pénal international pour décrire la façon dont la justice tente d’établir les faits, inspirée notamment par le travail de Bruno Latour sur le Conseil d’Etat11 : l’enjeu théorique étant de décrire les situations rencontrées avec les mots et le vocabulaire des acteurs eux-mêmes. Mais un tel choix descriptif s’éloigne beaucoup du vocabulaire habituel de l’anthropologie, au point qu’il m’a parfois été demandé lors de mes présentations qui fourmillaient de vocabulaire juridique et médico-légal, où était l’anthropologie dans cette recherche. J’ai aussi parfois regretté le côté aride et sec du travail d’écriture universitaire, ainsi que celui de sa restitution à des collègues spécialistes, où finalement les questions théoriques prenaient le pas sur la question de la souffrance des victimes.

C’est en Espagne, où j’ai travaillé à partir de 2007 comme chercheuse au Centre d’Etudes Politiques et Constitutionnelles de Madrid, notamment à la rédaction du travail que j’avais réalisé autour des procès d’Ovčara, que j’ai finalement réussi à inscrire cette recherche dans un domaine auquel j’ai consacré beaucoup d’attention depuis mes premiers terrains en Transylvanie : la question de la « mauvaise mort », des défunts qui, en raison du non-respect du rituel funéraire où en l’absence de corps, rendent le deuil impossible en venant hanter les vivants12. C’est l’un des aspects qui, plus de dix ans après cette recherche, m’a le plus marquée, et qui ressort de manière éclatante du film Prvi Deo : celles et ceux qui attendaient le plus de ces procès étaient les quelques familles des victimes du massacre dont les corps n’avaient pas été retrouvés. Ils espéraient enfin, au terme de ces procès, pouvoir obtenir des éléments d’identification des lieux où les corps avaient été enterrés. C’est une tragédie dans la tragédie : au-delà de la perte de leur proches, l’impossibilité de pouvoir enterrer dignement les défunts13 constitue pour ces familles des victimes une insurmontable épreuve. Mon séjour en Espagne, où les corps de plus de 150 000 personnes disparues pendant la guerre civile de 1936-39 n’ont toujours pas été exhumés, a coïncidé avec le vote de la loi de mémoire historique de 2007 par le gouvernement Zapatero, qui permettait notamment de financer les recherches d’identification des fosses communes où gisent les victimes non identifiées de la guerre civile (un tel financement a toutefois pris fin en 2011 avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement Rajoy). Le parallèle avec la situation que j’avais rencontrée auprès des familles des victimes du massacre d’Ovčara était flagrant. Toutefois, l’une des grandes différences est que la transition vers la démocratie en Espagne s’est faite au travers d’une loi d’amnistie votée en en 1977 et souvent qualifiée de pacte de l’oubli14, alors que l’existence des procès pour juger les crimes commis lors des guerres en ex-Yougoslavie, que ce soit à La Haye ou devant les juridictions nationales, ont, malgré leurs limites, permis d’établir les faits, même si la place accordée à la parole des victimes est parfois considérée, à juste titre, comme trop peu importante. Mais, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire avec Boris Najman15, « de nombreux auteurs s’accordent à dire, d’une part que les tribunaux ne sont pas l’espace le plus approprié pour les victimes, qui ont plus à dire que ce qu’aucune cour ne pourra jamais entendre, et d’autre part que la nature même du droit est incompatible avec l’établissement d’une vérité historique »16. Ces mêmes auteurs, souvent des juristes, plaident pour l’investissement d’autres plateformes non judiciaires de confrontation avec le passé des crimes de masse, telles que les sciences sociales, l’art, la muséographie, etc. C’est une démarche à laquelle le travail de Florence, avec les films Prvi Deo ou plus récemment Kamen, apporte une contribution majeure.

Ma collaboration avec Florence sur ce film, ainsi que le dialogue intellectuel que nous avons entamé il y a deux décennies, ont radicalement changé ma perspective sur la production du savoir anthropologique, sur la question de l’empathie et sur celle des modalités de restitution, que ce soit sur les questions liées à l’ex-Yougoslavie, mais aussi sur d’autres projets. J’ai retrouvé la puissance théorique derrière l’apparente simplicité formelle du travail de Florence dans le film La Prière, tourné dans notre rue parisienne, dont le propos est nourri par les très nombreux ouvrages d’anthropologie religieuse (de Jean Bazin, Albert Piette, Elisabeth Claverie …) qui ont animé nos discussions. À un niveau plus personnel, je mesure à quel point l’influence de Florence sur mes propres choix professionnels a été déterminante, puisque, après plus de quinze ans en tant que chercheuse en anthropologie, je suis aujourd’hui enseignante en école d’art, pour mon plus grand bonheur. Je ne pense pas que j’aurais eu le même parcours sans ma rencontre avec elle. L’un des points de dialogue entre l’anthropologie et l’art se fait aujourd’hui beaucoup autour des questions de postcolonialité, et les derniers travaux de Florence, tel que le 1% artistique au collège Aimé-Césaire ou 125 hectares, s’engagent avec force dans cet important débat. J’ai eu l’occasion moi aussi de me pencher récemment sur ces questions, à travers une étude d’un fonds d’archives photographiques datant du début du vingtième siècle, les Archives de la Planète, ou j’étudie la production d’un discours propre (et pas toujours en conformité avec celui du Musée Albert Kahn qui abrite ce fonds) par les descendants des peuples représentés sur les photos. Je suis également en train d’élaborer un nouveau programme de recherche, qui pourrait se transformer en projet commun avec Florence, autour du musée d’art africain de Belgrade, dont les collections ont été constituées dans le contexte politique des pays non-alignés. Ce serait une manière de continuer notre dialogue, qui ne s’est jamais interrompu …



Stéphanie Mahieu
Stéphanie Mahieu est anthropologue, conservatrice du patrimoine et professeure à l’ESAD de Valenciennes.




L’exposition « Florence Lazar. Tu crois que la terre est chose morte… »
Le catalogue de l’exposition
Florence Lazar / site officiel
Benjamin Tremblay : L’enquête grammaticale de Florence Lazar…

References[+]

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Joëlle Zask : “The collapse of the American farmer, by Dorothea Lange” http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/02/joelle-zask-the-collapse-of-the-american-farmer-by-dorothea-lange/ Tue, 19 Feb 2019 15:23:07 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33100 [Version française] While going through the exhibition at Jeu de Paume (2018), one can be struck by the specific representation of the farmer which emanates from Dorothea Lange’s photographic mission for the FSA. The farmer is pictured as a figure which, even if broken, persists in embodying the dignity, honesty, simplicity, greatness of soul, and[.....]

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[Version française]


While going through the exhibition at Jeu de Paume (2018), one can be struck by the specific representation of the farmer which emanates from Dorothea Lange’s photographic mission for the FSA. The farmer is pictured as a figure which, even if broken, persists in embodying the dignity, honesty, simplicity, greatness of soul, and various other traits which Northern Americans have traditionally conferred upon her. Contrary to the very negative image of the peasant in Europe, the one that dominates in the United States is more than positive; it is a fundamental element of the national culture, which the photographer appears to share.

When reflecting upon the relationship between democratic practices and farming, as I did in La Démocratie aux champs (2016), one inevitably comes across an old American agrarian philosophy according to which the condition of the independent farmer appears to be the most solid basis for democratic ways of life. In Thomas Jefferson’s terms: “Cultivators of the earth are the most valuable citizens. They are the most vigorous, the most independent, the most virtuous, & they are tied to their country & wedded to its liberty & interests by the most lasting bonds1.” Some other founders as critical as St John de Crèvecoeur (Letters from an American Farmer, 1782), Benjamin Franklin, John Adams, etc., shared this belief. Similar ideas were formulated later on by American philosophers such as Emerson (see his beautiful Farming, 1904) and Thoreau. It is worth noting that this deeply unifying belief in the American farmer was and still is totally absent in Western Europe, or in Eastern Europe during the Soviet period where farmers were usually disqualified and despited as “non political animals” (as in Aristotle’s expression) that stand in the way of rationality, progress, generosity and solidarity, sociality and beauty, and so on… This depreciative image prevailed even in “revolutionary” China, from the 1960s onwards, where millions of peasants were displaced, exploited in state industrial farms and starved to death.

However, as early as the second half of the 18th century, the basic American vision of the independent farmer, even if it persisted as a spiritual ideal, didn’t succeed, in practice, in imposing itself over time. Physiocratic conceptions and the quest for profit instead of independence won the battle. A Latifundist system based, on the one hand, upon slavery and exploited labour, and, on the other hand, upon the extensive monoculture of non-comestible products such as cotton and tobacco, became the rule.

But this failure of what would be called today, as in FAO language, familial and traditional agriculture, does not imply that the agrarian philosophy was a romantic twist of mind (it was not) and had no effect at all. For it embodied a kind of guideline for future social action and reformist visions, drawing a picture out of which general political alternatives would be derived. As shown by our contemporary climate crisis, those alternatives don’t belong to the past but to the future.
I think that Dorothea Lange, like many American artists and scholars, whether it was conscious and assumed or not, shared this vision of the independent farmer as a basis for social justice and political positive freedom. What she depicted while working for Stryker and the FSA was not only the sadness, suffering, hunger, forced migration, and human sacrifice which came to define the condition of farmers, but the collapse of a whole civilization.

With the destruction of the link between the conceded plot of land and the farmer, the whole social structure favourable to true free initiative, self-government, food independence, meaningful work, human and real economy, dissolves itself. The farmer as migrant, as day labourer, as proletarian, is a social contradiction that photographs make perceptible2. The shift from the American dream to a nightmare is not only embodied by slums, drugs, domestic and racial violence, poverty, mafia systems (as were depicted by both sociologists and photographs in urban settings), but mainly by the destruction of the very social basis of the political democratic balance, the independent farmer.

Equally striking in Dorothea Lange’s work are images of the “desolation” of the earth, where the countryside appears to be covered with dust or by endless rows of the same plants, burned by fertilizers, completely standardized as far as the eye can see, flat, dull, dried out, and colourless, as for instance in A Chat at the O’Halloran Farm.

In the Bible, desolation is distinguished from both divine punishment or natural disaster. It is conceived as the result of improper human conduct like mismanagement, war, destruction, overexploitation, and so on. Instead of tending the earth, once again as did the precious farmer envisioned by Emerson, the grower has destroyed its “capabilities”.

Even if this aspect is not the central subject of her photographs, it is very much present around the subject, to which it is formally intimately linked. The background which extends behind the main subjects (a truck, a group of people, a log cabin, or a tent) is a part of the picture that conditions the meaning of being a subject for photographic communication, not only to a far away and mostly urban public, but also to ourselves as individuals confronted to climate change and an ecological crisis of unprecedented scale. While fulfilling, by portraying impoverishment, the FSA’s mission of promoting New Deal reforms, Dorothea Lange nonetheless introduced, in the background and off-field of her portraits, a critical look at industrial agriculture and its both human and ecological consequences that the regime was setting up.

It is obvious that the point of view I just described is that of someone looking at the photographs in 2018. Does this mean that, if these photographs have the documentary function intended by the FSA, their value as a document would be considered as relative, questionable, or even subjective? Or do they show us something specific that is the result of some kind of visual manipulation? Or, on the contrary, should we consider them as faithful representations of reality?

I don’t think it’s either one or the other. This alternative is not the right one and, above all, it is not exclusive from any other perspective. The photographs’ value as a document on the plight of farmers does not exclude that they also convey other phenomena, whether or not they are clearly conscious and rationalized, whether they are compatible with each other or, on the contrary, in tension with each other.

Pragmatist philosophy, especially that of John Dewey, brings elements that make it possible to think of truth as something experimental and plural. Historically, this philosophy is contemporary with the FSA and Roosevelt, and was the source of inspiration for the most progressive members of his New Deal think tank, such as Henry A. Wallace. Indeed, some New Deal actors claimed that their reformist politics was the embodiment of Dewey’s philosophy. They shared not only a progressive vision but also the belief that social reform and social action performed by the government itself was needed. Contrary to liberalism, and its confidence in the spontaneous creation of social balance when people are left alone, freed from any state curtailment, progressive politics distinguished itself in enacting voluntary and organized social change.

Dewey and the New Deal shared also the awareness that for enacting social change efficiently, one had to provide the data and facts upon which it has to be based, and which was still definitely missing: therefore the call for general, all encompassing, multidirectional social inquiry. In order to ascertain public needs and public interests, social workers, sociologists, journalists, photographs and so on, would be mandated in the purpose to perform the careful monitoring and registering of facts that were eagerly needed at that time. The FSA was a part of this initiative.
As for Dewey, he considered it his main task to identify the logical conditions of social inquiry, in which he saw the only way out of the nightmare of economic Liberalism, but also the practical path to radical democracy and the “new individualism” he pioneered. The same goes with social workers from the very beginning of the 20th century and with pragmatist sociologists who devoted themselves to the creation of investigative qualitative methods into social problems which would later be termed the “ethnographic method” (life story, participant observation, informal conversation, case study such as the here very noticeable The Polish Peasant in Europe and America Polish Farmer by William Thomas and Florian Znaniecki, 1918-1920, and so on).

Surprisingly enough for his colleagues, Dewey was nonetheless discontent with the New Deal politics: for the latter put the whole process into the hands of the State and government, while Dewey thought that only when the “public”, that is to say people affected by the serious consequences of interdependence, took an active part in identifying the conditions that lead to its very existence, would the situation be bettered and social justice recovered. Accordingly, the truth of an inquiry is not “out there” to be duplicated or sized, but it is the qualifier which can be given to a reconstructed situation. When the public, at first chaotic and passive, succeeds in becoming related and active thought inquiry, and in giving itself a political organization (whether direct or representative), then the leading hypothesis that directed the whole process of inquiry are verified. Truth does not qualify the relation between a prior object and a proposition, but the relation between propositions and their subsequent practical consequences when one is acting under their lead.
As for Dorothea Lange’s pictures, they demonstrate a swaying between a positivist (or neutral) position and a more participatory one, close to the spirit of pragmatist inquiry. On the positivist side, there’s an obvious quality of “objective” and “neutral” inquiry in some of her work, especially when she’s acting as if she was, in her terms, “dressed in a cloak of invisibility” (film). In that case, the portrait and its surroundings have a peculiar, not interactional, quality, as if aloof and fixated on a timeless, ahistorical, figure, standing somewhere between a would-be indisputable document and an artefact for Christian inspiration.

But more often the portrayed farmer is relational through her or his form, gaze, attitude, interaction with the larger environment and so on. In many cases, the picture is that of an encounter. It denotes a meeting point favourable to exchange and to the creation of a common situation having a specific social interest and, therefore, a peculiar social policy.

In 1914, a bunch of philosophers decided to create The New Republic, not so much with the purpose of providing citizens with all the facts about the “invisible environment” (a phrase borrowed from Walter Lippmann) they were supposed to know in order to form their public opinions, but as an “opinion accelerator”. Photographs representing the great depression, poverty, social inequality, human distress, and of the links between all those evils and capitalistic industrial agriculture, can be considered as playing this role. For example, Lewis Hine, who took pictures of working children in mines or in spinning factories, had a great deal of influence on the acceleration of public opinion that lead rapidly to the prohibition of child labour. The same is true of Walker Evans and many other photographers who considered taking pictures as a social tool and a political action. In doing so, they evaded the alternative between the objective truth ideal and gross manipulation. Instead of a make-believe, they stood for a make-thinking and make-inquiring further.

Their function is cathartic: as in the case of music and drama in Aristotle Poetics, some pictures have indeed the power to bring about the experience, through the acting and the drama that is taking place, otherwise invasive passions, in order to “purge oneself of them”. Catharsis operates as a kind of emotional energy discharge, and also as school of living together. The more “iconic” is the photograph, the more effective it is. Let’s recall that in Aristotle’s work, catharsis concerns only two passions, pity and terror. While pity involves the feeling of injustice towards the character who is the victim, fear sprouts from the risks taken by her or him. It does not consist in identifying oneself with a character, but in sharing his pain and being indignant about the fate reserved to him. While doing so, the viewer accesses the virtuous feelings in the absence of which he would be unable to enjoy a normal social life.

Such a mode of action cannot be implemented by any kind of artefactual device. It requires art in the broadest sense of the word, that is to say the invention of a communicative form able to crystallize and to intensify a common experience. As in Dewey’s aesthetic philosophy, “art” does not have to be either separated in some remote sphere or instrumentalized as a tool for mass manipulation. The real meaning of art is social, as is the sharing of a unique experience that is endowed with specific quality and a value of its own. As an “art for the millions”, photography could complete the experience of the daily press “for the millions” and free inquiry that constitutes the basis of it. Here, we can give John Dewey’s writings about public opinion’s formation and education the last word: “The freeing of the artist in literary presentation, is as much a precondition of the desirable creation of adequate opinion on public matters as is the freeing of social inquiry… The function of art has always been to break through the crust of conventionalized and routine consciousness… Artists have always been the real purveyors of news, for it is not the outward happening in itself which is new, but the kindling by it of emotion, perception and appreciation3.”




Joëlle Zask
Joëlle Zask works in the department of philosophy at the University of Provence Aix-Marseille, France. She specialized in political and pragmatist philosophy and has developed a strong interest in the political implications of art experiences and theories of culture. Her most recent book are Participer; Essais sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Editions Le Bord de l’eau, 2011, Outdoor Art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013 and La démocratie aux champs, Paris, La Découverte, 2016.



Le blog de Joëlle Zask
Dorothea Lange. Politiques du visible.
La sélection de la librairie.
Les camps de réinsertion pour migrants en zone rurale, Californie, 1935
La maison abandonnée de Dorothea Lange

References[+]

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Joëlle Zask : « L’effondrement du paysan américain, par Dorothea Lange » http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/02/joelle-zask-leffondrement-du-paysan-americain-par-dorothea-lange/ Mon, 18 Feb 2019 09:42:51 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33253 En visitant l’exposition consacrée à Dorothea Lange au Jeu de Paume, on est frappé par la représentation du paysan que nous livre la photographe dans le cadre de sa mission pour la Farm Security Administration (FSA). Cette figure du paysan, bien qu’anéanti, incarne toujours la dignité, l’honnêteté, la simplicité, la grandeur d’âme, et d’autres traits de caractère que les Nord-Américains lui ont traditionnellement prêtés.

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Décembre 2018. En visitant l’exposition consacrée à Dorothea Lange au Jeu de Paume, on est frappé par la représentation du paysan que nous livre la photographe dans le cadre de sa mission pour la Farm Security Administration (FSA). Cette figure du paysan, bien qu’anéanti, incarne toujours la dignité, l’honnêteté, la simplicité, la grandeur d’âme, et d’autres traits de caractère que les Nord-Américains lui ont traditionnellement prêtés. À l’inverse de l’image très péjorative qu’a le paysan en Europe, aux États-Unis, sa réputation est plus que positive. C’est même un élément fondamental de la culture nationale, que la photographe semble partager.

Lorsque l’on examine les relations entre pratiques démocratiques et agriculture, comme je l’ai fait dans La Démocratie aux champs (2016), on tombe inévitablement sur une ancienne philosophie américaine et agraire selon laquelle la condition d’indépendance des paysans représente le terreau le plus fertile d’une vie démocratique. Comme le disait Thomas Jefferson : « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables ». Une opinion que partageaient d’autres Pères fondateurs importants comme St John de Crèvecoeur (Letters from an American Farmer, 1782), Benjamin Franklin, John Adams, etc. Des philosophes états-uniens comme Ralph Waldo Emerson (voir son superbe essai Farming, de 1904), et Henry David Thoreau ont par la suite formulé des idées similaires. Il est intéressant de noter que cette foi envers la figure du paysan américain, particulièrement fédératrice, n’a jamais existé et n’existe toujours pas en Europe occidentale. Elle n’était pas plus présente dans les pays soviétiques d’Europe de l’Est, où les paysans, souvent méprisés, n’étaient pas considérés comme des « animaux politiques1 » (selon l’expression d’Aristote). Ils étaient vus comme des obstacles à la rationalité, au progrès, à la générosité, la solidarité, la sociabilité, la beauté, etc. Cette image déplorable était même très répandue dans la Chine du Grand Bond en avant, où des millions de paysans ont été déplacés de force, exploités dans les fermes industrielles de l’État, et ont terriblement souffert des famines.

Pourtant, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, même si la vision américaine du paysan indépendant demeure un idéal spirituel, en pratique, elle ne parvient pas à s’imposer dans le temps. Les conceptions physiocratiques et la quête du profit évincent l’idée d’indépendance. Un système latifundiste devient alors la règle, s’appuyant d’une part sur l’esclavage et l’exploitation de la main-d’œuvre, et d’autre part, sur des monocultures extensives de produits non alimentaires, comme le coton et le tabac.

Cette défaite de ce que la FAO appellerait l’agriculture familiale et traditionnelle ne veut pas dire que la philosophie agraire était une affabulation romantique (ce n’était pas le cas) et qu’elle était insignifiante. Elle représentait au contraire un modèle pour les visions réformistes et les actions sociales à venir, une source d’inspiration pour des alternatives politiques. Et comme le montre la crise écologique actuelle, ces alternatives n’appartiennent pas au passé, mais à l’avenir.

Consciemment ou non, de manière assumée ou non, Dorothea Lange, comme de nombreux artistes et intellectuels américains, partageait cette vision du paysan indépendant, pilier d’une justice sociale et d’une liberté politique positive. Ce que la photographe montre dans son travail pour la FSA et Roy Emerson Stryker, ce n’est pas seulement la tristesse, la souffrance, la faim, l’exode et le sacrifice humain qui en sont venus à définir la condition des paysans. En réalité, c’est l’effondrement de toute une civilisation qu’elle capture.

Avec la suppression du lien entre le fermier et le lopin de terre qui lui est concédé, c’est toute une structure sociale favorable à une réelle initiative personnelle, à l’autogouvernement, à l’indépendance alimentaire, à un travail qui a du sens, à une économie réelle et humaine, qui disparaît. La photographie rend perceptible cette contradiction sociale que sont des paysans devenus migrants, journaliers, prolétaires2. Le rêve américain tourne au cauchemar, en témoignent les bidonvilles, la drogue, les violences raciales et domestiques, la pauvreté, la mafia (comme ont pu le décrire des sociologues et des photographes dans un contexte urbain). Mais le principal symptôme, c’est la destruction de l’élément social à l’origine de l’équilibre politique et démocratique, c’est l’anéantissement du paysan indépendant.

Dans l’œuvre de Dorothea Lange, les images de paysages désolés sont tout aussi frappantes. On y voit la campagne couverte de poussière ou de monocultures interminables, brûlées par les engrais chimiques, standardisées jusqu’à l’horizon. Des cultures plates, mornes, grises et asséchées, comme on peut le voir dans A Chat at the O’Halloran Farm.

Dans la Bible, la « désolation » se distingue du châtiment divin ou de la catastrophe naturelle. C’est la conséquence de la mauvaise conduite de l’être humain : piètre gestion, guerre, destruction, surexploitation, etc. Au lieu de prendre soin de la terre, comme le faisait encore le précieux paysan vu par Emerson, le cultivateur a détruit ce qu’elle avait à offrir.

Même si cet aspect n’est pas le sujet central de ses photographies, il l’entoure constamment, il y est lié de manière formelle et intime. L’arrière-plan qui s’étend derrière le sujet (un tracteur, un groupe de personne, un cabanon ou une tente) conditionne son statut de sujet photographique vu par le public que nous sommes, qui est non seulement très éloigné et majoritairement urbain, mais qui est aussi confronté au réchauffement climatique et à une crise écologique sans précédent. Tout en remplissant sa mission pour la FSA, qui consistait à photographier l’appauvrissement des campagnes américaines pour promouvoir les réformes du New Deal, Dorothea Lange amène dans ses arrière-plans et dans le hors-champ de ses portraits un regard critique sur l’agriculture industrielle que le gouvernement mettait en place, ainsi que sur ses conséquences humaines et écologiques.

Le point de vue que je décris ici est évidemment celui de quelqu’un qui regarde ces photographies en 2018. Cela veut-il dire que si ces photographies remplissent l’objectif de la FSA, leur valeur documentaire devrait être remise en question, car elle serait toute relative, voire tout à fait subjective ? Est-ce que ces photographies nous donnent à voir le résultat d’une sorte de manipulation visuelle ? Ou au contraire, doivent-elles être considérées comme des représentations fidèles de la réalité ?

Ni l’un, ni l’autre, à mon avis. Cette contradiction entre ces deux perspectives n’est pas valable, car après tout, elles ne sont pas incompatibles. La valeur documentaire des photographies, en tant que témoignage de la situation critique des paysans, n’exclut pas le fait qu’elles soient le fruit d’autres phénomènes. Des phénomènes qui peuvent être plus ou moins connus, plus ou moins rationnels, compatibles entre eux, ou au contraire, en tension.

La philosophie pragmatiste, notamment celle de John Dewey, permet d’envisager la vérité comme une expérimentation, comme quelque chose de pluriel. Ce courant de pensée est d’ailleurs contemporain de la FSA et de Roosevelt, c’était même la source d’inspiration de la plupart des progressistes qui faisaient partie du groupe de réflexion à l’origine du New Deal, comme Henry Agard Wallace. Certains acteurs du New Deal affirmaient en effet que leurs politiques réformistes étaient l’application de la philosophie de John Dewey. Ils partageaient avec lui une vision progressiste, et la conviction que le gouvernement lui-même devait mener des réformes et des actions sociales. À l’inverse du libéralisme et de sa croyance en l’équilibre spontané des forces sociales quand les gens sont livrés à eux-mêmes, libres de tout encadrement de l’État, les politiques progressistes se distinguaient par une mise en place intentionnelle et organisée du changement social.

Ce que le New Deal avait en commun avec John Dewey, c’était aussi la conscience qu’une mise en place efficace du changement social devait d’abord s’appuyer sur des faits et des données, mais ces informations faisaient encore cruellement défaut. Ce fut la raison pour laquelle une vaste enquête sociale fut lancée dans toutes les directions et sur tous les thèmes. Afin de vérifier les besoins et les intérêts du public, travailleurs sociaux, sociologues, journalistes, photographes et autres ont été mandatés pour réaliser une radiographie précise de la société, et pour récolter les données auxquels il fallait absolument se référer à l’époque. Et la FSA prit part à cette initiative.

Quant à John Dewey, il s’était fixé pour mission d’identifier les conditions logiques nécessaires à la réalisation de cette enquête. C’était à ses yeux le seul moyen pour sortir du cauchemar du libéralisme économique, et une voie pragmatique pour aller vers la démocratie radicale et le « nouvel individualisme » dont il était le premier défenseur. C’était aussi le cas des travailleurs sociaux depuis le tout début du XXe siècle, et des sociologues pragmatistes qui s’étaient entièrement dévoués à la création de méthodes d’investigation qualitatives des problèmes sociaux. Une méthode que l’on appellera plus tard « méthode ethnographique » (biographies, observations des participants, entretiens informels et études de cas, comme avec la remarquable enquête de William Thomas et Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, 1919, notamment).

À la surprise de ses confrères, John Dewey n’était toutefois pas satisfait par le New Deal, car toute la procédure était entre les mains de l’État et du gouvernement. Il était persuadé que la situation pouvait s’améliorer et que la justice pouvait être restaurée si et seulement si le « public », c’est-à-dire les personnes souffrant d’une perte d’indépendance, s’impliquait activement dans l’identification de la cause de ses problèmes. En effet, la vérité d’une enquête n’est pas une chose qui attend d’être découverte et publiée, elle réside plutôt dans la manière dont on qualifie une situation reconstruite. Si le public, d’abord passif et désorganisé, parvient à se sentir concerné par l’enquête, à s’y impliquer, et à se doter d’une organisation politique (qu’elle soit directe ou représentative), alors seulement l’hypothèse à l’origine de cette procédure d’enquête peut être vérifiée. La vérité ne désigne pas la relation entre une proposition et un objet préexistant, elle qualifie la relation entre des propositions et leurs conséquences pratiques lorsqu’on agit sous leur contrainte.

De leur côté, les photographies de Dorothea Lange hésitent entre une position positiviste (ou neutre) et une position plus participative, proche de l’esprit pragmatiste et ses méthodes d’enquête. Côté positiviste, certaines de ses images ont une qualité « objective » et « neutre » évidente, en particulier lorsqu’elle agit comme si elle était invisible (d’après le film visible dans l’exposition). C’est là que les portraits et leurs environnements ont une qualité curieuse, dénuée d’interaction, comme s’ils montraient une figure à part, intemporelle et anhistorique, quelque part entre un document irréfutable et un artefact d’inspiration chrétienne.

Mais le plus souvent, le paysan pris en portrait est relié par sa forme, son regard, son attitude et son interaction avec un environnement plus large. La plupart du temps, la photo est celle d’une rencontre. Elle dénote un point de rencontre favorable à l’échange et à la création d’une situation commune relevant d’un intérêt social spécifique, et donc, d’une politique sociale particulière.

En 1914, un groupe de philosophes décide de fonder le journal The New Republic, plus pour en faire un « accélérateur d’opinion » que pour informer les citoyens sur l’« environnement invisible » (phrase empruntée à Walter Lippman) qu’ils sont censés connaître pour former leur opinion. On peut considérer que les photographes qui représentent la crise, la pauvreté, les inégalités sociales, la détresse humaine et les liens entre ces malheurs et l’agriculture industrielle capitaliste remplissent cet objectif. Lewis Hine, par exemple, avec ses photographies d’enfants exploités dans les mines ou dans les filatures, a beaucoup influencé l’accélération de l’opinion publique en faveur d’une interdiction rapide du travail des enfants. On peut en dire autant pour Walker Evans et beaucoup d’autres photographes qui voyaient la photographie comme un instrument social et comme une action politique. En agissant ainsi, ils sont parvenus à s’échapper du choix manichéen entre vérité objective et manipulation grossière. Plutôt que de créer des faux-semblants, leurs images ont encouragé la réflexion et la poursuite de l’enquête.

Leur rôle est cathartique : comme la musique et le théâtre dans la Poétique d’Aristote, certaines images ont en effet le pouvoir de provoquer des émotions, par l’action et la scène qui ont lieu, pour les « purger » avant qu’elles ne deviennent des passions invasives. La catharsis opère comme une sorte de décharge d’énergie émotionnelle, mais aussi comme une école pour apprendre à vivre ensemble. Plus la photographie se rapproche de l’« icône », plus elle est efficace. Il ne faut pas oublier que dans l’œuvre d’Aristote, la catharsis ne concerne que deux passions : la pitié et la crainte. Alors que la pitié provoque un sentiment d’injustice par rapport à la situation de la victime, la crainte découle des risques pris par le sujet. Il ne s’agit pas de s’identifier à une personne, mais de partager sa peine et de s’indigner du destin qui lui est réservé. Par ce biais, le spectateur accède à des sentiments vertueux sans lesquels il ne pourrait vivre une vie sociale normale.

Un tel mode d’action ne peut pas être mis en place grâce à n’importe quel artefact. L’art, au sens le plus large, est nécessaire. C’est l’invention d’une forme de communication capable de cristalliser et d’intensifier une expérience commune. Comme dans la philosophie esthétique de John Dewey, l’« art » ne doit ni être isolé dans une sphère lointaine, ni instrumentalisé comme outil de manipulation de masse. Le vrai sens de l’art est un sens social, comme l’est le partage d’un ressenti unique doté d’une qualité particulière et d’une valeur en elle-même. En tant qu’« art pour des millions », la photographie était en mesure de compléter l’effet offert par la presse quotidienne « pour des millions » de personnes, et de contribuer à la liberté d’enquête qui en est la base. Laissons le dernier mot à John Dewey, avec un texte sur l’éducation et la formation de l’opinion publique : « la libération de l’artiste dans la présentation littéraire est autant une condition préalable pour la création souhaitable d’une opinion adéquate sur les questions publiques que ne l’est la libération de l’enquête sociale […]. La fonction de l’art a toujours été de briser la croûte de la conscience conventionnelle et routinière […]. Les artistes ont toujours été les véritables pourvoyeurs des nouvelles, car ce n’est pas l’événement extérieur en lui-même qui est nouveau, mais le fait qu’il est embrassé par l’émotion, la perception et l’appréciation.3 »




Joëlle Zask
Traduction : Aurélien Ivars
Joëlle Zask est une philosophe française, spécialiste de philosophie politique et du pragmatisme, maître de conférences HDR à l’Université de Provence. Traductrice de John Dewey, elle a publié plusieurs ouvrages qui questionnent les formes démocratiques de la participation. Elle travaille par ailleurs sur les enjeux politiques des pratiques artistiques contemporaines. Ses derniers ouvrages sont Participer; Essais sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Editions Le Bord de l’eau, 2011, Outdoor Art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013 et La démocratie aux champs, Paris, La Découverte, 2016.



Le blog de Joëlle Zask
Dorothea Lange. Politiques du visible.
La sélection de la librairie.
Les camps de réinsertion pour migrants en zone rurale, Californie, 1935
La maison abandonnée de Dorothea Lange

References[+]

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Benjamin Tremblay :L’enquête grammaticale de Florence Lazar… car « rien n’est donné à l’avance. » http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/02/florence-lazar-enquete-grammaticale/ Sat, 09 Feb 2019 13:48:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33107 Dans un entretien donné en 2015 à Pascale Cassagnau, Florence Lazar indiquait placer son attention cinématographique sur la façon que peuvent avoir les gens de confectionner, par des « gestes simples […] comme ranger, déplacer, replacer à nouveau des dossiers », le sens des situations.

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Florence Lazar ; Jeu de Paume

Florence Lazar, 125 hectares, 2019, vidéo. Sister Productions,
avec le soutien du Jeu de Paume, de la FNAGP et du Cnap


Dans un entretien donné en 2015 à Pascale Cassagnau, Florence Lazar indiquait placer son attention cinématographique sur la façon que peuvent avoir les gens de confectionner, par des « gestes simples […] comme ranger, déplacer, replacer à nouveau des dossiers1 », le sens des situations. Son souci n’est pas, expliquait-elle, de « comprendre le mode de vie des personnes [qu’elle] filme2, non plus que de reprendre à son compte leurs positions parfois militantes3, mais d’observer les façons qu’elles ont de mettre en ordre leur monde. Car à bien y regarder, ces opérations (montrer, trier, empiler), dont la simplicité pourrait nous les faire présumer indignes d’un tel examen approfondi, participent par leur nombre, leur succession et leur précision, à la constitution de choses telles que la mémoire, la justice, l’histoire. La mémoire : son sort, dans le film Kamen, n’est pas ailleurs que dans les mains à la fois expertes et indifférentes des tailleurs de pierre. La justice : l’espérance de son surgissement, dans Prvi deo — co-réalisé avec Raphaël Grisey — ne tient jamais qu’aux doigts de l’avocate qui, parmi les masses de documents et de témoignages qu’elle enregistre, devront retrouver exactement celui qui fera basculer le procès à venir – et avec lui le sens de l’histoire. En fait d’histoire : celle-ci n’émerge, dans les Confessions d’un jeune militant, que dans la valse croisée d’un homme et de l’adolescent qui lui transmet, selon ses instructions, des livres. Passés au tamis de son souvenir, organisés sous le métarécit qu’il élabore, ceux-ci retournent ensuite au sol, mais selon l’ordre de ce récit précisément, avec une cohérence qui leur faisait jusqu’alors défaut.

C’est dire si l’œuvre de Florence Lazar (et particulièrement ses films, que je prendrai pour matériau privilégié de cette contribution) constitue, pour le sociologue qui s’emploie à analyser le raisonnement pratique, pour l’ethnologue sensible à la préservation des phénomènes, un enseignement d’une rare richesse. Mais son travail est d’abord précieux, me semble-t-il, pour toutes celles et tous ceux qui souhaitent prendre la mesure des trésors (inaperçus) de méthode, d’analyse, et de courage que des hommes et des femmes peuvent être capables de déployer lorsqu’ils partagent « un même sentiment d’ébranlement du sens4 ». Lorsque leur passé est éclipsé, lorsque ce à quoi ils tiennent5 est mis à mal, ils s’engagent, parfois corps et âme, à révéler d’autres versions du réel, à faire apparaître des vérités jusqu’alors tenues secrètes. Florence Lazar nous livre en ce sens une enquête sur leurs enquêtes, qu’elle parvient à saisir dans toute leur fragilité, leur spécificité, et leur complexité.



Florence Lazar ; Jeu de Paume

Florence Lazar, Kamen (Les Pierres), 2014, film. Production Sisters production, avec le soutien du Cnap et de la FNAGP



Sur une grammaire du « faire voir »

Si Florence Lazar nous « offre un accès à des blocs d’expériences6 » particulièrement intéressant c’est donc d’abord parce que, loin de noyer sous des explications livresques et des contextes abstraits les situations qu’elle observe, elle prend à l’inverse grand soin de restituer les étapes de leur constitution endogène7 en « suivant les mouvements, les déplacements des personnages et recevant leurs paroles8 ». Cette démarche donne naissance à un argument redoutable, à la fois épistémologique et méthodologique : le périmètre de notre (et de sa) compréhension est strictement indexé à ce que les personnages nous (et lui) font voir. Non seulement nous ne voyons pas « mieux », « plus loin » ou « plus grand » qu’eux la réalité dont ils parlent (comme pourrait sans peine le prétendre une certaine posture historienne et objectiviste), mais nous sommes à l’inverse et de bout en bout dépendants d’eux pour saisir quoi que ce soit de ce qui se joue là, dans cette ville, dans ce tribunal, dans ce stade. Voici une première façon de comprendre la proposition de l’artiste selon laquelle « rien n’est donné à l’avance9 ». S’en remettre aux hommes et aux femmes qui nous guident est la condition sine qua non de l’émergence du sens. Par conséquent, et comme l’a bien relevé Giovanna Zapperi, « on ne saura pas tout10 » (de tel pays, de telle histoire) au visionnage des oeuvres, parce qu’elles ne sont pas conçues pour venir colmater l’ignorance présumée du spectateur en mobilisant, comme dans le sacerdoce critique, un savoir intégral et a priori. Au contraire, elles thématisent la prise en charge de « ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient11 » comme enjeu prioritaire pour les personnages. Il en va de leur identité et de leur engagement que de parvenir à nous ouvrir les yeux, à nous « rendre sensible aux choses12 » qui pourraient tout aussi bien (i.e. sans eux) rester inaperçues, pour ne pas dire : inexistantes.

De sorte que le travail cinématographique constitue en objets des faits et gestes qui, pour celles et ceux qui les réalisent, sont non-problématiques. Les gens ne réfléchissent pas systématiquement aux mouvements de leurs mains, aux déplacements qu’ils effectuent, ni même à chacun des mots qu’ils emploient dans le cadre de leurs démonstrations, car celles-ci sont faites à toutes fins pratiques : c’est la vidéo, qui « a permis de poser des distances nécessaires dans les situations13 » et qui, ce faisant, appelle une interrogation spécifique sur tous ces éléments. C’est à ce titre que l’on peut parler de l’investigation de Florence Lazar comme d’une enquête grammaticale14, portée sur le comment ils (nous) font voir, là où « ils » s’inquiètent, eux, de ce qu’il faut voir. Même si certaines déclarations de l’artiste font état d’un souci proprement factuel, par exemple sous le registre de la « falsification15 » de l’histoire explorée dans Kamen, il s’agit d’abord d’objectiver le faire lui-même. Il convient alors de noter que c’est l’existence préalable de ce faire, et en particulier des compétences critiques16 des personnages dont il témoigne, qui permet à Florence Lazar de trouver matière à alimenter sa propre curiosité.


Dispositifs d’apparition

Il faut alors s’attarder sur ces mouvements et ces gestes qui, en dépit de leur banalité confondante, s’avèrent être fondateurs de dispositifs qui révèlent « une présence […], laquelle présence produit par le fait même des opérations de sa mise en oeuvre, un certain nombre d’effets et un certain nombre d’états17 ». S’il ne s’agit pas de faire apparaître Dieu, comme dans les liturgies observées par Albert Piette18, ni d’entrer en contact avec la Vierge sur les (proches) collines de Medjugorje comme dans les dispositifs étudiés par Elisabeth Claverie, le processus est analogue : ce qui pousse les personnes à l’action, ce sont des événements et des êtres provenus tout droit d’une dimension invisible – le passé – et que la convocation, la présentification, la remémoration, rendent agissants ici même.



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Si ce geste consistant à pointer du doigt ou d’un signe de tête un élément de l’environnement pour procéder ensuite à sa description est digne d’être systématiquement suivi par la caméra, c’est parce que l’association de l’index tendu et de la parole démonstrative constitue, selon les termes de Michel Peroni, le « dispositif d’apparition19 » élémentaire. Le doigt pointé est l’opérateur de dévoilement20 d’un réel autrement insondable, mais qui est désormais « là », c’est-à-dire pas ailleurs : c’est ce mur-là qu’il s’agit de regarder, parce que c’est contre lui que des exécutions ont eu lieu. Ce sont ces maisons-là qui doivent attirer notre attention, parce que ce sont elles qui jadis furent rasées. Ces décors dans lesquels la caméra se meut – ces ruines, ces salles de réunions, ces intérieurs désuets – et qui n’ont rien de spectaculaire, cèdent peu à peu la place à ce que Maurice Halbwachs aurait appelé une topographie légendaire : « un autre monde, qui n’est plus tout à fait dans l’espace21 » et dans lequel les temps se confondent.


Les intercesseurs et le terrain

Si « rien n’est donné à l’avance », tout s’éclaircit donc progressivement. « Tout », c’est-à-dire, tout ce qui est nécessaire et suffisant pour comprendre ce qui doit être compris , dans les situations qui intéressent Florence Lazar. Par elle nous sommes rendus attentifs à la façon dont se compose, pragmatiquement, une connaissance du monde22 . Il faut peut-être insister à ce point sur le fait que ce cheminement de l’ignorance à la compréhension, avant d’être celui du spectateur, est bien d’abord celui de l’artiste. Qui nous dit ceci : « la première fois que je suis partie, je n’avais pas d’idée de sujet […] [Mais] le souci de me déplacer dans un territoire à la fois étranger et familier […] a guidé ma pratique23 ». Cette posture expérimentale n’est pas sans rappeler celle dont faisait état Ismaïl Bahri à l’occasion de l’exposition qui lui était consacrée en 2017 au Jeu de Paume : « Je voulais faire quelque chose ici, mais sans savoir comment m’y prendre. […] Vers quoi diriger la caméra ? Que faudrait-il choisir de montrer et de ne pas montrer ? Ces simples questions me dépassent. Foyer part donc d’une forme d’incompétence24 ». Mais, nous disait-il, « ils m’ont montré ce que je n’avais pas su voir ». « Ils », ce sont ceux qu’Ismaïl Bahri nommait les intercesseurs ; ces passants anonymes qui, dans les rues de Tunis, « assistent à l’expérience en train de se faire, la commentent, mettent des mots dessus en décrivant ce qui se passe ». Mots qui, par déplacement dans « la salle de cinéma, […] suggèrent ce que le spectateur ne peut pas voir ». Ce qui pourrait nous rappeler encore ce que disait Pierre Perrault de sa méthode de cinéaste : « au début ce sont les gens que je filmais qui m’ont montré comment faire. Leur science des choses, leur connaissance du territoire me fournissaient des éléments pour commencer à réfléchir et à élaborer25 .

Cette perspective empirique et inductive est prégnante chez Florence Lazar : en ménageant une place aux intercesseurs, qui autour de la caméra instaurent une spatialité, un cadre, elle nous montre que « le savoir de l’objet est indissociable du savoir sur les façons de faire émerger l’objet, au coeur de déplacement corporels, de repérages successifs, d’épreuves perceptives, de découvertes tacites, d’expressions indexicales et de questionnement pratiques26 ». L’importance de ces médiateurs est particulièrement sensible dans Kamen où plusieurs personnages organisent l’espace pour nous (dans les ruines, sur les divers chantiers) ; dans Prvi deo, où la voix-off conditionne notre prise de conscience du passé de la ville ; mais aussi, et peut-être de manière encore plus frappante, dans les séquences des Bosquets où un jeune homme, omniprésent aux côtés de la caméra, dirige sa voix dans toutes sortes de directions et interagit sans cesse avec un environnement qui, par là même (et par là seulement) se densifie et nous devient lisible.


Florence Lazar ; Jeu de Paume

Florence Lazar, Les Bosquets, 2011.
Vidéo 16/9 HDV, couleur, son, 51 min.



Avant le geste, le secret

Il s’avère donc que le corps de l’artiste/enquêtrice vaut pour « point zéro de l’enquête27 ». Ce corps doit être déplacé parmi d’autres et s’en remettre aux gestes (des intercesseurs) qui l’orientent, car cette immersion physique est requise pour que la moindre révélation ait lieu. En effet, ce qui est rendu spectaculaire par les dispositifs que nous suivons, c’est l’écart qu’ils creusent entre la banalité absolue de ce que nous voyons de prime abord, et l’incroyable charge historique dont on nous apprend qu’elle est , portée par cette pierre, par ce mur, ou dans un livre poussiéreux. Impossible dès lors de « faire de l’expérience du voir un exercice de la tautologie, […][de] récuser la temporalité de l’objet, le travail du temps […], le travail de la mémoire28 », selon les termes de Georges Didi-Huberman. Il y a révélation parce qu’il y avait, avant le geste, le secret. Les hommes et les femmes que suit Florence Lazar dissolvent les apparences muettes et transforment les entités qui les entourent « en matière mémorielle29 », sélectionnant ce qui importe ou pas, distribuant çà et là des poids symboliques aux choses. Tou.te.s se montrent également capables de monter en généralité en inscrivant tel élément précis dans une histoire plus grande qui lui donne un sens, en faisant des objets des témoins d’un quelque chose qui les (et qui nous) dépasse30.

Soit le décor dans lequel nous roulons dans Prvi deo : il pourrait s’agir de n’importe quelle ville générique d’Europe et, livrés à nous-mêmes, nous n’aurions tout simplement rien à voir. On pourrait certes toujours opter, en guise de correction, pour la solution de repli classique qui consiste à aller feuilleter des livres d’histoire, dans le ronronnement paisible des bibliothèques. Mais Florence Lazar choisit la voie inverse, celle qui refuse de court-circuiter l’activité pratique et nous transporte là, dans l’inconfort d’une banquette arrière de voiture, auprès d’une femme qui fait peu à peu apparaître Vukovar. Sa « voix parle de traces invisibles31 » qui deviennent peu à peu de véritables pièces à convictions, des témoignages d’une histoire de guerre, de massacres, d’humiliations. « In this house », « here, on the left », « there, on the right », « right here there was a bakery », « we were over there », « in this house lived the second accused »… Au fil des indications, au fil des scènes, un sentiment d’oppression nous envahit : il semble qu’à Vukovar pas un arbre n’ait été épargné par les cris et le sang et désormais, le moindre objet mis en lumière par les phares est susceptible d’être vu comme étant, en fait, une cicatrice laissée par un temps qui n’a plus de passé que le nom.



Florence Lazar ; Jeu de Paume

Florence Lazar, Kamen (Les Pierres), 2014.
Vidéo, 16/9, couleur, son, 66 min. Production Sisters production, avec le soutien du Cnap et de la FNAGP


Cimenter, sans relâche, le monde

La démonstration est faite : nous qui n’avons peut-être rien à voir avec cette histoire-là, avec ces gens-là, et qui pouvons bien ne pas vouloir – pas plus que Florence Lazar – les comprendre par empathie ou adhérer à leur propos, nous voilà rendus sensibles à la puissance de leur démonstration, prise pour elle-même. Florence Lazar révèle l’extraordinaire intelligence pratique que les humains peuvent employer pour travailler, structurer, interpréter32 le monde, contre la platitude des apparences et l’invisibilité fondamentale de choses que l’on tend, à tort et par une paresse toute moderne33, à croire gigantesques et pesantes : l’histoire, la mémoire et le temps. Non, définitivement, tout cela n’est pas donné à l’avance. Si les pierres, dans Kamen, avaient l’histoire « en elles » une fois pour toutes, et si cette histoire était si « lourde » et « profonde » qu’on le prétend, alors il n’y aurait tout simplement aucun problème. Pas d’exhumation archéologique à entreprendre, pas d’argument historique à construire, et pas de luttes politiques à engager : il suffirait de les écouter.

Seulement, dès que l’on descend du ciel des idées, dans lequel ne sont justement pas les deux hommes que l’on voit ci-dessus parcourir les vestiges, il s’avère que la prétendue « charge » historique ne pèse pas un gramme. L’histoire que l’imam, Hussein, a à coeur de nous raconter, et dont on comprend bien qu’elle est symboliquement « lourde », n’empêche pas le démantèlement des ruines antiques. Bien plus fiables sont les fondations du maçon qui, à Kamengrad, manie sans le moindre effort mais avec précaution ces pierres dont il vante « l’essence » et « la beauté », avec des gestes si amoureux que leur vue rend problématique toute condamnation de cet homme sous prétexte qu’il ignorerait l’histoire « réelle » des pierres.



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Rien de tel en somme que du ciment et des grilles pour faire tenir ce que des récits toujours évanescents ne sauraient définitivement relier. Quelles leçons tirer de cet état de fait ? Peut-être nous faut-il suivre la proposition de Florence Lazar et réhabiliter à ses côtés le faire des hommes et des femmes, prendre le temps de son observation minutieuse, plutôt que de croire à nos propres « faitiches34 », selon le mot désormais fameux de Bruno Latour. Plutôt que d’idolâtrer une histoire abstraite et de discourir sur notre perte de mémoire, tout en édifiant par ailleurs des monuments à prétention définitive et en prenant nos constructions symboliques pour des réalités inaltérables, nous pourrions peut-être mesurer davantage le fait que le monde est le produit de nos actes. Et qu’en ce sens l’histoire n’existe que dans ses « conséquences pratiques35 », c’est à dire pratiquée, contée, modulée à même le monde empirique.

C’est à ce travail essentiel que participent, dans leurs « gestes simples », les personnages de Florence Lazar. Ils re-mettent le passé dans le présent, re-localisent les phénomènes, effectuent des passages du local au global, tissent de nouveaux récits sous lesquels re-lire une réalité trop souvent présentée comme univoque. En nous donnant à voir leurs méthodes, en s’attachant à suivre avec rigueur les mouvements de leurs mains, l’artiste et cinéaste nous démontre, avec brio, insistance, mais aussi avec une certaine inquiétude, que si « rien n’est donné à l’avance », c’est aussi parce que rien n’est promis à l’éternité. Rien n’est suffisamment sacré pour échapper à ce que Roger Caillois (dont on sait qu’il fût lui-même fasciné par les pierres)36 nommait les « souillures dissolvantes37 » irrémédiablement à l’oeuvre dans le monde. Voilà qui donne à réfléchir, a fortiori lorsque nous est montré l’acharnement que peuvent mettre des hommes et des femmes à ordonner malgré tout de petites piles – de dossiers, de sarments, de pierres, de preuves -, comme autant de maisons promises à la déréliction mais qu’ils voudraient voir devenir, pour un temps, des refuges à leurs mémoires.



Benjamin Tremblay
Benjamin Tremblay est doctorant en sociologie au Centre Max Weber (UMR 5283), chargé d’enseignement à l’Université Lumière Lyon 2.




L’exposition « Florence Lazar. Tu crois que la terre est chose morte… »
Le catalogue de l’exposition
Florence Lazar / site officiel

References[+]

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Marta Segarra : « Le sexe et le texte. Quelques films autour d’Ana Mendieta » http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/12/le-sexe-et-le-texte-ana-mendieta/ Wed, 12 Dec 2018 11:51:02 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32933 Les films inclus dans la séance There Is a Devil Inside Me, dans le cadre du cycle programmé par Marina Vinyes Albes et Arnau Vilaró Moncasí « Le corps et le lieu : Films autour d’Ana Mendieta », malgré leurs différences autant de style que d’époque, sont très proches, chacun à sa façon, des interrogations d’Ana Mendieta.[.....]

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Les films inclus dans la séance There Is a Devil Inside Me, dans le cadre du cycle programmé par Marina Vinyes Albes et Arnau Vilaró Moncasí « Le corps et le lieu : Films autour d’Ana Mendieta », malgré leurs différences autant de style que d’époque, sont très proches, chacun à sa façon, des interrogations d’Ana Mendieta. Il est peut-être plus aisé de tisser des liens entre les trois premiers films, produits autour des années soixante-dix : Un geste en moi de Danielle Jaeggi (1972), Saute ma ville de Chantal Akerman (1968) et Interior Scroll – The Cave de Carolee Schneemann et Maria Beatty (la performance célèbre de Schneemann sur laquelle le film se base datant de 1975) ; mais les deux autres, Mirrored Measure de Sarah Pucill (1996) et Vloof ! L’aigrette – Pain de singe de Teo Hernández (1987) les rejoignent de façon très cohérente, comme je vais tenter de le montrer ici. J’essaierai en effet de tisser des liens entre tous ces films et, implicitement, avec celui d’Ana Mendieta, Blood Sign.



Ana Mendieta ; Blood ; wall

Vue de l’exposition « Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent » au Jeu de Paume, du 16 octobre 2018 au 26 janvier 2019. À droite : Ana Mendieta, Blood Sign, Mars 1974, Iowa, Super 8, couleur, silencieux.



Un point commun à ces films, en premier lieu, c’est qu’ils sont auto-réflexifs, puisqu’ils s’interrogent sur la fonction des arts visuels et plus précisément du cinéma, par rapport au désir, au regard, au social et au politique, tel que le formule Danielle Jaeggi dans Un geste en moi, où s’entendent des affirmations telles que : l’art « matérialise les images de nos désirs » ; l’art nous permet d’« échapper au regard des autres » ; et enfin : « les images neutres n’existent pas ». Les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt se caractérisent par l’accès à l’institution artistique ‒ sinon massif au moins perceptible au-delà de l’exception qui confirme la règle ‒ d’individus appartenant à des groupes minorisés, les femmes en premier lieu, mais aussi les personnes racisées, homosexuelles ou de classe ouvrière. Cela signifie donc, pour les femmes tout spécialement qui avaient été en Occident, depuis des siècles, les objets du regard artistique, une réappropriation de ce regard et, par conséquent, du propre corps.

En effet, le corps féminin, qui avait été défini par le « regard des autres », un regard « mâle » selon la théoricienne féministe du cinéma Laura Mulvey, lorsqu’il est mis en scène par les femmes elles-mêmes, ne se cache pas pour fuir ce regard ‒ tel qu’il pourrait être logique de le penser ‒ mais au contraire se dénude davantage, exposant ses désirs les plus secrets et ses parties les plus intimes ‒ dans le sens du latin intimus, superlatif d’« intérieur » ‒.

Interior Scroll – The Cave de Carolee Schneemann et Maria Beatty (1975, États-Unis, vidéo, couleur et noir et blanc, sonore, 8 min)



Ainsi, le film de Carolee Schneemann et Maria Beatty Interior Scroll ‒ The Cave offre plusieurs gros plans du sexe féminin palpitant de vie, faisant exploser le tabou que constitue cette image, tel que le montre par exemple l’histoire du célèbre tableau L’origine du monde de Courbet. Selon l’interprétation freudienne, la vision du sexe féminin est interdite parce qu’elle réveille la peur masculine de la castration, mais aussi et surtout parce qu’elle révèle le pouvoir de la mère, un pouvoir de vie et de mort sur l’enfant.

L’image du sang, si présente chez Mendieta mais également dans tous les films choisis pour cette séance ‒ tissant ce qu’on pourrait appeler un « lien de sang » entre eux ‒ représente également la vie et la mort à la fois. Le sang apparaît en effet dans chacun des films, parfois transfiguré en vin, comme chez Sarah Pucill et Chantal Akerman, ou en couleurs rouges vives chez Teo Hernández, mais bien réel dans Un geste en moi, où il jaillit autant de la bouche que du sexe ‒ et cela revient au même puisque, comme il est dit dans le film de Schneeman, le vagin est en rêve « l’autre bouche »…

Saute ma ville de Chantal Akerman (1968,
Belgique, 16 mm, noir et blanc, sonore, 12 min)


On pourrait même rapprocher le geste fait par l’actrice qui se barbouille les cuisses de sang chez Jaeggi, de la jeune femme qui termine par frotter ses mollets avec le cirage des chaussures dans Saute ma ville d’Akerman ‒ qui a réalisé son film en 1968, époque à laquelle elle n’a peut-être pas osé rendre visible ce sang menstruel si sujet à des interdits ‒. Un exemple plus récent montre la persistance de l’invisibilité du sang menstruel, par l’interdit social qui le frappe : dans l’adaptation cinématographique de son roman Baise-moi, en 2000 ‒ pourtant classé X à l’époque, ce qui a été jugé équivalent à une censure ‒, Virginie Despentes n’a pas souhaité ou n’a pas osé rendre en images visuelles une scène de son livre où une femme étale son sang menstruel sur les murs et le sol de la chambre d’hôtel qu’elle occupe.

Rappelons que le sang menstruel est tabou dans une infinité de cultures diverses en tant que « sale », signe d’« impureté » du corps féminin en général. Certaines de ces cultures s’en expliquent en mettant en rapport ce sang avec l’image de la blessure et donc du vagin denté, présente dans presque toutes les mythologies du monde. Si le sang menstruel évoque donc la puissance féminine, notamment en relation avec la procréation, il dénote aussi la vulnérabilité imaginée du corps des femmes, qui est toujours un corps pensé comme « troué », pénétrable ou à conquérir, à l’inverse du corps masculin, impénétrable et hermétique. Ce qui est intéressant, c’est que ces films n’évacuent pas ce versement de sang mais, au contraire, le mettent en valeur, en rapport aussi avec la naissance, mais qui serait une naissance de soi-même. Un motif répété par des théoriciennes féministes a été en effet celui de « se donner naissance à soi-même », afin d’échapper à la définition normative de la féminité et donc de la femme.

Un geste en moi de Danielle Jaeggi (1972, France, vidéo, couleur, vf, 20 min)


Les féministes des années soixante-dix s’accordaient pour dire que le corps des femmes leur avait été volé ou qu’il avait été aliéné, en les maintenant d’abord dans l’ignorance de leur propre corps, tel que le dénonce l’une des voix du film de Danielle Jaeggi. Aux gestes du désir, étaient opposés ceux des tâches ménagères, qui apparaissent aussi dans plusieurs des films de la séance. Leurs réalisatrices d’abord rendent visibles ces gestes et ces scènes quotidiennes, jugées trop banales pour être dignes d’être reproduites dans une œuvre d’art, mais elles les défamiliarisent aussi. Il s’agit donc à la fois de dénoncer le caractère aliénant de ces gestes, et de les revendiquer en les détournant de leur pure fonctionnalité. Par exemple, Un geste en moi de Jaeggi nous montre une femme enchaînée à des objets ménagers mais aussi une autre scène ou l’actrice caresse sensuellement son corps nu avec deux couvercles de casserole.

Nous pourrions rapprocher cette scène du poème de la poète catalane Maria-Mercè Marçal qui s’adresse aux « héritières des femmes qui ont brûlé hier », les femmes indépendantes accusées de sorcellerie, et qui propose de brûler par contre les « balais », les « torchons », la « lessive », les « pots » et les « casseroles », affirmant que de cette fumée va surgir une nouvelle femme…

Cette scène d’Un geste en moi fait voir aussi une érotisation du corps féminin qui s’éloigne cependant de la position de simple objet du regard et du désir masculins. Il s’agit alors d’un autoérotisme, et parfois aussi d’un homoérotisme entre femmes, qui en tout cas va à l’encontre de l’hétérosexualité normative et obligatoire, ce qui est aussi patent dans la vidéo de Schneemann et Beatty et dans d’autres films de Chantal Akerman, notamment dans Je tu il elle (1974), un des premiers de l’histoire du cinéma à montrer une scène de sexe cru entre deux femmes.

Interior Scroll – The Cave de Carolee Schneemann et Maria Beatty (1975, États-Unis, vidéo, couleur et noir et blanc, sonore, 8 min)


Cet « entre femmes » n’est pas qu’érotique mais fait aussi référence à un autre concept très en vogue dans les féminismes des années soixante-dix, celui de « sororité », d’alliance entre toutes les femmes. La sororité implique de même une mise en question de la souveraineté du sujet, de la primauté de l’individu, pour lui préférer la multiplicité, l’insistance sur les liens qui nous raccordent aux autres êtres mais aussi à la terre, aux objets inanimés. Cette conception du sujet et du monde est rendue par exemple dans la bande son du film de Schneemann et Beatty, qui laisse entendre un chœur de voix féminines, ainsi que dans l’échange reproduit dans Mirrored Measure de Sarah Pucill, bien que dans ce dernier cas la connexion entre les deux femmes appartenant à des générations différentes se brise peut-être avec les verres que ces femmes laissent tomber. De même, dans Interior Scroll ‒ The Cave la grotte où se trouvent les femmes reproduit leur intériorité, l’utérus maternel d’où elles sortent un manuscrit roulé.

Cette scène, le déroulement que Schneemann effectuait d’un texte qu’elle sortait de son propre vagin dans la performance originale, me semble indiquer un point commun de tous ces films : ces œuvres d’art visuel ne sont pas simplement des manifestes féministes qui dénoncent la situation d’oppression ou d’aliénation des femmes ; de façon bien plus troublante, elles déconstruisent les oppositions qui sont à la base de cette domination patriarcale.

Vloof l’aigrette – Pain de singe de Teo Hernández (1987, France, noir et blanc et couleur, sonore, 4 min)


En premier lieu, ces pièces mettent en question l’antinomie entre nature et culture ‒ les femmes étant réduites à la nature, les hommes jugés maîtres de la culture ‒. Un exemple en est le film de Teo Hernández Vloof ! l’aigrette – Pain de singe, qui se démarque des autres, notamment parce que son sujet est un homme ‒ en principe ‒. Mais cet homme performe, tel que le dirait Judith Butler, une danse où son assignation à un genre, le masculin, est problématisée ; comme dans le texte classique de Joan Rivière, « La féminité comme mascarade », le film d’Hernández nous montre que la masculinité est aussi une construction culturelle.

La deuxième contradiction mise à mal dans ces films, qui découle de la première entre nature et culture, est celle du corps et de l’esprit. Traditionnellement, les femmes étaient rattachées à leur corps, ce qui limitait, disait-on, leur accès aux réalisations de l’esprit, donc de l’art, entre autres. Ces réalisatrices se focalisent sur le corps féminin, sur les attributs qui lui seraient spécifiques (les organes génitaux, le sang menstruel…), mais leurs films l’inscrivent dans un discours poétique et artistique, en refusant donc de voir ce corps comme un obstacle aux créations de l’esprit. En outre, ces corps féminins, dans certains des films, débordent leurs limites pour embrasser l’espace, comme dans les « silhouettes » d’Ana Mendieta. Ainsi, « le corps et le lieu », titre du cycle, se confondent.

Un geste en moi de Danielle Jaeggi (1972, France, vidéo, couleur, vf, 20 min)


Ces films se caractérisent également par des jeux particuliers avec la bande son, qui est souvent composée de sons quotidiens comme dans Mirrored Measure, où nous entendons les bruits produits par la vaisselle qui se mêlent à la musique, ou bien de sons inarticulés comme la chansonnette de Saute ma ville. Nombre d’entre eux mettent ainsi à mal la distinction entre langage verbal et son inarticulé, entre parole et bruit.

Toutes ces paires antithétiques peuvent se résumer à une aporie, celle entre création et procréation, qui a servi pendant des siècles à écarter les femmes du monde de l’art, les privant d’autorité, de capacité à créer, jugée incompatible avec leur capacité à procréer. Un geste en moi de Jaeggi montre ainsi une sculptrice en train de modeler un corps de femme avec de l’argile ‒ se créant donc elle-même ‒, dans une symbolique spécialement prégnante en Occident à partir de la Genèse biblique ; mais Interior Scroll ‒ The Cave de Schneemann et Beatty est aussi explicite, sur un plan symbolique, en faisant naître du corps des femmes non pas des bébés mais du texte ‒ du « sexte », disait Hélène Cixous à cette même époque dans son manifeste poétique Le Rire de la Méduse (1975), en fusionnant « sexe » et « texte » en un seul mot-valise ‒.

Ces films désavouent enfin l’antinomie entre l’art et la théorie ou la philosophie, puisqu’ils mobilisent une pensée poétique : là où la théorie tend à compartimenter, à distinguer, à séparer, à opposer, ces œuvres nous découvrent les liens, les connexions ainsi que les contradictions entre des termes présentés comme aporétiques qui ont soutenu le discours patriarcal sur la féminité et écarté les femmes autant de la création artistique que de la réflexion philosophique.



Marta Segarra
Directrice de recherche, Laboratoire d’Études de genre et de sexualité-LEGS, CNRS, Paris et Centre de recerca ADHUC-Teoria, Gènere, Sexualitat, Universitat de Barcelona (ub.edu/adhuc)




« Le Corps et le lieu ».



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Shelley Rice: Shifting Spaces, Impossible Borders. Ana Mendieta and Liliana Porter. http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/10/ana-mendieta-and-liliana-porter/ Fri, 12 Oct 2018 10:19:01 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32359 How Mendieta and Porter explored the interstices between fixed spaces, homelands and national identities, to invent their own country – By Shelley Rice.

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FR

“My art began by disappearing.

I made an offering for the sea to erase.

The waves weave our breath, in, out.

Dissolving gives life to what comes next.”

Cecilia Vicuna1

Cecilia Vicuña

Cecilia Vicuña (born 1948, Santiago, Chile). Skyscraper
Quipu
(Incan quipu performance, New York), 2006. Rephotographed 2018. Cotton. Collection of the artist. © Cecilia Vicuña. Courtesy of the artist and Lehmann Maupin, New York and Hong Kong. (Photo: Matthew Herrmann)


This beautiful excerpt from Cecilia Vicuna’s Artist Statement was displayed on the wall next to Disappeared Quipu, her sculptural and luminous “poem in space” on view at the Brooklyn Museum in the summer of 2018. Describing, in both literal and metaphoric ways, the banished symbols of the ancient Incas, her installation paid homage to alternate modes of communication – handicrafts and textiles, sounds and images – which shaped the records and the narratives of this complex civilization not tied to written language. The knotted “quipu” strings central to the installation, which were banned in 1583, “began by disappearing,” as she said, and their absence “gave life” to her understanding of the South American cultural heritage into which she was born.



Quipu

Inca artist. Narrative Quipu, 1400–1532. South Coast, Peru. Cotton, camelid fiber, 13 x 37 in. Brooklyn Museum; Gift of Dr. John H. Finney, 36.718. (Photo: Jonathan Dorado, Brooklyn Museum)


Chilean by birth, Vicuna left her country to study, and then to escape Pinochet’s dictatorship; she has lived in London, Bogota and, since 1980, New York. Like the Cuban Ana Mendieta and the Argentinian Liliana Porter, she is a Latin American woman whose experience of the world has been shaped by travel, by relocation, by exile (both of necessity and choice.) All three of these artists have lived multiple perspectives and realities. They have chosen to explore the interstices between fixed spaces, homelands and national identities. In Disappeared Quipu, Vicuna is peering across time and space to understand the Incas. She is rediscovering the language of the ancient textiles of the Andes in the collections of the 21st century Brooklyn Museum, bringing history forward and superimposing the geographies of the two Americas. It is the premise of this essay that this working method, this perceptual pattern and indeed this interstitial vision of the world is becoming increasingly common in contemporary art. But it is especially pertinent to, and descriptive of, the art of Latina pioneers like Vicuna, Mendieta and Porter.


“Now I realize you can live (in New York) a thousand years, but you will always be a foreigner. Not long ago, someone asked me when I finally became integrated here, and I replied that the interesting thing about living here is that you don’t have to integrate. People have the right to continue being different, to live in their own unique, personal countries; here you can invent your own country….” Liliana Porter2


Liliana and Ana were friends: good friends, the kind who share dinners and acquaintances and personal stories and send post cards when they travel. Part of an active group of Latin American artists that included Louis Camnitzer (Liliana’s first husband), Luis Felipe Noé and José Guillermo Castillo, Porter originally arrived in New York as a tourist on her way to visit the museums of Europe. Attracted to the city, she decided to stay. But there was a caveat. “The one thing I always knew that I wanted,” she told Inés Katzenstein, “was to maintain my relationship with Buenos Aires – to not lose my identity as an Argentine, even if that definition is totally abstract, subjective and very difficult to explain.”3 Though resident in New York State for over 50 years, her decision to be different – to remain deliberately foreign, to create her own “unique, personal country” in her mind, her life and her art – has been determinant.

On some level, this deliberate disjunction is the centerpiece of her artistic practice. The idea of “inventing” her own country is paralleled by her understanding of her works, which she sees first and foremost as philosophical propositions, and later as material, formal statements. When teaching, as she told me in an interview in August4, the first thing she drives home to her students is that an art work is not a reflection of, or even tied to, any reality – and that is its strength. It is an arena where a new reality can take shape, where a rabbit can levitate or Che Guevera can hang out with (a piece of a cheese named) Joan of Arc, and from her perspective that new vision must take precedence over technique or medium. As she sees it, a piece of paper or canvas is not a mirror. It is a separate world with different rules, where anything is possible. Like an invented country.



Liliana Porter

Liliana Porter, Joan of Arc, Elvis, Che (2011),
Digital Duraflex, 35 x 29”. Courtesy of the artist


There’s a lot of unfilled space in Porter’s works. Whether drawings, paintings, prints, photographs, installation or mixed media works, they are notable for their emptiness. Inés Katzenstein postulates that this surface blankness is fundamental to Porter’s expression, because it allows her to concentrate on “relational events.”5 Subject matter – whether a drawn sickle or a photographed plastic Jesus, a figurine of a man or a bear or a painted house – is unmoored from its context, taken out of its natural habitat. Once repositioned in Porter’s artistic arena, these images or objects (no matter how divergent in origin, culturally or geographically) seem to share the same space-time, to encounter each other as “virtual travelers…who coexist in a new continuum, a hyperspace where various times and spaces interact.”6 The empty space – whether defined by a canvas or photographic picture plane, a wall or a wooden cabinet — gives the illusion of expanding into depth, allowing the focus on disparate and sometimes miniscule images or objects (often small mass produced bric-a-brac from flea markets or shops), to become so intense that the difference between representation and reality seems to collapse. Katzenstein remarked that Porter’s photographs create a “theatre of replicas,”7 where these deracinated, pop cultural tchotchkes, alone and unprotected, seem to reach out across space, time, culture and ideology to engage – with each other and with us the viewers.



Installation view in the exhibition “Liliana Porter: Other Situations”,
El Museo del Barrio, New York, until January 27th, 2019. Photograph Courtesy Martin Seck


This temporal and spatial displacement is key to Porter’s vision. Her images may be charged and are often political in precisely their banality. In the context of her works, pop culture pictures of Jesus and Che lend their ideological weight to capitalist icons like Elvis and Minnie Mouse, effacing cultural, philosophical, economic and social differences as they “pose” together or seem to embrace. Mickey Mouse engages the White Rabbit. A toy soldier shoots at an outsize piggy bank. A tiny man standing on a full sized white chest seems (implausibly) to hack up its wooden surface with a pickaxe, while a miniscule woman begins to sweep endless amounts of red dust with her impossibly small broom. This Forced Labor series gives a hint as to the seriousness of Porter’s thinking and the implicitly political nature of her art, however entertaining and surprising it may be. The scales of things are out of whack, but so are their geographies, cultures, religions, ideologies and identities and interactions. Porter sees this in not only artistic but political terms, since in her mind her works visualize and propose the possibility of “the encounter with the Other.”8 Her cheap, disposable, mass produced “characters” – as Gerardo Mosquera calls them9 – “cross through impossible borders, like an Alice in Wonderland.”10 Small wonder that Liliana most often cites Lewis Carroll and Jorge Luis Borges as her major influences. Moving from popular culture to the world of art, creating an environment within which dialog uncannily takes place in spite of radical difference, Porter’s subjects inhabit her “invented country.”



Liliana Porter, Memorabilia, 2016. Fujiflex c-print
limited edition of 5
Courtesy of the artist


On the night of her opening at El Museo del Barrio in New York in September, my first stop was the Delacroix exhibition at the Metropolitan Museum. That show ended with a grand finale, the remnants of the damaged Lion Hunt (1855), which was extraordinary in its grand scale, its passion, its rampant destruction and its densely woven colorful surface. Moving uptown to Liliana’s show, I looked at To Sweep, a large white canvas whose only imagery is in its mid-section – where a brush, similar to one used to clean bathtubs, has swept across a plethora of tiny plastic objects like the gale winds of a hurricane, crushing horses, carriages and other more mundane tchotchkes in a barrage of paint. Empty where Delacroix’s painting was packed full, its “contents” miniscule, plastic, hard to discern and sometimes domestic instead of monumental and dramatic, Porter’s work blew my mind. It was the exact corollary to Delacroix’s painting, a visualization of destruction, a narrative told from another (more feminine, and ironic) point of view, in ways that implicated not the beasts but the most banal among us.


Ana Mendieta
Cuba New York Rome
She found her roots here11.


Home – and its elusiveness – is an important subject in the art of both Liliana Porter and Ana Mendieta. For Porter, it is an anchor, and unreachable. Her tiny painted figures sometimes try to traverse vast landscapes to arrive at aspirational, impossible domestic destinations. Like the thought of Buenos Aires, home is always there for Porter, hovering in ways that seem increasingly abstract. She created a large painting of a small cottage against an almost white background in 2007, and then re-used it in various formats (installations, photographs), allowing the structure to function within a hall of mirrors not unlike Duane Michals’ photographic sequence “Things are Queer” from 1973. Entitled “The Resemblance,” the painted house seems to float in the pictorial landscape within which it is embedded. Its scale creates a sense of intimacy and proximity, but at the same time its environment gives the illusion of expanding, making the cottage feel recessive, distant, almost out of reach. The small building, and the spatial dissonance that surrounds it, was on my mind the day I visited Porter’s studio in Rhinebeck, New York. As I was looking out the window of her home, I spotted that identical structure: small, white and yes, simultaneously near and far, its distance really, literally, inexplicably hard to gauge. I gasped; Porter laughed. I wondered whether art had imitated life, or instead just played tricks with my eyes and my mind.

Liliana likes to collect and save things, not only the bric-a-brac that populates her works but also her correspondence. Included in her archive are several postcards from Ana – postcards presumably composed in Rome while Mendieta was living and working there, but sent through the United States Postal service. (Older Americans will remember that in the 1970s and 1980s travelers often bought and wrote postcards abroad but sent them home with friends to be mailed, thereby avoiding large postal fees and delays.) Only one of the three touristy commercial cards Porter showed me has a direct relationship to Italy. There’s a postcard of a tropical parrot jungle scene, one of the Amstel Hotel in Amsterdam, and one depicting the sculpture “Love and Psyche” that resides in the Capitoline Museum in Rome. All three describe her voyages, her work, insights about her relationships, feelings and daily life. An American citizen by this time, Ana used the mail to assert her dislike of New York’s increasing commercialism from her studio in Rome, by writing to her Argentinian friend living in Manhattan. Mendieta chose a mobile life, of shifting spaces and elusive boundaries, and she inhabited, loosely, the cracks between the near and the far. Like Porter’s voyagers, always both close by and out of reach, Ana’s travels were a means of putting down roots in the interstices between places – of displacing the emotional targets, and traversing impossible borders12. They were, as Jane Blocker has observed, a way to “make exile her home.”13



Ana Mendieta, Anima, Silueta de Cohetes (Firework Piece), 1976, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


Whereas Porter uses her art to create an arena for encounters, Mendieta’s visualized absence. This is true from the earliest works, performances documented by photographs and films, where clues are strewn around her room or in the street, pointing to some violence that must have occurred – out of the frame, in the past. Ana chose to use photography to manifest what Roland Barthes called, in Camera Lucida, the noeme14 of the medium: the fact that what you perceive as you look at any given picture was once present and is no longer. A photo, seen from this point of view, can only attest to absence; it is the evidence that what is in front of your eyes “has been.” For Barthes at the end of his life, the medium was first and foremost about Time and its mysterious, uncanny displacements. For Ana Mendieta, the exile who was sent away from her country and her family in Cuba for political reasons when she was 12, whose teen years were spent in foster care in the United States deprived of everything (including her native tongue) that was familiar, temporal disruptions were a potent subject.

Critics like the brilliant Jane Blocker see Ana’s Silhuetas – the earth drawings or sculptural carvings that Mendieta loosely traced from her body in Iowa, in Mexico, in Cuba and elsewhere, known to us primarily through photographs – in this vein. They are spectral doubles of the artist, shadows that allude to her presence while signifying her absence. “In these shadows,” Blocker writes, “she is always already somewhere else. They cannot tell us who she was, only where she has been. They force us to ask, “Where is Ana Mendieta?”15 Those who have written about the artist often trace the origin of her work to the trauma she experienced in her exile, as if her life began in the shock of a new culture at the of age twelve. But perhaps that shock also functioned in another way, more constructive, as an opening toward an expanded perspective. Perhaps it provided her the opportunity to choose not to integrate, to “invent her own country,” to imagine a conceptual territory born out of multiplicity and enhanced by accretion rather than rupture. Porter feels strongly about this, seeing parallels between her attitudes and Mendieta’s. “While she was growing up in the US,” Porter told Sean O’Hagen in an interview, “Ana voluntarily kept her identity and her culture while simultaneously integrating to the new codes. She spoke perfect English. Her art reflects all of these issues and circumstances.”16 For Porter, Ana’s life was not an either/or; it was synthetic, aggregated, layered like a collage. As Liliana assured me, Mendieta knew how to use her Latin American heritage to her advantage in the international art world she traversed.



Ana Mendieta, Guacar (Esculturas Rupestres), 1981/2018, photograph © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


Viewed in this light, the traces (performances, drawings, sculptures, photographs and films) designating where Ana “has been” – spatially, temporally, geographically, culturally – together create a network linking her body to myriad cultures, to history, the future, the earth. In this outreach, her works can be seen as the precursors of Cecilia Vicuna’s Disappeared Quipu. They were not an attempt to find a lost past, become a feminist goddess, or merge with a nature devoid of culture. Never nostalgic, her art “skipped across time and through time, giving a physical shape to time. By inscribing her shape into the archaeological landscape, it was as if the artist had subtly merged with that place and its past. She was operating as an artist in the present tense with contemporary gestures and artistic methods, yet she was magically connected to the past, the ancient culture. The image was physical. It was temporal. It was of the earth. It was in the mind.”17 It was multifaceted and multilingual; its meanings were as elusive and as transient as the Silhuetas washed away by the sea or obliterated in fire and smoke. Like Vicuna’s Quipu strings, Ana’s traces “began by disappearing.” They “gave birth” to her body’s mobility, its rootedness in an expanded and virtual time and space. Seen from this perspective, Mendieta’s painful experience of exile was what allowed her, like Liliana and Cecilia, to become unstuck without being unmoored, to live permanently in the cracks between places and languages, cultures and historical moments. Her art was her postcard, sent to describe this shifting space, with its elusive borders, to those of us who stayed at home.



Ana Mendieta ; Yágul

Ana Mendieta, Imágen de Yágul, 1973/2018, photograph © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Gallery Lelong & Co.


“The constant displacements, the continual disappearing acts that that left their evidence of having been, all those open wounds silhouetted over and over again. Things burn themselves out. The films force us to endure that process, exiled from completion.” Rachel Weiss18


When I knew Ana, in the 1970s, she was not usually identified as a filmmaker, though many of us knew that she made films. Not being particularly close to her, knowing her through Mary Beth Edelson, Carolee Schneeman and others in the active art world feminist movement, I most often encountered her depictions of solitary performances. Through the medium of photography, I saw the records – of blood on the walls and sidewalks, of carvings, drawings and sculptures etched on land, in sand and surf and on the walls of caves. I saw her flesh covered in grass, feathers, blood, mud and rocks. I saw, in other words, the myriad traces left by her passage through locations in different countries, on different continents, at different times. Transient séances, immobilized and preserved through the stop-time of photographs, became as mobile, portable and spectral as the artist herself.

What this means, of course, is that Ana has, recently, posthumously, crossed another border: she has augmented her repertoire, adding filmmaker to her usual titles of photographer, performance artist and sculptor. This is important, for it forces us to re-think and re-view her work within an expanded framework, one that incorporates movement and time more evidently, more forcefully. Being recognized as a filmmaker, within the context of performance and installation, was very difficult during the years Ana was alive. There was little framework for critical assessment and exhibition of moving images or installations until the year before her death, when the Stedelijk Museum in Amsterdam mounted The Luminous Image exhibition of video works. The traveling exhibition Covered in Time and History, therefore, is significant in this re-positioning of Mendieta’s achievements, not only in its assumption that these works are important but also in the effort that was put into the films’ conservation and restoration. The exhibition, in fact, demands that we re-evaluate her entire œuvre – after her death, when she doesn’t have a voice.



Ana Mendieta

Ana Mendieta,
Untitled: Silueta Series, 1978, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


I am treading lightly here, since I don’t really know how exactly Ana saw these unedited films within her body of work, whether (as some suggest) they were simply sketches for her or whether she aspired to have them recognized as independent statements. Suffice it to say that she did enough of them to have their placement within her body of work make a difference in how we perceive her as an artist, and she made them continually, throughout her career. She began with her difficult early works, about rape, blood, murder, violence, voyeurism and apathy. Passing into her landscape works, she moved away from menace and towards connection. As Rachel Weiss writes in the catalogue, “The site of intensity relocates to the landscape, which develops a fluid interface with the body. The membrane of the self, so harsh at first, becomes transactional.”19 The films show that transaction as a process, as Ana and her surrogate Silhuetas are buried under, flow with or are dissolved into the natural world – presumably allowing her, and us, to experience unions more primal than those of citizenship.

The continuity of these transactions is film’s forte, but their temporal flow leads us down unexpected pathways. Unlike the photo works, which freeze a moment, creating a fixed symbol that summarizes the performative experience, the films exist in what we perceive as “real” time. There is, therefore, the anticipation of a narrative arc and resolution; unlike photographs which preserve the past, films move toward a future. But this promised resolution never materializes, it is withheld in these works, devoid of editing and manipulation. The critic and curator Rachel Weiss has called attention to the claustrophobic nature of much of Mendieta’s camera work. She writes that Ana’s “Cyclopean vantage point”20 establishes a closure within the open landscape, creating a spatial disjunction uncomfortable for both us and the artist. The writer sees this disjointed space as disruptive, especially in those films where viewers simultaneously perceive both Mendieta’s merger with nature and her physical discomfort or obliteration within it. For Weiss, the human-nature truce articulated in the films is “provisional,” and the artist’s resulting isolation, her “exile,” is akin to “being in a social body that she can never be within… The hope of union, expressed as a dynamic between self-nature, gradually becomes a diary of the accumulating fact of non-union.”21 As she sees it, the films make clear that Ana’s physical body and its surrogates – buried, flooded, scratched, washed away or burned in effigy – cannot achieve the merger to which the artist seemingly aspires, a merger perhaps implied symbolically in the photographic and sculptural works. “These films hurt,” Weiss writes, and not only physically. They hurt because in the end they are about “the abandonment of the ministrations of myth…. They kick us out of the garden.”22 Short, inconclusive, they end when Ana disappears, or walks away.



Ana Mendieta

Ana Mendieta, Burial Pyramid, 1974, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


I wonder how Mendieta would feel about this interpretation. Her works appeared during the early heyday of feminist art, and they were originally celebrated within the context of the Goddess movement (with which she had serious disagreements). Her silhouettes on rocks, soil and sand were perceived as “Herstories”, inspirations for women trying to express the ancient source of their power and heal the wounds of separation afflicting both nature and culture. But now we are in a different time, and the placement of the restored films as front and center in her œuvre adds a new wrinkle to this tale – a wrinkle that resonates, perhaps, with Liliana’s delight in non-integration. Rather than confirming Mendieta’s merger with universal rhythms, the films instead make manifest her separation, and her solitude.

When Ana died in 1985, after falling (being pushed?) from the window of her husband Carl Andre’s 34th floor apartment in the East Village, she landed on the roof of our local deli, right across from NYU’s Tisch School of the Arts where I was then and am now a Professor. In the middle of Manhattan, far from nature, her body (according to people familiar with evidence presented during Andre’s trial; he was acquitted) eerily resembled certain of her photographs. Bloody, broken, covered with a sheet, it left its traces on the rooftop’s surface. Life, we fearfully understood, had in the end imitated art. But this time, our gifted and spirited friend could no longer get up and walk away.



Shelley Rice



“Ana Mendieta. Covered in Time and History”/Jeu de Paume
“Liliana Porter: Other Situations”/Museo del Barrio
“Cecilia Vicuña: Disappeared Quipu”/Brooklyn Museum
Ana Mendieta/Books

References[+]

L’article Shelley Rice: <br>Shifting Spaces, Impossible Borders. Ana Mendieta and Liliana Porter. est apparu en premier sur le magazine.

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Shelley Rice : Espaces changeants, frontières impossibles. Ana Mendieta et Liliana Porter. [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/10/ana-mendieta-et-liliana-porter/ Thu, 11 Oct 2018 14:13:18 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32336 « Le chez-soi ‒ et sa nature insaisissable ‒ constitue un thème important dans l’art de Liliana Porter comme dans celui d’Ana Mendieta. À l’instar des voyageurs de Porter, systématiquement positionnés à la fois à proximité et hors de portée, les voyages étaient pour Ana Mendieta un moyen de s’enraciner dans les interstices séparant les lieux, de déplacer les cibles affectives et de franchir des frontières impossibles. »

L’article Shelley Rice : <br>Espaces changeants, frontières impossibles. <br>Ana Mendieta et Liliana Porter. <small>[FR/EN]</small> est apparu en premier sur le magazine.

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EN

« Mon art a commencé en disparaissant.

J’ai fait une offrande pour que la mer l’efface.

Les vagues tissent notre souffle, en dedans, au dehors.

La dissolution donne vie à ce qui succède. »

Cecilia Vicuña1

Cecilia Vicuña

Cecilia Vicuña, « Skyscraper Quipu » (Performance avec un quipu inca, New York) (2006) Rephotographiée en 2018. Cotton, dimensions variable. Collection de l’artiste. Courtesy de Cecilia Vicuña et Lehmann Maupin. (Photo: Matthew Hermann)


Ce merveilleux texte de la plasticienne chilienne, extrait de sa « Déclaration de l’artiste », était affiché sur un mur jouxtant Disappeared Quipu, son sculptural et lumineux « poème dans l’espace », présenté au Brooklyn Museum au courant de l’été 2018. Décrivant à la fois littéralement et métaphoriquement les symboles proscrits des anciens Incas, son installation rendait hommage à d’autres modes de communication, aux artisanats et aux textiles, aux sons et aux images, qui donnèrent forme aux traces et aux récits de cette civilisation complexe n’ayant aucun lien avec l’écriture. Élément central de cette installation, les cordes à nœuds appelées quipu, bannies en 1583, ont « commencé en disparaissant », comme le dit Vicuña, leur absence « donnant vie » à la compréhension par l’artiste du patrimoine culturel latino-américain au sein duquel elle a vu le jour.



Quipu

Artiste inca. Quipu narratif, 1400-1532. Côte sud,
Pérou. Coton, fibres de camélidés, 33 x 94 cm.
Collection Brooklyn Museum ; Don de Dr. John H. Finney (Photo: Jonathan Dorado, Brooklyn Museum)


Née au Chili, Vicuña quitte son pays pour étudier à l’étranger, puis pour échapper à la dictature de Pinochet ; ayant vécu à Londres et Bogota, elle s’installe à New York en 1980. À l’instar de la Cubaine Ana Mendieta et de l’Argentine Liliana Porter, l’usage du monde de cette Latino-Américaine a lui aussi été façonné par le voyage, les déplacements, l’exil (par nécessité et par choix). Ces artistes ont toutes trois fait l’expérience de points de vue et de réalités différents, ayant pris le parti d’explorer ces interstices qui séparent les espaces fixes, les patries et les identités nationales. Avec Disappeared Quipu, Vicuña scrute les Incas à travers le temps et l’espace pour les comprendre. Elle redécouvre le langage des textiles anciens des Andes dans les collections du XXIe siècle du musée de Brooklyn, suggérant une histoire et superposant les géographies des deux Amériques. Le présent essai repose sur le postulat que cette méthode de travail, cette configuration perceptive et assurément cette vision interstitielle du monde occupent une place croissante dans l’art contemporain. Et qu’elles se révèlent plus particulièrement pertinentes, et descriptives, s’agissant de l’art de pionnières latino-américaines comme Vicuña, Mendieta et Porter.


« Je comprends maintenant que même si l’on vivait ici [à New York] mille ans, on peut n’y être jamais qu’un étranger. On m’a demandé récemment quand est-ce que je me suis finalement intégrée ici. J’ai répondu que ce qui est intéressant, quand on vit ici, c’est qu’on n’est pas obligé de s’intégrer. Les gens ont le droit de continuer à être différents, de vivre dans leurs propres pays, dans leurs pays personnels ; ici, on peut inventer son propre pays… » Liliana Porter2


Liliana et Ana étaient amies : de bonnes amies, de celles qui partagent dîners, connaissances et anecdotes personnelles, et s’envoient des cartes postales quand elles partent en voyage. Associée à un groupe actif d’artistes latino-américains composé notamment de Louis Camnitzer (son premier mari), Luis Felipe Noé et José Guillermo Castillo, Porter avait débarqué à New York en tant que touriste en route vers l’Europe et ses musées. Toutefois, séduite par la ville, elle décida de s’y installer. Mais avec une réserve : « La seule chose que je savais vouloir depuis toujours », expliquera-t-elle à Inés Katzenstein, « c’était conserver mes relations avec Buenos Aires, ne pas perdre mon identité d’Argentine, même si cette définition reste totalement abstraite, subjective et très difficile à expliquer3. » Bien qu’elle réside dans l’État de New York depuis plus de cinquante ans, sa décision d’être différente, de demeurer délibérément étrangère, de créer dans son esprit, sa vie et son art, un « pays » qui lui soit « propre, personnel », a été déterminante.

Sur un certain plan, cette disjonction intentionnelle est l’élément central de sa pratique artistique. L’idée d’« inventer » son pays personnel va de pair avec la conception qu’elle se fait de ses œuvres, qu’elle considère principalement comme autant de propositions philosophiques, et secondairement seulement comme des déclarations matérielles, formelles. Dans son activité d’enseignante, ainsi qu’elle me l’a expliqué à l’occasion d’un entretien en août dernier4, ce à quoi elle sensibilise ses étudiants en tout premier lieu, c’est qu’une œuvre d’art n’est pas le reflet d’une quelconque réalité, ni même liée à elle, et que c’est en cela que réside sa force. C’est un champ offrant à une nouvelle réalité la possibilité de prendre forme, où un lapin peut léviter, ou Che Guevara fréquenter (un morceau de fromage intitulé) Jeanne d’Arc, et de son point de vue, cette nouvelle vision doit passer avant la technique ou le médium. Sous cette perspective, un morceau de papier ou une toile ne sont pas des indices. Ce sont des mondes distincts, aux règles différentes, où tout est possible. Comme un pays inventé.



Liliana Porter

Liliana Porter, Joan of Arc, Elvis, Che (2011),
digital Duraflex, 35 x 29”. Courtesy de l’artiste


Dans ses œuvres, Porter laisse de vastes espaces vacants. Dessin, peinture, estampe, photographie, installation ou technique mixte, elles sont remarquables par le vide qui les occupe. Inés Katzenstein postule que cette vacuité de surface est fondamentale à l’expression de Porter, car elle lui donne la possibilité de se focaliser sur des « événements relationnels »5. Le sujet ‒ faucille dessinée ou reproduction photographique d’un Jésus en plastique, figurines d’homme, d’ours ou de maison peinte ‒ est désamarré de son contexte, sorti de son habitat naturel. Repositionnés dans l’arène artistique de Porter, ces objets ou images (quelles que soient les divergences d’origine qui les distinguent, culturelles ou géographiques) semblent partager le même espace-temps, se rencontrer les uns les autres comme autant de « voyageurs virtuels… coexistant dans un nouveau continuum, dans un hyperespace où interagissent des temps et des espaces différents »6. L’espace vide, qu’il soit défini par le plan d’une toile ou d’une image photographique, un mur ou une console en bois, donne l’illusion de s’étendre dans la profondeur, de sorte que l’on puisse focaliser son attention sur des images ou objets disparates et parfois minuscules (souvent un bric-à-brac de bibelots produits en grandes séries, provenant de brocantes ou du commerce) de manière si intense que la différence entre représentation et réalité semble annihilée. Katzenstein fait remarquer que les photographies de Porter créent un « théâtre de répliques »7, où ces tchotchkes [« babioles » en anglais new-yorkais] issus de la culture populaire, déracinés, isolés et sans protection, semblent traverser l’espace, le temps, la culture et l’idéologie pour établir un contact ‒ les uns avec les autres et avec nous, leurs spectateurs.



Vue de l’exposition “Liliana Porter: Other Situations”,
El Museo del Barrio, New York, jusqu’au 27 janvier 2019. Photographie Courtesy Martin Seck


Un tel déplacement temporel et spatial joue un rôle décisif dans la vision de Porter. Ses images parfois chargées sont souvent politiques dans leur banalité même. Dans le contexte de son travail, des figures de Jésus et du « Che » issues de la culture populaire prêtent leur poids idéologique à des icônes capitalistes comme Elvis et Minnie Mouse, effaçant les différences culturelles, philosophiques, économiques et sociales, tandis qu’elles « posent » ensemble ou semblent se donner l’accolade. Mickey dialogue avec le Lapin blanc d’Alice au pays des merveilles. Une figurine de soldat tire sur un cochon tirelire démesuré. Un tout petit homme posé sur une console de dimensions normales semble (très improbablement) en défoncer la surface à coups de pioche, tandis qu’une femme minuscule entreprend de balayer avec un balai lilliputien des monceaux de poussière rouge. Le titre de cette série, Forced Labor [« travail forcé »], nous met sur la voie de la profondeur et du sérieux de la pensée de Porter, du caractère implicitement politique de son art, tout divertissant et surprenant qu’il soit. L’échelle des objets est hors de proportion, comme sont déréglées leurs géographies, cultures, religions, idéologies, identités et interactions, tant sur le plan artistique que politique, car selon Porter, ses œuvres visualisent et suggèrent la possibilité d’une « rencontre avec l’Autre »8. Ses « protagonistes » – selon le mot de Gerardo Mosquera9– peu onéreux, jetables, produits en série, « franchissent des frontières impossibles, tels une Alice au pays des merveilles »10. Rien d’étonnant si Liliana cite souvent Lewis Carroll et Jorge Luis Borges au titre de ses principales sources d’influence. Circulant entre culture populaire et monde de l’art, créant un environnement dans lequel, étrangement, un dialogue se noue malgré des différences radicales, les sujets de Porter peuplent son « pays imaginaire ».



Liliana Porter, Memorabilia, 2016. Fujiflex c-print
Édition limitée
Courtesy de l’artiste


En septembre dernier, me rendant au vernissage de l’exposition Porter au Museo del Barrio, à New York, j’ai tout d’abord fait une halte la rétrospective Delacroix présentée au Metropolitan Museum. Celle-ci se conclut sur les vestiges endommagés de La Chasse au lion (1855), œuvre grandiose, extraordinaire par ses dimensions, sa passion, sa violence destructrice débridée et la dense intrication de ses surfaces colorées. Arrivée dans l’exposition de Liliana, plus au nord de Manhattan, j’y ai vu To Sweep [« Balayer »], vaste toile blanche dont l’unique image figure dans la partie centrale, où une brosse semblable à celles utilisées pour nettoyer les baignoires a balayé comme les rafales de vent d’un ouragan une kyrielle de minuscules objets en plastique, écrasant chevaux, voitures et autres tchotchkes plus triviaux sous un déluge de peinture. Vide, quand le tableau de Delacroix était plein à craquer, au « contenu » minuscule, en plastique, difficile à identifier, au caractère parfois plutôt domestique que monumental ou dramatique, l’œuvre de Porter m’a sidérée. C’était le corollaire exact de La Chasse au lion, une mise en image de la destruction, un récit narré à partir d’un autre point de vue (plus féminin, et ironique), une œuvre réalisée de manière à impliquer non des bêtes fauves, mais les plus humbles d’entre nous.


Ana Mendieta
Cuba New York Rome
She found her roots here11


Le chez-soi ‒ et sa nature insaisissable ‒ constitue un thème important dans l’art de Liliana Porter comme dans celui d’Ana Mendieta. Pour Porter, c’est un ancrage, mais inaccessible. Ses minuscules figurines peintes s’efforcent parfois de franchir de vastes paysages, aspirant à atteindre quelque destination domestique hors de portée. À l’instar de la pensée de Buenos Aires, l’idée de chez-soi, toujours présente chez Porter, plane au-dessus de modalités toujours plus abstraites en apparence. En 2007, elle crée une toile de grandes dimensions figurant un petit cottage sur un fond presque blanc, qu’elle réutilise en différents formats (installations, photographies), laissant la structure fonctionner comme au sein d’une mise en abyme qui n’est pas sans rappeler Things are Queer, la séquence photographique réalisée par Duane Michals en 1973. Intitulée The Resemblance, la maison peinte semble flotter dans le paysage pictural au sein duquel elle est incluse. Son échelle suscite une impression d’intimité et de proximité, tandis que son environnement crée l’illusion d’une expansion où elle paraît se renfoncer, distante, presque hors de portée. Cette petite habitation et la dissonance spatiale qui la cerne occupaient mes pensées le jour où je visitai l’atelier de Porter à Rhinebeck, New York. Chez elle, en regardant par la fenêtre, je repérai une construction identique : petite, blanche et, en effet, simultanément proche et lointaine, son éloignement étant véritablement, inexplicablement difficile à estimer. J’en eu le souffle coupé ; Porter éclata de rire. Je me demandais si l’art avait imité la vie, ou s’il se contentait de me jouer des tours, d’abuser mes yeux et mon esprit.

Liliana aime récupérer et conserver toutes sortes d’objets, pas seulement le bric-à-brac qui peuple ses œuvres, mais également sa correspondance. Elle détient dans ses archives plusieurs cartes postales signées d’Ana, probablement écrites à Rome quand Mendieta y séjournait et travaillait, mais expédiées par les services postaux des États-Unis. (Dans les années 1970 et 1980, les Américains qui voyageaient à l’étranger avaient coutume d’écrire leurs cartes postales dans les pays où ils séjournaient, mais de les rapporter aux États-Unis avant de les adresser à leurs amis, évitant ainsi d’onéreux frais postaux et les retards.) Seule une des trois cartes postales touristiques que Porter m’a montrées a un lien direct avec l’Italie. L’une figure un perroquet dans un paysage de jungle tropicale, la deuxième l’hôtel Amstel à Amsterdam, la dernière la sculpture Cupidon et Psyché conservée aux musées du Capitole à Rome. Au revers de ces trois cartes postales, Mendieta évoque ses pérégrinations, son travail, des pensées sur ses relations, ses sentiments et sa vie quotidienne. À l’époque citoyenne américaine, écrivant à son amie argentine résidant à Manhattan, Ana a recours au courrier postal pour exprimer depuis son atelier romain son aversion du mercantilisme qui envahissait New York. Ayant choisi une existence nomade, faite d’espaces changeants et de frontières insaisissables, Mendieta séjournait assez librement dans les failles situées entre le proche et le lointain. À l’instar des voyageurs de Porter, systématiquement positionnés à la fois à proximité et hors de portée, les voyages étaient pour Ana un moyen de s’enraciner dans les interstices séparant les lieux, de déplacer les cibles affectives et de franchir des frontières impossibles12. C’était, comme le fait observer Jane Blocker, une façon de « faire de l’exil son chez-soi »13.



Ana Mendieta, Anima, Silueta de Cohetes (Firework Piece), 1976, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


Alors que Porter recourt à son art pour créer une arène propice aux rencontres, celui de Mendieta visualisait l’absence. C’est le cas dès ses toutes premières œuvres, des performances photographiées ou filmées, où des indices éparpillés dans sa chambre ou dans la rue signalent que des événements violents ont dû se produire ‒ hors cadre, dans le passé. Ana a choisi de recourir à la photographie pour manifester ce que Roland Barthes appelle, dans La Chambre claire, le noème14 de la Photographie : le fait que ce que l’on perçoit en regardant n’importe quelle photographie était naguère présent, mais ne l’est plus. De ce point de vue, une photographie ne peut qu’attester d’une absence ; c’est la preuve que ce qui est sous nos yeux « a été ». Pour Barthes, à la fin de sa vie, l’essence de la photographie était, avant tout, le Temps ainsi que ses mystérieux et étranges déplacements. Pour Ana Mendieta, exilée, ayant dû quitter Cuba, son pays et sa famille à l’âge de 12 ans pour des raisons politiques, puis placée, adolescente, en famille d’accueil aux États-Unis, privée de tout ce qui lui était familier (y compris de sa langue maternelle), les interruptions temporelles représentaient un sujet puissant.

Des critiques comme la remarquable Jane Blocker envisagent à travers ce prisme les Silhuetas d’Ana ‒ dessins à même le sol ou bas-reliefs gravés, que Mendieta a tracés sur la base d’un vague contour de son propre corps, en Iowa, au Mexique, à Cuba et ailleurs, et que nous connaissons principalement par la photographie. Doubles fantomatiques de l’artiste, ils font allusion à sa présence tout en signifiant son absence. « Dans ces ombres » écrit Blocker, « elle est toujours déjà ailleurs. Elles ne peuvent nous dire qui elle fut, mais seulement là où elle fut. Elles nous obligent à nous demander : “Où est Ana Mendieta ?”15 » Les commentateurs de son œuvre en repèrent l’origine dans le traumatisme de l’exil, comme si sa vie avait commencé dans le bouleversement de la rencontre d’une nouvelle culture à l’âge de douze ans. Mais peut-être ce choc a-t-il agi d’une autre manière, plus constructive, comme une ouverture vers une perspective plus vaste. Peut-être lui a-t-il fourni l’occasion de choisir de ne pas s’intégrer, d’« inventer son propre pays », d’imaginer un territoire conceptuel né de la multiplicité et consolidé moins par ruptures que par accrétions. C’est un aspect auquel Liliana Porter attache beaucoup d’importance, car elle établit un parallèle entre sa vision des choses et celle de Mendieta. « En grandissant aux États-Unis » a-t-elle déclaré à Sean O’Hagen dans un entretien, « Ana a sciemment conservé son identité et sa culture tout en s’intégrant aux nouveaux codes. Elle parlait parfaitement anglais. Son art reflète toutes ces questions et toutes ces situations. »16 Selon Porter, l’existence d’Ana ne s’inscrivait pas dans un système de choix s’excluant l’un l’autre ; elle était synthétique, cumulative, stratifiée comme un collage. Liliana m’a assuré que Mendieta n’ignorait pas comment tirer parti de son héritage latino-américain dans les milieux artistiques internationaux qu’elle fréquentait.



Ana Mendieta, Guacar (Esculturas Rupestres), 1981/2018, photographie © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


Sous cette perspective, les traces (performances, dessins, sculptures, photographies et films) qui désignent là où Ana « a été » ‒ spatialement, temporellement, géographiquement, culturellement ‒ créent ensemble un réseau reliant son corps à une multitudes de cultures, à l’histoire, à l’avenir, à la terre. Dans ce champ d’action, ses œuvres peuvent être interprétées comme précurseur de Disappeared Quipu de Cecilia Vicuña. Elles n’avaient pas été conçues dans l’intention de retrouver un passé perdu, de devenir déesse féministe ou de fusionner avec une nature vide de culture. Jamais nostalgique, l’art de Mendieta « passait au-dessus du temps et à travers le temps ; elle lui donnait une forme physique. En inscrivant sa silhouette dans ce paysage archéologique, c’était comme si l’artiste avait subtilement fusionné avec cet endroit et son passé. La silhouette opérait comme une artiste, au présent, avec des gestes et des méthodes artistiques contemporains, mais elle était reliée comme par magie au passé, la culture antique de Yágul. Cette image était physique. Elle était temporelle. Elle venait de la terre. Elle était d’ordre spirituel. »17 Son art était multidimensionnel et multilingue, ses significations aussi insaisissables et éphémères que les Silhuetas emportées par la mer ou effacées par le feu et la fumée. Comme les cordes à nœuds quipu de Vicuña, les traces d’Ana « commençaient en disparaissant ». Elles ont « donné naissance » à la mobilité de son corps, à son enracinement dans un espace-temps élargi et virtuel. De ce point de vue, c’est la douloureuse expérience de l’exil qui a permis à Mendieta, à l’instar de Liliana et de Cecilia, de se détacher sans se désamarrer, de vivre en permanence dans les failles entre lieux et langues, cultures et moments historiques. Son art était sa carte postale, envoyée pour nous décrire, à ceux d’entre nous qui étaient restés chez eux, cet espace changeant, aux frontières insaisissables.



Ana Mendieta ; Yágul

Ana Mendieta, Imágen de Yágul, 1973/2018, photographie © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Gallery Lelong & Co.


« Les déplacements constants, les actes continuels de disparition qui ont laissé la preuve qu’ils ont eu lieu, toutes ces plaies ouvertes, découpées en silhouettes, encore et toujours. Les choses s’épuisent, se consument d’elles-mêmes. Le film nous contraint à souffrir ces modalités, exilés que nous sommes de son achèvement. » Rachel Weiss18

À l’époque où j’ai connu Ana, dans les années 1970, elle n’était généralement pas désignée comme cinéaste, bien que nous fussions nombreux à savoir qu’elle réalisait des films. N’étant pas particulièrement proche d’elle, mais la connaissant par l’entremise de Mary Beth Edelson, Carolee Schneeman et d’autres membres du mouvement féministe actif dans les milieux artistiques, j’ai le plus souvent été confrontée aux images représentant ses performances solitaires. C’est par la photographie que j’ai vu les témoignages, sang sur les murs et les trottoirs, gravures, dessins et sculptures gravés sur la terre, dans le sable et les vagues, sur des parois de grotte ; que j’ai vu sa chair recouverte d’herbe, de plumes, de sang, de boue et de pierres ; que j’ai, autrement dit, la multitude de traces laissées par son passage en divers lieux de différents pays, sur différents continents, à différents moments. Rituels éphémères, fixés et conservés par la grâce de l’arrêt temporel qu’opère la photographie, devenus aussi mobiles, transportables et spectraux que l’artiste elle-même.

Ce que cela signifie, bien entendu, c’est qu’Ana a récemment, à titre posthume, franchi une autre frontière : elle a élargi son répertoire, rajoutant à ses titres habituels de photographe, d’artiste de performance et de sculptrice celui de cinéaste. C’est un aspect important, car il nous oblige à repenser et à revoir son travail dans un contexte élargi qui incorporerait de façon plus évidente et plus insistante le mouvement et le temps. Car il était très difficile d’être reconnu comme cinéaste dans la sphère de la performance et de l’installation à l’époque où Ana a vécu. Les cadres se prêtant à une évaluation critique et à l’exposition d’images animées ou d’installations étaient quasi inexistants jusqu’à l’année qui a précédé la mort de Mendieta, quand le Stedelijk Museum, à Amsterdam, a mis sur pied l’exposition d’œuvres vidéo The Luminous Image. Resituant ainsi les réalisations de Mendieta, l’exposition itinérante Le temps et l’histoire me recouvrent est par conséquent notable, non seulement parce qu’elle signifie implicitement l’importance de ces œuvres, mais aussi par les efforts qui ont été déployés pour la restauration et la conservation des films. En fait, l’exposition requiert que nous réévaluions la totalité de son œuvre, et ce post-mortem, alors que sa voix s’est éteinte.



Ana Mendieta

Ana Mendieta,
Untitled: Silueta Series, 1978, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


J’avance ici prudemment, car j’ignore quelle place Ana assignait réellement à ces films non montés dans son œuvre, si elle les tenait (comme certains le suggèrent) pour de simples esquisses, ou si elle aspirait à ce qu’ils soient reconnus comme autant de déclarations artistiques indépendantes. On se contentera de dire qu’elle en a réalisé suffisamment pour que leur insertion dans son œuvre puisse exercer une influence sur notre perception de Mendieta en tant qu’artiste, et qu’elle n’a cessé d’en réaliser tout au long de sa carrière. Elle a commencé par de premiers films difficiles, ayant pour objet le viol, le sang, le meurtre, la violence, le voyeurisme et l’apathie. En passant par des films réalisés dans des paysages de plein air, elle s’est détournée de la menace pour aborder le lien, le rapport. Comme Rachel Weiss l’écrit dans le catalogue : « Le site de l’intensité se délocalise vers le paysage qui ménage une interface fluide avec le corps. La membrane du moi, si dure au début, devient transactionnelle. »19 Les films montrent cette transaction en tant que modalité, alors qu’Ana et ses substituts ‒ les Silhuetas ‒ sont enfouies sous le monde naturel, s’écoulent avec lui ou s’y dissolvent, ce qui lui permet sans doute, ainsi qu’à nous, de vivre des unions plus primitives que celles de la citoyenneté.

La continuité de ces transactions est le point fort de ces films, mais leur flux temporel nous mène sur des chemins inattendus. À la différence de la photographie, qui fige un instant, créant un symbole fixe résumant l’expérience performative, les films existent dans ce que nous percevons comme un temps « réel ». Il y a par conséquent l’anticipation d’un arc narratif et de sa résolution ; contrairement à la photographie qui conserve le passé, le film évolue vers un futur. Mais cette résolution promise ne se matérialise jamais, elle est refoulée dans ces œuvres qui n’ont subi ni montage ni manipulation. Rachel Weiss, critique et commissaire d’exposition, a attiré l’attention sur le caractère oppressant de l’essentiel de l’œuvre filmique de Mendieta. Elle écrit que le « point de vue cyclopéen »20 adopté par Mendieta détermine une fermeture au sein de l’espace ouvert du paysage, suscitant une disjonction spatiale aussi inconfortable pour le spectateur que pour l’artiste. L’autrice considère que cet espace disjoint est à l’origine de perturbations, en particulier dans ces films où le spectateur perçoit simultanément la fusion de Mendieta avec la nature et son inconfort ou son effacement physique dans celle-ci. Selon Weiss, la trêve conclue par l’être humain et la nature qu’expriment les films est « provisoire » et l’isolement de l’artiste qui en résulte, son « exil », reviendrait à « être dans un corps social au sein duquel l’artiste ne peut jamais être… L’espérance de l’union, exprimée comme une dynamique entre le soi et la nature, devient progressivement le journal de l’accumulation de faits de non-union ».21 De son point de vue, les films attestent que le corps physique d’Ana et ses substituts ‒ enterrés, inondés, rayés, emportés par les flots ou brûlés en effigie ‒ ne peuvent parvenir à réaliser la fusion à laquelle l’artiste semble aspirer, une fusion peut-être symboliquement sous-entendue dans les œuvres photographiques et sculpturales. « Ces films font mal », écrit Weiss, et pas seulement physiquement. Ils font mal parce qu’en définitive, ils concernent l’« abandon progressif des secours du mythe… Ils nous expulsent du jardin22. » Films courts, ne débouchant sur rien, ils s’achèvent lorsqu’Ana disparait, ou s’en va hors champ.



Ana Mendieta

Ana Mendieta, Burial Pyramid, 1974, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.


Je me demande ce que Mendieta penserait de cette interprétation. Ses œuvres apparaissent dans les premiers temps de l’apogée de l’art féministe, et sont à l’origine remarquées dans le contexte du Goddess movement (« mouvement de la déesse », avec lequel elle était en profond désaccord). Ses silhouettes créées sur la roche, la terre et le sable sont alors perçues comme autant d’histoires écrites au féminin 23, de sources d’inspiration pour des femmes s’efforçant d’exprimer l’origine antique de leur pouvoir et de guérir les blessures d’une séparation affligeant à la fois la nature et la culture. Mais notre époque est différente : situer ses films restaurés au premier plan de son œuvre, c’est ajouter un imprévu dans ce récit, une nouveauté qui entre peut-être en résonance avec la délectation que trouve Liliana Porter dans la non-intégration. Sans confirmer la fusion de Mendieta avec des rythmes universels, les films manifestent au contraire sa séparation et sa solitude.

Ana est morte en 1985, des suites d’une défenestration (après avoir été poussée ?) de l’appartement de son mari Carl Andre, situé au 34e étage, dans l’East Village. Elle est tombée sur le toit de l’épicerie du quartier, juste en face de la Tisch School of the Arts, Université de New York, où j’étais alors et suis toujours professeur. Au cœur de Manhattan, loin de la nature, son corps (d’après ceux qui ont pu voir les preuves présentées lors du procès de Carl Andre –qui fut acquitté) ressemblait étrangement à certaines de ses photographies. Ensanglanté, brisé, recouvert d’un drap, il avait laissé sa trace sur la surface du toit. La vie, comme nous le comprîmes avec effroi, avait en définitive imité l’art. Mais cette fois-ci, notre talentueuse et fougueuse amie ne se lèverait plus pour s’en aller.



Shelley Rice
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold
Visuel en page d’accueil : Ana Mendieta, Creek, 1974, film super-8 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.



“Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent”/Jeu de Paume
“Liliana Porter: Other Situations”/Museo del Barrio
“Cecilia Vicuña: Disappeared Quipu”/Brooklyn Museum
Ana Mendieta/La sélection de la librairie

References[+]

L’article Shelley Rice : <br>Espaces changeants, frontières impossibles. <br>Ana Mendieta et Liliana Porter. <small>[FR/EN]</small> est apparu en premier sur le magazine.

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Sébastien Marot : Rope Bridge, feux croisés – trois phares de Gordon Matta-Clark http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/09/sebastien-marot-rope-bridge-feux-croises-trois-phares-de-gordon-matta-clark/ Thu, 20 Sep 2018 08:13:27 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32297 Mon premier contact avec l’œuvre de Gordon Matta-Clark remonte à Conical Intersect. On est en 1975 – j’ai donc 14 ans – et c’est un bref article dans je ne sais plus quel canard, illustré d’une photo qui montre ce vaste trou circulaire dans la matière grise d’un vieil immeuble parisien. Dans mon souvenir, le ton de l’article est plutôt goguenard, genre : « les soit-disant artistes ne savent vraiment plus quoi faire pour attirer l’attention ». Mais l’image s’incruste, en s’associant au spectacle d’un chantier de démolition qui m’avait fasciné quelques temps auparavant. À l’époque, à Paris, on démolissait les immeubles au pendule, avec une grosse sphère d’acier ou de fonte, accrochée au bout d’un câble, et qu’une sorte de grue balançait contre les parois et les structures des bâtiments [...]

L’article Sébastien Marot : <em>Rope Bridge</em>, feux croisés – trois phares de Gordon Matta-Clark est apparu en premier sur le magazine.

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“There is something near to human anguish which is the object of our search. Home is search, mother home and the rest, well something that tries to be alone hating itself. I have told myself in less true moments that I never had a real home, but now I understand the confusion. There is a deeply rooted notion that home, the need and search of man, must be a place. The idea of where one’s soul was made continues to be misassociated with a physical material location. In this sense, the wrong one, I never had a home. New York is a cradle for dead babies and has no lullaby. The city never allowed me to understand what I had; it was only a fascinating toy to distract a wounded child. Now I know; home is 107 west 11th street, but it is no longer a place. The finely calibrated address does not mark position but rather packages time. By this I mean place has become an orientation in time and not one in space. In any event my home was with you and with you was at 107 west 11th street.”
Gordon Matta-Clark, Lettre à sa mère, envoyée de Paris le jour de noël 1963, Archives GMC Centre Canadien d’Architecture, Montréal.

Mon premier contact avec l’œuvre de Gordon Matta-Clark remonte à Conical Intersect. On est en 1975 – j’ai donc 14 ans – et c’est un bref article dans je ne sais plus quel canard, illustré d’une photo qui montre ce vaste trou circulaire dans la matière grise d’un vieil immeuble parisien. Dans mon souvenir, le ton de l’article est plutôt goguenard, genre : « les soi-disant artistes ne savent vraiment plus quoi faire pour attirer l’attention ». Mais l’image s’incruste, en s’associant au spectacle d’un chantier de démolition qui m’avait fasciné quelques temps auparavant. À l’époque, à Paris, on démolissait les immeubles au pendule, avec une grosse sphère d’acier ou de fonte, accrochée au bout d’un câble, et qu’une sorte de grue balançait contre les parois et les structures des bâtiments. Le truc était comme la lente gigue d’un globe oculaire, le ballet désastreux d’une planète désorbitée, propre à figer sur le trottoir une multitude de passants médusés par un avatar d’exécution capitale. Des heures, j’avais contemplé cette danse macabre sur un îlot voisin du centre sportif où notre collège nous envoyait pour les cours de piscine, ainsi séchés dans des nuages de poussière. Et j’avais pu constater que, lorsque le gros boulet donnait en plein dans la surface d’une paroi en brique ou en plâtre, il pouvait y pratiquer des orifices parfaitement circulaires de ce genre. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, le seul nom de Gordon Matta-Clark (un patro-matronyme de batteur, avec sa sonorité de microcataclysme: boum boum patatrak) me transporte immédiatement, non pas du tout rue du Renard, sur la placette qui sépare Beaubourg du Quartier de l’Horloge, mais quelque part sur l’asphalte de la rue Eblée, dans un quartier que l’artiste ne dut pas beaucoup fréquenter alors et où je ne suis moi-même pratiquement jamais repassé depuis.

Sébastien Marot ; Matta-Clark

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, vue depuis la rue Beaubourg, Paris 1975. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris

Vingt ou vingt-cinq ans plus tard, je tombe sur l’excellent catalogue de la grande rétrospective que le Museum of Contemporary Art de Chicago avait consacrée à Matta-Clark en 1985, à peine sept ans après sa disparition prématurée : un modèle de publication soignée qui, pour documenter la trajectoire d’une comète (ou l’épiphanie d’un artiste « à travers une assez courte unité de temps »), combinait la présentation chronologique des œuvres ou de leurs traces (toutes accompagnées de notices extrêmement claires et précises) avec une constellation de témoignages de gens (amis, artistes) qui l’avaient vu passer ou qui étaient entrés un temps dans sa danse 1. Car Matta-Clark, s’il fallait le définir d’un mot, fut sans doute d’abord cela : un danseur, c’est-à-dire un corps, à la fois grave et léger, agile et pensif, un passe-muraille habile à éprouver, traverser et télescoper les parois et les plans, solides ou mentaux, entre lesquels « nous vivons, en enfants perdus, nos aventures incomplètes ». Là, en épluchant les pages de ce livre, puis celles du catalogue de l’exposition de Valence, qui avait entre temps permis d’épaissir le dossier (et le mystère), ce sont des journées entières que j’avais passées à m’abîmer dans les résonances de cette singulière aventure 2. De toutes les images contenues dans le corpus construit par ces deux formidables ouvrages, la plus énigmatique à mes yeux était la première : une simple photographie, sobrement légendée Rope Bridge, Ithaca Reservoir, New York, 1968, où l’on distinguait en effet, sur un fond sylvestre de cataracte plongeant dans un chaos de neige et de roche, la frêle silhouette d’une passerelle de cordes tendue au-dessus de l’abîme. Apparemment, c’était sur cet étrange campus de Cornell, perché dans les confins ruraux de l’État, que l’aventure de l’artiste, pourtant très urbaine, ou sub-urbaine, s’était d’abord nouée. En tout cas, c’était là que l’étudiant architecte fraîchement diplômé, en s’attardant dans le paysage de son Alma Mater, s’était arrangé pour échapper, avec les moyens du bord, aux codes, limites et attendus de sa « vocation ». En y repensant, je me rends compte que c’est largement à cause de cette photographie, et pour tâcher d’élucider son énigme, que je suis moi-même parti enseigner deux ans à Cornell (en 2002) avant d’atterrir pour une autre année au Centre Canadien d’Architecture de Montréal, où j’avais appris (courtesy Jane Crawford) que les archives de l’artiste était désormais déposées.

CORNELL UNIVERSITY, GORDON MATTA-CLARK, ITHACA, LAND ART, SIX MILE CREEK, Sébastien Marot

Gordon Matta-Clark, rope bridge, Six Mile Creek, Ithaca, NY (1968) © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris


C’est donc sur cette image que j’aimerais revenir ici, pour tâcher d’en extraire une sorte de triangulation du phénomène Matta-Clark.


1. Architecture : Colin Rowe, l’oncle

Cette année 1968-69 est la sixième que Gordon Matta-Echaurren passe à Ithaca, sur le campus de Cornell, où rien ne le retient plus pourtant, puisqu’il a terminé ses études d’architecture en obtenant assez brillamment son diplôme quelques mois auparavant. Ce choix de demeurer là, quand tous ses camarades ont pris la tangente, parait assez surprenant quand on sait que ce n’est qu’à contrecœur qu’il s’était résigné, en 1962, à s’exiler dans ce campus qui lui était apparu comme une « prison on a hill », et où il avait bien failli ne jamais revenir lorsque, l’année suivante, un accident de voiture l’avait amené à interrompre son cursus et à passer plusieurs mois à battre la campagne à Paris, dans l’orbite surréaliste de son père. Seulement voilà, dans l’esprit du surréaliste chilien (lui-même architecte de formation, et qui avait travaillé un temps dans l’atelier de Le Corbusier à Paris), c’est dès le berceau que les cartes avaient été distribuées à ses deux jumeaux : à Batan l’imagination et la fibre artistique, à Gordon le sens des responsabilités et la tête sur les épaules. Le surmoi l’avait donc emporté, mais dans sa détermination à tourner la contrainte en avantage, le jeune homme avait profité à fond des ressources d’un département d’architecture alors en pleine ébullition. Il faut en effet rappeler que les années que Gordon Matta-Clark aura passées au département d’architecture de Cornell sont justement celles où celui-ci, sous la houlette de Colin Rowe et des “Texas Rangers”, devient la Mecque du “space talk” et d’une Corb Academy qui s’applique, en mobilisant tout l’héritage des théories gestaltistes (la dialectique fond/figure, etc.), et toute la jurisprudence de l’histoire de la discipline, à décortiquer les syntaxes et la grammaire spatiale de l’architecture moderne, et à soumettre sa réduction fonctionnaliste, en particulier dans le champ de l’urbanisme, à la critique « contextualiste » la plus vigoureuse 3.

Prétendre, comme l’ont fait certains critiques, que l’œuvre ultérieure de Matta-Clark, en particulier ses découpes ou ses extractions anarchitecturales à l’intérieur de bâtiments abandonnés ou promis à la démolition, seraient l’expression d’une révolte contre l’architecture, et contre l’enseignement reçu à Cornell, c’est faire bon marché de tout ce que ces interventions doivent explicitement aux leçons apprises pendant toutes ces années 4. Certes, on sait que les études d’architecture de Matta-Clark ne furent pas celles d’un disciple, loin de là, et qu’elles s’accompagnèrent de tensions, et d’une distance critique marquée vis-à-vis du formalisme ou de la discipline quasi militaire ou religieuse des Texas Rangers. Mais d’un autre côté, on ne peut qu’être frappé de la façon extrêmement précise avec laquelle ces interventions anarchitecturales paraissent transposer les instruments d’analyse et de projection déployés à Cornell en moyens de dissection anatomique destinés à extraire, en les révélant, le plan (A W-Hole House: Roof Top Atrium et Datum Cuts, Gènes 1973), la coupe (Splitting, NJ, 1974), l’élévation (Bingo), les séquences ou les axonométries (Conical Intersect, Paris 1975) de bâtisses existantes. Même les fameux exercices de conception inventés par les Texas Rangers, comme le Nine Square Exercise, allaient donner lieu à leur transposition déconstructiviste (Bingo, Niagara Falls, 1974).

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

On aurait donc tort de n’entendre que d’une oreille certaines déclarations que l’artiste fit plus tard sur son expérience d’étudiant en architecture à Cornell. Lorsqu’il déplore par exemple, dans une interview, « le formalisme de surface » qui régnait dans la pédagogie des Texas Rangers, et la façon dont il évacuait le sens de l’ambiguité des structures et des lieux, soit précisément cette qualité qu’il s’attachait depuis à produire, lui, dans ses interventions 5, on peut bien sûr voir dans cette déclaration un rejet en bloc de sa formation, assorti d’un clin d’oeil à Robert Venturi, et à son Complexity and Contradiction in Architecture (1966). Mais Matta-Clark ne pouvait pas ignorer que, bien avant Venturi, c’était Colin Rowe lui-même qui avait chanté les vertus de l’ambiguité (entre vide et plein, fond et figure, etc.), tant pour célébrer le génie des meilleurs architectes modernes (et en particulier de Le Corbusier) que pour critiquer la faiblesse de leur urbanisme (et en particulier de celui de Le Corbusier). La critique que Matta-Clark adresse à l’école de Cornell est donc surtout une critique d’initié, qui reproche à ses représentants d’avoir été insuffisamment fidèles à leur propre inspiration, de s’être arrêtés en chemin, et cantonnés dans les limites professionnelles de l’architecture et de l’urbanisme, c’est-à-dire dans un contextualisme de surface. Aussi Spyros Papapetros a-t-il parfaitement raison de présenter Matta-Clark comme un « fils prodigue » de Colin Rowe, c’est-à-dire « comme l’un des émules formalistes, certes original, du théoricien de l’architecture »6. Si Colin Rowe avait magnifiquement su transposer le génie moderne de l’ambiguité depuis la peinture vers l’architecture (avec son concept de « transparence phénoménale »), et s’il s’employait alors à poursuivre cette transposition dans le champ de l’urbanisme (avec ses stratégies de collage et de bricolage) 7, son ex-élève entendait manifestement pousser l’aventure plus loin, et avec d’autres moyens, dans l’épaisseur des sites et des situations.

Ces considérations jettent sans doute un premier éclairage sur le sens de Rope Bridge, qui est évidemment une allégorie du passage, et de l’abîme que le jeune homme franchit cette année-là – entre les attendus de sa formation d’architecte et une aventure artistique « qui ne sera plus dictée que par ma propre fantaisie » – mais qui est aussi, dans son périlleux minimalisme, l’expression d’un contextualisme poussé à son extrême limite : une architecture de nerf, purement adjective d’un site à couper le souffle… et qu’il n’a sans doute pas choisi au hasard. Car cette année de rabe où il s’attarde sur le campus de Cornell, en partageant son temps comme assistant des départements d’architecture et de sculpture, et en travaillant sans grande conviction pour les services d’urbanisme de la ville voisine de Binghampton, est aussi une année pivot dans l’histoire du collège d’architecture, marquée par une polémique qui va durablement polariser ses enseignants en deux camps. La cause de ce schisme naissant est l’arrivée d’un nouveau professeur en la personne de l’architecte allemand Oswald Mathias Ungers, ex recteur du collège d’architecture de la TU de Berlin, que Colin Rowe a fait recruter pour diriger le département. Et son détonateur est le premier projet que ce chef de file du néorationalisme a conduit avec ses étudiants au printemps 1968. Dans la lignée de la pédagogie qu’il venait de mener à Berlin, entièrement focalisée sur l’exploration et le télescopage des ingrédients programmatiques de la Grossstadt, Ungers, au grand dam des contextualistes, avait fait travailler ses étudiants de Cornell sur un projet de « désenclavement » d’Ithaca à partir de méga-infrastructures qui, superposant voies rapides, logements, activités et commerces, étaient projetées à travers la ville et les gorges des environs. Et parmi les images que les étudiants avaient produites à cette occasion, la plus emblématique montrait la chose franchir la gorge de Six Mile Creek où elle se dressait comme un mur de barrage au dessus du Grand Réservoir.

Colin Rowe ; Ungers ; étudiants ; Ithaca

Méga-infrastructure, projet d’étudiant publié dans O. M. Ungers, Ithaca, N. Y., Publications on Architecture edited at the Technical University of Berlin, November 1968.


Que le jeune Matta-Clark, en avatar d’Iroquois, ait précisément choisi ce même site, assez éloigné du campus, pour y tendre à bloc sa fine passerelle de corde, n’est donc sans doute pas une simple coïncidence. Peut-être souhaitait-il démontrer que la puissance du projet était d’abord dans le site, et qu’avec une radicale économie de moyens (mais sans doute un peu plus d’audace) on pouvait y ménager de tout aussi saisissants court-circuits… D’après un camarade d’études qui fut l’un de ses proches amis à Cornell, les projets de Gordon Matta étaient “toujours très simples, purs, sans la moindre ligne superflue”. En tant que geste d’adieu à ses études et à la profession d’architecte, Rope Bridge raffine à l’extrême cette signature.




Si Matta-Clark, comme nous venons de le voir, a largement profité des ressources intellectuelles et académiques du département d’architecture de Cornell, où il fut un étudiant plus que remarqué, il est clair qu’il ne s’en est pas non plus contenté. Dès 1965, comme en témoigne sa correspondance avec sa mère, il a suivi plusieurs autres enseignements et, stimulé par les cours d’une jeune historienne d’art férue d’art contemporain (LeGrace Benson), s’est passionné pour la sculpture: « my passions this term are design and sculpture. It is as though I had been waiting all this time (life) to discover sculpture. It is becoming a complete obsession »8. À ses yeux, les cartes n’ont pas été distribuées aussi simplement que dans l’esprit de son père, et c’est probablement au cours de ses dernières années à Cornell que ces intérêts parallèles (pour l’architecture et la sculpture) ont commencé à se télescoper et à le mettre sur la piste d’un croisement inédit. Comme il le dira dans l’une de ses dernières interviews : « My initial decisions were based on the avoidance of making sculptural objects and an abhorrence of flat art. Why hang things on a wall when the wall itself is so much more a challenging medium? It is the rigid mentality that architects install the walls and artists decorate them that offends my sense of either profession. »9 Enfin, au-delà de l’architecture et de la sculpture, une troisième passion paraît avoir attaché Matta-Clark à Cornell, comme elle avait attaché beaucoup d’autres professeurs ou étudiants avant lui – par exemple Vladimir Nabokov, Thomas Pynchon ou Richard Farina – à savoir l’extraordinaire paysage de ce campus et de ses environs. Très vite après son retour à Ithaca en 1964, il semble que la « prison sur la colline » se soit amplifiée et métamorphosée à ses yeux en une sorte de pays, de monde, de Thélème rurale et cosmopolite dont il n’a cessé dès lors d’explorer les plis et les confins : lacs, gorges, forêts, villages, parcs, collines, etc. En 1968, cette matrice géographique, où il a manifestement contracté un intérêt latéral pour l’art ou l’architecture de paysage 10, est devenue son terrain de jeu et quasiment son atelier. Et les deux médiums dont il va se servir pour l’arpenter sont d’une part des boyaux de plastique qu’il gonfle au moyen d’un aspirateur inversé, et de l’autre… des cordes. Quant aux premiers, il paraît surtout y avoir recouru pour matérialiser, pour mouler l’air, l’espace ou les vides des pièces ou des édifices dans lesquels il les introduit, comme s’il s’agissait de tirer, à la manière d’un Luigi Moretti, le négatif, ou l’empreinte volumétrique des entrailles (couloirs, trémies) de ces bâtiments. On connaît ces interventions grâce à quelques témoignages oraux, dont celui de LeGrace Benson, qui a raconté comment, un beau jour, son jeune étudiant et ami avait ainsi investi sa maison de Cayuga Street dont tous les occupants avaient été progressivement expulsés par l’inflation de ces blobs et boyaux. Quant aux cordes, c’est plutôt au grand air qu’il semble les avoir transportées pour bricoler toutes sortes d’échelles et de réseaux dans les arbres ou les gorges du pays de Cornell, et pour y machiner ces architectures de danseur, de singe ou d’acrobate dont le seul témoignage visuel qui nous soit resté sont deux photographies de Rope Bridge11.

Gordon Matta-Clark dans le journal Cornell Daily Sun, « Art is inflatable, deflatable »



2. Earth Art : Robert Smithson, le grand frère

Mais si Rope Bridge peut effectivement être regardé comme l’acte de baptême de l’artiste, c’est aussi à la faveur d’une curieuse ruse de l’histoire. Car cette année de latence où le jeune homme amorce sa métamorphose dans le pays de Cornell est justement celle où toute une jeune génération d’artistes va se donner rendez-vous là-bas pour un évènement destiné à marquer les annales de l’art contemporain: l’« Earth Art Show ». Imaginé conjointement par Willoughby Sharp et par Thomas Leavitt, alors directeur du musée de Cornell, le principe de cet événement est simple : inviter à Cornell, pour une exposition collective, à la fois indoor et outdoor, quelques-uns des jeunes artistes qui ont entrepris de transgresser le cadre et les limites physiques de l’institution muséale, et dont plusieurs vont devenir les phares d’un mouvement auquel la critique finira par donner le nom de Land Art. À l’invitation qui leur est adressée sont donc joints non seulement un plan du musée et de ses galeries, mais une carte du campus et de la région. Le flair des commissaires est plutôt bon puisque parmi la dizaine d’artistes qui va répondre à l’appel on trouve Dennis Oppenheim, Walter De Maria, Gunther Uecker, Jan Dibbets, Richard Long, Hans Haacke, Robert Morris, Michael Heizer, et, last but not least, Robert Smithson. Tandis que la plupart se “contenteraient” de réaliser dans le musée des installations faites de terre, de sable ou de minéraux et matériaux importés de l’extérieur (Uecker, Morris, De Maria), ou au contraire d’y documenter des interventions réalisées principalement dehors (Long, Heizer, Dibbets), certains d’entre eux (Oppenheim, Haacke, et surtout Smithson) allaient se saisir de l’occasion pour opérer de singuliers courts-circuits entre dehors et dedans, site et non-site.12

Exposition « Earth Art » au Andrew Dickson White House Museum of Art, Cornell University, avec de gauche à droite : Neil Jenney, Dennis Oppenheim, Günther Uecker, Jan Dibbets, Richard Long et Robert Smithson. Debout à leurs côtés, Thomas W. Leavitt, Directeur du musée.

La question de savoir quand le jeune Matta-Echaurren commence à être impliqué dans l’organisation ou la préparation de cette exposition qui se tient en février-mars 1969, mais qui est dans les tuyaux dès l’été 1968, relève de la pure conjecture. Mais étant donné son background, ses intérêts et sa position d’assistant au département de sculpture à l’époque, il est fort probable qu’il ait été assez rapidement mis au parfum et que ce projet soit l’une des raisons fortes qui l’ont convaincu de demeurer encore quelques mois à Cornell. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’à compter de janvier 1969, lorsque les artistes arrivent à Ithaca pour réaliser leurs œuvres et leurs interventions, il est, ne serait-ce qu’à titre d’assistant anonyme, omniprésent. Plusieurs photographies ont été retrouvées qui le montrent ainsi piochant la terre pour Jan Dibbets dans Six-Mile Creek, assistant Dennis Oppenheim sur la glace de Beebe Lake ou aidant Hans Haacke à tendre, à travers la cascade de Fall Creek, une corde qu’il a certainement fournie lui-même à l’artiste pour l’occasion 13. Enfin, et surtout, on sait grâce à plusieurs témoignage qu’il collabora de près avec Smithson sur ses propres interventions. En somme, il faut se rendre à cette évidence que Gordon Matta-Clark fut un artisan majeur de l’« Earth Art Show », non seulement par la générosité avec laquelle il seconda les artistes les plus aventureux de cette exposition, mais aussi parce qu’il fut sans doute leur hôte et leur guide dans ce pays de Cornell qu’il connaissait mieux que personne. Dans ce contexte, où plusieurs autres témoignages (de Willoughby Sharp ou de Dennis Oppenheim) montrent que le jeune homme fut immédiatement adopté comme un frère par les artistes de l’exposition, tout porte à croire que Rope Bridge fut réalisé comme une sorte de contribution latérale à l’« Earth Art Show », et comme un hommage à la géographie du pays de Cornell que lui aussi allait enfin quitter, dans le sillage de ses nouveaux amis.

Earth Art

Carte des installations à l’extérieur du Musée, lors de l’exposition « Earth Art », 1968

De toutes les interactions qu’il a pu avoir avec eux, la plus déterminante et la plus fertile, quand on considère la suite de sa trajectoire comme artiste, est sans aucun doute la relation qu’il a nouée avec la personne et le travail de Robert Smithson. Il faut rappeler que ce dernier, lorsqu’il se rend une première fois à Ithaca en octobre 1968 pour réfléchir à sa participation à l’« Earth Art Show », est engagé depuis plusieurs mois dans la production de non-sites, qu’il définit alors comme des « tableaux logiques en trois dimensions » de sites marginaux (« out of sight, out of mind »), la plupart du temps suburbains et plus où moins abîmés par l’industrie (mines abandonnées, etc.)14. Ces tableaux – des dispositifs ou installations combinant des matériaux récupérés sur place avec des cartes, des plans, des vues aériennes ou des transects tous plus ou moins géométriquement manipulés et cadrés par l’artiste – sont logiques au sens où ils ne représentent pas mimétiquement les sites en question, ainsi que le feraient des « paysages » peints ou photographiés, ou encore des plans-reliefs, mais les évoquent conceptuellement, comme des coups de sonde dans leur épaisseur et leur opacité géologique. Jusqu’à son intervention à l’« Earth Art Show », Smithson a ainsi conçu ses non-sites comme des installations indoor, présentées dans des galeries métropolitaines (principalement à New York), mais destinées à faire voyager mentalement leurs visiteurs vers ces invisibles points de fuite suburbains. Lorsqu’il est invité à participer à l’exposition, Smithson, qui connaît déjà la région d’Ithaca par la littérature géologique, fait aussitôt le voyage (en Octobre 1968) pour la visiter en détail et réfléchir à un projet qui sera à la fois le plus explicite et le dernier de ses non-sites. Le musée étant au coeur d’un campus situé au sommet de l’une des collines qui forment un amphithéâtre autour de l’embouchure du Lac Cayuga (et de la ville qui se trouve ainsi à l’orchestre), Smithson se choisit pour site une mine située à cinq ou six miles de là et qui exploite au contraire l’une des couches géologiques les plus enfouies de la région, à savoir les gisements de sel fossile (résidus d’une très ancienne mer primaire) situés sous le lac lui-même. Ainsi la distance horizontale entre site et non-site se double ici d’un gradient vertical que l’artiste accuse encore en distinguant un site (le fond de la mine) d’un sub-site (le carreau de la mine), ainsi qu’un non-site (la galerie du musée qui lui a été octroyée) et un sub-nonsite (un sous sol du musée qu’il investit aussi), entre lesquels il instaure donc une relation bi-univoque.

Tandis que la galerie à l’étage présentait une série de huit miroirs quadrangulaires soutenus horizontalement par des tas de sel fossile importés de la mine, le local en sous sol était occupé par un autre miroir fiché obliquement dans un autre tas. Enfin, le dispositif était complété par une « Piste de Miroirs » (Mirror Trail) composé de huit photographies montrant chacune un miroir posé dans le paysage, et d’un plan de la région repérant, entre le Site et le Non-Site, les huit endroits où ces photographies avaient été prises. Par ailleurs, il faut souligner que c’est à Ithaca que, rompant le cordon ombilical symbolisé par cette Mirror Trail (et la distinction même entre site et non-site), Smithson réalisa, en marge de « Earth Art Show », sa première installation en plein air (Rocks and Mirror Square), qui marque un tournant dans son travail en inaugurant le principe d’une série d’oeuvres majeures (Spiral Jetty, etc) que l’on pourrait décrire comme des non-site-on-site, c’est-à-dire comme des “portraits logiques en trois dimensions de sites”, mais réalisés à même les sites en question. Tels sont, en substance le moment et le contexte dans lesquels Gordon Matta fit la connaissance de Smithson et lui prêta son aide en tant qu’assistant.

L’importance de cet épisode ne doit pas être sous-estimée. Car au delà des troublants parallèles que l’on peut relever entre les trajectoires respectives de Smithson et de Matta-Clark, il ne semble pas exagéré de dire que l’aventure artistique du second – et en particulier de ses “anarchitectures” – fut largement une émulation et une extrapolation de celle du premier.

Dès son départ de Cornell au printemps 1969, et tandis que Smithson va se consacrer à des œuvres ou interventions sur des sites de plus en plus exurbains, tout se passe en effet comme si le jeune artiste s’était voué à l’exploration de ce gradient vertical, mais dans la jungle construite des villes et des territoires urbanisés, depuis leurs sous-sols et soubassements (Cherry Tree/Time Well) jusqu’à leurs canopées (Tree Dance). Comme il l’expliquerait lui-même plus tard, « ce que j’aimerais faire en fait, c’est, disons, prolonger le bâti en haut, ou plutôt au-dessous aussi bien qu’au-dessus, comme un motif alchimique où il y a cette dichotomie – et équilibre – entre le dessus et le dessous ». Deux des premières interventions de Matta-Clark sur des bâtiments (en l’occurrence un musée et une galerie) montrent à quel point son entreprise anarchitecturale s’inscrit dans le sillage direct de celle de Smithson, cette fois pour faire du cadre de l’exposition à la fois le sujet, la matière et le lieu d’une opération révélatrice qui fusionne donc elle aussi, à sa manière, site et non-site. Dans la première (Untitled Wall Cutting, Musée National des Beaux Arts, Santiago, 1971), l’artiste se débrouillait pour faire descendre un rayon de lumière naturel depuis le toit du bâtiment jusqu’aux urinoirs situés au sous-sol, en combinant une série de découpes dans les murs avec un jeu de miroirs savamment placés – analogue à la Mirror Trail de Smithson, sinon que le cheminement du reflet devenait, là, vertical. Quant à l’autre intervention (Pipes, Boston College of Arts, 1971), elle consistait à pister (par des découpes, des extrusions ou des photographies) le parcours secret de la plomberie dans les murs et les plafonds du bâtiment 15.

Gordon Matta Clark ; Robert Smithson

Gordon Matta-Clark, Pipes, 1971 (première exposition à Boston, ici à la Holly Solomon Gallery, New York)
© 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark

En dévidant tout l’écheveau de la trajectoire ultérieure de la comète Matta-Clark, jusqu’à sa disparition brutale en 1978 (cinq ans après celle de Smithson, exactement au même âge), nous pourrions ainsi multiplier les exemples qui montrent avec quelle intelligence le cadet sut, pour évoquer et sonder toute l’épaisseur physique et sociale des situations urbaines (et leur entropie), transposer les démarches plus “désengagées” de son aîné : soit en produisant de purs ou quasi non-sites (Fake Estates, 1973, Window Blow Out, 1976), soit en exposant des extractions pratiquées dans des bâtiments (Pier In/Out, New York 1973, etc.), soit enfin en faisant de ces bâtiments les théâtres de leur dissection anatomique (Day’s End, Conical Intersect, Office Baroque, Circus, etc.). Loin de réduire Matta-Clark à un simple émule de Smithson et des Land Artists, ce parallèle permettrait au contraire de mieux apprécier le singulier génie de l’artiste qui, mieux qu’aucun autre, parvint à faire fructifier les leçons de leurs aventures exurbaines en moyens d’ausculter la substance des métropoles, l’architecture des villes, et l’atmosphère des situations construites.

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À y regarder de près, Rope Bridge, par l’extraordinaire tension et suspension d’un simple fuseau réticulaire, foré dans l’air d’un paysage vertical, annonçait déjà le programme.

Mais ce n’est pas tout…


Quiconque s’est un peu renseigné sur le phénomène Matta-Clark sait le rôle apparemment crucial qu’a joué l’histoire familiale dans l’état d’esprit et dans la trajectoire de l’artiste : l’éloignement du père fameux, la rivalité avec lui (mêlée de quête de reconnaissance), la dérive dépressive du frère jumeau (jusqu’à son suicide en 76), le soutien à une mère fragile, etc. Et les critiques friands du pedigree manquent rarement de relever, mais comme une singulière coïncidence ou comme un petit signe du destin, le fait que l’ami choisi pour être le parrain des jumeaux ait été… Marcel Duchamp 16.


3. Alchimie : Marcel Duchamp, le parrain

Ce détail biographique ne serait pourtant que cela, une amusante anecdote, si Gordon Matta, loin de se contenter d’avoir ce parrain (en commun avec son frère) ne paraissait surtout s’être lancé dans sa propre aventure en décidant, à la mort de Duchamp, de devenir son filleul. Il y aurait une passionnante enquête à mener pour savoir ce que furent exactement, jusqu’à sa disparition en octobre 1968, les rapports de Duchamp avec la famille Matta, et mieux comprendre ainsi le très profond attachement qui semble avoir lié le jeune artiste à la mémoire, l’œuvre et l’esprit de son original godfather (étiré comme lui entre Paris et New York). Car tout se passe comme si l’entrée en scène et le baptême de l’artiste avaient d’abord pris la forme d’un hommage à son parrain.

Nous avons vu que les deux médiums que Gordon Matta mobilisa au cours de son année de gestation post-diplôme à Cornell sont des bulles d’air et des cordes. Pour comprendre ce choix, il faut prêter attention au fait que les unes et les autres furent d’abord utilisées dans deux interventions explicitement destinées à commémorer la disparition de Duchamp et qui témoignent chacune d’une assez grande complicité avec son œuvre. Toutes deux nous sont connues par des témoignages oraux. La première est une cérémonie que le jeune homme organise au Collège d’Art et d’Architecture de Cornell, dans une grande pièce avec plusieurs entrées et loggia. Tandis qu’une amie à lui, déguisée en Rrose Sélavy lit des textes de Duchamp (ou des notes de La Boîte Verte) depuis la loggia, Matta commence à gonfler, à l’aide d’un aspirateur inversé, une énorme flaque de plastique qui épouse progressivement la surface et le volume de la pièce, mettant ainsi tout le monde dehors. Quand on sait la place que tient l’air dans l’aventure de Duchamp (Air de Paris, etc.) et la boutade qui l’avait conduit à se définir comme un « respirateur », il parait difficile d’imaginer un hommage plus parfait 17. Quant à l’autre intervention, il s’agit d’une installation que le jeune homme réalise, toujours à l’automne 1968, dans le cimetière d’Ithaca, lui même englobé dans le campus, en tendant tout un réseau de cordes entre ses pierres tombales : une assez claire transposition de Sixteen Miles of Strings, la scénographie que Duchamp avait conçue pour l’exposition « First Papers of Surrealism » (New York, 1942) dont l’effet avait été, au grand dam de ses amis, de rendre l’exposition extrêmement difficile (voire quasi impossible) à visiter. L’équation entre musée (ou galerie) et cimetière est inmanquable, de même que le clin d’oeil d’un artiste qui s’envisage probablement alors comme une sorte de Duchamp à l’air libre.

John D. Schiff, Vue d’installation de l’exposition « First Papers of Surrealism », montrant His Twine de Marcel Duchamp, 1942

Que la résonance et la correspondance avec Duchamp soient parties intégrantes de toute la trajectoire ultérieure de Matta-Clark est une hypothèse qui, pour surprenante qu’elle puisse paraître, est fortement corroborée par plusieurs témoignages. Celui de Carol Goodden, cofondatrice du restaurant FOOD, qui fut la compagne de l’artiste peu de temps après son départ d’Ithaca, est particulièrement clair lorsqu’elle résume ainsi les influences qui pilotaient son ami: « Gurdjeff was the philosopher he was enamored of. Duchamp was a silent force. Matta (father) was his psychological drive. Batan was his guilt. »18 Une force silencieuse… mais qui transparaît derrière presque toutes les œuvres et interventions de l’artiste jusqu’à sa mort, et en particulier dans ses « anarchitectures ». Tout laisse penser en effet que Gordon Matta-Clark considérait les situations construites et les bâtiments dont il s’est emparé non seulement comme des ready-made, des « ready-made aidés », mais comme des ready-made immeuble et situés dont il s’agissait d’exposer les volumes, la condition et les mystères. Si lui-même s’est toujours gardé de mentionner explicitement Duchamp sur ce point (probablement « too close from home »), il a en revanche revendiqué l’héritage de Dada 19. En s’autorisant cette référence explicite, on ne manquera pas de trouver toutes sortes de correspondances entre ses premières anarchitectures et des œuvres telles que les Merzbau de Kurt Schwitters qui, comme les siennes (par exemple Open House, 1972), recyclaient des éléments trouvés. Mais s’il fallait désigner, dans toute la jurisprudence dadaïste, un seul vrai précédent stylistique, une sorte de prémonition discrète des découpes anarchitecturales de Matta-Clark, c’est évidemment chez Duchamp qu’on la trouverait, et en l’occurrence dans la seule oeuvre (une énigmatique porte battante, entre deux baies) à laquelle ce dernier donna son adresse pour titre : 11 rue Larey (1927).

Duchamp

En 1927, Duchamp, dans le petit appartement qu’il avait acheté là, demanda à un menuisier de tailler et d’ajuster précisément une porte de sorte qu’elle corresponde à deux baies situées à angle droit, l’une entre la chambre et le bureau, et l’autre entre la chambre et la salle de bain. D’abord réalisée dans l’intention purement pratique d’économiser de l’espace et d’éviter que deux battants ne se cognent en permanence, Duchamp – « Je n’ai jamais fait la moindre distinction entre ma vie quotidienne et mes occupations du Dimanche » – encouragea l’interprétation artistique de cette installation en soulignant sa fondamentale ambivalence : « J’ai montré la chose a des amis en leur disant que l’adage selon lequel ‘une porte doit être ouverte ou fermée’ était pris en flagrant délit d’inexactitude. » De fait, les quelques photographies documentant cette pièce montrent toutes une porte en bois hésitant entre les deux baies, l’une à moitié ouverte, l’autre entrouverte : un ambiguïté que Matta-Clark ne cesserait d’imiter dans les photographies de ses propres découpes (voir Double Doors, 1972-73, ou Doors Through and Through, 1976).

« Les preuves fatiguent la vérité » (Georges Braque). Pour ne pas alourdir notre démonstration, contentons-nous donc de souligner la résonance duchampienne de la plus fameuse des perforations de Gordon Matta-Clark : Conical Intersect. Pour la détecter, il suffit à vrai dire de prêter un instant d’attention aux autres titres que l’artiste donna à son intervention, lesquels jouaient tous plus ou moins sur des mots français prononcés à l’anglaise. L’un d’entre eux (Quel Con!) est manifestement un calembourg qui joue ainsi sur l’assonance de con et de cône (Quel Cône!). Et de fait, l’œuvre elle-même implique l’intersection de deux cônes : le cône visuel du spectateur ou voyeur (le « regardeur »), et le cône symétrique, taillé dans l’intimité et la matrice des deux bâtiments, qui est ainsi assimilé à la béance d’un sexe féminin. Cette analogie, opérée au voisinage direct d’un nouveau musée d’art contemporain qui exhibait toute sa plomberie, frappe déjà comme un clin d’œil assez clair au parrain 20. Mais la référence à Duchamp est encore plus forte et plus précise dans un autre titre, le plus développé, que Matta-Clark donna aussi à son œuvre : Étant d’Art pour Locataire. Là encore, ce titre est à double sens, puisque l’on ne peut manquer d’entendre « Étendard pour Locataire », c’est-à-dire « A banner (or flag) for lodgers », ce qui confère à l’œuvre une dimension vaguement politique, comme si elle embrassait la cause des classes modestes de la ville chassées par la modernisation et la rénovation des centres urbains. Dans la traduction implicite qu’il donna de ce titre dans une interview (« a Son et Lumière for passers-by or an extravagant new standard in sun and air for lodgers »), Matta-Clark, jouant lui même sur le double sens du mot « standard » en anglais, profile ironiquement son œuvre comme définissant une nouvelle norme ou un nouveau modèle pour accueillir l’air et la lumière naturelle dans les logements sociaux, ridiculisant ainsi les principes hygiénistes au nom desquels on démolissait les quartiers insalubres. Certes, toutes ces connotations et intentions sont parties intégrantes de Conical Intersect et de sa performance. Mais ce titre, Étant d’Art pour Locataire, ne peut surtout se comprendre que comme une allusion directe à l’œuvre ultime de Duchamp, Étant Donnés… 1. La Chute d’Eau, 2. Le Gaz d’Éclairage, laquelle confrontait effectivement le cône visuel du voyeur (deux trous dans une porte en bois, une large brèche dans un mur de brique) au cône symétrique de « l’origine du monde », béant au premier plan d’un paysage d’Arcadie (façon diorama) dûment équipé en eau et éclairage comme tous les immeubles parisiens dignes de ce nom : « Eau et Gaz à tous les Étages ». En d’autres termes, le filleul s’appliquait là encore à extrapoler l’œuvre de son parrain, et il ne paraît donc pas excessif de dire que Duchamp fut non seulement une force silencieuse mais une force motrice de toute sa trajectoire.

Mais à propos… le diorama arcadien d’Étant Donnés… ne présente-t-il pas une ressemblance assez frappante avec le pays de Cornell ? Et cette chute d’eau au fond à droite, que Duchamp a rendue en se servant du mécanisme cinétique des tableaux lumineux qu’on voyait parfois dans les restaurants chinois, ne se donne-t-elle pas exactement dans le même angle que celle du réservoir d’Ithaca sur les photos de Rope Bridge, comme si le filleul avait zoomé dans le paysage mental de son parrain ? Voyons donc… Se pourrait-il que Rope Bridge soit une passerelle jetée au dessus de la cascade miniature d’Étant Donnés… ? Seul un adepte de la méthode paranoïaque critique, nous dira-t-on, pourrait risquer une telle hypothèse. Car lorsque le jeune Matta-Echaurren réalise cette pièce au beau milieu de l’hiver 1968-69, personne, ou presque, ne connaît l’existence de cette œuvre à laquelle Duchamp a travaillé secrètement pendant des années et qui ne sera révélée au musée de Philadelphie, suivant les instructions qu’il a laissées, qu’en septembre 1969, soit presque un an après sa mort (et plus de six mois après Rope Bridge). Soutenir notre hypothèse reviendrait donc à supposer, contre toute apparence, soit que le jeune homme ait pu être assez intime de Duchamp pour percer ses intentions, soit que ce dernier aurait eu la fantaisie d’initier lui-même à ses mystères son improbable filleul, soit encore que Gordon ait fait partie des proches que sa marraine (Teeny Duchamp) mit très rapidement dans la confidence du testament posthume de son mari. On notera que que si aucune de ces suppositions n’est vraisemblablement démontrable, aucune non plus n’est tout à fait déraisonnable. Mais de toutes les preuves que l’on pourrait s’efforcer de trouver à cette interprétation hypothétique de Rope Bridge, la plus probante me parait encore être le silence laconique de l’œuvre elle-même, hidden in plain view.

L’exercice d’éclairage très biographique auquel nous venons de nous livrer en nous focalisant sur la première pièce documentée de l’artiste, et en méditant son contexte, a bien entendu ses limites. Gordon Matta-Clark ne fut à l’évidence ni juste un « fils prodigue » de Colin Rowe et des Texas Rangers, ni juste un émule de Robert Smithson et des Earth Artists, ni juste le filleul de Marcel Duchamp, ni même un simple produit de cette constellation d’influences. Si son aventure nous fascine et nous stimule aujourd’hui, c’est d’abord en vertu de sa profonde originalité, et de la façon dont il sut réverbérer toutes ces influences en leur ouvrant d’inédites perspectives dans l’épaisseur physique et sociale des situations construites. Seul un authentique medium (c’est à dire un artiste concentré) peut capter les ondes d’autres mediums et les charger ainsi d’une nouvelle résonance. Au nombre des architectes qui furent immédiatement touchés par le phénomène Matta-Clark, on ne s’étonnera donc pas de trouver Rem Koolhaas. Voici ce que ce dernier confiait dans une interview donnée au milieu des années 1990 : « J’étais fasciné par Gordon Matta-Clark. Je me disais qu’il faisait au monde réel ce que Lucio Fontana avait fait à la toile. À l’époque, l’aspect le plus frappant et le plus excitant de son travail était peut-être la fascination du viol. Mais à présent, je crois aussi que son travail était une illustration très forte et très précoce de la puissance de l’absence, du vide, et de l’élimination… de l’addition et de la construction. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, mais je me demande si certains principes de notre projet pour la TGB, où des tunnels étaient forés dans le volume du bâtiment, ne renvoient pas à ses opérations.”21 De fait, ce qui était peut être inconscient dans l’étonnant projet de Koolhaas/OMA pour la TGB deviendrait parfaitement conscient, même si assez secret, quelques années plus tard lorsque l’architecte, dans son projet pour le siège de l’ambassade des Pays-Bas à Berlin, s’efforcerait de ménager, à travers tout l’édifice, un conical intersect tendu entre l’oeil du passant et la sphère Sputnik qui couronne la vieille tour de la télévision située à 700 mètres de là, au bord de l’Alexanderplatz, non loin de l’endroit ou Matta-Clark avait rêvé de perforer le Mur.

Gordon Matta-Clark, Schéma pour Conical Intersect, circa 1974 © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark

Que Koolhaas soit l’un des seuls architectes « savants » a avoir rendu un hommage architectural à Matta-Clark 22 est d’ailleurs intéressant en soi, et titille dangereusement notre paranoïa critique. Ne passa-t-il pas, lui aussi, quatre ans après l’artiste, une année de transition à Cornell (aimanté là-bas par l’enseignement d’Oswald Matthias Ungers) ? Ne fut il pas ensuite deux ans, comme médium de New York délire, un pensionnaire critique de l’Institute for Architecture and Urban Studies, qu’il venait tout juste de quitter lorsque Matta-Clark en flingua les vitres au pistolet à pompe (Window Blow Out, 1976) ? Mais bon… les preuves fatiguent la vérité… et ça, c’est une autre histoire.





Sébastien Marot, 2018



Sébastien Marot (1961) philosophe et docteur en histoire. Il a été délégué général de la Société Française des Architectes de 1986 à 2002, où il a fondé et dirigé la Tribune d’histoire et d’actualité de l’architecture, puis la revue Le Visiteur. Ses travaux ont porté sur la généalogie des théories et des pratiques contemporaines de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Après avoir enseigné dans plusieurs écoles d’architecture et de paysage en Europe et en Amérique du Nord (Architectural Association, GSD Harvard, Cornell University, University of Pennsylvania, ETH Zürich), il est aujourd’hui maître-assistant en histoire à l’école d’architecture de Marne-la-Vallée – où il a fondé, avec Éric Alonzo, la revue Marnes : documents d’architecture – et professeur invité à l’Epfl (Enac) où il enseigne l’histoire de l’environnement, ainsi qu’à la Graduate School of Design de Harvard. Dans le cadre de la Biennale d’Architecture de Venise 2014, et pour l’exposition pilotée par Rem Koolhaas/AMO sur les Éléments de l’architecture, il a collaboré à la section consacrée au foyer/cheminée (cf Sébastien Marot, Rem Koolhaas, Harvard GSD, Fireplace, Marsilio 2014). Avec OMA et Harvard, il participe depuis deux ans à un studio de recherche intitulé “Countryside”, qui débouchera sur une exposition en 2019. Enfin, il est le commissaire d’une exposition intitulée “Learning from Agroecology and Permaculture”, qui sera présentée dans le cadre de la Triennale d’Architecture de Lisbonne en 2019.



Exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte”
La sélection de la librairie
Earth Art, le catalogue de l’exposition
L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture

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Isabelle Chesneau “I tell you, buildings must die”, Gordon Matta-Clark, artiste de la vie urbaine http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/07/gordon-matta-clark-artiste-de-la-vie-urbaine/ Wed, 11 Jul 2018 10:33:37 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=31679 L’œuvre de Gordon Matta-Clark, liée au contexte de protestations contre les opérations de rénovation urbaine des années 1960-1970 aux États-Unis, continue de faire écho à nos modes de production de la ville contemporains. Nous ne détruisons plus aujourd’hui l’habitat populaire des centres urbains d’avant-guerre, mais les immeubles du mouvement moderne – en ce temps-là, gages de progrès social et de confort – qui s’y sont substitués. Dans ce mouvement de renouvellement urbain continu, tout laisse à penser que le sort réservé aux ouvrages de notre temps qui, au nom de la performance énergétique et de la mixité sociale sont en train de les remplacer, ne sera pas plus honorable.

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L’œuvre de Gordon Matta-Clark, liée au contexte de protestations contre les opérations de rénovation urbaine des années 1960-1970 aux États-Unis, continue de faire écho à nos modes de production de la ville contemporains. Nous ne détruisons plus aujourd’hui l’habitat populaire des centres urbains d’avant-guerre, mais les immeubles du mouvement moderne – en ce temps-là, gages de progrès social et de confort – qui s’y sont substitués. Dans ce mouvement de renouvellement urbain continu, tout laisse à penser que le sort réservé aux ouvrages de notre temps qui, au nom de la performance énergétique et de la mixité sociale sont en train de les remplacer, ne sera pas plus honorable.

Gordon Matta-Clark

Gordon Matta-Clark, Untitled (Anarchitecture), 1974. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP,
Paris

La spéculation immobilière qui s’installe dans les grandes villes occidentales au tournant de ces années contestataires, engendre un processus de destruction immobilière inédit. Les causes du renouveau des villes ne sont plus les guerres ou les catastrophes naturelles, mais une obsolescence proclamée des réalisations antérieures, dont le registre de justifications varie d’une conjoncture à l’autre : l’hygiène, la « dédensification » des centres, la modernisation du bâti, la résorption de la vacance, la régularisation des tissus, etc. Plus près de nous, un simple projet de construction suffit à légitimer une déconstruction préalable : la structure bâtie devient chose malléable ; la démolition d’îlots ou de quartiers entiers un acte de gestion ordinaire, une étape d’un projet à venir.

Le contraste entre la banalité de ces pratiques urbanistiques et leur impact profond sur la transformation de la morphologie sociale et matérielle des villes a alimenté la critique de ceux qui estimaient, à l’instar de Robert Park, que la ville, au-delà d’être une agglomération d’hommes et d’équipements, est un « état d’esprit »1. En particulier, Jane Jacobs, dont Gordon Matta-Clark connaissait vraisemblablement les actions et les écrits retentissants (The Death and Life of Great American Cities, 1961), dénonçaient sans relâche les ravages d’un capitalisme urbain responsable de la destruction de tissus anciens, chassant de leur quartier habitants et commerçants et l’urbanité allant avec. De ce point de vue, l’anarchitecture évoque autant l’anarchie de l’artiste, que celle du secteur de l’immobilier, faiblement régulé, livré tout entier à la main invisible du marché. Mais, contrairement à ces observateurs-reporters de l’urbain, Matta-Clark s’adresse à nos sens avant notre entendement. Ses découpes d’immeubles créent un effet de sidération et la violence ressentie est d’abord médiatisée par notre perception. Les évidements orientent notre attention vers la ruine et l’absence plutôt que sur l’à-venir et les procédés de cet urbanisme conquérant. À la manière d’un Perec dans La disparition, roman entièrement écrit sans la lettre « e » pour mieux signifier la perte d’êtres chers, les fragments des Walls et les anfractuosités et les excavations de Conical Intersect révèlent les traces d’une vie passée qui désormais n’est plus. Que sont devenus les occupants de ces immeubles, quelle mémoire restera-t-il de ces groupes sociaux ? Qu’entraînent avec eux ces immeubles « tombés » en désuétude sous l’effet d’offres concurrentes ?

Vue de l’exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte” au Jeu de Paume, Paris. Photo Raphaël Chipault © Jeu de Paume, 2018. Ici : Wallspaper, 1972-2006. Tirages offset couleur, 90 feuilles 87,3 × 56,8 cm chacune. The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong.

L’interrogation de Matta-Clark semble moins porter sur le processus de dépréciation à l’œuvre que sur la nature et le sens de l’altération qui en résulte. La tabula rasa prônée par la Charte d’Athènes crée un vide intellectuel autant que socio-spatial : qu’est-ce qu’une la ville réduite à quatre fonctions de base (habiter, travailler, se récréer et circuler) ? Pourquoi se priver de ce qui en est l’essence même, la sociabilité urbaine ?
La force de l’anarchitecte est d’avoir examiné ces questions à partir du vocabulaire de l’architecte et non de mots. La vie urbaine est indissociable de la matérialité où elle se forme et la difficulté est de saisir ce subtil jeu d’influences réciproques entre édifices et occupants. Le sociologue Maurice Halbwachs le résumait à sa manière :

« L’homme transforme l’espace à son image en même temps qu’il s’y plie et s’adapte […] il s’enferme dans le cadre qu’il a construit. »2

Détruire des formes matérielles entraîne un démantèlement des structures sociales, la transformation d’un peuplement, la disparition de métiers, un changement des usages de la rue. Comment rendre ostensible cette violence invisibilisée par les palissades des chantiers « interdits au public » et la mutation imperceptible du paysage urbain, d’autant plus vite oublié qu’il est promis à un avenir meilleur ?

Gordon Matta Clark

Habitants du Bronx peignant le Graffiti Truck de Gordon Matta-Clark, juin 1973. Photo d’archive
Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong.
© 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris

Les graffeurs sont les derniers protagonistes de cette résistance sociale du bâti dont les inscriptions prouvent que l’activité humaine persiste, même clandestinement, dans des lieux désertés, inaccessibles, inhospitaliers ou menaçant péril. L’entreprise de Matta-Clark semble animée de cette même force vitale, l’amenant à théâtraliser et à surjouer le moment ultime qui précède l’acte de démolition. Découper les bâtiments comme s’ils étaient en tissu, met à jour leurs procédés constructifs, leurs matériaux et leur organisation intérieure. Ces coupes transversales d’immeubles, que les architectes dessinent habituellement en deux dimensions, sont une extraordinaire mise en scène du drame social et constructif en train de se produire, comme une réduction de la réalité. Plus radicale que le langage, cette « architecture par retrait de matière » rend visible la manière dont une société se construit et se déconstruit. Dès lors, l’architecte, a l’air de nous dire Matta-Clark, doit faire évoluer sa maîtrise de la technique et étendre son savoir-faire à un « savoir-défaire »3. Conical Intersect est à ce titre une véritable prouesse d’ingénierie, car toucher ainsi à la statique d’un édifice revient assurément à prendre le risque de le voir s’écrouler brutalement.

Gordon Matta-Clark ; Conical Intersect

Vue de l’exposition “Gordon Matta-Clark. Anarchitecte” au Jeu de Paume, Paris. Photo Raphaël Chipault © Jeu de Paume, 2018.

Ce danger, clairement perceptible, n’est-il pas le propos principal de l’œuvre ? L’extrême fragilité des structures mise en évidence ne reflète-t-elle pas celle de la vie quotidienne, prise au piège à la fois des formes stables de l’architecture et de l’effervescence de la modernité, plus propice à la désagrégation qu’à l’accumulation. Comment concilier deux nécessités si contraires ? Faut-il admettre, comme Baudelaire que le trait essentiel de tout ce qui apparaît est de disparaître et, en particulier, que « (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »4 ?

Le propos de Matta-Clark se montre plus complexe et moins nostalgique. Ces immeubles ordinaires, promis à la démolition, offraient bien souvent des conditions de vie peu enviables et assignaient à résidence une population qui avait peu les moyens d’améliorer son cadre de vie, comme l’artiste le souligne dans un entretien, en 1976 : « Quand je réalisais mon œuvre à Paris, la réaction que j’ai préférée est d’ailleurs venue d’une concierge de soixante-dix ans qui m’a dit : “Oh, je vois bien le but de ce trou : vous essayez d’amener de la lumière et de l’air dans des espaces qui en ont toujours manqué”. »5

Gordon Matta-Clark

Harry Gruyaert, Gordon Matta-Clark et Gerry Hovagimyan travaillant à Conical Intersect. Rue Beaubourg, 1975 © Harry Gruyaert / Magnum Photos

Que les formes héritées immobilisent et figent les attentes ne justifient cependant pas les reconstructions apportant changement et disparition. Le drame fondamental de la vie urbaine, en même temps que sa saveur, est de devoir obéir à ces deux forces simultanément. Difficilement conciliables, elles génèrent du conflit, comme en témoigne le contexte agité des années 1960-1970. Mais est-ce entièrement négatif ? Le conflit n’est-il pas à entendre comme la recherche de conciliation d’objectifs opposés ? Pour le sociologue et philosophe Georg Simmel, le conflit correspond à une forme à part entière de socialisation, complémentaire à d’autres formes d’actions plus volontaires et valorisées que sont la concertation, la participation ou la coopération entre acteurs. Les relations conflictuelles ne sont pas une fin en soi et « ne produisent pas une forme sociale à elles seules, mais [elles sont] toujours en corrélation avec des énergies créatrices d’unité »6. Ainsi considérée, l’opposition se présente comme un processus social modifiant un ordre établi, interrogeant perpétuellement la formation et la dissolution des valeurs. Faire disparaître cet antagonisme, à la faveur d’un rapport de force déséquilibré, conduirait à rompre la dynamique de la vie urbaine.



Isabelle Chesneau, 2018


Nota bene : Le titre de l’article fait référence à Alabama Song (Whisky Bar) des Doors, 1967

Isabelle Chesneau, diplômée en architecture (DPLG) et docteure en urbanisme, est maître de conférences en sciences humaines et sociales à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais et chercheuse à l’UMR CNRS AUSser, équipe Architecture, Culture, Société XIXe-XXIe siècles (ACS).



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Jean-François Chevrier : “Raoul Hausmann, Returns and Relevance” http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/04/raoul-hausmann-returns-and-relevance-by-chevrier/ Tue, 24 Apr 2018 10:29:32 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30953 There was a ten-year period when Raoul Hausmann devoted most of his work to photography. His (main) corpus in this medium divides clearly into two phases: the German period, from 1927 to 1933, and the Ibiza period. But his artistic biography covers a set of activities that extends well beyond the photographic output of those ten years. The question is, did he think of himself as a photographer? We might also ask, as Cécile Bargues does, how he lived – or, rather, after 1933, survived.

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There was a ten-year period when Raoul Hausmann devoted most of his work to photography. His (main) corpus in this medium divides clearly into two phases: the German period, from 1927 to 1933, and the Ibiza period. But his artistic biography covers a set of activities that extends well beyond the photographic output of those ten years. The question is, did he think of himself as a photographer? We might also ask, as Cécile Bargues does, how he lived – or, rather, after 1933, survived.

Raoul Hausmann ; Jean-François Chevrier ; dunes ; littoral ; herbes ; nature

Raoul Hausmann, Untitled (Dune grass), Circa 1931 © ADAGP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



Indeed, had he stayed in Germany, he would probably not have survived. His great photographic period, 1927–1936, came to an end when he was forced to leave Ibiza. But he has also survived obscurity, being forgotten. In fact, Hausmann’s first comeback was a posthumous one. When he died, in 1971, in the refuge he had found for himself in Limoges, France, after being forced to leave Ibiza, he was still forgotten. A few old friends remembered him, but it was only with the rediscovery of Dada in Germany and the United States during the 1950s that he was able – albeit from a distance – to remind contemporaries of his existence.

The death of Moholy-Nagy meant that he was not able to go and work in the United States. He would have taught. But I find it hard to see how he could have fitted into the photography milieu and comply with the discipline of illustration. In Limoges, or from the base that was Limoges, he did try to adapt to the aesthetic of so-called “creative” photography – that is, to what, in the 1950s, was the label for auteur photography, the proponents of which generally made a living from illustration. He took part in an exhibition organised in Germany by Otto Steinert. In Limoges itself, he tried to adapt his early researches to make them accessible to the members of a photography club.

Hausmann may have become a photographer in 1927 but he had never seriously tried to turn this into a job: that would have required an opportunism for which he manifestly had little inclination. Like other artists, he had taken an interest in photography because it was part of a redeployment of artistic culture, what today we would call a “transversal” approach. However, from 1927 to 1936 he did take a very serious interest in the medium, and found a way of devoting himself to it.

A short autobiographical reminder. In the late 1970s, I read Michel Giroud’s book Raoul Hausmann. « Je ne suis pas un photographe », published in 1975. I was dazzled by the works reproduced there but also by the texts, and more particularly the one that inspired the book’s title: “We are not photographers.” This piece was taken from a longer German text, and Hausmann himself translated it for publication in Courrier Dada in 1958.1 I was surprised to find that the author had been able to concentrate seriously and carefully on photography (even if this orientation was not perfectly visible in Giroud’s book). With the publication, ten years later, of the book/catalogue accompanying the exhibition curated in Vienna by Monika Farber, Raoul Hausmann. Fotografien 1927-1933 (1986), the enigma deepened.

In the text from 1921 the “Dadasopher” condemned photography as the instrument of an aesthetic appropriation – those were not the words he used, but they do sum up his unease and put it in contemporary terms. The “aesthetic appropriation” of which photography was the first instrument in those proto-media days was in effect the psycho-sociological engine of the compulsion to record. This put the emphasis on optical performance, placing the camera user in a distant position of domination with an orthopaedic function. Hausmann was denouncing “an over-compensatory vision.” Photography was in his eyes the symptom of a spiritual handicap on the part of human beings who, he said, were seeking to compensate for that handicap by subjecting the world to the parameters of mechanical measurement induced by the photographic lens. Whereas the role of artists, he argued, was to privilege an emotional experience of space.

How could the author of this critique devote himself to photography only six years later? This question and the answer we give it are still crucial to how we view Hausmann’s relevance today as an artist-philosopher and photographer. I tried to answer it in the essay I wrote for the touring show of 1994. I had yet to read Hylé at the time. However, thanks to Bartomeu Mari and above all Philippe Rotthier, I had taken quite a close interest in the vernacular architecture of Ibiza. Seeing this architecture locally was a great help, as was discovering the collection of photographs at the Berlinische Galerie.



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I should add that in those days I was interested in the history of the representation of landscape and of architecture in landscape. I saw the most successful recent works, particularly that of Robert Adams, as continuing a line that began in the nineteenth century. I admired and still do admire the work of Henri Le Secq. Hausmann’s photographic works, like Le Secq’s, stemmed from a study of nature that was also, simultaneously, a study of photography. I have never understood how people can isolate the photography of the 1920s and see the period as a kind of modernist golden age while ignoring the nineteenth century. However, I thought, and still do think, that the photographic instrument is a resource for independent artists who do not accept the artistic conventions and diktats of their time.

Even now, photography could offer an alternative to the intellectual corruption of “contemporary” (read: media-driven) art, and thereby an ethical and political alternative. I see this, for example, in the work of Santu Mofokeng (born 1956) and in that of Ahlam Shibli (born 1970), or again in LaToya Ruby Frazier (born 1982), or Claire Tenu (born 1983). Recently, many other photographers have referred explicitly to Hausmann. In the case of Marino Ballo-Charmet (born 1952), it is the experience of peripheral vision that directly echoes the notion of “eccentric sensoriality” put forward by Hausmann.

Unfortunately, too many photographers hungry for recognition blindly add to the clichés of the ambient pictorial subculture. Illustrated magazines may have lost their ascendancy, but the norms of slick images on glossy paper endure and have even grown stronger, while photography critics feel obliged to subscribe to a neo-Pop or pseudo-vernacular norm.

Raoul Hausmann ; Jean-François Chevrier ; expérience; écriture lumière

Raoul Hausmann, Untitled, 1931 © Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart



Be that as it may, two things were clear in 1993. First of all, Hausmann became seriously interested in photography because it was the only way of loosening the grip of the norms he had denounced in that text in 1921. He was interested in photography and practised it in order to overcome the psychological mechanisms of aesthetic appropriation, and to transform a technique whose purported objectivity generally produces merely a falsification of perceptual and spiritual experience. Ultimately, photography for him was like language, both the worst and the best of things. This analogy, indeed, may explain why it was that, parallel to his photography, he engaged in a practice of experimental writing that led to Hylé (written between 1933 and 1958). In her postface to her translation of this novel, Adelheid Koch-Didier mentions a note from 1963 (23.2.63) which begins as follows:

Language, when it was possible to free it from gesture and stammering, was wholly subservient to the human ambition to dominate things and objects and to classify them; where its irrational, pre-logical and spontaneous articulation was emotional, now it was transformed into a method that could be used to take possession of the environment.

Secondly, although he had lived in Berlin and taken part in Dadaist activities in that German (Prussian) and cosmopolitan city, Hausmann had always been wary of metropolitan culture. As I tried to explain in the 1994 essay, he systematically avoided getting involved in the celebration of the modernist, industrialised and Americanised metropolis. On this point he was close to the Hungarian Brassaï, who preferred Paris to Berlin, the city of Atget and Surrealism to the capital of Constructivisms. Hausmann lived in Paris for a few months but he did not settle there. When in Berlin, however, he did not mine the vein of popular life represented by the Berliner Atget, Heinrich Zille.

In the 1920s, finally, Hausmann was the only one of the Berliner Dadaists to take seriously the kind of straight photography practised by August Sander and Albert Renger-Patzsch, among others; he was the only one to think simultaneously in terms of recording, description, and contemplation. He became interested in photography when he turned away from Berlin life. Having interpreted urban life in his collages (such as Tatlin at Home, 1920), he turned his back on the Big City.

Of all the Dada and Constructivist artists, he was the only one to oppose the idea of the Großstadt, and to do so without buying into the imaginary of Great Nature or the idealisation of the countryside, as found for example in Albert Renger-Patzsch. The Großstadt was the magnetic image for modernist (progressive) German artists during the 1920s. But it was also the bugbear of the ideologues of the Heimat, that is to say, of the ideal of a vernacular nature as country of origin, land of birth. Hausmann did all he could to avoid this bipolarisation. He wanted to experience “spiritual reality” (the expression appears in “We Are Not Photographers”) without having to be caught in a vice. Hausmann uncompromisingly advocated contemplation against the compulsion of aesthetic appropriation. Once again, this, it seems to me, is the basis of any photographic ethics.

August Sander, Raoul Hausmann as Dancer, 1929 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne, / ADAGP, Paris, 2018



We now come to a second enigma. How did this admirable propaedeutics cohabit with the man’s extraordinarily egocentric and somewhat exhibitionist character? Vera Broïdo has described “how loving and easy Hausmann became the moment he picked up the camera.”2 Nik Cohn, his son recalls:

She loved to describe Hausmann’s way of dancing, his way of choosing an object at random – a chair, a vase, a pebble on the beach – and then improvising a dance around it, sometimes for hours on end. For her it was when he was dancing, or when he was taking photographs, that Hausmann could be seen at his most sensitive and human, without that compulsive need to dominate that he could show at other moments.

Hausmann’s relationship with Vera Broïdo stimulated and crystallised his interest in descriptive photography. They met in 1927, the year he took up the medium. For him, contemplation was a sublimated form of eroticism; it made it possible to diffuse the experience of the beloved body in the environment, to make erotic metaphors visible in the morphology of the landscape: the folds, the undulations, the quivering of nature. This erotic dimension of contemplative experience was his means of access to photographic lyricism.

Raoul Hausmann ; nuque ; corps ; photographie

Raoul Hausmann, Untitled (Vera Broïdo), Circa 1931 © ADGAP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



We must also make allowances for the degree of self-idealisation that accompanied the mechanism of sublimation. Hausmann had forged an exalted self-image, by virtue of which he could consider that true lyricism was necessarily bound up with protest, opposed to the social status quo, or one with the common experience – or, better, both at the same time. He was certainly convinced that true lyricism must be shared, a commonality, free of idiosyncrasy. This was in keeping with his expansive idea of himself. In Berlin, he rejected the pathos of expressionism (as did all the Dadaists) and cultivated the indifference of the dandy. After Dada, he was, with Hans Arp, Ivan Puni and Moholy-Nagy, one of the authors and signatories of the “Call for an Elementary Art” that was published by De Stijl in 1921. His interest in photography stemmed from the same logic.

Contemplation and lyricism communicate in the same way as image and word. Insofar as it overlaps with attention, contemplation can contribute to the development of knowledge. This purpose underpinned the anthropological enquiry carried out in Ibiza. As for lyrical speech, in the German language it had been imbued with philosophical speculation ever since early Romanticism. This is borne out by Hausmann. In Hylé he recognises his own “hypertrophy of the self.”3 But he was wary of idiosyncratic particularities. He tried to grasp a shared reality.

The solution was myth, mythical form, which was expected to disorient and reorient the mechanism of “overcompensation” decried in 1921. Mythical form made it possible to integrate idiosyncrasies in order to attain a lyricism of the common (this was Joyce’s great stroke of genius). Founded on the observation of animal behaviour, and in particular the sense of orientation of bees, Hausmann’s Optophone was linked to the project of establishing new relations of the body that would make it possible to integrate eccentric sensoriality with optical drives. Hausmann was not the first to try to reconcile the mythological imaginary with the scientific study of psychosensorial phenomena.

Raoul Hausmann

Raoul Hausmann, Untitled, 1931 © Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart



But, for an artist who was trying express himself in the first person by allowing other voices to enter without forcing his own, myth was a form of biographical construction or reconstruction. When he was photographing a landscape, Hausmann thought in terms of “lived space,” he thought of what Pierre Kaufmann called “the emotional experience of space.” This experience, which involved the personal body and proprioception, in other words an infra-visual perception, could be danced: Hausmann saw himself as a dancing artist-philosopher. But once it encounters an object and is inscribed, written or photographed, the proprioceptive experience acquires a visual (and “objective”) form and takes a literally bio-graphical turn, with “bio” designating life in general as much as a given life in particular. Mythology is then an individual matter as much as a form of collective representation. This is legible in Hylé, but also in the photographic corpus (and the word corpus is fully resonant here).

With Hausmann, photographic description is also psychobiography. We can distinguish two salient motifs, corresponding to the two periods of the photographic corpus: the shore and the house, that is, the dunes of the island of Sylt and part of the Baltic coast (Jershöft, now Jaroslawiec in Poland), and then the peasant house in Ibiza. Two other, more limited motifs carry a stronger symbolic charge, in that both refer to the idea of photography as a writing of light. These are the plant or wild grass, which expresses the vivacity of the vegetal world governed by heliotropism, and the peat bog, that is to say, damp earth, which condenses an almost allegorical figuration of the gestating photograph. The peat bog is the cauldron of light: light crackles, the water becomes living fire.

Raoul Hausmann ; pied ; sable ; littoral

Raoul Hausmann, Untitled (Foot in the sand), Circa 1931 © ADAGP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



The shore, or littoral, is the encounter between land and sea. It is also, as Lacan pointed out, and as we find in the declension given by Joyce in Ulysses, literal, letter and litter, the latter word meaning both bedding (the beach where one lies on the sand) and debris, detritus (all the things the sea washes up on the beach). As for the house, linked to the idea of the shelter, one of the finest evocations of this given by Hausmann is an invocation, a verbal action (rather than an image): it is in Hylé, his poem to Ca’n Palerm, in which we read:

Sala so white, shell so high
Calcareous shell where life works
[…]
Ancient sea, undulating water
The Cambrian rivers
flow in to Gal
spread in Ca’n Palerm:
descend, column of air
into the shadows
of the maternal womb
[…]
Block of ice, cube of dream
of piso, built in
eighteen hundred
and thirty four
Your calcium cool, serene
on two floors
Place of life, dream life […]4

A century’s distance, 1834 for 1934; the house-shell as the ideal of an architecture on the scale of the body (Francis Ponge comes to mind), but also the geological remoteness, the invasion of the immemorial flux: these contradictory elements partake of the novel’s mythic space-time, insofar as the function of myth is to bind together contraries. In response to the “hypertrophy of the self,” the invocation of the dreamed living place allows for the lyrical expansion of the subject in the metaphorical deployment of proprioceptive experience.

Obscurity and returns are inscribed in a biography transformed into personal myth. Hausmann had set out to reinsert a “forgotten island” into history. He travelled there to flee the Nazi terror. But the nightmare of history caught up with him, and he in turn underwent the ordeal of being forgotten. Concentrated on the period 1927–1936, the photographic corpus constitutes a kind of island (and a partially engulfed territory) in a history of the avant-gardes between the wars. In the end, Hausmann’s relevance can perhaps still be contained in the one question: is a human being an island?



Jean-François Chevrier
Translated from French by Charles Penwarden.



Jean-François Chevrier is an art historian and curator who has been a professor at the École des Beaux-arts, Paris, since 1988. The author of numerous essays on the relations between art and literature, modern art (including photography) and art since the 1960s, as well as public space and architecture, he has also worked closely with a great variety of artists. Les Éditions L’Arachnéen have published seven volumes of his writings, including L’Hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke (2012) and Œuvre et activité. La question de l’art (2015). Recent exhibitions: “Formes biographiques” (Museo Reina Sofía, Madrid and Carré d’Art, Nîmes, 2014-2015) and “Agir, contempler” (Musée Unterlinden, Colmar, 2016).





“Raoul Hausmann. Vision in Action”

References[+]

L’article Jean-François Chevrier : “Raoul Hausmann, Returns and Relevance” est apparu en premier sur le magazine.

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Jean-François Chevrier : “Retours et actualité de Raoul Hausmann” [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/04/chevrier-raoul-hausmann/ Tue, 24 Apr 2018 10:22:31 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=31060 Raoul Hausmann s’est consacré principalement à la photographie pendant une dizaine d’années. Le corpus photographique (principal) est divisé clairement en deux périodes : la période allemande, de 1927 à 1933, et la période d’Ibiza. Mais sa biographie artistique recouvre un ensemble d’activités qui déborde largement la production photographique (ou ce qu’il en reste) de ces dix années. La question est de savoir s’il se pensait photographe. On peut aussi se demander, avec Cécile Bargues, comment il a vécu ou, plutôt, à partir de 1933, survécu.

L’article Jean-François Chevrier : <br>“Retours et actualité de Raoul Hausmann” <small>[FR/EN]</small> est apparu en premier sur le magazine.

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[EN]

Raoul Hausmann s’est consacré principalement à la photographie pendant une dizaine d’années. Le corpus photographique (principal) est divisé clairement en deux périodes : la période allemande, de 1927 à 1933, et la période d’Ibiza. Mais sa biographie artistique recouvre un ensemble d’activités qui déborde largement la production photographique (ou ce qu’il en reste) de ces dix années. La question est de savoir s’il se pensait photographe. On peut aussi se demander, avec Cécile Bargues, comment il a vécu ou, plutôt, à partir de 1933, survécu.

Raoul Hausmann ; dunes ; littoral ; herbes ; nature

Raoul Hausmann, Sans titre (Herbe des dunes), vers 1931 © ADAGP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



S’il était resté en Allemagne, il n’aurait probablement pas survécu. Sa grande période photographique 1927-1936 s’interrompt quand il doit quitter Ibiza. Mais il a survécu aussi à l’effacement, à l’oubli. Le premier « retour » d’Hausmann, ce fut, en réalité, un retour posthume. Quand il est mort, en 1971, dans le refuge qu’il avait trouvé, en France, à Limoges, après avoir dû quitter Ibiza, il n’était pas encore vraiment sorti de l’oubli. Quelques anciens amis se souvenaient de lui. Mais c’est avec la redécouverte de Dada dans les années 1950, aux États-Unis et en Allemagne, qu’il a pu se rappeler, de loin, à ses contemporains.

La mort de Moholy-Nagy ne lui a pas permis d’aller travailler aux États-Unis. Il aurait enseigné. Mais je vois mal comment il aurait pu s’intégrer aux milieux de la photographie et se plier à la discipline de l’illustration. À Limoges, ou depuis Limoges, il a bien essayé de s’adapter à l’esthétique de la photographie dite « créative », c’est-à-dire à ce qui fut, dans les années 1950, le label d’une photographie d’auteur, dont les protagonistes vivaient généralement de la pratique de l’illustration. Il a participé à une exposition organisée en Allemagne par Otto Steinert. À Limoges même, il a essayé d’adapter d’anciennes recherches pour les rendre acceptables par les membres d’un photo-club.

Hausmann était peut-être devenu photographe en 1927 mais il n’a jamais essayé d’en faire sérieusement un métier. Cela demandait un opportunisme pour lequel il avait manifestement peu de prédispositions. Il s’est intéressé à la photographie, comme d’autres artistes, parce qu’elle participait à un redéploiement, on dirait aujourd’hui « transversal », de la culture artistique. En revanche, de 1927 à 1936, il s’y est intéressé très sérieusement, en trouvant les moyens de s’y consacrer.

Un petit rappel autobiographique. À la fin des années 1970, j’avais lu le livre de Michel Giroud, Raoul Hausmann. « Je ne suis pas un photographe », paru en 1975 ; j’avais été ébloui par les œuvres reproduites mais aussi par les textes et plus particulièrement celui qui avait inspiré le titre du livre : « Nous ne sommes pas des photographes ». Ce texte est extrait d’un texte allemand plus long, et Hausmann l’a traduit lui-même pour le publier dans Courrier Dada en 19581. Je m’étonnai que son auteur ait pu se consacrer à la photographie avec sérieux, application (même si cette orientation n’était pas parfaitement visible dans le livre de Giroud). Quand parut, dix ans plus tard, en 1986, le livre-catalogue de l’exposition présentée à Vienne par Monika Faber, Raoul Hausmann. Fotografien 1927-1933, l’énigme s’approfondit.

Dans le texte de 1921, le « Dadasophe » condamne la photographie en tant qu’instrument d’une appropriation esthétique – il n’emploie pas l’expression, mais elle résume bien son embarras et l’actualise. L’« appropriation esthétique », dont la photographie fut le premier instrument au temps proto-médiatique, est en effet le moteur psychosociologique de la compulsion d’enregistrement. Celle-ci privilégie le domaine des performances optiques, qui placent l’opérateur dans une posture distante de domination à fonction orthopédique. Hausmann dénonce « une vision surcompensatoire ». La photographie est à ses yeux le symptôme d’un handicap spirituel de l’être humain. Celui-ci, dit-il, compense son handicap en soumettant le monde aux paramètres de la mesure mécanique induite par l’objectif photographique. Les artistes doivent au contraire favoriser une expérience émotionnelle de l’espace.

Comment l’auteur de cette critique a-t-il pu se consacrer, six ans plus tard, à la photographie ? Cette question et la réponse qu’on lui apporte demeurent le centre névralgique de l’actualité d’Hausmann artiste-philosophe et photographe. J’ai déjà essayé de répondre à la question dans l’essai que j’ai rédigé pour l’exposition itinérante de 1994. Je n’avais pas lu Hylé à l’époque. En revanche, je m’étais intéressé d’assez près, grâce à Bartomeu Mari et surtout à Philippe Rotthier, à l’architecture vernaculaire d’Ibiza. La découverte de cette architecture, sur place, m’a beaucoup aidé, autant que la découverte du fonds d’images conservé à la Berlinische Galerie.



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Je dois préciser que je m’intéressais alors à l’histoire des représentations du paysage et de l’architecture dans le paysage. Je situais les meilleures réussites récentes, en particulier l’œuvre de Robert Adams, dans une continuité depuis le dix-neuvième siècle. J’admirais et j’admire toujours l’œuvre d’Henri Le Secq. Les travaux photographiques d’Hausmann, comme ceux de Le Secq, procèdent d’une étude de la nature qui est aussi, simultanément, une étude de la photographie. Je n’ai jamais compris que l’on puisse isoler la photographie des années 1920 et en faire une sorte d’âge d’or moderniste en ignorant le dix-neuvième siècle. En revanche, je pensais et je pense toujours que l’instrument photographique est un recours pour des artistes indépendants, qui n’acceptent pas les diktats et les conventions artistiques de leur temps.

Aujourd’hui encore, la photographie pourrait être une alternative à la corruption intellectuelle de l’art dit « contemporain » (médiatisé), et, par là, une alternative éthique et politique. Je le constate par exemple dans le travail de Santu Mofokeng (né en 1956) ou dans celui d’Ahlam Shibli (née en 1970), ou encore chez LaToya Ruby Frazier (née en 1982), ou chez Claire Tenu (née en 1983). Récemment, bien d’autres photographes se sont explicitement référé-e-s à Hausmann. Chez Marino Ballo-Charmet (née en 1952), c’est l’expérience de la vision périphérique qui fait directement écho à la notion de « sensorialité excentrique » avancée par Hausmann.

Malheureusement, trop de photographes en mal de reconnaissance alimentent aveuglément les poncifs de la sous-culture picturale ambiante. Les magazines illustrés ont, certes, perdu leur ascendant, mais les normes de la belle image sur papier glacé perdurent et se sont même renforcées, tandis que les critiques de photographie se croient obligé-e-s de souscrire à une norme néo-pop ou pseudo « vernaculaire ».

Raoul Hausmann ; expérience; écriture lumière

Raoul Hausmann, Sans titre, 1931 © Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart



Quoi qu’il en soit, en 1993, deux choses étaient claires. Premièrement, Hausmann s’est intéressé sérieusement à la photographie parce que c’était la seule façon de relâcher l’emprise des normes qu’il avait dénoncées dans le texte de 1921. Il s’est intéressé à la photographie et l’a pratiquée pour surmonter les mécanismes psychologiques de l’appropriation esthétique, et pour s’emparer d’une technique dont la prétendue objectivité ne produit généralement qu’une falsification de l’expérience perceptive et spirituelle. Au fond, la photographie était pour lui, comme la langue, la meilleure et la pire des choses. Cette analogie explique d’ailleurs qu’il ait mené, parallèlement à la photographie, une pratique d’écriture expérimentale, qui a conduit à Hylé (écrit entre 1933 et 1958). Dans la postface qu’elle a donnée à la traduction du roman, Adelheid Koch-Didier cite une note de 1963 (23.2.63) qui commence ainsi :

La langue, lorsqu’il fut possible de se dégager du geste et du bégaiement, fut entièrement soumise à l’ambition humaine de dominer les choses, les objets et de les classifier ; elle dont l’articulation irrationnelle, prélogique et spontanée était émotionnelle, fut transformée en une méthode qui permettait de prendre possession de l’environnement.

Deuxièmement, bien qu’il ait vécu à Berlin et participé aux activités de Dada dans cette ville allemande (prussienne) et cosmopolite, Hausmann s’est toujours défié de la culture des métropoles. Comme j’ai essayé de l’expliquer dans l’essai de 1994, il a systématiquement évité de participer à la célébration de la métropole moderniste, industrielle, américanisée. Sur ce point, il rejoint le Hongrois Brassaï qui a préféré Paris à Berlin, la ville d’Atget et du surréalisme à la capitale des constructivismes. Hausmann a vécu quelques mois à Paris mais il ne s’y est pas installé. En revanche, à Berlin, il n’a pas exploité la veine de la vie populaire représentée par l’Atget berlinois, Heinrich Zille.

Finalement, parmi les dadaïstes berlinois, Hausmann fut le seul qui, pendant les années 1920, prit au sérieux la photographie directe (straight), telle qu’elle était pratiquée par August Sander et Albert Renger-Patzsch, entre autres ; le seul qui pensa à la fois enregistrement, description, contemplation. Il s’est intéressé à la photographie quand il s’est détourné de la vie berlinoise. Il avait interprété l’expérience de la vie urbaine dans ses collages (tel Tatline at Home, 1920), puis il s’est détourné de la Grande Ville.

Parmi les artistes de la mouvance dada et constructiviste, il est celui et le seul qui se soit opposé à l’idée de la Großstadt, et cela sans souscrire à un imaginaire de la Grande Nature ou à une idéalisation de la campagne, que l’on trouve par exemple chez Albert Renger-Patzsch. La Großstadt fut l’image-aimant des artistes modernistes (progressistes) allemands pendant les années 1920. Mais elle fut également le repoussoir des idéologues de la Heimat, c’est-à-dire d’un idéal de la nature vernaculaire comme patrie d’origine, pays natal. Hausmann a tout fait pour éviter cette bipolarisation. Il voulait éprouver « la réalité spirituelle » (l’expression apparaît dans « Nous ne sommes pas des photographes ») sans subir cet effet de tenaille. Hausmann a opposé, sans concession, la contemplation à la compulsion de l’appropriation esthétique. Cela me semble, je le répète, la base de toute éthique photographique.

August Sander, Raoul Hausmann as Dancer [Raoul Hausmann danseur], 1929 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne, / ADAGP, Paris, 2018



Surgit toutefois une seconde énigme. Comment cette admirable propédeutique a-t-elle pu composer avec le caractère extraordinairement égocentrique et quelque peu exhibitionniste du personnage ? Vera Broïdo a raconté « à quel point Hausmann devenait aimant et facile dès qu’il prenait l’appareil »2. Nik Cohn, son fils, se souvient :

Elle adorait décrire la manière qu’avait Hausmann de danser, sa façon de choisir un objet au hasard – une chaise, un vase, un galet sur la plage – puis d’improviser une danse autour, parfois des heures durant. Pour elle, c’était quand il dansait, ou quand il photographiait, que Hausmann apparaissait dans ce qu’il avait de plus sensible et de plus humain, sans ce besoin compulsif de dominer dont il pouvait faire preuve à d’autres moments.

La rencontre de Vera Broïdo a stimulé et précipité l’intérêt d’Hausmann pour la photographie descriptive, puisqu’ils se sont rencontrés en 1927, l’année où il inaugura cette activité. Pour lui, la contemplation était une forme sublimée de l’érotisme ; elle permettait de diffuser l’expérience du corps aimé dans l’environnement, de faire apparaître les métaphores érotiques dans la morphologie du paysage : les plis, les ondulations, les frissons de la nature. Cette teneur érotique de l’expérience contemplative fut chez lui la voie d’accès au lyrisme photographique.

Raoul Hausmann ; nuque ; corps ; photographie

Raoul Hausmann, Sans titre (Vera Broïdo), vers 1931 © ADGAP, Paris, 2018
© Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



Il faut aussi faire la part de l’idéalisation du moi qui accompagne le mécanisme de sublimation. Hausmann s’était forgé une image exaltée de lui-même. Cela lui permit de considérer que le véritable lyrisme ne peut être que protestataire, opposé au statu quo social, ou conforme à l’expérience commune, ou, mieux, les deux à la fois. Il était sans doute convaincu qu’il n’y a de vrai lyrisme que du commun, émancipé des tropismes idiosyncrasiques. Cela convenait à l’idée expansive qu’il se faisait de lui-même. À Berlin, il rejeta le pathos expressionniste (comme tous les protagonistes de Dada) et cultiva l’indifférence du dandy. Après Dada, il rédigea et cosigna, avec Hans Arp, Ivan Pougny et Moholy-Nagy, l’« Appel pour un art élémentaire », qui parut dans De Stijl en 1921. Son intérêt pour la photographie procède de cette logique.

Contemplation et lyrisme communiquent comme l’image et la parole. Dans la mesure où elle recoupe l’attention, la contemplation peut contribuer à une visée de connaissance. Cette visée sous-tend le travail d’investigation anthropologique mené à Ibiza. Quant à la parole lyrique, dans la culture allemande, elle fut toujours, depuis le premier romantisme, empreinte de spéculation philosophique. Cela se vérifie chez Hausmann. Dans Hylé, il a reconnu lui-même une « hypertrophie du je »3. Mais il se défiait des particularités idiosyncrasiques. Il cherchait à saisir une réalité commune.

La solution, c’était le mythe, la forme mythique, qui devait désorienter et réorienter le mécanisme de « surcompensation » dénoncé en 1921. La forme mythique permet d’intégrer les idiosyncrasies en vue d’un lyrisme du commun (ce fut le coup de génie de Joyce). Fondée sur l’observation du comportement animal, en particulier le sens de l’orientation chez les abeilles, la théorie de l’optophone se rattache au projet d’établir de nouvelles relations du corps, qui permettraient d’intégrer la sensorialité excentrique aux pulsions optiques. Hausmann ne fut pas le premier à vouloir réconcilier l’imaginaire mythologique et l’étude scientifique des phénomènes psychosensoriels.

Raoul Hausmann

Raoul Hausmann, Sans titre, 1931 © Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart



Mais, pour un artiste qui essaie de s’exprimer à la première personne, en laissant venir d’autres voix, sans forcer la sienne, le mythe est une manière de construction ou reconstruction biographique. Quand il prenait des vues d’un paysage, Hausmann pensait « espace vécu », il pensait à ce que Pierre Kaufmann a appelé « l’expérience émotionnelle de l’espace ». Cette expérience, qui implique le corps propre et la proprioception, soit une perception infra-visuelle, peut être dansée : Hausmann se voulait un artiste-philosophe dansant. Mais, dès lors qu’elle rencontre un objet et qu’elle est inscrite, écrite ou photographiée, l’expérience proprioceptive acquiert une forme visuelle (« objective ») et prend un tour littéralement bio-graphique, « bio » désignant la vie en général autant qu’une vie, une vie particulière. La mythologie est alors une affaire individuelle autant qu’une forme de représentation collective. Cela est lisible dans Hylé, mais aussi dans le corpus photographique (et le mot corpus prend ici sa juste résonance).

Chez Hausmann, la description photographique est aussi une psychobiographie. On peut distinguer deux motifs saillants, qui correspondent aux deux périodes du corpus photographique : le littoral et la maison, soit les paysages de dunes de l’île de Sylt et d’une côte de la Baltique (Jershöft, aujourd’hui Jaroslawiec, en Pologne), puis la maison paysanne d’Ibiza. Deux autres motifs, plus restreints, sont investis d’une forte charge symbolique, puisqu’ils renvoient l’un et l’autre à l’idée de la photographie comme écriture de la lumière. Ce sont la plante ou l’herbe sauvage, qui exprime la vivacité du monde végétal régi par l’héliotropisme, et la tourbière, c’est-à-dire la terre humide, qui condense une figuration quasiment allégorique de la matrice photographique. La tourbière est le chaudron de la lumière : la lumière crépite, l’eau devient du feu vivant.

Raoul Hausmann ; pied ; sable ; littoral

Raoul Hausmann, Sans titre (Pied dans le sable), vers 1931 © ADAGP, Paris, 2018 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur/VG Bild-Kunst, Bonn



Le littoral, c’est la rencontre de la terre et de la mer. C’est aussi, comme l’a signalé Lacan, et comme on en trouve la déclinaison dans l’Ulysses de Joyce, le littéral, letter (la lettre) et litter, qui peut être à la fois la litière (la plage où l’on s’allonge) et le débris, le détritus (tout ce que la mer rejette sur la plage). Quant à la maison, rattachée à l’idée d’abri, une des plus belles évocations qu’en ait données Hausmann est une invocation, une action verbale (plutôt qu’une image) : c’est, dans Hylé, le poème consacré à Ca’n Palerm, où l’on peut lire notamment :

Sala blanche, très-haut coquillage
Coquille calcaire où la vie ouvrage
[…]
Ancienne mer, ondoiement d’eau
Les fleuves Cambriens
affluent sur Gal
se répandent dans Ca’n Palerm :
descend, colonne d’air
dans les ténèbres
du ventre maternel
[…]
Bloc de glace, cube de rêve
du piso, construit en
dix-huit cent
trente-quatre
Ta fraîcheur calcaire, sereine
sur deux étages
Lieu de vie, vie rêvée […]4

Le recul d’un siècle, 1834 pour 1934 ; la maison-coquillage comme idéal d’une architecture à la mesure du corps – on pense à Francis Ponge –, mais aussi le lointain géologique, l’envahissement du flux immémorial ; ces éléments contradictoires participent de l’espace-temps mythique du roman, dans la mesure où le mythe a pour fonction de lier les contraires. En réponse à « l’hypertrophie du je », l’invocation du lieu de vie rêvé(e) permet l’expansion lyrique du sujet, dans le déploiement métaphorique de l’expérience proprioceptive.

L’oubli et le retour sont inscrits dans une biographie transformée en mythe personnel. Hausmann avait entrepris de réintroduire dans l’histoire une « île oubliée ». Il s’y était rendu pour fuir la terreur nazie. Mais il fut rattrapé par le cauchemar de l’histoire, et il subit à son tour l’épreuve de l’oubli. Resserré sur la période 1927-1936, le corpus photographique constitue une sorte d’îlot (et un territoire partiellement englouti) dans une histoire des avant-gardes entre les deux guerres. Finalement, l’actualité d’Hausmann tient peut-être encore à une question. Un être humain est-il une île ?



Jean-François Chevrier



Historien de l’art, commissaire d’exposition, Jean-François Chevrier est professeur à l’École des beaux-arts de Paris depuis 1988. Auteur de nombreux essais sur les rencontres entre art et littérature, sur l’art moderne (photographie comprise), l’art depuis les années 1960, l’espace public et l’architecture, il a également accompagné le travail d’artistes très divers. Les Éditions L’Arachnéen ont publié sept volumes de ses écrits, dont L’Hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke (2012) et Œuvre et activité. La question de l’art (2015). Expositions récentes : « Formes biographiques » (Musée Reina Sofía, Madrid et Carré d’art, Nîmes, 2014-2015) et « Agir, contempler » (Musée Unterlinden, Colmar, 2016).





« Raoul Hausmann. Un regard en mouvement. »
La sélection de la librairie
Raoul Hausmann : « La photographie moderne comme processus mental »

References[+]

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Jacques Donguy : L’Optophone ou les péripéties d’une invention http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/03/jacques-donguy-loptophone-peripeties-dune-invention/ Tue, 06 Mar 2018 11:38:30 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30267 Le 17 février 2018 se déroulait au Jeu de Paume une performance inédite avec un Optophone, instrument original conçu par Raoul Hausmann, mais qu'il n'a jamais pu réaliser de son vivant. L'artiste Peter Keene a lui-même réalisé plusieurs versions de cet instrument, la dernière datant de 2004. Les musiciens Geneviève Strosser et Florent Jodelet ont proposé une activation de cet optophone en interprétant un ensemble de poésies phonétiques de Raoul Hausmann. Le poète Jacques Donguy retrace ici la généalogie d'une invention et d'une pensée intermedia chez Raoul Hausmann.

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Le 17 février 2018 se déroulait au Jeu de Paume une performance inédite avec un Optophone, instrument original conçu par Raoul Hausmann, mais qu’il n’a jamais pu réaliser de son vivant. L’artiste Peter Keene a lui-même réalisé plusieurs versions de cet instrument, la dernière datant de 2004. Les musiciens Geneviève Strosser et Florent Jodelet ont proposé une activation de cet optophone en interprétant un ensemble de poésies phonétiques de Raoul Hausmann. Le poète Jacques Donguy retrace ici la généalogie d’une invention et d’une pensée intermedia chez Raoul Hausmann.



Performance optophonétique, avec Geneviève Strosser et Florent Jodelet (à gauche), Peter Keene et Jacques Donguy, le 17 février 2018 au Jeu de Paume, Paris. Photographie © Francesca Avanzinelli, 2018


Dans une lettre du 23 juin 1963 à Henri Chopin, publiée dans le premier numéro de la revue Celebrity café aux presses du réel, Raoul Hausmann écrit : « Je voudrais attirer votre attention sur le fait que depuis 1922, j’ai développé la théorie de l’optophone, appareil qui transforme des formes visibles en sonorité et vice versa. J’avais un brevet anglais, “Procédé pour combiner des nombres sur base photoélectrique” qui était une variante de cet appareil (…). Pour construire l’optophone, il me manquait l’argent. » Dans cette même lettre, il évoque un nouveau manuscrit : « Du Monde des Formes abstraites à l’Optophone ». Il s’agit en fait de la deuxième lettre de la correspondance qu’il va échanger avec Henri Chopin jusqu’à sa mort en 1971. Raoul Hausmann, jusque là assez isolé à Limoges, entre en relation dans les dix dernières années de sa vie avec toute une nouvelle génération, celle de la poésie concrète et de la poésie sonore, Pierre Garnier qui animait la revue Les Lettres, Henri Chopin qui animait la revue Cinquième Saison puis la revue OU d’abord à Paris puis en Angleterre, Théodore Koenig qui à Bruxelles dirigeait la revue Phantomas, Paul De Vree qui dirigeait à Anvers la revue De Tafelronde et Édouard Jaguer qui lui dirigeait à Paris la revue Phases. Et c’est à l’occasion de la parution du numéro de la revue Cinquième Saison n°17, Poème phonétique qu’il entre en contact avec Henri Chopin et qu’il s’abonne à la revue. Et dans toutes ces revues, il y aura des publications de textes de Raoul Hausmann. Mais celui avec lequel il aura la relation la plus continue et la plus amicale sera Henri Chopin qui viendra lui rendre plusieurs visites à Limoges et l’enregistrera pour la revue-disque OU avec les premiers magnétophones de l’époque.

Le titre exact du brevet n°446.338 déposé à Londres pour le texte le 25 septembre 1934, pour le descriptif technique le 25 octobre 1935, et accepté le 27 avril 1936, était : “Improvements in and relating to Calculating Apparatus” [« Améliorations pour et concernant une machine à calculer »]. Hausmann, dans une correspondance à Henri Chopin, en donne curieusement un autre titre : “Device to transform numbers on photoelectric basis”. Ce brevet de Londres diffère du projet initial, celui d’une machine pour passer du son à l’image, et de l’image au son. Hausmann a tenté autour de 1930 de déposer un brevet de l’Optophone sur cette base initiale à Berlin, ce dont témoigne toute une correspondance. Comme il l’explique dans une lettre à Théodore Koenig de la revue Phantomas : « Comme l’Office des brevets de Berlin ne voulait pas m’accorder un brevet pour l’optophone, qu’il jugeait “techniquement réalisable, mais dont il ne pouvait pas voir l’utilité”, j’ai transformé l’optophone en machine à calculer sur base photoélectrique. »

Raoul Hausmannn dessin accompagnant le brevet de l’Optophone, 1934.


Passer du son à l’image et de l’image au son est facilement réalisable avec l’ordinateur aujourd’hui, mais était difficile à l’époque. Hausmann a imaginé cette idée d’optophonétique dès 1922, dans un article publié d’abord en russe dans le numéro 1-2 de la revue Veshch/Gegenstand/Objet d’El Lissitzky et Ilya Ehrenberg, « Revue internationale de l’art moderne », qui n’aura que trois numéros, victime en Union Soviétique de changements de direction idéologique, puis le même article traduit en hongrois dans le numéro 1 de la revue MA de Lázlo Moholy-Nagy. Dans un document inédit donné à Henri Chopin sous le titre « À PROPOS DE L’OPTOPHONE », Hausmann rappelle la chronologie de ses différentes tentatives pour faire diffuser ses idées sur l’optophonétique. En 1924, dans le numéro 3 de la revue G de Hans Richter, revue d’avant-garde sous-titré Material zur elementaren Gestaltung [« Matériel pour la Forme élémentaire »] qui aura 5 numéros, il publie un article technique sur l’optophonétique. En 1925, il prend contact avec les inventeurs allemands du film parlant, Hans Vogt, Joseph Massolle et Joseph Engl. Rappelons que c’est en septembre 1922 que fut montré au cinéma l’Alhambra de Berlin le premier film avec son optique produit en Allemagne. La bande son était sur la pellicule, où étaient enregistrés des signaux optiques correspondant à des données acoustiques. Le son avait donc un support physique, comme les images. Le procédé d’enregistrement du son sur la pellicule utilisait un Kathodophon qui transformait le son en impulsions électriques transmises à une lampe à haute fréquence dont l’intensité changeait à mesure. Hausmann, à la suite de cela, va publier un texte : « Du film parlant à l’optophonétique ». Sa première idée de brevet pour l’Optophone date de la visite en 1926 d’un élève au Bauhaus de Moholy-Nagy, Walter Brinkmann, qui lui suggère de déposer un brevet, ce qu’il essaiera de faire au bureau des brevets à Berlin. Et c’est en 1927 qu’il eut la visite de Daniel Broïdo, le frère de Vera Broïdo, qui était ingénieur à Berlin et qui travaillait à une machine à calculer à base photo-électrique pour la grande firme d’électricité A.E.G., la General Electric Company. Et c’est à ce moment-là qu’il a changé son idée d’Optophone pour celle d’une machine à calculer à base photo-électrique, et Hausmann et Broïdo ont même construit un modèle pour la démonstration. Mais à cause du nazisme, Daniel Broïdo a émigré à Londres, et Hausmann à Prague. Le brevet a été finalement accepté à Londres. Quand Hausmann a été obligé de quitter la Tchécoslovaquie en 1938 à cause des nazis – il était considéré comme un artiste dégénéré et sa femme, Hedwig Manckiewitz, était d’origine juive –, il a vendu son brevet à Daniel Broïdo pour 50 livres sterling. Ce brevet, par ses fonctions, par exemple permettant d’« imprimer des tickets de train (…) où les trois valeurs – destination, classe et type de train – ont à être combinées », est en fait celui d’un ordinateur peu de temps avant que le premier ordinateur ne soit réellement créé. Le premier ordinateur, Colossus, a été créé 7 ans plus tard, en 1943, pour décrypter les messages encodés par Enigma pour l’armée allemande, machine binaire à base de systèmes mécaniques, bandes de papier perforé, et systèmes électroniques, d’abord 1500 tubes à vide, puis 2400.

Daniel Broïdo était en effet le frère de Vera Broïdo, qui a été la maîtresse de Raoul Hausmann de 1928 à 1933 à Berlin, puis jusqu’en 1938 à Ibiza avant de partir à Londres et qui a servi de modèle à Raoul Hausmann dans les dunes de la Baltique. Il était ingénieur, et ce qui est intéressant, c’est qu’après avoir déposé ce brevet avec Raoul Hausmann, il a travaillé plus tard à Londres en 1956, donc très tôt, sur l’ordinateur LEO, puis sur les ordinateurs ICL. Quand on lit le brevet de Londres présenté comme une machine à calculer, on est en fait sur un prototype d’ordinateur, sans les moyens techniques de celui-ci.

Mais la préoccupation de Raoul Hausmann pour l’Optophone va être une constante jusqu’à sa mort, comme nous le voyons dans sa correspondance avec Henri Chopin. Dans une lettre du 20 décembre 1963, il écrit : « Un jour, je voudrais réaliser l’optophone, seul appareil électronique exact pour contrôler une nouvelle phonie (…) ». Le 19 février 1967, il rappelle le brevet déposé à Londres, et ajoute : « en 1927 j’ai inventé mon “Optophone” pour transformer des formes abstraites en musique. » et le 18 janvier 1970, il écrit : « je te joins une déclaration “À propos de l’optophone” relative à mes activités techniques que tu ne connais peut-être pas. », et enfin, quand Henri Chopin publie son dernier livre, “Sensorialité excentrique”, il y joint, en français, le texte de l’Optophonétique de 1922.


Nous avons, pour la reconstitution de l’Optophone, deux sources iconographiques, les schémas techniques du brevet déposé à Londres, concernant plutôt une machine à calculer, et le schéma simplifié et son commentaire publié dans le livre que Jean-François Bory a consacré à Raoul Hausmann aux éditions de l’Herne en 1972, dont le titre est : « Prolégomènes à une monographie de Raoul Hausmann », livre rédigé sous le contrôle étroit de Raoul Hausmann et de son vivant, selon le propre témoignage de Jean-François Bory. Et c’est le seul livre écrit sur lui de son vivant, même s’il est paru quelques mois après sa mort, et c’est le seul schéma de ce qu’ aurait pu être l’Optophone. Voilà comment Hausmann le commente dans ce livre : « l’Optophone (est) basé sur une cellule de sélénium disposée devant une lampe à arc dont un haut-parleur fait varier la luminosité proportionnellement aux sons émis. La cellule de sélénium, dont la conductivité augmente en fonction des particules lumineuses reçues, permet alors, par une série de résistances, d’enregistrer par le son (gravure sur disque) la lumière qu’elle reçoit. Ainsi ce qui apparaît comme image devient son dans la station intermédiaire. Il suffit alors d’inverser le procédé en le montant en série pour que le son devienne image. » La cellule photovoltaïque de sélénium a été utilisée notamment pour les posemètres des appareils photographiques, le sélénium réagissant à la lumière.

Raoul Hausmann n’est pas le seul à s’intéresser à ces correspondances son/image ou musique/peinture. Le mot même d’optophone remonte à un instrument élaboré en 1912 à l’université de Birmingham par l’ingénieur britannique Edmund Edward Fournier d’Albe à l’usage des aveugles, pour « traduire des effets optiques en effets acoustiques » destiné au repérage spatial, permettant de localiser la lumière par l’ouïe, instrument qu’Hausmann connaissait, qui a passionné la presse de l’époque et qui a d’ailleurs inspiré à Picabia le titre de deux de ses tableaux en 1921/22, Optophone I et Optophone II. Et selon un texte inédit que nous a transmis Henri Chopin, Hausmann connaissait aussi « l’expérience de la lampe parlante à arc incandescent » de William Duddell. Pour les lampes à arc de carbone, utilisés à l’époque en Angleterre pour l’éclairage public, William Duddell avait remarqué qu’en variant avec un clavier la tension fournie aux lampes, on pouvait créer des fréquences audibles contrôlables, ce qui a donné lieu à un spectacle auquel Hausmann a assisté au musée de la Poste à Berlin en 1920. Hausmann connaissait aussi « les expériences d’Ernst Ruhmer sur la transformation des sons en signes visibles au moyen d’une cellule de sélénium », sujet sur lequel Ruhmer a écrit en 1905 un livre, La cellule photo-électrique et sa signification pour l’électrotechnique qu’Hausmann possédait à Limoges. Ernst Walter Ruhmer, physicien allemand, était connu pour étudier les applications pratiques utilisant les propriétés de sensibilité à la lumière du sélénium, qu’il a utilisé pour améliorer le photophone de Bell, un prototype de téléphonie sans fil. Ruhmer a aussi découvert un procédé qui sera adopté pour les premiers films sonores qu’Hausmann connaissait. Et enfin, Hausmann avait découvert l’existence du “Claviluz” de Thomas Wilfred aux États-Unis, grâce à un article d’un journal new-yorkais, un piano provoquant un kaléidoscope d’images colorées sur une surface concave. Là sont les références qu’il cite. D’autres références auraient pu être citées par lui, dont le clavier chromatique “Chromola” à la première du Prometheus de Scriabine au Carnegie Hall le 20 mars 1915, ou le piano optophonique de Vladimir Baranoff-Rossiné, brevet russe n°4938 du 18 septembre 1923.

Par ce brevet déposé à Londres et co-signé par lui, Hausmann se légitime comme scientifique, ou artiste ingénieur. En témoignent ses carnets et les textes tapuscrits déposés au Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart ou à la Berlinische Galerie à Berlin, où nous trouvons dans les années 1920 des textes sur l’électromagnétisme, la physiologie oculaire et l’optique : il cite les corps rayonnants de Max Planck, la spectroscopie de Wilhelm Röntgen, Niels Bohr et même Albert Einstein. Le carnet numéroté X à Berlin, datant de 1923, s’intitule « Spectroscopie, Physique solaire, Optique » et contient des schémas techniques. Dans le manifeste du “PRÉsentisme” publié en 1921 dans la revue De Stijl, il dialogue et polémique avec Marinetti sur la technique. Voici ce qu’il écrit dans L’Art Nouveau de 1933 : « Avec le train, l’avion, l’appareil photo et les rayons X, nous parvenons (…) à l’extension du sens de la vision dans la plastique créative de la vie. » Donc, non pas la problématique de la vitesse comme chez les futuristes, mais celle de la vision, ce qui renvoie à un texte de Hausmann de 1922, « Le principe de la fonctionnalité universelle en optique », qui commence par la question : « Qu’est-ce que la vision ? », ce qui renvoie aussi au titre du fameux livre de Moholy-Nagy, Vision in Motion. Hausmann avait donc une culture scientifique réelle, mais mélangée de considérations philosophiques, et avec des limites. Il pensait que « la lumière est de l’électricité vibrante, et le son aussi de l’électricité vibrante ». Walter Brinkman, lors de sa visite à Hausmann, émet une hypothèse plus prudente, faisant la distinction entre ondes mécaniques et électromécaniques, « les sons [étant] des vibrations de l’air » et la lumière devant être intégrée à l’électricité.

L’artiste Peter Keene, qui avait ramené d’Angleterre, à l’occasion d’une visite familiale, une copie du brevet de l’Optophone à partir de son numéro d’enregistrement que nous lui avions fourni, brevet qui se trouvait en fait au pays de Galles, va en réaliser plusieurs prototypes. Peter Keene est en effet petit-fils d’un ingénieur qui a fait des recherches sur la radio et les antennes dans les années 1930, inventeur génial qu’il a bien connu, comme il le dit lui-même : « Avec l’aide de mon grand-père, j’utilisais des pièces de récupération qu’il me procurait à l’aide de vieilles machines. » Il s’intéresse donc à l’archéologie des technologies, dont celle de la télévision ou de l’ordinateur. Il va réaliser une première reconstitution de l’Optophone en janvier 1999, à l’occasion d’une exposition personnelle à Paris. Le son était provoqué par la rencontre d’un capteur et d’un rayon laser mis en mouvement selon deux axes x et y par l’intermédiaire d’une manivelle, reconstitution assez proche des schémas disponibles. Une deuxième version en 2000 va s’inspirer des technologies de l’époque, celle de Léon Theremin et celle de la télévision de John Logie Baird utilisant, non un tube cathodique, qui n’existait pas à l’époque, mais le système mécanique du disque de Nipkow qui existait en 1923, à l’époque de Hausmann. Dans la troisième version de 2004, qui est le prototype réalisé pour l’exposition « Son & Lumières » au Centre Pompidou et qui est aussi celui utilisé pour la performance du 17 février 2018 au Jeu de Paume, Peter Keene a remplacé « l’arc chantant » du projet initial par trois diodes lumineuses de couleurs rouge, bleue et verte correspondant à un découpage de la bande passante en son grave (le rouge), médium (le bleu) et aigu (le vert), dont les projections sur un écran à travers les filtres de trois cylindres rotatifs percés et en mouvement sont à l’origine d’une image flottante mue par le son, couleurs qui génèrent elles-mêmes par un dispositif retour un nouveau son. Donc trois versions, et chaque fois, un Optophone revisité, une nouvelle création artistique.

Deux musiciens, Geneviève Strosser et Florent Jodelet, ont interprété au micro, en liaison avec l’Optophone revisité par Peter Keene, un ensemble de poèmes phonétiques de Raoul Hausmann, qui se présentent comme des partitions de lettres, certains célèbres comme le fameux Poème-affiche « f m s b w » de 1918 qui a inspiré à Kurt Schwitters son « Ur-Sonate », et qui est un des thèmes de cet « Ur-Sonate », et d’autres poèmes phonétiques, pour certains inédits. Le poème phonétique, pour le définir, et c’est une invention de Hausmann, est à base de lettres, donc bien avant le lettrisme d’Isidore Isou de 1947, avec lequel Hausmann va polémiquer. Le poème phonétique peut être considéré comme de la poésie abstraite, à la même époque que la peinture abstraite de Kandinsky et de Mondrian. Le premier tableau abstrait de l’histoire de la peinture, comme le montre Andréi Nakov, est Tableau avec cercle de Kandinsky, et il date de 1911. D’ailleurs, Schwitters emploiera explicitement l’expression « poésie abstraite » dans son texte sur la « Poésie conséquente » dans la revue G : « La poésie abstraite » (c’est nous qui soulignons) « a libéré le mot de ses associations… et valorisé chaque mot par rapport à un autre. »

Marshall McLuhan écrit dans Pour comprendre les médias en 1977 : « Nous avons déjà traduit ou prolongé notre système nerveux central dans la technologie électro-magnétique : nous n’aurions qu’un pas de plus à faire pour transférer notre conscience au monde des ordinateurs. » Ce qui pouvait être fait difficilement avec l’Optophone peut être fait aujourd’hui aisément depuis la diffusion de l’ordinateur portable, qui se généralise à partir des années 1980/90. Et avec la phrase de McLuhan, on n’est pas loin des réflexions actuelles sur le transhumanisme d’un artiste comme Stelarc, comme on peut le voir dans le récent numéro de la revue “Inter” n°128 sur “Techno-corps / Cyber milieux”. Toute une nouvelle génération de poètes, comme le brésilien Augusto de Campos, et d’artistes va développer cette idée de verbi-voco-visuel, pour reprendre le terme visionnaire de James Joyce dans “Finnegans Wake”, ou d’intermédia pour reprendre le terme de Dick Higgins. C’est aussi l’ambition de la poésie numérique, en prolongement de l’optophonétique, de traiter indifféremment le son et l’image, la vue et l’ouïe, nos deux sens principaux, alors que la typographie ne fait appel qu’au sens de la vue, comme le montre McLuhan dans La Galaxie Gutenberg. De la poésie numérique, on peut avoir un panorama dans notre livre Pd-extended 1 poésie numérique en Pure Data aux presses du réel, où il y a des textes théoriques qui se réfèrent à l’Optophone de Hausmann.

Ce futur, Hausmann l’a anticipé en parlant « d’imagination eidophonique », mot plus philosophique qui va remplacer la notion d’optophonétique à la fin de sa vie. Déjà en 1965, dans la revue Les Lettres de Pierre Garnier, il rêve de « perspectives sur un langage futur, après l’an 2000 » avec ce qu’il appelle « Le poème eido-phonique ». Et dans un tapuscrit de 1966/67, il parlera même d’« Eidophonie électronique », ouvrant « une voie surprenante et insolite (…) avec des moyens totalement électroniques », ce qui en fait un des pionniers de l’art numérique, ce que souligne Arndt Niebisch de l’Université de Vienne en Autriche, qui parle d’un « tournant cybernétique » de Raoul Hausmann. Une réflexion qui va dans le sens de la rêverie utopique d’un autre fonctionnement du cerveau, comme avec la Dream Machine de Brion Gysin, dans le sens d’une « sensorialité excentrique » que décrivait Hausmann dans son livre de 1970, un an avant sa mort, reprenant une expression d’Ernst Marcus, qui avait publié un livre à Berlin en 1918 (Der Sturm) : “Das problem der excentrischen Empfindung und seine Lösung”, « Le problème de la sensorialité excentrique et de sa solution », livre testament avec des illustrations de son ami Jef Golyscheff, dont l’un des sous-titres est : « Au-delà de l’homo sapiens ».



Jacques Donguy, 2018




Exposition « Raoul Hausmann. Un regard en mouvement. »
Peter Keene / Site officiel
Celebrity Cafe n°1 / Presses du Réel
Pd-extended 1 – Poésie numérique en Pure Data

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“Susan Meiselas, transmitting images” by Clara Bouveresse http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/01/clara-bouveresse-susan-meiselas/ Tue, 30 Jan 2018 09:55:25 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30007 In 1976, Susan Meiselas published a book on the women working at a carnival striptease show travelling across the American Northeast. Her black and white photos not only revealed the reality behind the glitter, but also showed the day-to-day life of these carnival strippers. Their profession was, by removing their clothes, to sell their image the time of an evening. So much more than a display of glamorous or sordid images, Susan Meiselas’ work provided a glimpse, a more raw and intimate vision of the women’s lives. Not only that, she chose to include their voices and record their accounts of their lives, thereby breaking through their confinement within an image.

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In 1976, Susan Meiselas published a book on the women working at a carnival striptease show travelling across the American Northeast. Her black and white photos not only revealed the reality behind the glitter, but also showed the day-to-day life of these carnival strippers. Their profession was, by removing their clothes, to sell their image the time of an evening. So much more than a display of glamorous or sordid images, Susan Meiselas’ work provided a glimpse, a more raw and intimate vision of the women’s lives. Not only that, she chose to include their voices and record their accounts of their lives, thereby breaking through their confinement within an image.



Meiselas ; Carnival ; strippers ; streaptease ; book ; témoignage ;

Susan Meiselas, Carnival Strippers, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1976




This long-term project would open the doors of Magnum Photos, a co-operative founded in 1947 by a group of famous photographers, not the least of whom were Henri Cartier-Bresson and Robert Capa. The members of this select agency were most probably won over by Meiselas’ subtle approach, which challenged the sensationalist, titillating way of treating such subjects at the time. Thanks to Magnum, Susan Meiselas’ work was sent out to more potential clients, in particular to magazines. In fact the co-operative sent what it called “distributions” to its network of agents and clients. These took the form of reportages comprising a series of photos with accompanying captions and texts that could easily be inserted into the pages of weekly magazines. Selecting the best images, organising them into a sequence and providing precise texts to go with them was a way of telling a “story” with just a few photos: the resulting story was then sold to the highest bidder. This art of visual narration or storytelling was an inspirational training for many of the agency members, who learnt the ins and outs of photojournalism. Susan Meiselas hadn’t studied journalism, having received a visual education. She gradually took on board the rules of the profession, whilst preserving her commitment to using images as a point of connection to people, as she had done since her student years.



Susan Meiselas ; Nicaragua ; photoreporter ; photojournalisme ; livre

Susan Meiselas, Nicaragua, New York, Pantheon, 1981




Pushing back the boundaries of the photographic profession

At the end of the 1970s, Susan Meiselas set off to cover the evolving social conflict in Nicaragua and found herself in the middle of the insurrection, taking some of the most widely distributed images of the conflict. Her vivid photos became icons of the revolution and were republished to mark anniversaries and printed on posters. Abundantly reproduced, these images gradually lost any precise notion of context: who were the people in the photos and why did they take part in the fighting? Nobody could remember. In light of this media success, Susan Meiselas decided to put her images back in their original concrete, local context. Ten years later, she returned to Nicaragua to find the people in the photos and speak with them. In 2004, she exhibited the photos in the very places they were taken, filming the reactions of passers-by. For her, the natural prolongation of her work as a photographer was in this dialogue with the communities at the origin of the images. By her actions, she broke with the relationship of dominance in which the photographer “takes” photos of subjects, sometimes against their wishes and endeavoured to “return” part of her work to the men and women who gave rise to it. Already Susan Meiselas was adopting the role of a “transmitter” of images and creating a point of contact between communities – the ones she came into contact with in the field and the communities of people who would look at these images once they had been made public.



Susan Meiselas ; Nicaragua ; Révolution ; sandinistes ; photoreporter

Susan Meiselas, Installation of a photo of the August 1978 insurrection in the very place where it was taken. Matagalpa, Nicaragua, “Reframing History”, 2004 ©Susan Meiselas / Magnum Photos




Throughout the 1980s, she continued to push back the boundaries of the traditional role of a reporter, by working as both a photographer and a film director. She also worked with other photographers, mainly in Central and Latin America. In 1990, she published a book with a collection of photos taken by Chilean photographers during the Pinochet regime. Between 1991 and 1997, she set herself a colossal task with her akaKurdistan project, which comprised a travelling exhibition, a collaborative website and a book assembling the photographic heritage of the Kurdish people, together with their individual stories. Successively an exhibition curator, an archivist, a film director and an author, Susan Meiselas made sure to use images as a way of forging connections between people. At the time, some members of Magnum didn’t entirely understand her Kurdish project, seeing how she had abandoned her work as a photographer to present images taken by others. Today this pioneering project is a model example of a collaborative and archival approach, one that is followed by numerous photographers and artists who have decided to go down this path. 1



Meiselas ; Kurdistan ; Histoire ; kurde ; photojournalisme

Susan Meiselas, Kurdistan. In the Shadow of History, Random House, 1997, republished by University of Chicago Press, 2008




And yet Susan Meiselas wasn’t isolated at Magnum, whose members shared a common refusal to let themselves be stuck in rigid and unchanging roles. They all experimented in different fields, from documentaries to advertising and from fashion to corporate commissions, not forgetting books, films and exhibitions. There were other photographer/film directors in the collective, Raymond Depardon to start with, as well as several other authors looking to combine their work with a social or political commitment, hoping to convey an in-depth account of a situation and to stand out amongst the mass of press and amateur images. One such example was Danny Lyon who, in 1971, published a book of photos on the Texan prison system that had a collaborative and archival dimension in the way it presented an inmate’s letters and drawings alongside the images. Since the end of the 1970s, Jim Goldberg had also been developing another way of dialoguing with his subjects by inviting them to write their impressions and comments directly on the photos.

Goldberg’s process is reminiscent of a more recent project by the young Belgian photographer, Bieke Depoorter, who joined the co-operative in 2012. Bieke usually works at night, finding people to put her up in the course of her wanderings. After recently crossing Egypt spending each night in the homes of local people, she prepared a first draft of her book with the images she had brought back. She then returned to Egypt and asked different people – i.e. not the ones who actually appeared in the original images – to share their comments on the photos. Each double-page spread in the book therefore becomes a place where the photographer’s vision and the faces of the people in the photos encounter the reactions of readers who have been invited to give their first impressions. These annotations – personal, critical or funny – frame the images, sometimes using an arrow to indicate they are answering another comment. Bieke Depoorter decided to publish her book as is, with its images literally covered with handwritten remarks. The book’s French title is Mumkin2. The term corresponds to the first words of the sentence in Arabic for asking permission to take someone’s photo: “Can I?” The answer to this question begins with the agreement given by the subject and finishes when the photographer returns on location and shares the results of her work with a third party; witnesses and participants who take part in the conversation, thereby acknowledging the possibility that one can debate by means of images. Bieke Depoorter also positions herself as a “transmitter” of images and holds up Susan Meiselas as an example3. She showed her this recent project and remembers feeling very touched when they were able to discuss her work in 2010, at a time when she had just finished her studies and wasn’t really sure about embarking on a career as a photographer.



Bieke Depoorter ; Egypte ; Susan Meiselas ; Clara Bouveresse

Bieke Depoorter, Egypt, 2013, annotations from November 2015, Al-Mahalla al-Kubra, image published in As it may be, Aperture, Hannibal Publishing / Mumkin, Est-ce possible ?, Xavier Barral, 2017, together with a booklet that included a translation of the texts © Bieke Depoorter / Magnum Photos




Creative communities

Susan Meiselas is still committed to helping young photographers and students by being available to help and give advice. This is another facet of her role as a “transmitter”. She became the first president of the Magnum Foundation which she helped create in 2007. Today the Foundation works with human rights organisations and widens the scope of documentary photography by working with women, students and both amateur and professional photographers from other parts of the world, such as the Middle East, Colombia and China. It provides them with financial, professional and creative support and organises debates and workshops based on the premise that a documentary should be a collective work, one that gains from exchange. Susan Meiselas takes a very active role in the Magnum cooperative, supports young authors and still deeply believes in the fruitful nature of exchange and communities. This notion of community of which American culture is so fond, has fashioned her body of work, which was fostered by the debates about the photographic profession within Magnum itself and structured in contact with groups whose identities were either in flux, imagined, asserted or endured. Inspired by her experiences with archival projects, Susan Meiselas and the Magnum Foundation also endeavour to collect documents bearing witness to the photo agency’s history and organised a series of interviews with key figures from the world of photography with an aim to preserving their collective memory.

Looking to the past and sharing experiences, but also looking to the future by educating the new generations, Susan Meiselas is therefore also a “transmitter” between the older and the younger generations, envisioning the Magnum Foundation as a place where things are passed on.



Susan Meiselas ; Birmingham ; violence ; domestique ; maison ; social

Susan Meiselas, “A Room of Their Own”, At play in communal kitchen, a refuge in the Black Country, UK 2016 ©Susan Meiselas / Magnum Photos




Her latest book is named after an essay by Virginia Woolf, ‘A Room of One’s Own’, which questions women’s lack of recognition in literature and the fact they do not even have the necessary material conditions to express their creativity – i.e. not even a room of their own to work in. Meiselas’s book is about a woman’s refuge for victims of domestic violence in the West Midlands (England). It is the fruit of writing and photography workshops organised with the women living in the shelter and the meals they prepared and cooked together. The photos, from which the women themselves are often absent, comprise nevertheless their implicit portrait. There are very few faces to be seen, but in their place are photos of bedrooms, day-to-day life with children, the stories of the women’s lives and their collages like so many fragments of this place “of their own” where women can finally speak out.



Clara Bouveresse, 2018
Translation: Simon Thurston
Homepage : Photograph by Susan Meiselas, Muchachos await counterattack by the Guard, Matagalpa, Nicaragua, 1978 © Susan Meiselas/Magnum Photos



Susan Meiselas ; Clara Bouveresse

Sam’s Collage, A Room of Their Own », in collaboration with Multistory, 2016 © Multistory





Biography

Clara Bouveresse is an art historian specialising in photography with a PhD in art history from Paris 1 Panthéon-Sorbonne University. She wrote Histoire de l’agence Magnum. L’art d’être photographe (published by Flammarion) based on her on her thesis. In 2017, she co-curated Magnum Manifesto, Clément Chéroux’s exhibition at the International Center of Photography in New York marking the photo agency’s 70th anniversary and also co-wrote the exhibition catalogue that was published in five languages. Her article on Susan Meiselas’ Kurdistan project was published in Transatlantica. In 2014-2015, she received a Georges Lurcy fellowship to pursue her research at the University of Columbia (New York).



“Susan Meiselas, Mediations” at Jeu de Paume, Paris
Paris Photo / Interview of the artist
Susan Meiselas
Bieke Depoorter

References[+]

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Clara Bouveresse : “Susan Meiselas, passeuse d’images” http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/01/susan-meiselas-clara-bouveresse/ Tue, 30 Jan 2018 09:06:14 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=29958 En 1976, Susan Meiselas publie un livre consacré aux spectacles itinérants de striptease forain dans le Nord-Est des États-Unis. Ses photographies en noir et blanc révèlent les coulisses du spectacle et la vie quotidienne des strip-teaseuses. Ces femmes ont pour métier de vendre leur image le temps d’une soirée de déshabillage. Au-delà des clichés glamour ou misérabilistes, Susan Meiselas nous fait entrevoir une vision plus intime et abrupte de leurs vies. Surtout, elle décide de leur donner la parole à travers de longs témoignages, brisant leur enfermement par l’image.

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[EN]

En 1976, Susan Meiselas publie un livre consacré aux spectacles itinérants de striptease forain dans le Nord-Est des États-Unis. Ses photographies en noir et blanc révèlent les coulisses du spectacle et la vie quotidienne des strip-teaseuses. Ces femmes ont pour métier de vendre leur image le temps d’une soirée de déshabillage. Au-delà des clichés glamour ou misérabilistes, Susan Meiselas nous fait entrevoir une vision plus intime et abrupte de leurs vies. Surtout, elle décide de leur donner la parole à travers de longs témoignages, brisant leur enfermement par l’image.



Meiselas ; Canrbival ; strippers ; streaptease ; book ; témoignage ;

Susan Meiselas, Carnival Strippers, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1976




Ce travail au long cours va lui ouvrir les portes de l’agence Magnum, une coopérative fondée en 1947 par un groupe de photographes renommés, à commencer par Henri Cartier-Bresson et Robert Capa. Les membres de cette agence sélective sont sans doute séduits par son approche nuancée, qui rompt avec la course au sexy et au sensationnel habituellement de mise pour un tel sujet. Grâce à Magnum, la photographe va bénéficier d’un circuit de diffusion plus large de son travail, notamment auprès des magazines. La coopérative envoie en effet à son réseau d’agents et de clients des « distributions », reportages composés d’une série de clichés, de légendes et de textes qui trouveront leur place dans les pages des hebdomadaires. La sélection des meilleures images, leur séquençage et la précision des textes les accompagnant permettent de raconter une « histoire » en quelques photographies et de vendre au plus offrant. Cet art de la narration visuelle (ou storytelling) est une école du regard pour bien des membres de l’agence, qui apprennent les codes de la profession de photoreporter. Susan Meiselas ne sort pas d’une école de journalisme mais a été formée en éducation visuelle : elle s’approprie peu à peu les règles du métier, tout en conservant un engagement pour la transmission par l’image hérité de ses années d’études.


Déborder le cadre du métier de photographe

À la fin des années 1970, elle part couvrir le conflit social au Nicaragua et se retrouve au coeur de la révolution sandiniste, réalisant quelques-unes des images les plus diffusées du conflit. Ses photographies aux couleurs éclatantes deviennent des icônes de la révolution, republiées à l’occasion d’anniversaires ou imprimées sur des affiches. Reproduites à foison, elles perdent peu à peu leur enracinement dans un contexte précis : qui sont les personnes photographiées, pourquoi ont-elles participé aux combats ? Nul ne s’en souvient.



Susan Meiselas ; Nicaragua ; photoreporter ; photojournalisme ; livre

Susan Meiselas, Nicaragua, New York, Pantheon, 1981




Face à cette fortune médiatique, Susan Meiselas décide de replacer ses images dans un contexte local et concret : elle retourne dix ans plus tard au Nicaragua pour retrouver les personnes figurant sur ses photographies et les interroger, puis expose en 2004 les clichés sur les lieux où ils ont été pris, filmant les réactions des passants. Son travail de photographe se prolonge donc par un dialogue avec les communautés d’origine des images. Ce faisant, elle rompt la relation de domination qui fait du photographe un « preneur » d’images, parfois contre le gré des personnes portraiturées, pour tenter de « rendre » une partie de son travail à celles et ceux qui l’ont fait naître. La photographe se positionne déjà en « passeuse » d’images, point de contact entre des communautés – celles rencontrées sur le terrain et celles qui regarderont ses images une fois diffusées.



Susan Meiselas ; Nicaragua ; Révolution ; sandinistes ; photoreporter

Susan Meiselas, installation d’une photographie de l’insurrection d’août 1978 sur les lieux où elle avait été prise, Matagalpa, Nicaragua, Projet “Reframing History”, 2004 © Susan Meiselas/Magnum Photos




Tout au long des années 1980, elle continue de déborder le rôle traditionnel de reporter, travaillant comme photographe, mais aussi comme réalisatrice de films ou en se mettant au service d’autres photographes, principalement en Amérique Centrale et Latine. En 1990, elle publie ainsi un livre rassemblant les images prises pendant la dictature du général Pinochet par des photographes chiliens. Entre 1991 et 1997, elle entreprend le colossal projet akaKurdistan, comprenant une exposition itinérante, un site internet participatif et un livre rassemblant le patrimoine photographique et les témoignages du peuple kurde. Tour à tour commissaire d’exposition, archiviste, réalisatrice et autrice, Susan Meiselas se donne toujours pour rôle de faire le lien entre des personnes grâce aux images.Son projet kurde suscite à l’époque quelques incompréhensions à l’agence Magnum, puisqu’elle abandonne son travail de photographe pour présenter des images appartenant à d’autres. Il constitue désormais un exemple pionnier d’approche archivistique et collaborative, qui fait figure de modèle pour bien des photographes et des artistes engagés sur cette voie.1



Meiselas ; Kurdistan ; Histoire ; kurde ; photojournalisme

Susan Meiselas, Kurdistan. In the Shadow of History, Random House, 1997, rééd. Chicago, University of Chicago Press, 2008




Susan Meiselas n’est pourtant pas isolée au sein de l’agence Magnum, dont les membres ont pour point commun de refuser de se voir enfermer dans un rôle figé. Tous expérimentent dans différentes directions, du documentaire à la publicité en passant par la mode ou les commandes pour les entreprises, produisant des livres, des films, des expositions. La coopérative compte d’autres photographes-réalisateurs, à commencer par Raymond Depardon, et plusieurs auteurs en quête d’un travail engagé, avec pour ambition de livrer un témoignage approfondi et de se distinguer de la masse des images de presse ou amateurs. En 1971, Danny Lyon avait ainsi publié un livre de photographies sur le système pénitentiaire texan, incluant une dimension archivistique et collaborative en présentant les lettres et les dessins d’un détenu. Depuis la fin des années 1970, Jim Goldberg imagine quant à lui une autre façon de dialoguer avec les personnes qu’il photographie, les invitant à écrire directement sur l’image leurs impressions et commentaires personnels.

Ce procédé fait écho à un projet plus récent de Bieke Depoorter, jeune photographe belge qui a rejoint la coopérative en 2012. Cette dernière a pour habitude de travailler la nuit en demandant à des personnes de l’accueillir pour dormir, au gré de ses pérégrinations. Elle a récemment parcouru l’Egypte en dormant chez l’habitant, et préparé une maquette de livre rassemblant ses images. Elle est ensuite retournée en Egypte avec cette maquette, proposant à de nouvelles personnes – et non celles qui apparaissent dans l’image – de commenter ses photographies. Chaque double-page du livre se transforme en lieu de rencontre entre le regard de la photographe, les visages des personnes photographiées, et les réactions des lecteurs invités à livrer leurs premières impressions. Ces annotations, personnelles, critiques ou drôles, viennent entourer les contours d’un profil ou se répondre entre elles à l’aide de flèches. Bieke Depoorter décide de publier son livre en l’état, avec les images criblées de remarques manuscrites. Le titre français de l’ouvrage, Mumkin, cite les premiers mots de la phrase, en arabe, qui permet de demander l’autorisation de prendre une photographie : « est-ce possible ? »2 La réponse à cette question débute par l’accord donné au moment de la prise de vue, et s’achève par le retour sur les lieux et le partage avec des tiers participants, témoins et acteurs d’une conversation actant la possibilité d’un débat par les images. Se positionnant elle aussi comme une passeuse d’images, Bieke Depoorter cite en exemple Susan Meiselas, à qui elle avait montré son récent projet3. Elle se souvient aussi avoir été très touchée de pouvoir lui faire voir son travail dès 2010 alors qu’elle venait de terminer ses études et ne pensait pas encore se lancer dans une carrière de photographe.



Bieke Depoorter ; Egypte ; Susan Meiselas ; Clara Bouveresse

Bieke Depoorter, Egypte, 2013, annotations de novembre 2015, Al-Mahalla al-Kubra, image publiée dans Est-ce possible ? Mumkin, Xavier Barral, 2017, avec un livret comprenant la traduction des textes © Bieke Depoorter/Magnum Photos




Communautés créatrices

Susan Meiselas est en effet toujours engagée auprès de jeunes photographes et d’étudiants qu’elle accompagne et conseille, autre facette de son rôle de « passeuse ». Elle devient la première présidente de la Fondation Magnum – après avoir contribué à sa création en 2007 –, qui opère en partenariat avec des associations de défense des droits de l’homme et élargit le champ documentaire en travaillant avec des femmes, des amateurs, des étudiants, et des photographes d’autres zones géographiques comme le Moyen-Orient, la Colombie ou la Chine. La Fondation leur offre un soutien financier mais aussi un accompagnement professionnel et créatif, organisant des débats et des ateliers, partant du postulat que la pratique documentaire doit être collective et nourrie par des échanges. Membre très investie d’une coopérative, soutien pour les jeunes auteurs, Susan Meiselas croit en la fécondité des rencontres et des communautés. Cette notion de communauté, chère à la culture américaine, façonne son œuvre, alimentée par les débats sur le métier de photographe qui traversent Magnum et construite au contact de groupes aux identités mouvantes, imaginées, revendiquées ou subies. Nourrie par son expérience des projets archivistiques, Susan Meiselas a également entrepris avec la Fondation Magnum de rassembler des documents témoignant de l’histoire de la coopérative et contribué à une campagne d’entretiens avec des acteurs du monde de la photographie pour conserver leur mémoire collective.

Regardant vers le passé et le partage des expériences, et vers le futur, en formant de nouvelles générations de gens d’images, Susan Meiselas est aussi une passeuse entre les anciens et les plus jeunes, qui pense la Fondation Magnum comme un lieu de transmission.



Susan Meiselas ; Birmingham ; violence ; domestique ; maison ; social

Susan Meiselas, projet « A Room of Their Own », jeu dans la salle commune, foyer dans le Black Country, Royaume-Uni, 2016 © Susan Meiselas/Magnum Photos




Son dernier livre reprend le titre de l’essai de Virginia Woolf, « Une chambre à soi », qui interrogeait la faible reconnaissance des femmes en littérature et l’absence de conditions matérielles leur permettant de créer – ne serait-ce qu’un espace où travailler. Il porte sur un foyer pour des femmes victimes de violences domestiques à l’ouest de Birmingham, au Royaume-Uni. Fruit d’ateliers d’écriture et de photographie avec les habitantes du foyer, de repas préparés ensemble et partagés, il dessine leur portrait en creux. Rares sont les visages dans ces photographies, laissant place à des vues de leurs chambres, de leur vie quotidienne avec leurs enfants, à des témoignages et des collages, fragments d’un endroit « à soi » où ces femmes commencent à prendre la parole.



Clara Bouveresse, 2018
Visuel en page d’accueil : Susan Meiselas, Muchachos attendant la riposte de la Garde nationale, Matagalpa, Nicaragua, 1978 © Susan Meiselas/Magnum Photos



Susan Meiselas ; Clara Bouveresse

Collage de Sam, Projet « A Room of Their Own », en collaboration avec Multistory 2016 © Multistory





Biographie

Clara Bouveresse est docteure en histoire de l’art de l’Université Paris 1. Spécialiste de photographie, elle a publié à partir de sa thèse Histoire de l’agence Magnum. L’art d’être photographe (Flammarion). En 2017, elle était commissaire associée de Magnum Manifesto, l’exposition organisée pour l’anniversaire des 70 ans de l’agence par Clément Chéroux à l’International Center of Photography de New York, et co-auteure du catalogue l’accompagnant, publié en cinq langues. Elle a publié un article sur le projet Kurdistan de Susan Meiselas dans la revue Transatlantica. En 2014-2015, elle était Georges Lurcy Fellow à l’université Columbia de New York.



En savoir plus sur l’exposition
Le petit journal de l’exposition
Susan Meiselas, site officiel
Bieke Depoorter, site officiel

References[+]

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Bernd Stiegler : Qu’est-ce que la photographie moderne ? Walter Benjamin et sa critique d’Albert Renger-Patzsch. http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/09/stiegler-photographie-moderne-patzsch/ Mon, 25 Sep 2017 16:24:04 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=28314 Il arrive qu’une critique se transforme en un verdict accablant et reste suspendue longtemps au-dessus de son objet comme une épée de Damoclès au point d’en déterminer par la suite la réception : tout avis ultérieur doit alors se déterminer par rapport à ce verdict. On trouve chez Walter Benjamin un des exemples les plus célèbres de ce phénomène à propos du photographe de la Nouvelle Objectivité Albert Renger-Patzsch dont l’œuvre est présentée ici dans une grande rétrospective.

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Il arrive qu’une critique se transforme en un verdict accablant et reste suspendue longtemps au-dessus de son objet comme une épée de Damoclès au point d’en déterminer par la suite la réception : tout avis ultérieur doit alors se déterminer par rapport à ce verdict. On trouve chez Walter Benjamin un des exemples les plus célèbres de ce phénomène à propos du photographe de la Nouvelle Objectivité Albert Renger-Patzsch dont l’œuvre est présentée ici dans une grande rétrospective. Même s’il est très probable que Benjamin n’était pas familier de l’œuvre de Renger-Patzsch, qu’il ne la connaissait peut-être même pas du tout, cette critique a connu rapidement une large diffusion et a valu à Renger-Patzsch une réputation à laquelle ses photographies n’échappent que difficilement. À l’inverse, Renger-Patzsch ne se réfère pas une seule fois, ni dans ses écrits, ni dans sa correspondance, au verdict de Benjamin, comme s’il n’en avait pas pris connaissance ou que, du moins, il n’en avait pas tenu compte.



Renger-Patzsch ; Industrie ; Bernd Stiegler

Albert Renger-Patzsch, Zeche “Heinrich-Robert”, Turmförderung, Pelkum bei Hamm, 1951, Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Mais sur quoi porte exactement la critique de Benjamin ? Formulée au début en termes généraux, elle vise progressivement Albert Renger-Patzsch, plus exactement son livre intitulé Le Monde est beau qui incontestablement a fait époque. Celui-ci, comme le rappelle Renger-Patzsch, devait en fait s’intituler « Les Choses », mais son éditeur refusa, ne trouvant pas ce titre assez vendeur. À l’origine, la critique émise par Benjamin provient du sociologue, aujourd’hui oublié, Fritz Sternberg, mais c’est surtout grâce à sa reprise par Bertolt Brecht et précisément aussi grâce à la « Petite histoire de la photographie » de Benjamin, publiée en 1931, qu’elle a trouvé sa place dans la théorie de la photographie. Elle sert désormais de fil conducteur aux débats qui tournent autour de la critique de la société, du capitalisme et de la culture. « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. »1 Pour le moment, il n’est pas encore question de Renger-Patzsch, mais les clichés des usines Krupp étaient probablement familiers aux contemporains de Brecht et l’allusion devait être claire, même si l’entreprise n’était pas nommée explicitement. Pendant des décennies, ce passage a été l’exemple le plus cité à l’appui d’une théorie critique de la photographie, on le retrouve même dans une interview vidéo réalisée avec Andreas Gursky.

Quand l’on dit que Brecht est l’auteur de cette sentence, on désigne par là en fait plutôt celui qui a contribué à sa diffusion. Brecht en effet se réfère de son côté – sans que l’on ait pu jusqu’à aujourd’hui trouver une source exacte – au sociologue Fritz Sternberg, dans un texte qu’il qualifie lui-même d’« expérience sociologique », plus exactement dans son Procès de l’Opéra de Quat’sous. Il écrivit ce texte à la suite d’un conflit juridique portant sur les droits d’auteur dans le cadre d’une possible adaptation cinématographique de l’Opéra de Quat’sous. C’est un texte qui opère in extenso un montage de citations extraites de la motivation de l’arrêt, mais aussi des réactions publiques parues dans la presse ainsi que de nombreux textes littéraires, etc. Selon Brecht, le recours au montage tout comme le caractère expérimental du texte constituent, d’un point de vue aussi bien formel que théorique, la tentative de renoncer dans la stratégie argumentative, que le texte poursuit néanmoins, à un point de vue objectif. Cette tentative qui « montre les antagonismes sociaux sans les résoudre »2 et qui par là entend faire la démonstration qu’à l’intérieur du « champ des antagonismes d’intérêt »3 un positionnement stratégique et en même temps absolument partial est nécessaire, découle de la constatation qu’une position objective n’est plus possible, qu’il faut bien au contraire trouver des formes méthodiques d’analyse et de représentation qui ressemblent à des « processus de pensée collective ».4 Il ne s’agit donc pas pour lui d’analyser la fonction sociale du droit et de la jurisprudence, ni d’effectuer une délicate distinction entre art progressiste et art rétrograde, mais de définir le nouveau statut d’un art qui ait mené une réflexion théorique sur ses propres présupposés et qui soit politiquement éclairé au sein du réseau d’intérêts et d’« intermédiaires toujours plus denses » qui modifie aussi l’attitude de celui qui écrit : il devient un « utilisateur de médias ». Le cinéma en particulier a une signification centrale pour la « transformation du fonctionnement de l’art » en « une discipline pédagogique »5, aussi et précisément parce que la représentation de la réalité est devenue problématique. C’est dans ce contexte que se trouve le passage en question (ici dans sa totalité) : « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple à l’usine, ne permet plus de les restituer. Il faut donc effectivement “construire quelque chose”, “quelque chose d’artificiel”, “de posé”. L’art est donc tout aussi nécessaire. »6

La réponse de Brecht à la difficulté, que l’on pourrait appeler « objective », de trouver un point de vue objectif, c’est « l’expérience sociologique » en tant que tentative fonctionnelle de rendre visibles les contradictions dès la représentation, et d’obliger celle-ci à se faire montage et construction stratégique. Le jugement que porte Brecht sur la photographie ne vise nullement la photographie en tant que telle, mais concerne le problème de la représentation dans l’art, problème qui est illustré à partir d’elle sous la forme d’une métonymie. Theodor W. Adorno la reprendra dans sa « Lecture de Balzac » et la résumera par la belle formule selon laquelle « l’ens realissimum est fait de processus, et non de faits immédiats, qu’on ne peut pas copier. »7

Renger-Patzsch ; Bernd Stiegler

Couverture de Die Welt ist schön. Einhundert photographische Aufnahmen von Albert Renger-Patzsch [Le Monde est beau. Cent photographies d’Albert Renger-Patzsch], Carl Georg Heise, Munich, Kurt Wolff-Verlag, 1928

La version longue de Brecht n’a paru qu’en janvier 1932 dans le troisième cahier des Essais ; la « Petite histoire de la photographie » de Walter Benjamin, quant à elle, dans laquelle Brecht est cité et dans laquelle également le verdict prend sa forme canonique, avait déjà paru, en trois livraisons entre le 18 septembre et le 2 octobre 1931 dans Die literariche Welt (Le Monde littéraire). Il est donc vraisemblable que Brecht avait parlé au préalable avec Benjamin de sa critique. Ce dernier cite Brecht comme s’il voulait souligner la signification particulière de la critique et en même temps se l’approprier avant même que le texte cité ait paru. Par ailleurs il insère la citation dans un autre contexte et avec un adversaire explicite : la citation, jusqu’à présent dépourvue de source identifiable, se trouve mise au service d’une stratégie dirigée contre la photographie de la Nouvelle Objectivité et vise Albert Renger-Patzsch en particulier : « La création, en photographie, est ce par quoi elle se trouve liée à la mode. “Le Monde est beau”, telle est exactement sa devise. En elle se démasque l’attitude d’une photographie qui peut donner à n’importe quelle boîte de conserve sa place dans l’univers, mais n’est pas capable de saisir une seule des relations humaines dans lesquelles elle intervient […] Mais puisque le vrai visage de cette création photographique est la réclame ou l’association, sa contrepartie légitime est la démystification ou la construction. La situation, dit Brecht, se complique parce que, moins que jamais, le simple fait de “rendre la réalité” ne dit quelque chose sur cette réalité. Une photo des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne révèle presque rien de ces institutions. Il faut donc, en effet, “construire quelque chose”, quelque chose “d’artificiel”, quelque chose de “fabriqué”. »8

La photographie de la Nouvelle Objectivité n’est pour Benjamin qu’un fétiche : c’est une affirmation esthétisante de l’existant qui voit dans les images « créatrices » des « symboles de la vie ». Dans le tableau que dresse Benjamin, la photographie moderne trouve face à elle d’un côté Sander, Krull et Blossfeldt, de l’autre les surréalistes et le cinéma révolutionnaire russe. Tandis que les uns poursuivent des intérêts physiognomoniques, politiques ou scientifiques, il s’agit pour les autres d’une « construction photographique ». Entre les deux, il y a la photographie purement représentative, soi-disant créatrice, qui essaie de concilier nature et culture, technique et vie au moyen d’images dans lesquelles des correspondances formelles suggèrent une parenté intérieure, et qui se refuse à toute dimension constructiviste. Telle est aux yeux de Benjamin la position de Renger-Patzsch. Il ne devait pas être le seul à porter ce jugement : les positions célébrées avec emphase par Benjamin, dont l’ambigüité (également politique) ne devait apparaître que bien plus tard, ont été canonisées. En revanche, Renger-Patzsch fit l’objet d’une condamnation, et ce durant des décennies, lui qui, au sein du trio des photographes de la Nouvelle Objectivité, devait du point de vue historique, politique et théorique faire figure de perdant face à Sander et à Blossfeldt. Renger-Patzsch ne fut pas un lucky looser qui, en dernière instance, finit par triompher ; dès le début, il a été considéré comme un vestige historique et politique.

Renger-Patzsch ; Bernd Stiegler ; Zeche ; RWE

Albert Renger-Patzsch, Zeche “Victoria Mathias” der RWE, 1931
Museum Folkwang, Essen
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Walter Benjamin a continué de creuser le fossé prétendument infranchissable qui le sépare d’Albert Renger-Patzsch en visant encore plus explicitement ce dernier en ayant recours à un autre endroit à la citation de Sternberg. Dans son essai « L’auteur comme producteur », Benjamin écrit : « Mais continuez donc à suivre le cheminement de la photographie. Qu’apercevez-vous ? Elle devient de plus en plus nuancée, de plus en plus moderne et il en résulte qu’elle ne peut plus photographier de caserne locative ou de tas d’ordures sans les transfigurer. À plus forte raison ne pourrait-elle, devant un barrage ou une fabrique de câbles, en dire plus que : le monde est beau. « Le Monde est beau », tel est le titre du livre d’images bien connu de Renger-Patzsch, où nous voyons la photographie de la Nouvelle Objectivité à son sommet. Elle a en effet réussi à faire de la misère elle-même, en la concevant avec les perfectionnements à la mode, un objet de plaisir. »9

Les choses sont clairement dites : la photographie de la technique de Renger-Patzsch est une pure esthétisation de ce qui est représenté, sa transfiguration esthétique. Aux yeux de Benjamin la photographie de la Nouvelle Objectivité prolonge l’auratisation de l’objet que les pictorialistes, qu’il ne se lasse pas de critiquer, avaient à l’esprit. Par là, elle représente un programme résolument antimoderniste. La formule est assez claire : la mimésis et l’art font partie de la culture bourgeoise, la construction et l’information font partie de la modernité. Telle est la réponse de Benjamin aux « questions philosophiques » que « posent l’ascension et le déclin de la photographie » et pour lesquelles il cherche une réponse dans sa « Petite histoire de la photographie. »10

Ainsi, le verdict prononcé contre les travaux de Renger-Patzsch se précise. Ce dernier est le représentant d’une photographie qui traite son objet, la technique, de façon esthétisante et formelle. Sa position spécifique ne compte guère. Il est un symbole, surtout en raison du titre Le Monde est beau. La preuve en est que, à part les remarques déjà citées qui entrent peu dans le détail et une mention accessoire dans une sorte de classification de la Nouvelle Objectivité, on ne trouve dans l’ensemble de l’œuvre de Benjamin pas une seule autre référence au photographe. Mais ce qui importe à Benjamin, c’est moins de livrer une appréciation critique de l’œuvre ni même une interprétation subtile que bien plus de marquer des limites théoriques : Renger-Patzsch représente une zone interdite de la photographie moderne et par conséquent la démarcation se fait clairement. La question de Benjamin est simple : qu’est-ce qu’une photographie moderne ?

Benjamin fait la distinction entre un « bon » et un « mauvais » montage, entre une photographie moderne et une photographie antimoderne. D’un côté, il y a des photomonteurs comme John Heartfield qui est cité comme exemple d’un montage qui vise à démystifier, de l’autre côté, précisément Renger-Patzsch qui, certes, n’a pas travaillé une seule fois dans toute son œuvre avec la technique du photomontage, mais qui est présenté ici au moyen de l’idée expérimentale d’une boîte de conserve qui trouve sa place dans le cosmos. Au montage qui est lié à un contexte historique précis et dont le but premier est de démystifier est opposée une transposition globale qui, exempte de toute référence historique, décontextualise des artefacts technico-industriels et leur retire toute assignation historique. Ce qui est montré n’a pour fonction que d’être beau.

Dans ce que l’on appelle la « Deuxième lettre de Paris », Benjamin reprend une troisième fois sa critique en y ajoutant une autre dimension : « Ils [les surréalistes, L.C.] ont commis la même erreur que ceux des photographes qui font de la photographie appliquée, et dont le credo conformiste s’exprime dans le titre que Renger-Patzsch a donné à son célèbre recueil de photos. Die Welt ist schön [Le Monde est beau]. Ils n’ont pas su reconnaître la force d’impact social de la photographie, et n’ont pas compris l’importance du titre ou du texte qui accompagne les photos et provoque l’étincelle critique propre à un montage photographique ou à une série d’images (ce dont Heartfield nous donne le meilleur exemple). »11

Renger-Patzsch ; Lübeck ; Kauper

Albert Renger-Patzsch, Kauper, Hochofenwerk Herrenwyk, Lübeck, 1927
Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich © Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Sous forme fortement abrégée et, comme souvent chez lui, quelque peu énigmatique, Benjamin relie ici trois aspects différents :
Premièrement ce qui compte pour lui, une fois de plus, c’est l’importance de la lisibilité qui se trouve au centre de ses réflexions sur la photographie, son histoire et les questions philosophiques qui lui sont attachées. Pour le dire en une formule : pour pouvoir comprendre la photographie du 19e siècle, on a besoin du récit, de la tradition, c’est-à-dire de la durée ; pour pouvoir comprendre la photographie de la modernité, on a besoin par contre de la légende qui accompagne la photo, de l’information, c’est-à-dire de l’instant historique, du présent.

Deuxièmement, Benjamin relève un changement de fonction de la photographie. Comme, à l’époque de la modernité, la photographie ne vise plus la durée, elle se voit attribuer un nouveau rôle. Elle apparaît dans des contextes où elle fait l’objet d’une utilisation immédiate (par exemple dans les magazines), d’une exploitation hautement pratique parce que fonctionnelle. En même temps, la photographie a besoin d’une explication car sinon elle reste muette et perd sa valeur d’information. Une photographie qui, dans la conception de Benjamin, a une visée politique et critique est nécessairement liée à des textes.

Troisièmement, l’utilisation de l’écriture dans la photographie est autant symptôme que conséquence de l’aliénation qu’il s’agit de constater. Benjamin illustre cette idée à partir de l’exemple d’Atget dont on a dit qu’il photographiait les rues de Paris comme on photographie le lieu d’un crime : « Le lieu du crime lui aussi est désert. Le cliché qu’on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget, les photographies commencent à devenir les pièces à conviction pour le procès de l’histoire. »12 Si la photographie veut se faire indice – et c’est ce qu’elle doit faire pour Benjamin –, ce qui est montré doit être pourvu de la façon la plus précise possible d’informations concernant le moment où le cliché a été pris ainsi que le contexte sociohistorique. La photographie à elle seule ne suffit pas parce qu’elle n’est pas assez parlante. Une photo peut certes dire plus que mille mots, mais elle le fait de façon très imprécise, comme le montrent de nombreux exemples tirés de l’Histoire. Ce n’est que lorsqu’on ajoute du texte que l’on peut après coup lire l’Histoire à partir d’images. Ces dernières témoignent surtout de la disparition de l’Homme car, comme le veut l’interprétation que fait Benjamin d’Atget : les photographies montrent des lieux déserts. L’aliénation s’est faite photographie, s’est cristallisée dans des clichés, mais on peut la situer précisément sur l’axe temporel.

Pour résumer : Benjamin essaie dans son interprétation de la modernité de penser systématiquement la photographie dans la perspective de l’historicité et de l’actualité. Tandis que les formes transmises par la tradition et surtout celles du récit visaient encore la durée, c’est l’instant et l’utilisation immédiatement politique et critique des photographies qui importent à présent. Dans l’interprétation de Benjamin, Renger-Patzsch est celui qui, à l’inverse, choisit encore l’option de la durée et ce en pleine accélération de la modernité. À ses yeux, c’est un photographe à la fois moderne et parfaitement antimoderne.

On retrouve la critique de Brecht et de Benjamin chez Alexander Kluge où elle apparaît dans la problématique globale du réalisme : « Le montage, écrit Kluge, est une théorie du contexte. Quand je fais un film, je suis toujours confronté à cette difficulté que ce que je peux voir ne contient pas le contexte. À propos du réalisme, Brecht dit : à quoi sert la vue extérieure d’une usine AEG si je ne vois pas tout ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment en fait de relations, de travail salarié et de capital, de connexions internationales, une photographie de l’usine AEG ne dit rien de l’AEG en elle-même. En ce sens, comme le dit Brecht, la plupart des véritables relations sont tombées dans la fonctionnalité. C’est le cœur de la question du réalisme. Si je définis le réalisme comme connaissance des contextes, alors il me faut mettre un symbole à la place de ce que je ne peux pas montrer dans le film, de ce que la caméra ne peut enregistrer. Ce symbole, c’est le contraste entre deux plans, qui est aussi synonyme du montage. Il s’agit donc des relations concrètes entre deux images. C’est parce qu’entre deux images naît une relation et que le mouvement (ce que l’on appelle la dimension cinématographique) se situe entre deux images, que l’information, qui ne serait même pas contenue dans le plan réel enregistré, réside dans cette coupure. C’est-à-dire que le montage a affaire à quelque chose de très différent d’un film qui n’est fait que d’un matériau brut. »13

Renger-Patzsch ; Schuhfabrikation ; Industrie

Albert Renger-Patzsch, Bugeleisen fur Schuhfabrikation, Faguswerk Alfeld, 1928
Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Albert Renger-Patzsch apparaît ici une fois encore comme un photographe qui passe à côté de la modernité du fait même qu’il se concentre sur ses emblèmes : les aciéries et les usines, les constructions mécaniques et les artefacts industriels. Mais grâce à l’exposition du Jeu de Paume on peut découvrir un photographe qui s’est consacré radicalement à la modernité sans oublier toutefois ses ambigüités. Comme nul autre photographe, il essaie de trouver et de développer un langage photographique qui soit exempt de toute emprise politique et qui, bien au contraire, cherche des formes et des structures qui sont devenues les images emblématiques d’une époque. Le réalisme photographique de Renger-Patzsch vise à produire des images de la modernité avec toutes leurs ambiguïtés. Cela comprend aussi l’oscillation entre le document et la composition, entre l’instant et la durée, que Renger-Patzsch explore avec constance. La modernité est chez lui transposée en images pour ainsi dire intemporelles, surtout parce que cela faisait précisément partie du programme moderniste. L’Histoire devait prendre un nouveau départ. Ce faisant, Renger-Patzsch s’avère être moins un critique qu’un archiviste et c’est précisément pour cela qu’il doit être ici redécouvert comme un des photographes les plus modernes de la Nouvelle Objectivité. On n’attendra pas de lui une analyse critique des usines Krupp, mais un inventaire de ce qui caractérisait, à son époque, la modernité. Ce n’est pas son moindre mérite que d’avoir fixé cette modernité sur des photographies qui, rétrospectivement, permettent de lire une époque.



Bernd Stiegler, 2017
Traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau
Visuel en page d’accueil : Albert Renger-Patzsch. Ritzel und Zahnräder,
Lindener Eisen und Stahlwerke
[Pignons et roues dentées, usine Lindener Eisen und Stahlwerke], 1927. Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde, Pinakothek der Moderne, Munich © Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017



Bernd-Alexander Stiegler est né en 1964. Il a étudié la littérature et la philosophie à Tübingen, Münich, à Paris auprès de Jacques Derrida, puis à Berlin et Fribourg. Après son habilitation en 2000, il a dirigé la collection de sciences humaines aux éditions Surkhamp. il est aujourd’hui professeur de littérature allemande moderne et d’histoire et théorie des médias, à l’Université de Constance. Ses recherches se concentrent sur l’histoire et la théorie de la photographie au 19e et 20e siècle. Il travaille également sur la Culture visuelle et la théorie des images et de la visualité.


Exposition « Albert Renger-Patzsch. Les choses »
La sélection de la librairie
Table ronde “Il est inconcevable d’imaginer la vie moderne sans la photographie”

References[+]

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Bernd Stiegler: Was ist moderne Photographie? Walter Benjamins Renger-Patzsch-Verdikt [DE/FR] http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/09/bernd-stiegler-was-ist-moderne-photographie-walter-benjamins-renger-patzsch-verdikt-defr/ Mon, 25 Sep 2017 16:23:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=28272 FR Eine Kritik kann zu einem Verdikt werden, das als vernichtendes Urteil wie ein Damoklesschwert lange über seinem Gegenstand schwebt und künftig dessen Rezeption bestimmt, da eine jede weitere Stimme sich fortan zu ihr zu verhalten hat. Die wohl berühmteste dieser Art stammt von Walter Benjamin und betrifft den neusachlichen Photographen Albert Renger-Patzsch, dessen Werk[.....]

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FR

Eine Kritik kann zu einem Verdikt werden, das als vernichtendes Urteil wie ein Damoklesschwert lange über seinem Gegenstand schwebt und künftig dessen Rezeption bestimmt, da eine jede weitere Stimme sich fortan zu ihr zu verhalten hat. Die wohl berühmteste dieser Art stammt von Walter Benjamin und betrifft den neusachlichen Photographen Albert Renger-Patzsch, dessen Werk hier in einer großen Ausstellung gezeigt wird. Auch wenn es durchaus zweifelhaft ist, daß Benjamin mit dem Werk von Renger vertraut war, und er es vielleicht sogar überhaupt nicht kannte, hat sie sich rasch verbreitet und ein Bild entworfen, dem sich fortan Rengers Bilder nur mit Mühe entziehen konnten. Renger-Patzsch geht umgekehrt in seinen Schriften und auch in seiner Korrespondenz nicht ein einziges Mal auf sie ein, so als hätte er sie nicht gekannt oder zumindest ignoriert.
Renger-Patzsch ; Industrie

Albert Renger-Patzsch, Zeche “Heinrich-Robert”, Turmförderung, Pelkum bei Hamm, 1951, Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Doch wie sieht dieses Verdikt genau aus? Anfänglich allgemein gehalten, wird es sukzessive auf Albert Renger-Patzsch gemünzt, genauer auf sein fraglos epochales Buch Die Welt ist schön. Dieses sollte, wie Renger-Patzsch erinnert, eigentlich den Titel « Die Dinge » tragen, was aber dem Verleger nicht gefiel, da er ihn für nicht hinreichend verkäuflich hielt. Ursprünglich stammt die Kritik von dem heute vergessenen Soziologen Fritz Sternberg, findet dann aber über seine Aufnahme durch Bertolt Brecht und vor allem eben durch Walter Benjamins 1931 publizierte « Kleine Geschichte der Photographie » Eingang in die Photographietheorie, um fortan den roten Faden der gesellschafts-, kapitalismus- und kulturkritischen Debatten zu bilden: „Die Lage wird dadurch so kompliziert“, heißt es programmatisch in Brechts Dreigroschenprozeß, „daß weniger denn je eine einfache ‘Wiedergabe der Realität’ etwas über die Realität aussagt. Eine Fotografie der Kruppwerke oder der AEG ergibt beinahe nichts über diese Institute. Die eigentliche Realität ist in die Funktionale gerutscht.“1 Von Renger ist hier erst einmal nicht die Rede, auch wenn seine Aufnahmen der Krupp-Werke den Zeitgenossen vertraut gewesen sein dürften und damit die Referenz auch ohne namentliche Nennung deutlich war. Dieses Zitat avancierte dann über Jahrzehnte hinweg zum meistangeführten einer kritischen Photographietheorie und findet sich selbst in einem Video-Interview mit Andreas Gursky.

Wenn man Bertolt Brecht nun aber als Autor dieser Sentenz ansetzt, so bezeichnet man eher denjenigen, der für ihre Verbreitung gesorgt hat. Brecht beruft sich nämlich seinerseits – ohne daß bis heute eine genaue Quelle zu ermitteln wäre – auf den Soziologen Fritz Sternberg und zwar in einem Text, den er selber als „soziologisches Experiment“ bezeichnet, genauer in seinem Dreigroschenprozeß. Diesen hat er nach einer urheberrechtlichen gerichtlichen Auseinandersetzung über eine geplante Verfilmung der Dreigroschenoper geschrieben. Es ist ein Text, der in extenso Zitate montiert, indem er auf die Urteilsbegründung, aber auch auf die öffentlichen Reaktionen in der Tagespresse und zahlreiche literarische Texte etc. zurückgreift. Der Montage- wie Experimentalcharakter des Textes versucht formal wie theoretisch, so Brecht, in der Argumentationsstrategie, die der Text gleichwohl verfolgt, auf einen objektiven Standpunkt zu verzichten. Dieser Versuch, „die gesellschaftlichen Antagonismen zeigen, ohne, sie aufzulösen“2 und damit deutlich zu machen, daß innerhalb des „Kräftefeldes der widersprechenden Interessen“3 eine strategische und zugleich absolut parteiische Positionierung erforderlich ist, ist strategische Konsequenz der Beobachtung, daß eine objektive Position nicht mehr möglich ist und vielmehr methodische Darstellungs- wie Analyseformen gefunden werden müssen, die „kollektiven Denkprozessen“4 gleichen. Es geht ihm also nicht nur um eine Reflexion über die gesellschaftliche Funktion von Recht und Rechtsprechung, um die diffizile Unterscheidung von fortschrittlicher wie rückständiger Kunst, sondern um eine Bestimmung des veränderten Status einer theoretisch reflektierten und politisch aufgeklärten Kunst innerhalb des Geflechts von Interessen und von „immer dichteren Medien“, durch den sich auch die Haltung des Schreibenden verändert: Er wird zum „Instrumentebenützer“. Der Film hat nicht zuletzt eine zentrale Bedeutung für die „Umfunktionierung der Kunst in eine pädagogische Disziplin“5, auch und gerade weil die Darstellung der Realität problematisch geworden ist. In diesem Zusammenhang findet sich nun das folgende Zitat (und hier nun in ganzer Länge): „Die Lage wird dadurch so kompliziert, daß weniger denn je eine einfache ‘Wiedergabe der Realität’ etwas über die Realität aussagt. Eine Fotografie der Kruppwerke oder der AEG ergibt beinahe nichts über diese Institute. Die eigentliche Realität ist in die Funktionale gerutscht. Die Verdinglichung der menschlichen Beziehungen, also etwa die Fabrik, gibt die letzteren nicht mehr heraus. Es ist also tatsächlich ‘etwas aufzubauen’, etwas ‘Künstliches’, ‘Gestelltes’. Es ist also ebenso tatsächlich Kunst nötig.“6

Brechts Antwort auf diese, so könnte man sagen, „objektive“ Schwierigkeit, einen objektiven Standpunkt zu finden, ist das „soziologische Experiment“ als funktionaler Versuch, die Widersprüche bereits in der Darstellung sichtbar zu machen und die Darstellung auf strategische Montage und Konstruktion zu verpflichten. Brechts Photographie-Sentenz nimmt keineswegs die Fotografie als solche ins Visier, sondern zielt auf das Darstellungsproblem der Kunst insgesamt, das an ihr in Gestalt eines pars pro toto illustriert wird. Theodor W. Adorno wird sie in seiner ‘Balzac-Lektüre’ aufnehmen und auf die schöne Formel bringen, daß „das ens realissimum Prozesse sind, keine unmittelbaren Tatsachen, und sie lassen sich nicht abbilden.“7

Renger-Patzsch

Couverture de Die Welt ist schön. Einhundert photographische Aufnahmen von Albert Renger-Patzsch, Carl Georg Heise, Munich, Kurt Wolff-Verlag, 1928

Die Langfassung von Brechts Text erschien erst im Januar 1932 im dritten Heft der Versuche, Walter Benjamins « Kleine Geschichte der Photographie », in der Brecht zitiert wird und in der das Verdikt nun auch seine kanonisierte Form annimmt, allerdings in drei Lieferungen bereits zwischen dem 18. September und 2. Oktober 1931 in Die Literarische Welt. Wahrscheinlich hat Brecht mit Benjamin vorab über seine Kritik gesprochen. Benjamin zitiert Brecht, so als wolle er die besondere Bedeutung der Kritik unterstreichen und sich zugleich zueigen machen, noch bevor der zitierte Text überhaupt erschienen ist, und montiert das Zitat zugleich in einen anderen Kontext und mit einem expliziten Gegner: Nun steht das Zitat ohne bis dahin belegbare Quelle in einer strategischen Frontstellung gegen die Fotografie der Neuen Sachlichkeit und zielt insbesondere auf Albert Renger-Patzsch: „Das Schöpferische am Photographieren“, heißt es nun bei Benjamin, „ist dessen Überantwortung an die Mode. ‘Die Welt ist schön’ – genau das ist ihre Devise. In ihr entlarvt sich die Haltung einer Photographie, die jede Konservenbüchse ins All montieren, aber nicht einen der menschlichen Zusammenhänge fassen kann, in denen sie auftritt […]. Weil aber das wahre Gesicht dieses photographischen Schöpfertums die Reklame oder die Assoziation ist, darum ist ihr rechtmäßiger Gegenpart die Entlarvung oder die Konstruktion. Denn die Lage, sagt Brecht, wird dadurch so kompliziert, daß weniger denn je eine einfache ‘Wiedergabe der Realität’ etwas über die Realität aussagt. […] Es ist also tatsächlich ‘etwas aufzubauen’, etwas ‘Künstliches’, ‘Gestelltes’.“8

Die neusachliche Fotografie ist für Benjamin ein Fetisch; sie ist eine ästhetisierende Affirmation des Bestehenden, das in den „schöpferischen“ Bildern „Gleichnisse des Lebens“ ausmacht. In Benjamins Tableau der modernen Fotografie stehen ihr auf der einen Seite Sander, Krull und Blossfeldt und auf der anderen die Surrealisten und der russische Revolutionsfilm entgegen. Während die einen physiognomische, politische oder wissenschaftliche Interessen verfolgen, geht es den anderen um eine dezidierte „photographische Konstruktion“. Dazwischen steht die rein darstellende, vermeintlich schöpferische Photographie, die Kultur und Natur, Technik und Leben in Bildern zu versöhnen sucht, in denen formale Entsprechungen eine innere Verwandtschaft suggerieren und die sich jedem konstruktiven Zug widersetzt. Das soll in den Augen Benjamins die Position von Renger-Patzsch sein. Mit dieser Einschätzung sollte er nicht alleine stehen: Kanonisiert wurden eben jene von Benjamin emphatisch gefeierten Positionen, deren (auch politische) Ambivalenz erst viel später deutlich werden sollte. Verurteilt wurde hingegen Renger-Patzsch, der im Dreigestirn der neusachlichen Photographie neben Sander und Blossfeldt historisch, politisch und theoretisch der Verlierer bleiben sollte – und das über Jahrzehnte hinweg. Renger-Patzsch wurde eben nicht zum lucky looser, der dann am Ende doch obsiegt, sondern schon von Anfang an zum historischen und politischen Altbestand.

Renger-Patzsch ; Zeche ; RWE

Albert Renger-Patzsch, Zeche “Victoria Mathias” der RWE, 1931
Museum Folkwang, Essen
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Zwischen Walter Benjamin und Albert Renger-Patzsch liegt ein vermeintlich unüberwindlicher Graben, den ersterer nicht zuletzt durch eine weitere nun noch expliziter auf Renger-Patzsch zugespitzte Verwendung des Sternberg-Zitats weiter ausgehoben hat. In seinem Aufsatz „Der Autor als Produzent“ heißt es nun: „Nun aber verfolgen Sie den Weg der Photographie weiter. Was sehen Sie? Sie wird immer nuancierter, immer moderner, und das Ergebnis ist, daß sie keine Mietskaserne, keinen Müllhaufen mehr photographieren kann, ohne ihn zu verklären. Geschweige denn, daß sie imstande wäre, über ein Stauwerk oder eine Kabelfabrik etwas anderes auszusagen als dies: die Welt ist schön. ‘Die Welt ist schön’ – das ist der Titel des bekannten Bilderbuchs von Renger-Patsch (sic!), in dem wir die neusachliche Photographie auf ihrer Höhe sehen. Es ist ihr nämlich gelungen, auch noch das Elend, indem sie es auf modisch perfektionierte Weise auffaßte, zum Gegenstand des Genusses zu machen.“9

Damit sind die Dinge klar ausgesprochen: Die Technikphotographie eines Renger-Patzsch ist eine reine Ästhetisierung des Dargestellten, seine ästhetische Verklärung. Die neusachliche Photographie setzt also in den Augen Benjamins die Auratisierung des Gegenstands fort, die die von ihm vielgescholtenen Piktorialisten im Sinn hatten. Damit vertritt sie ein dezidiert antimodernistisches Programm. Die Formel ist deutlich genug: Mimesis und Kunst sind Teil der bürgerlichen Kultur, Konstruktion und Information Teil der Moderne. Das ist Benjamins Antwort auf die „philosophischen Fragen“, die „Aufstieg und Verfall der Photographie nahelegen“ und auf die er in seinen „Kleinen Geschichte der Photographie“ eine Antwort sucht.10

Damit ist auch das Verdikt gegenüber den Arbeiten von Renger-Patzsch präzisiert. Dieser steht pars pro toto für eine ästhetisierende und formal orientierte Technikphotographie. Als spezifische Position zählt er kaum. Er ist – und das nicht zuletzt aufgrund des Titels Die Welt ist schön – eine Chiffre. Dafür spricht, daß sich neben den bereits angeführten wenig ins Detail gehenden Anmerkungen und einer beiläufigen Erwähnung in einer Art Klassifikation der neuen Sachlichkeit in seinem gesamten Werk kein einziger weiterer Hinweis auf den Photographen findet. Doch Benjamin geht es auch weniger um eine kritische Würdigung des Werks oder gar um dessen filigrane Interpretation als vielmehr um das Abstecken von theoretischen Grenzen: Renger-Patzsch markiert ein No Go der modernen Photographie und dementsprechend deutlich fällt dann auch die Abgrenzung aus. Benjamins Frage ist schlicht und einfach: Was ist eine moderne Photographie?

Benjamin unterscheidet dabei zwischen einer „richtigen“ und einer „falschen“ Montage und einer modernen und einer anti-modernen Photographie: Auf der einen Seite stehen Photomonteure à la John Heartfield, der als Beispiel einer entlarvenden Montage angeführt wird, auf der anderen eben Renger-Patzsch, der zwar in seinem gesamten Werk nicht ein einziges Mal mit der Technik der Photomontage gearbeitet hat, hier aber mit dem Gedankenexperiment einer ins All montierten Konservenbüchse vorgestellt wird. Der einem präzisen zeithistorischen Kontext verpflichtete und in der Grundhaltung aufdeckende Montage steht eine im Wortsinn allgemeine Übertragung gegenüber, die bar jeder historischen Zuordnung technisch-industrielle Artefakte dekontextualisiert und ihnen den geschichtlichen Index entzieht. Das Gezeigte soll eben nur schön sein.

Benjamin nimmt im sogenannten « Zweiten Pariser Brief » ein drittes Mal seine Kritik auf und präzisiert sie, indem er ein weiteres Moment ergänzt: „Der Irrtum der kunstgewerblichen Photographen mit ihrem spießbürgerlichen Credo, das den Titel von Renger-Patzschs bekannter Photosammlung ‘Die Welt ist schön’ bildet, war auch der ihre. Sie verkannten die soziale Durchschlagskraft der Photographie und damit die Wichtigkeit der Beschriftung, die als Zündschnur den kritischen Funken an das Bildgemenge heranführt (wie wir das am besten bei Heartfield sehen).”11

Renger-Patzsch ; Lübeck ; Kauper

Albert Renger-Patzsch, Kauper, Hochofenwerk Herrenwyk, Lübeck, 1927
Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich © Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

In starker Abbreviatur und wie oft bei ihm etwas enigmatisch formuliert, verknüpft Benjamin hier drei unterschiedliche Aspekte: Erstens geht es ihm ein weiteres Mal um die Bedeutung der Lesbarkeit, die im Zentrum seiner Überlegungen zur Photographie, ihrer Geschichte und der mit ihr verbundenen philosophischen Fragen steht. Auf eine Formel gebracht: Um die Photographie im 19. Jahrhundert verstehen zu können, bedarf man der Erzählung, der Tradition, sprich der Dauer; um jene in der Moderne lesen zu können, braucht es hingegen der Beschriftung, die Information, sprich dem historischen Augenblick, der Gegenwart.

Zweitens geht es um eine veränderte Funktion der Photographie. Die Photographie in Zeiten der Moderne hat, da sie nicht länger auf Dauer zielt, eine neue Funktion. Sie erscheint in Kontexten des unmittelbaren Gebrauchs (etwa Zeitschriften) und einer höchst praktischen, weil funktionalen Verwertung. Zugleich bedarf die Photographie einer Erläuterung, da sie ohne diese stumm bleibt und ihres Informationswerts verlustig geht. Eine auf Information und – in Benjamins Vorstellung – Politik wie Kritik zielende Photographie ist notwendig mit Texten verbunden.

Drittens ist die Beschriftung auch Zeichen wie Folge der zu konstatierenden Entfremdung. Benjamin bringt dies auf die Formel des Tatorts. Wenn die Photographie Indiz sein will – und das soll sie in den Augen Benjamins sein – muß das Gezeigte weiterhin möglichst präzise mit Informationen zur Zeitstelle und zum soziohistorischen Kontext versehen werden. Das Bild allein ist nicht hinreichend, weil nicht aussagekräftig genug. Ein Bild mag zwar mehr als tausend Worte sagen, tut dies aber in recht ungenauer Weise – wie nicht zuletzt zahllose Beispiele aus der Geschichte zeigen. Erst dank der Beschriftung kann man auch im Nachhinein Geschichte über Bilder lesbar machen. Diese zeugen nicht zuletzt vom Verschwinden des Menschen, denn, so will es seine Deutung Atgets: die Bilder sind menschenleer. Die Entfremdung ist zum Bild geworden, in Aufnahmen geronnen, kann aber auf der Zeitachse genau bestimmt werden.

Faßt man diese Anmerkungen zusammen, so versucht Benjamin in seiner Deutung der Moderne die Photographie konsequent in der Perspektive der Historizität und der Aktualität zu denken. Während die überkommenen Formen der Tradition und nicht zuletzt jene der Erzählung noch auf Dauer zielten, so kommt es nun auf den Augenblick und die unmittelbare politische Verwertung wie kritische Verwertbarkeit der Bilder an. Renger hingegen wählt noch in der Moderne in Benjamins Deutung die Option der Dauer und das inmitten einer beschleunigten Moderne. Er ist in seinen Augen ein moderner und zugleich durch und durch anti-modernistischer Photograph.

Benjamins bzw. Brechts Kritik findet sich noch bei Alexander Kluge und wird nun als Realismus-Problem insgesamt gefaßt. „Montage“, so schreibt Kluge, „ist eine Theorie des Zusammenhangs. Beim Filmemachen stehe ich immer vor dem Problem, daß das, was ich sehen kann, den Zusammenhang eigentlich nicht enthält. Brecht sagt zum Realismus: was nützt eine Außenansicht der AEG, wenn ich nicht sehe, was sich in diesem Gebäude alles an Beziehungen, an Lohnarbeit und Kapital, in internationalen Verflechtungen abspielt – eine Fotografie der AEG sagt nichts über die AEG selbst aus. Insofern sind, wie Brecht sagt, die meisten wirklichen Verhältnisse in die Funktionale gerutscht. Das ist der Kern des Realismusproblems. Wenn ich Realismus als eine Kenntnis von Zusammenhängen begreife, dann muß ich für das, was ich nicht im Film zeigen kann, was die Kamera nicht aufnehmen kann, eine Chiffre setzen. Diese Chiffre heißt: Kontrast zwischen zwei Einstellungen; das ist ein anderes Wort für Montage. Es geht also um konkrete Beziehungen zwischen zwei Bildern. Dadurch, daß zwischen zwei Bildern eine Beziehung entsteht und die Bewegung (das sogenannte Filmische) zwischen zwei Bildern steckt, ist in diesem Schnitt die Information versteckt – die in der Realaufnahme der Einstellung selbst nicht stecken würde. Das heißt, die Montage befaßt sich mit etwas ganz anderem als ein Film, der nur aus Rohmaterial besteht.“12

Renger-Patzsch ; Schuhfabrikation ; Industrie

Albert Renger-Patzsch, Bugeleisen fur Schuhfabrikation, Faguswerk Alfeld, 1928
Albert Renger-Patzsch Archiv / Stiftung Ann und Jürgen Wilde,
Pinakothek der Moderne, Munich
© Albert Renger-Patzsch / Archiv Ann und Jürgen Wilde, Zülpich / ADAGP, Paris 2017

Albert Renger-Patzsch erscheint hier erneut als ein Photograph, der die Moderne verfehlt, indem er sich gerade auf ihre Embleme konzentriert: auf Stahlwerke und Fabriken, maschinelle Konstruktionen und industrielle Artefakte. Er ist aber nicht zuletzt dank der Ausstellung im Jeu de Paume als ein Photograph zu entdecken, der sich radikal der Moderne verschrieben hat, ohne aber ihre Ambivalenzen zu vergessen. Wie kaum ein zweiter Photograph versucht er, eine Bildsprache der Moderne zu finden und zu entwickeln, die erst einmal frei ist von politischen Zugriffen und vielmehr nach Formen und Strukturen sucht, die zu Leitbildern einer Epoche geworden sind. Der photographische Realismus von Renger-Patzsch zielt auf Bilder der Moderne mit all ihren Zweideutigkeiten. Dazu gehört auch das Oszillieren zwischen Dokument und Komposition, zwischen Augenblick und Dauer, das Renger immer wieder beharrlich auslotet. Die Moderne wird bei ihm gleichsam in zeitlose Bilder gebracht, nicht zuletzt weil dies eben auch Teil des modernistischen Programms war. Die Geschichte sollte seinerzeit neu beginnen. Renger-Patzsch ist dabei weniger Kritiker als Archivar und gerade deshalb hier und heute als einer der modernsten neusachlichen Photographen zu entdecken. Eine Aufklärung über die Krupp-Werke wird man ihm nicht erwarten können, wohl aber eine Bestandsaufnahme dessen, was seinerzeit die Moderne auszeichnete. Diese in Bilder zu bringen, die im Rückblick eine Epoche lesbar machen, ist dabei kein geringes Verdienst.

Bernd-Alexander Stiegler, 2017
Bernd Stiegler ist Professor für Neuere deutsche Literatur mit Schwerpunkt 20. Jahrhundert im medialen Kontext an der Universität Konstanz.



Ausstellung « Albert Renger-Patzsch, Sachen »

References[+]

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Andrés Denegri & Graciela Sacco – Soulèvements à Buenos Aires http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/09/soulevements-a-buenos-aires/ Fri, 08 Sep 2017 14:55:23 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=28128 Après Paris et Barcelone, l’exposition Sublevaciones (Soulèvements) était présentée au MUNTREF (Museo de la Universidad nacional de tres de febrero) à Buenos Aires. L’artiste Andrés Denegri a répondu à Marta Ponsa au sujet du contexte de création de sa pièce Nous avons été attendus et Graciela Sacco répond peu ou prou à la même question en[.....]

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Après Paris et Barcelone, l’exposition Sublevaciones (Soulèvements) était présentée au MUNTREF (Museo de la Universidad nacional de tres de febrero) à Buenos Aires. L’artiste Andrés Denegri a répondu à Marta Ponsa au sujet du contexte de création de sa pièce Nous avons été attendus et Graciela Sacco répond peu ou prou à la même question en proposant un court essai intitulé Interférence et publié en 1995, quand ses affiches donnaient déjà quelques bouffées d’air aux murs et palissades de Rosario en Argentine.



Soulèvements d’Andrés Denegri

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

Marta Ponsa : Quel est le contexte de création de ces pièces ? Une réaction face à un moment historique ? Une interprétation, une réflexion… une volonté critique et artistique… ?

Andrés Denegri : Le travail exposé dans Soulèvements est la seconde pièce d’Éramos esperados [Nous avons été attendus], une série débutée en 2012 axée sur la dualité des modèles économiques antagoniques tout au long de l’histoire argentine : d’une part celui basé sur l’export agro-alimentaire et, d’autre part, le développementisme industriel. Dans ce contexte, la lutte ouvrière organisée joue un rôle particulier, clairement exprimé dans Nous avons été attendus (fer et terre), l’installation – ou dispositif – qui fait partie de cette nouvelle version de l’exposition Soulèvements présentée à Buenos Aires. Les trois projections en noir et blanc y scintillent sur un écran translucide suspendu au-dessus d’une table. Les images proviennent de projecteurs Super 8 installés sur une autre table, parallèle à la première. Chaque pellicule générant l’un des films projeté, parcourt depuis le projecteur l’espace entre les deux tables, traverse verticalement le dos de l’écran puis revient se loger dans le projecteur. Ainsi se génère un signe infini (la forme d’un 8) en perpétuel mouvement. Le film au centre de l’écran montre le drapeau national et rappelle l’œuvre d’Eugène Py La bandera argentina [Le Drapeau argentin] ; à en croire le texte diffusé par l’installation, ce serait la première manifestation cinématographique dans notre pays. De chaque côté du drapeau se succèdent les images des deux luttes ouvrières menées au début du XXe siècle sur des terrains bien différents, la ville et la campagne. Elles correspondent à deux moments mythiques du combat des travailleurs réclamant leurs droits : El Grito de Alcorta [Le Cri d’Alcorta] (1912) et La Semana Trágica [La Semaine tragique] (1919).

Ce travail a été réalisé dans un contexte spécifique : les retrouvailles avec la politique étaient à leur apogée et l’on découvrait que l’engagement peut mener à une transformation réelle des conditions de vie quotidiennes. Les discours pour les droits des travailleurs, la justice sociale et le développement industriel de notre pays prévalaient. C’est ce que j’ai ressenti, moi comme des millions d’Argentins entre 2003 et 2015 : nous étions en train de vivre un de ces épisodes exceptionnels de l’histoire où l’État est dirigé par les représentants des majorités populaires et non par leurs ennemis. C’est la raison du titre de la série : Nous avons été attendus. Il est tiré de Sur le concept de l’histoire de Walter Benjamin, d’un paragraphe où il suggère une responsabilité du présent à l’égard du passé : « … Le passé est chargé d’un indice secret qui le désigne pour la rédemption. Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre. Alors nous avons été attendus sur Terre. Alors nous est donnée, comme à chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention. » J’ai senti que je vivais une époque où cet accord secret était validé, où la lutte et la souffrance vécues par beaucoup prenaient à nouveau tout leur sens.


Le contexte actuel est totalement différent et cela modifie le dialogue que le public pourrait avoir avec ce travail. Le vent du néolibéralisme souffle de nouveau avec force dans une Amérique latine où le fantôme de l’esclavage est à l’affût (ces lignes ont été écrites le jour même où le gouvernement illégitime du Brésil a décrété un assouplissement du code du travail en légalisant, entre autres, la journée de 12 heures). Parler d’esclavage peut sembler dissonant à notre époque. Pourtant, la restauration réactionnaire sur notre continent est si puissante et vorace qu’elle vise assurément à une totale déshumanisation de l’individu dans le but d’une rentabilité maximale et très concentrée. Aujourd’hui donc, ces visages qui clignotent sur l’écran translucide, ces têtes de métayers qui mènent une lutte organisée et ces figures d’ouvriers métallurgistes veillant leurs morts, passent une fois encore du statut de héros – pour les foules qui ont brandi le drapeau et construit un vaste modèle social fondé sur des droits – à celui de victimes – d’un État aux mains de leurs oppresseurs.

Et c’est tellement vrai que je travaille en ce moment à une nouvelle série qui s’éloigne de Nous avons été attendus. Intitulée Mecanismos del olvido [Mécanismes de l’oubli], elle a pour élément central un projecteur 16 mm que j’ai modifié pour qu’il détruise et brûle littéralement la pellicule qu’il projette : à nouveau le drapeau argentin flamboie, son image s’arrête et se fond dans la chaleur de la lampe du projecteur.


Interférence de Graciela Sacco

Graciela Sacco, Bocanada [Bouffée d’air], affiches dans les rues de Rosario, Argentine, 1993-1994 © Graciela Sacco.
Graciela Sacco a affiché, en 1993, ses premières images intitulées Bocanada [Bouffée d’air] sur les murs des cuisines des écoles de Rosario en Argentine, alors que le personnel était en grève. L’artiste a réalisé ensuite des interventions dans plusieurs villes en collant ses images dans l’espace public, sur les murs, palissades, panneaux publicitaires, affichages de campagnes électorales…


L’image multiple et médiatisée a ouvert de nouvelles voies dans le domaine des arts plastiques ; elle a permis à de nombreux artistes d’inscrire leurs œuvres dans des espaces et des circuits différents. L’objet artistique ne doit pas se cantonner à l’environnement limité du musée et de la galerie ; il peut en effet se matérialiser avec détermination dans chacun des recoins de la vie quotidienne et y faire irruption.

Lors de l’« ouverture démocratique » il y a plus de dix ans, nous nous sommes efforcés avec un groupe d’artistes de réunir les œuvres dispersées de l’avant-garde de Rosario, qui fut l’acteur prinicpal de Tucumán arde [Tucumán brûle] 1. Pour la première fois, après une longue période de silence, tout ce matériel nous permettait de reconstituer notre mémoire artistique et de combler une lacune regrettable dans l’histoire de l’art argentin ; depuis lors, je crois que j’ai pu penser et ressentir la pratique artistique à partir d’un lieu quotidien, avec une conscience éthique et esthétique différente 2.
L’observation de l’espace urbain et du graphisme publicitaire m’a aidée à prendre conscience de la colonisation visuelle organisée par les grands médias, de l’esthétique des stratégies urbaines dans leur interaction avec les citoyens et de l’image contemporaine en tant qu’image politique, c’est à dire qui assume son époque dans ses codes esthétiques et selon une forme politique 3.

Graciela Sacco, Bocanada [Bouffée d’air], affiches dans les rues de Rosario, Argentine, 1993-1994 © Graciela Sacco.


Le discours de l’image hégémonique actuelle est sans aucun doute généré à partir du développement des technologies de pointe, de la multiplicité, de l’utilisation stratégique des espaces publics et privés ; il établit ses bases sur la prééminence d’une culture qui privilégie considérablement le signe iconique.

La pratique artistique qui s’implique dans son époque a la possibilité d’intervenir dans ce discours. L’image qui interfère dérange, elle se niche dans les interstices, surgit de la mémoire des objets et des personnes ; elle est politiquement critique quand elle questionne le pouvoir au sujet de la condition humaine, de l’ordre établi, de l’attitude formelle qu’elle revêt. Il s’agit de montrer que, entre ces creux, se logent d’autres formes, d’autres discours, d’autres sons qui interrogent et mettent en doute la véracité du système, la logique sémantique sur laquelle elle s’appuie ainsi que la correspondance entre signifiants et signifiés.

Pour moi, la production d’objets générateurs d’images se conçoit comme un témoin qui reste dans l’espace intérieur. L’image qui est générée à partir de là, entièrement conçue comme multiple, engendre la signalisation de l’espace urbain, ainsi que mes « hélio-montages », qui interfèrent, se mêlent et se confondent avec les publicités qui circulent jusqu’à saturation de l’environnement manipulé ; ces dernières rôdent dans les rues, s’approprient l’espace d’une carte postale ; elles ont pour support une affiche, un timbre-poste, un wagon de métro ou la télévision.

La juxtaposition d’images annonce et dénonce. Parfois, ces images sont capturées de manière instantanée à partir de situations réelles ; le fait de me les approprier et de les inscrire dans un autre contexte ou une autre attitude, les transforme en propositions artistiques. L’intime devient alors public et ce qui est privé peut s’emparer du public.

La dématérialisation des objets matérialise des images. Les images et les concepts nous rendent compte du monde et partagent ce pouvoir que je nomme « interférence ».

Graciela Sacco. Rosario, 1995
Traduction de l’espagnol : Thomas de Kayser

Voir le site dédié à l’exposition
“Soulèvements”, une bibliographie
“Insurreccions” au MNAC, Barcelone

References[+]

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Erika Goyarrola Olano : « les adieux d’Ed van der Elsken » http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/06/erika-goyarrola-olano-les-adieux-ded-van-der-elsken/ Fri, 30 Jun 2017 14:13:12 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=27558 Dans sa dernière œuvre vidéo intitulée Bye (1990), Ed van der Elsken nous offre effectivement une palette émotionnelle à la première personne qui s’exprime autant par les mots que par les images. En 1988, il apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate, et qu’il est incurable. Pour affronter la maladie et la fin qui approche, il décide de tourner, avec l’aide de sa troisième femme, un film qui sera le journal intime de ses derniers mois.

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Depuis que l’être humain a conscience de lui-même, il a toujours cherché à créer des objets qui l’aident à affronter sa condition de mortel, et qui lui survivent. La représentation de soi-même et l’autobiographie — d’abord en littérature, puis dans les arts visuels — apparaissent avec la conscience d’une individualité propre et son cortège d’interrogations sur la conception du Moi. L’acte créatif, lorsqu’il est autobiographique, est autant une manière de laisser une empreinte après sa mort que d’explorer la fascination et l’étonnement de se savoir éphémère.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, assistante Anneke van der Elsken-Hilhorst, montage par Ulrike Mischke, diffusé le 27 janvier 1991 (VPRO), collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Il suffit de remonter à la naissance de la photographie pour y trouver des exemples d’autoportraits. Et s’il est possible de trouver plusieurs corpus photographiques liés à l’autobiographie dès le XIXe siècle — comme chez la Britannique Clementina Hawarden —, il faut attendre les années 1970 et 1980 pour trouver le journal intime en tant que genre spécifique aux États-Unis. À cette époque, les photographes délaissent les thèmes tournés vers l’extérieur et vers l’exotisme au profit d’un regard plus intime, et cette tendance se répandra rapidement en Europe. Dans les années 1970, on retrouve ces pratiques dans d’autres arts visuels, où les artistes, à partir de formes et de supports différents et en poursuivant d’autres objectifs, utiliseront diverses stratégies pour affirmer leurs identités, créer des récits personnels, fictifs ou non, ou reconstruire leur contexte social.

L’apparition de ces nouvelles pratiques peut en partie s’expliquer par l’essor parallèle des théories psychanalytiques et des théories postmodernes, qui se penchent sur la notion du sujet. L’autoportrait devient un support idéal pour analyser les problématiques liées au « Moi ». La photographie, par son caractère « spectaculaire »1, s’avère être un des meilleurs moyens pour réaliser ce genre de recherches. D’autant plus que les auteurs s’emparent d’autres aspects de la sphère privée grâce au journal intime, où la famille, les amis, les espaces personnels et les émotions occupent un rôle de premier plan. À cette époque, c’est la première fois que des sujets intimes inédits, comme des relations cachées ou politiquement incorrectes, sont dévoilés. Pendant les années 1960 et 1970, des auteurs comme Stan Brakhage, Mary Kelly ou Larry Clark décident de prendre leur entourage immédiat comme sujet de leurs œuvres. Mais dès les années 1950, dix ans avant eux, le photographe hollandais Ed van der Elsken (1925-1990) construit déjà une narration personnelle qui définira un corpus artistique autobiographique précoce et paradigmatique. Comme Roy DeCarava ou Robert Frank, cet auteur fait partie d’une génération de photographes qui élabore un nouveau langage photographique en s’opposant au reportage classique.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

L’engouement pour la photographie humaniste, après la Seconde Guerre mondiale, est tout aussi crucial pour comprendre l’évolution de la photographie vers un discours autobiographique. L’exposition collective “The Family of Man”, inaugurée en 1955 au MoMA, fut un des plus grands succès de la photographie humaniste. Edward Steichen, son commissaire, y avait justement intégré une œuvre d’Ed van der Elsken. Le but de l’exposition était de montrer la vie quotidienne de personnes du monde entier grâce à des thèmes existentiels comme l’enfance, l’amour et la mort, autant de sujets qui deviendront essentiels dans les œuvres autobiographiques.

Le travail d’Ed van der Elsken, qui s’inscrit dans le cadre du reportage et de la photographie d’auteur, est largement dominé par un discours à la première personne. Publié en 1956, son premier livre Een liefdesgeschiedenis in Saint-Germain-des-Prés [Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés] est un roman-photo qui s’inspire de sa vie à Paris, de 1950 à 1954. Avec spontanéité, privilégiant la rencontre et la confrontation avec les personnes photographiées, il capture la jeunesse bohème et anticonformiste qui erre dans les bars de Saint-Germain-des-Prés. À travers une histoire d’amour entre Ann et Manuel — incarnés par l’artiste Vali Myers et le photographe lui-même — il capte l’ambiance apathique et désabusée générée par l’instabilité de l’après-guerre, et parsemée de quelques moments d’exaltation. Comme tout récit autoréférentiel, cette œuvre et toutes celles qui suivront permettent de retracer la vie du photographe, bien que de façon incomplète et discontinue. Ses préoccupations, ses relations sentimentales, ses enfants, ses amis et la vie quotidienne de sa famille imprègnent une grande partie de ses œuvres photographiques et audiovisuelles.

À mesure que l’œuvre d’Ed van der Elsken évolue, la représentation des émotions se précise autour d’un axe fondamental qui va articuler tout son récit autobiographique. Dans son premier long métrage, Welkom in het leven, lieve kleine [Bienvenue dans la vie, cher petit] (1963), l’auteur cherche à transmettre sa vie familiale au jour le jour avec beaucoup de naturel. Entre les rires de sa fille qui joue, les difficultés de sa femme lors de ses derniers jours de grossesse, ou encore les douleurs de l’accouchement et la joie qui s’en suit à la naissance de son fils, il cherche à documenter son quotidien avec le moins d’artifices possible. On peut également voir la place importante de la représentation des émotions lors de la dernière scène de son film De verliefde camera [La caméra amoureuse] (1971), où il montre son métier de photographe. L’auteur apparaît au volant d’un véhicule tout-terrain, traversant la campagne avec sa femme et ses enfants. Il explique les différents projets qu’il veut mener à bien, dont un consiste à réaliser un film qui soit « une ode à l’amour, au courage et à la beauté, mais aussi à la colère, au sang, aux larmes et à la sueur ». Il cite ici deux aspects sur lesquels se concentrera son dernier film : la représentation des émotions et leur incarnation physique.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Dans sa dernière œuvre vidéo intitulée Bye (1990), Ed van der Elsken nous offre effectivement une palette émotionnelle à la première personne qui s’exprime autant par les mots que par les images. En 1988, il apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate, et qu’il est incurable. Pour affronter la maladie et la fin qui approche, il décide de tourner, avec l’aide de sa troisième femme, un film qui sera le journal intime de ses derniers mois. Bien que cette œuvre soit moins politique et moins revendicatrice, le photographe s’inscrit grâce à elle dans une tradition où des artistes, comme Jo Spence ou Hannah Wilke ou Barbara Hammer, montrent le mal dont ils souffrent pour dénoncer le tabou qui pèse sur la maladie et sur la mort dans la société occidentale.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Ed van der Elsken transforme le rez-de-chaussée de sa maison en studio d’enregistrement, et il y tourne presque l’intégralité de son film de deux heures. La première scène le montre face à un miroir, à côté de son matériel vidéo, mettant ainsi l’accent sur sa position à la fois de créateur et de sujet de son œuvre. Le fait qu’il soit face au miroir implique une déclaration d’intention de la part du photographe2. Les changements physiques et le temps qui passe se manifestent dans l’acte de voir son reflet sur une autre surface, la chambre au miroir qui devient ainsi l’endroit le plus intime, là où ont lieu la contemplation et le questionnement de soi-même. Cela lui permet également de se dédoubler et de se regarder d’un point de vue extérieur. L’acte autobiographique commence précisément par une dissociation : « par l’observation de soi-même en tant qu’autre »3. Cette dissociation est aussi mise en valeur par un autre geste dans le film, lorsqu’Ed van der Elsken décide de se couper les cheveux et la barbe qu’il laissait pousser depuis sept mois. Son geste, explique-t-il, vient de son envie de voir une nouvelle tête dans le miroir, parce qu’il est « fâché avec son destin ». La séparation de soi-même permet au photographe d’entamer un discours sur la distance nécessaire pour prendre du recul et faire face à son propre départ.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Ed van der Elsken va ainsi lire un texte face à la caméra pour raconter la découverte de sa maladie. La première question qu’il aborde est justement celle du peu de temps qui lui reste à vivre, montrant d’abord de l’inquiétude à l’idée de quitter sa femme et leur fils de 9 ans, puis exprimant sa frustration de ne pas pouvoir poursuivre ses projets, à une période où il pensait avoir atteint une certaine maturité artistique. L’autre question qui domine la narration, avec celle du passage du temps, c’est celle de la peur engendrée par la maladie et son traitement. Tout le film met en avant l’expression brute des différentes émotions qu’il ressent jour après jour.

Le film s’ouvre sur l’abattement suscité par l’annonce de la maladie. L’angoisse et la tristesse y sont affichées sans artifices dans les sanglots que tente de retenir l’artiste. Cette puissance émotionnelle n’est pas sans rappeler le film I’m Too Sad to Tell You, réalisé en 1971 par Bas Jan Ader, autre artiste hollandais. Cette vidéo le montre en pleurs, au premier plan, mais on ignore si c’est feint ou non. Il en émane une tristesse mystérieuse et contagieuse. Mais chez Ed van der Elsken, le sujet revient rapidement à sa lutte contre la souffrance provoquée par la métastase généralisée. La volonté de réaliser un récit vitaliste, éloigné de tout postulat romantique4, dans un contexte objectivement dramatique, est à juste titre un des aspects les plus captivants du film Bye. L’auteur raconte la douleur, la sueur, l’épuisement provoqués par la maladie, en tournant la caméra vers lui-même et en montrant les radiographies des tumeurs qui envahissent différentes parties de son corps.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Le corps lui-même, comme le récit à la première personne, occupe une importance toute particulière dans les autobiographies. Il est indissociable de notre identité, c’est ce que nous identifions en premier comme nous appartenant, il est donc décisif dans la formation de l’individualité. Pourtant, cette œuvre témoigne d’une sorte de détachement par rapport au corps, car il est le siège d’un événement incontrôlable auquel il est pleinement soumis. Ed van der Elsken ne cesse de montrer le sien, affaibli par les multiples interventions médicales. Il ne cache pas sa déliquescence, il se montre alité, tentant tant bien que mal de marcher avec des béquilles, ou aidé par sa femme lorsqu’il doit se lever. Le corps fait l’objet d’une observation, et le dédoublement se fait grâce à la maladie : l’artiste montre sa peau marquée au feutre, à l’emplacement des organes qui seront irradiés. Il exprime ses sentiments par le corps, car c’est en lui que résident la pensée, le vécu et les émotions. C’est le lieu du ressenti physique, et pourtant, l’auteur nous le montre de manière allusive, puisqu’il indique les blessures et les cicatrices laissées par les opérations chirurgicales5.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

La douleur est plus forte que la pensée de la mort qui approche, elle agit ici comme un narcotique, un dérivatif. La maladie et la douleur encouragent la représentation de soi-même, pour laisser la preuve de son existence. Tout au long de la vidéo, les séjours à l’hôpital provoquent des ellipses temporelles. L’artiste nous confie qu’il ne supporte plus la douleur et qu’il espère que la radiothérapie parviendra à l’atténuer. Ce n’est que lorsqu’elle disparaitra qu’il pourra penser à la mort et à sa fin. Alors qu’il est à l’hôpital, Ed van der Elsken demande à sa femme de se filmer à son retour chez eux. Anneke Hilhorst explique de manière crue le désespoir du photographe et sa volonté de mourir, apportant un nouveau point de vue, différent de celui de l’auteur. Il introduit un regard extérieur pour révéler l’état d’esprit dans lequel il se trouve, offrant ainsi encore plus de véracité au récit. Vu que « la puissance de la douleur réside dans son impossibilité à être partagée, car elle résiste au langage »6, l’auteur cherche alors d’autres moyens pour exprimer sa souffrance.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Autre stratégie pour parler indirectement de la mort : l’auteur intègre des images en allusion à la naissance de la vie. Il montre d’abord des agneaux nés prématurément, puis un couple de cygnes et leurs petits nageant dans le ruisseau qu’il voit de son salon. Au fil de ses œuvres, Ed van der Elsken partage sa fascination pour l’origine de la vie et pour l’enfance. Ici, il l’utilise toutefois comme métaphore pour affronter la peur de la mort, sans la citer directement. Tout comme l’allusion vitaliste de la fugacité, il est possible d’interpréter son intégration surprenante dans Bye d’images filmées dans les années 1970 à Amsterdam. Des cyclistes, des motards et des personnes en mouvement, le tout sur un morceau de Vivaldi. Cette utilisation métaphorique évoque l’œuvre vidéo Extranjero de mí mismo [Étranger à moi-même] (2004, de la trilogie Tres vídeos tristes [Trois vidéos tristes]), où le photographe Alberto García-Alix parle des traitements douloureux qu’il doit prendre alors qu’il souffre d’un abandon sentimental. À plusieurs reprises, cet auteur montre toutefois directement la maladie — on le voit notamment s’injecter son médicament —, et il se sert de nombreuses métaphores pour exprimer ses sentiments, comme des images floues, des abstractions ou des éléments architecturaux. Alberto García-Alix subit de la même façon une période de dédoublement et de détachement de son corps lorsqu’il le sent malade, étranger à lui-même.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Faire un autoportrait implique toujours de dédoubler sa conscience de la temporalité : le temps présent et son affirmation portent en eux l’acceptation de son caractère exceptionnel avant une disparition certaine. La recréation de la mort elle-même est d’ailleurs une autre stratégie adoptée par les auteurs qui, comme Duane Michals, travaillent sur l’autobiographie. Dans Self-portrait as If I Were Dead (1968) [Autoportrait comme si j’étais mort], on le voit debout, regardant son propre cadavre allongé, reflet de la fascination et de l’étonnement que provoque la mort elle-même. Le fait de se représenter et d’annoncer sa propre fin est une façon de se maintenir en vie, tout comme la représentation de la douleur et de la souffrance permet de nous réaffirmer face à l’évanouissement de l’être.

Dans Bye, la manière dont Ed van der Elsken nous montre sa déchéance physique et nous parle de la maladie, tout comme l’ensemble de son œuvre, est totalement dénuée de narcissisme ou d’exhibitionnisme. Comme Rembrandt, qu’il cite dans son film lorsqu’il tente d’imiter la lumière de ses peintures, il enregistre son aspect avec la même distance tout au long de sa vie. Il ne varie pas dans la façon de se représenter lui-même, de ses premiers autoportraits, jeune et beau face au miroir, jusqu’à la décrépitude qu’il connaît lors des vingt mois où il tourne son dernier film.

Bye, vidéo, n/b et couleur, 1 h 48, prises de vues et prise de son par Ed van der Elsken et Anneke van der Elsken-Hilhorst, collection NIBG, droits Anneke van der Elsken-Hilhorst et la VPRO.

Bye est un épilogue, celui de l’œuvre d’Ed van der Elsken comme celui de sa vie. Il aborde explicitement l’importance de la représentation des émotions. Il prend ainsi un positionnement vital et esthétique reconnaissant l’émotion comme le moteur principal de l’homme dans ses décisions et dans ses actions. Le dédoublement spectaculaire devant soi-même, crucial dans le déroulement du récit à la première personne, se fait de trois manières : grâce à la caméra, grâce au miroir, et grâce au détachement de son propre corps que provoque la maladie. Ce film, enfin, illustre la relation entre l’autobiographie, la temporalité et la conscience de la mort. C’est le poids constant de cette conscience qui exacerbe justement le sentiment d’exister, et c’est le caractère irrémédiable de la mort qui confère justement à la vie ce caractère exceptionnel. Cette affirmation de la mortalité de la vie, bien qu’elle s’inscrive dans un cadre dramatique et bouleversant, est prépondérante tout au long du film, et l’humour n’y est pas rare. C’est donc avec un message simple, à la fois triste et optimiste, qu’Ed van der Elsken fait ses adieux. « J’y suis presque. Soyez fort, tout le monde. Bonne chance. Donnez tout ce que vous pouvez. Montrez au monde qui vous êtes. Au revoir. »




Érika Goyarrola Olano, 2017
Traduction de l’espagnol au français : Aurélien Ivars

Érika Goyarrola est historienne de la photographie et commissaire d’exposition. Elle est docteure en Histoire de l’art à l’Université Pompeu Fabra après une thèse intitulée « Auto-referencialité dans la Photographie Contemporaine: Francesca Woodman, Antoine d’Agata et Alberto García-Alix ». Elle a été commissaires de plusieurs expositions, parmi lesquelles “Revelar/rebelarse”, dans le cadre du festival BAFFEST ; “alt-architecture” à CaixaForum, Barcelone (2016), ​“De la forme à l’émotion​” au Cent​q​uatre, Paris (2016) ou encore “1 + 1 = 12”, un cycle de sept expositions sur la photographie contemporaine à l’Institut français à Madrid (2014). Elle enseigne également dans plusieurs écoles de photographie et écrit régulièrement pour la presse spécialisée.

Ed van der Elsken, « la vie folle »
La sélection de la librairie

References[+]

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Jordana Mendelson : Eli Lotar’s Dissident Lens in Luis Buñuel’s Las Hurdes: Land without Bread [FR/EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/03/jordana-mendelson-eli-lotars-dissident-lens-in-luis-bunuels-las-hurdes-land-without-bread-fren/ Wed, 01 Mar 2017 18:05:42 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=27096 Luis Buñuel's Land without Bread (Las Hurdes, tierra sin pan), (1933) is a searing documentary about the geography, inhabitants, and lifestyle of the western region of Extremadura, Spain, called Las Hurdes. The film alternately revisits and challenges conventions for representing rural Spain.

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FR

Luis Buñuel’s Land without Bread (Las Hurdes, tierra sin pan), (1933) is a searing documentary about the geography, inhabitants, and lifestyle of the western region of Extremadura, Spain, called Las Hurdes. The film alternately revisits and challenges conventions for representing rural Spain. Prior to more recent revisionist histories of the film, scholars had generally interpreted the film’s content through a formal analysis of its structure, which had severed the film from the complex history of its production and reception in Spain. When the film is considered in relation to its historic and political context then the disruptive potential of the film’s subject (1930s Spain) and the versatile cinematographic work of the film’s cameraman (Eli Lotar) take on greater significance. Indeed, the film is marked by Lotar’s transposition of an urban-based dissident, critical realism onto impoverished, rural Spain, which transforms a region that had been over represented in the press for years (as perhaps the most visible and recognizable example of rural neglect) into a site of dissonance and disruption 1.


Opening sequence with map of Spain’s border with Portugal, scene from Luis Buñuel, Las Hurdes: Land without Bread, 1933. Reproduced with permission from Les Films du Jeudi.

Even the briefest chronology of Land without Bread demonstrates its intersection with the shifting political terrain of Europe and especially Spain’s Second Republic during the 1930s. The evolution of the Republic’s programs and policies had a direct impact upon the film’s production and reception from 1932 to 1937. Buñuel and his crew (Paris-based Lotar and co-writer Pierre Unik and Spanish educator-activist Rafael Sánchez Ventura) made a preliminary trip to Las Hurdes in September 1932, coinciding with the early years of the Republic’s Socialist government. The film was shot on location from 23 April to 22 May 1933. Buñuel edited the film in Madrid in May and presented it to the press in December, after which it was censored by the newly elected, more traditionalist government. Despite this censorship, he and Unik completed the final script in March 1934. Two years later in April 1936, following the election of the Popular Front government in Spain, the film was officially authorized for viewing. In December 1936, during the Civil War, it was edited with sound in French and English with funding from the Spanish embassy in Paris.

Land without Bread situates at least three modes of documentary in dialogue: institutional (the film’s literary and historic sources), objective (the social realist leanings of some of the film’s supporters and participants), and dissident (the aesthetic practices of Lotar in relation to those of French surrealism). The influence of academic sources like the French writer Maurice Legendre’s 1927 doctoral study of Las Hurdes over Buñuel and his crew is well known. That thesis was based on repeated trips made to Las Hurdes by Legendre, the most famous of which was the one in 1922 in which he was accompanied by Doctor Gregorio Marañón (who according to Buñuel was one of the film’s most vocal opponents) and King Alfonso XIII; that trip was covered widely in the illustrated press and recorded in a documentary style newsreel. Just as images of the King’s trip circulated broadly, so too did film stills from Land without Bread, especially in Spain’s leftist press, which should not surprise historians given the crew’s political affiliations: Buñuel, Unik, and Lotar were sympathetic to Communism, while Sánchez Ventura and the film’s producer, Ramón Acín, were Anarchists.

Just weeks after filming, stills from Land without Bread appeared on the front and back cover of the inaugural number of Octubre : Escritores y Artistas Revolucionarios (June-July 1933), published by writers Rafael Alberti and María Teresa León, who had accompanied Buñuel during one of his preparatory trips to Las Hurdes and had recently returned from a trip to the Soviet Union. While they accepted the presence of a politicized message and an aesthetic parallel to that practiced in the Soviet Union in the film, Spain’s leftist artists seemed oblivious to the film’s connection to the dissident practices of French writers like Georges Bataille and the Parisian magazine of ethnography, art, and culture Documents : doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie (Paris, 1929-1930). For writers like Alberti and León, there was no distance between what they saw in Las Hurdes and how it was represented in Buñuel’s film: in Octubre the film stills were presented as objectively reproduced facts.

Despite the political efficacy that comes from reproducing images from the film as objective truths, Land without Bread juxtaposes different visual perspectives and historical references, thereby creating a more contradictory relational scheme. The film demonstrates to the viewer that it is a composite of past and present visual references. The flow from one image to another is not smooth: there are jumps in the cuts and disruptions between sound and image. Buñuel reveals his sources and himself as an agent in constructing the film’s narrative. For example, when watching the sequence on the fall of a goat into a canyon, the viewer sees the smoke from the crew’s rifle shot. Shock is registered in the structure of the film, in the erratic referencing of past visual sources, and in the vertiginous movements of the camera between shots. It is felt in the spaces between the shots, in the visibility of the suturing of sequences to each other, and in the camera’s obsessive treatment of Las Hurdes as a site of abjection, as a site where the categories of difference are erased. This aspect of the film, which brings to the fore what Georges Bataille would describe as the informe, the formless, or that which defies categorization, connects the film to the earlier visual practices of Lotar and dissident surrealism.


Luis Buñuel, Las Hurdes: Land without Bread, 1933. Sequence reproduced with permission from Les Films du Jeudi.

Conserved in The Eli Lotar Collection at the Centre Georges Pompidou, are some unpublished photographs taken by Lotar of the inhabitants of La Alberca, one of the more prosperous villages in Extremadura that the film crew visited before moving on to Las Hurdes. They are surprising in their replication of nineteenth-century conventions for photographing types. They come closest, in fact, to the photographs taken by such nineteenth-century photographers in Spain as Jean (Juan) Laurent and his successors, whose images of regional pairs established a model for presenting Spain’s diverse types and dress. Laurent’s photographs were published widely at the turn of the century, especially in the Madrid illustrated magazine Blanco y Negro. Although the dress and customs of the Albercans form a section of the completed film, Lotar did not include these more imitative views. Rather, in the film, the inhabitants and their customs are situated within a specific ritual context: the Albercans are preparing for a rite of passage for young men. Comparing the unpublished photographs with the portrayal of the Albercans in Land without Bread it would seem as if these still photographs formed part of Lotar’s rehearsals for different approaches to the problem of photographing the Hurdanos, from the institutional traditions of the nineteenth century (his sources) to a revised vision of those norms.

« Spanish popular types, magazine Blanco y Negro (April 11, 1896) Cover photo: School of Jean Laurent. Reproduction: Photographic laboratory of the National Library of Madrid.


The visual heterogeneity of Land without Bread includes references to Lotar’s own past projects, for example when he appears to cite from the earlier work that he and his studio partner Jacques-André Boiffard published in the Parisian magazine Documents (1929-30). With financial support from the Vicomte de Noailles (the same patron of Buñuel’s L’Âge d’or), Lotar and Boiffard set up and ran Studios Unis on the rue Froidevaux in Paris from 1929 to 1932. In addition to their portrait work, both frequently published photographs to accompany Georges Bataille’s articles and « critical dictionary » entries for Documents. The recurrence of this imagery in Land without Bread is apparent throughout the film. In the magazine’s sixth number, three of Lotar’s photographs were published to illustrate « Bataille’s dictionary entry », for the Parisian slaughterhouses. Lotar’s brutally frank images of the underbelly of Parisian life reverberate in his camera work for Buñuel, especially in scenes showing the ritual beheading of the cock as a rite of passage for Albercan men, the abstracted horror and provocation of a putrefied donkey, and finally the scopic drive to capture a goat’s fall into a ravine.

School children with bare feet, scene from Luis Buñuel, Las Hurdes: Land without Bread, 1933. Reproduced by permission of Les Films du Jeudi. (photo: Archivo Gráfico, Filmoteca Española, Madrid)


The integration of imagery that accompanied Bataille’s writings in Documents appears with persistence during the sequence of a young girl found lying by the side of a road with an infection. The camera quickly moves to an extended shot of the girl’s mouth. The extreme close-up recalls Boiffard’s photograph for Bataille’s entry « Mouth ». Bataille saw the closed mouth « as beautiful as a safe »: secure, sutured, and seamless. The open mouth, on the other hand, was a sign of disruption, infection, and bestiality.

Jacques André Boiffard, Bouche. Photograph reproduced with the article by Georges Bataille, “Bouche”, in Documents 1/6, 1929, p.298

The gaping gesture of the mouth in Land without Bread, like the photographs by Boiffard and Lotar in Documents, stands for a syntactic rupture. Unlike Buñuel’s earlier films, Un Chien andalou and L’Âge d’or, where the editing process is made visible either through symbols or shifts in style, in this film there is no tool or sign of the editing process. It is only through the mediation of Bataille’s definition of the open mouth as a wound or fracturing of the visual field that the process of splicing and juxtaposition is invoked. Each reference to a particular source, each sequence, becomes a discrete document that breaks up the film’s structural cohesion and lays bare its fabrication.

Jacques André Boiffard, Gros orteil, sujet masculin, 30 ans. Photograph reproduced with the article by Georges Bataille, “Gros orteil”, in Documents 5/6, 1929, p.299


Another series of close-up photographs by Boiffard, some of which accompanied Bataille’s entry « The Big Toe, » further reinforces the relation between Documents and Lotar’s camerawork in Land without Bread. In one sequence, the camera takes a visual inventory of the feet of the Hurdano school children. After the narrator describes the tattered Hurdano clothing, while showing the blank expressions of the children as they stare into the camera, Lotar pans a row of feet for a significantly longer amount of time than he dedicates to almost any other scene. Among the children’s feet, one pair stands out as an echo of Boiffard’s illustrations for « The Big Toe. » But in this case, the foot’s deformity is real, not a distortion revealed by the alienating effects of the camera.


Luis Buñuel, Las Hurdes: Land without Bread, 1933. Sequence reproduced with permission from Les Films du Jeudi.

In Land without Bread, thanks to Lotar’s dissonant camera work, a leveling takes place in which the heterogeneous is allowed to enter and interact with the film’s institutional sources. The porous boundaries between various kinds of documents, between production and reception, between objective and dissident documentary allow for multiple misidentifications. Both geographic and temporal overlay take place. The film’s various disjunctive moments, in large part caused by the excess of documents, is further accentuated by the identification between the poverty of the film’s subject matter, the film’s structural porousness, and its material qualities. Noticeable in watching some copies of the film are the glitches, dust, and scratches that constantly assault the image plane. The borrowed equipment used to film Land without Bread might partly explain its poor quality. It was perhaps compounded by the fact that the film was edited without a moviola, in a short period of time, on Buñuel’s kitchen table. Because Las Hurdes was considered at the time the poorest and most provincial of Spanish towns, the film’s technical execution parallels the physical conditions of the region and its inhabitants. Instead of causing disruption within a rural context, the aesthetic strategies previously used to reveal the base and informe of the city are here employed in the representation of the Spanish landscape, returning those elements which are most disturbing in the country back to the city. Through a careful dissection of the film’s visual citations, Lotar’s activist use of his camera to wrench realism away from a passive mode of testimony becomes evident. In fusing together references from institutional histories of Las Hurdes and conventions from documentary filmmaking with the citation of his own visual production from just a few years prior, Lotar succeeds in creating for Buñuel and his crew a visual collage that breaks down the sanctity of distance by soiling his lens with Spain’s rural informe.

Jordana Mendelson (New York University)

References[+]

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Jordana Mendelson : la vision dissidente d’Éli Lotar dans Terre sans pain de Luis Buñuel http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/02/jordana-mendelson-la-vision-dissidente-deli-lotar-dans-terre-sans-pain-de-luis-bunuel/ Mon, 27 Feb 2017 11:36:01 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=27050 [FR/EN]

En 1933, Luis Buñuel réalise Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan), un documentaire cru sur la géographie et la vie des habitants de Las Hurdes, une localité d’Estrémadure, à l’ouest de l’Espagne. Tour à tour, le film revisite les représentations conventionnelles de l’Espagne rurale et les remet en cause.

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EN

En 1933, Luis Buñuel réalise Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan), un documentaire cru sur la géographie et la vie des habitants de Las Hurdes, une localité d’Estrémadure, à l’ouest de l’Espagne. Tour à tour, le film revisite les représentations conventionnelles de l’Espagne rurale et les remet en cause. Avant qu’il ne fasse récemment l’objet de récits révisionnistes, les chercheurs avaient en général interprété son contenu par une analyse formelle de sa structure, ce qui l’avait amputé de l’histoire complexe de sa création et de sa réception en Espagne. Il faut replacer le film dans son contexte historique et politique pour bien saisir le potentiel contestataire du sujet (l’Espagne des années 1930) et la richesse du travail cinématographique d’Eli Lotar, le caméraman. Le documentaire est ainsi marqué par la transposition d’un réalisme critique, urbain et dissident sur une Espagne rurale et paupérisée, ce qui a pour effet de transformer cette région, surreprésentée dans la presse pendant plusieurs années (et peut-être l’exemple le plus typique de l’abandon de la campagne), en un lieu de troubles et de dissonances 1.

“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel (extrait), 1933, 28 min. Séquence reproduite avec l’aimable autorisation des Films du Jeudi.

Une courte chronologie de Terre sans pain suffit pour démontrer que le documentaire traverse les bouleversements politiques des années 1930 en Europe, et en particulier ceux de la Seconde République espagnole. Les changements d’orientation politique de la République ont en effet eu des répercussions directes sur la production du film et sur son accueil, entre 1932 et 1936. En septembre 1932, alors que le gouvernement socialiste est en place depuis peu, Luis Buñuel et son équipe de tournage (composée d’Eli Lotar et Pierre Unik, qui vivaient à Paris, et de Rafael Sánchez Ventura, militant et professeur espagnol) font un voyage de préparation à Las Hurdes. Le documentaire est tourné sur place du 23 avril au 22 mai 1933. Buñuel monte le film à Madrid en mai, le présente à la presse en décembre, et le voit censuré par le gouvernement à majorité conservatrice qui venait d’être élu. Malgré la censure, Luis Buñuel et Pierre Unik achèvent le scénario final en mars 1934. Deux ans plus tard, en avril 1936, après l’élection du Front populaire espagnol, sa diffusion est officiellement autorisée. En décembre 1936, alors que la guerre civile espagnole a éclaté, le documentaire est doublé en français et en anglais, grâce aux fonds apportés par l’ambassade espagnole à Paris.

Terre sans pain se compose d’un échange entre au moins trois modes de reportage différents : institutionnel (par ses sources académiques et historiques), objectif (par le penchant pour le réalisme social de plusieurs participants et soutiens du film), et dissident (par les pratiques esthétiques d’Eli Lotar, proches du surréalisme français). On connaît bien les sources académiques du film, comme la thèse du Français Maurice Legendre sur « Las Hurdes », et leur influence sur Buñuel et son équipe. Datant de 1927, cette thèse a été rédigée à partir de plusieurs voyages dans la région, dont le plus célèbre est celui de 1922, lorsque son auteur était accompagné du médecin Gregorio Marañón (qui, selon Buñuel, était un des plus vifs opposants à son documentaire) et du roi d’Espagne Alphonse XIII. Un voyage très largement relayé par la presse illustrée et par un film d’actualités. Tout comme les images de cette visite royale, les photos extraites de Terre sans pain ont également beaucoup circulé, notamment dans la presse espagnole de gauche. Chose qui ne surprendra pas les historiens, vu les affinités politiques de l’équipe de tournage : Buñuel, Unik et Lotar étaient sympathisants communistes, tandis que Sánchez Ventura et le producteur, Ramón Acín, étaient anarchistes.

Quelques semaines seulement après le tournage, des images du documentaire firent la couverture du premier numéro de la revue Octubre : Escritores y Artistas Revolucionarios (juin-juillet 1933), publiée par les écrivains Rafael Alberti et María Teresa León. Tous deux avaient accompagné Buñuel lors d’un de ses voyages préparatoires à Las Hurdes et revenaient d’un récent voyage en Union soviétique. Alors qu’ils avaient accepté la présence dans le reportage d’un message politique et d’une esthétique similaire à celle de l’URSS, les artistes espagnols semblaient toutefois ignorer ses liens avec les pratiques dissidentes d’auteurs français comme Georges Bataille ou du magazine parisien Documents : doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie (Paris, 1929-1930). Pour des écrivains comme Rafael Alberti et María Teresa León, il n’y avait pas de séparation entre le sujet de Terre sans pain et la façon dont il était représenté. Dans leur revue Octubre, les images du film étaient présentées comme une reproduction objective des faits.

Malgré l’efficacité politique qu’apporte cette reproduction des images dans la revue comme une vérité objective, dans le documentaire, la juxtaposition de différentes perspectives visuelles et de références historiques crée un schéma narratif plus contradictoire. Terre sans pain se montre au spectateur comme un mélange de références au passé et au présent. Le passage d’un plan à un autre ne se fait pas sans heurt : il y a des coupures dans le montage, l’image et le son sont parfois désolidarisés. Buñuel se montre, avec ses inspirations, comme agissant sur la construction narrative. En témoigne par exemple la séquence de la chute d’une chèvre dans un ravin : on peut voir la fumée d’un coup de fusil tiré par l’équipe. Le choc s’exprime dans la structure du film, dans d’imprévisibles références visuelles au passé, et dans les grands déplacements de caméra entre les prises de vue. On le ressent dans ces distances, dans l’apposition visible des différentes séquences et dans le traitement obsessionnel de Las Hurdes comme un lieu abject, un lieu qui brouille toute classification possible. Cet aspect du film met en avant ce que Georges Bataille appelait l’informe, ce qui échappe à toute catégorie, et ce qui permet de faire le lien avec les œuvres antérieures d’Eli Lotar et la dissidence du surréalisme.


“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel (extrait), 1933, 28 min. Séquence reproduite avec l’aimable autorisation des Films du Jeudi.

Plusieurs photographies inédites des habitants de La Alberca, un des villages les plus prospères d’Estrémadure visité par l’équipe de tournage avant Las Hurdes, sont conservées dans la collection Eli Lotar du Centre Georges Pompidou. On constate avec surprise qu’elles reprennent les conventions photographiques du XIXe siècle. Elles sont même très proches des images faites en Espagne à cette époque par des photographes comme Jean Laurent et ses successeurs, dont les portraits de couples en habits régionaux se sont imposés comme un modèle à suivre pour représenter la diversité stylistique et vestimentaire de l’Espagne. Les photos de Jean Laurent ont beaucoup été publiées à la fin du XIXe siècle, notamment dans la revue illustrée Blanco y Negro. Dans le documentaire de Buñuel, les traditions et les vêtements des habitants de La Alberca font l’objet d’une séquence entière, et pourtant, Eli Lotar n’a pas repris ce modèle. Les villageois et leurs coutumes sont au contraire vus dans un contexte particulier, celui d’un rite de passage pour les jeunes hommes. En comparant les photos inédites d’Eli Lotar aux portraits qu’il a filmés à La Alberca, on peut supposer qu’elles faisaient partie d’un travail préparatoire, de différentes approches qu’il a explorées pour photographier les habitants de Las Hurdes, entre les normes institutionnelles du XIXe siècle qui lui servaient d’inspiration et une réinterprétation de ces conventions.

« Types populaires espagnols », revue “Blanco y Negro” (11 April 1896). Photo de couverture : École de Jean Laurent. Reproduction : Laboratoire photographique de la Bibliothèque nationale de Madrid.


L’hétérogénéité visuelle de Terre sans pain contient également plusieurs références aux projets antérieurs d’Eli Lotar, comme lorsqu’il évoque le travail réalisé avec son partenaire Jacques-André Boiffard. Grâce au soutien financier du Vicomte de Noailles (qui a aussi financé L’Âge d’or de Buñuel), Lotar et Boiffard fondent « Studios unis », un studio photo installé rue Froidevaux à Paris qu’ils dirigent de 1929 à 1932. En plus des portraits qu’ils réalisent, leurs photographies sont fréquemment publiées dans la revue parisienne Documents (1929-1930), pour accompagner les articles de Georges Bataille et les définitions de son « Dictionnaire critique ». L’évocation de ces images se retrouve tout au long du film, comme ces trois photos de Lotar, images crues et brutales des abattoirs de Paris pour illustrer l’article « Abattoir », publié dans le sixième numéro de la revue. Plusieurs scènes y font écho : le rite de passage des jeunes mariés de La Alberca où ils doivent arracher la tête d’un coq, l’horreur provocante d’un âne mort, et la chute d’une chèvre dans un ravin.

“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel, 1933. Opérateur et Directeur de la photographie : Eli Lotar.


Le même genre d’images apparaît également dans la séquence montrant une jeune fille allongée au bord de la route, atteinte d’une maladie. La caméra en vient rapidement à un plan prolongé sur sa bouche ouverte, qui rappelle la photographie de Boiffard pour l’article « bouche » du dictionnaire de Bataille. Pour l’écrivain, une bouche fermée était aussi belle que rassurante : sûre, hermétique, sans accroc. La bouche ouverte, à l’inverse, était le signe de la contestation, de la maladie, de la bestialité.

Jacques André Boiffard. Photographie accompagnant l’article de Georges Bataille, “Bouche”, Documents 5/6, 1929, p.298

Tout comme la photographie de Boiffard, la bouche grande ouverte de Lotar dans Terre sans pain symbolise une rupture syntaxique. Contrairement aux films antérieurs de Luis Buñuel, Un Chien andalou et L’Âge d’or, où le processus de montage est rendu visible par des symboles ou des changements de style, on ne voit pas dans ce documentaire d’outils ou de signes du montage. Ce n’est que grâce à la médiation de Bataille et de sa définition de la bouche ouverte comme blessure ou fracture du champ visuel que la division et la juxtaposition sont invoquées. Chaque référence, chaque séquence devient ainsi un document séparé qui casse la cohésion structurelle du film et qui révèle sa fabrication.

Jacques André Boiffard, Gros orteil, sujet masculin, 30 ans. Photographie accompagnant l’article de Georges Bataille, “Gros orteil”, Documents 5/6, 1929, p.299


Autre exemple du lien entre la revue Documents et les images d’Eli Lotar dans Terre sans pain : les photos de Boiffard pour l’article « gros orteil » écrit par Bataille, que l’on retrouve dans la séquence où l’on voit défiler les pieds nus des écoliers de Las Hurdes. Le narrateur décrit les haillons que portent les villageois, les enfants fixent l’objectif de leur regard vide, puis Lotar attarde sa caméra sur une ribambelle d’orteils lors d’une scène significativement plus longue que toutes les autres. Parmi ces petits pieds alignés, une paire en particulier semble faire un écho au « gros orteil » de Boiffard. Mais ici, la malformation du pied est réelle, et il ne s’agit pas d’un effet photographique.


“Terre sans pain” [“Las Hurdes”] de Luis Buñuel (extrait), 1933, 28 min. Séquence reproduite avec l’aimable autorisation des Films du Jeudi.

La vision dissonante de Lotar permet un aplanissement où des images hétérogènes peuvent s’inviter et interagir avec les sources institutionnelles du film. La porosité des frontières entre les différents types de documents, entre la production et la réception, et entre l’objectivité et la dissidence entraînent de multiples malentendus. Des superpositions géographiques comme temporelles ont lieu. Les différents moments disjonctifs du documentaire, surtout causés par l’excès d’images, sont un peu plus accentués par l’identification entre la pauvreté filmée, la porosité structurelle du film, et ses caractéristiques matérielles. Certaines copies du film laissent apparaître des poussières, des rayures et des défauts qui attaquent constamment la surface de l’image. L’équipement emprunté pour réaliser Terre sans pain peut en partie expliquer cette mauvaise qualité. Le fait que Buñuel l’ait monté sur la table de sa cuisine, sans Moviola et en très peu de temps, n’y est probablement pas pour rien. À l’époque, Las Hurdes était considéré comme le village le plus pauvre et le plus reculé d’Espagne, la réalisation technique du film reflète ainsi la région et les conditions de vie de ses habitants. Plutôt que de perturber un contexte rural, les stratégies esthétiques auparavant utilisées pour révéler l’aspect informe de la ville sont ici employées pour représenter la campagne espagnole, renvoyant vers la ville les éléments les plus perturbateurs de la campagne. À travers une dissection minutieuse des références visuelles du film, l’évidence s’impose : Eli Lotar, par un maniement militant de sa caméra, veut débarrasser le réalisme d’une posture passive. En mêlant l’histoire officielle de Las Hurdes, les conventions du documentaire et l’évocation de ses propres photos réalisées quelques années plus tôt, Eli Lotar réussit à créer pour Buñuel et son équipe un collage visuel qui piétine la sacro-sainte distance, en n’hésitant pas à salir son objectif dans l’informe de l’Espagne rurale.

Jordana Mendelson (New York University)
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars, 2017

References[+]

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Yve-Alain Bois : “Abattoir” http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/02/yve-alain-bois-abattoir-2/ Tue, 21 Feb 2017 08:15:42 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30970 Les trois photographies d'Éli Lotar dont Bataille illustre son article « Abattoir » pour le « Dictionnaire critique » de Documents forment une sorte de sommet, dans la revue, de l’iconographie de l’horreur. La cruauté et le sacrifice, la terreur et la mort y sont assez souvent abordés dans les articles (dès le texte de Bataille sur le manuscrit enluminé de L’Apocalypse de Saint-Sever, dans le deuxième numéro), mais aucune image n’y est aussi réalistement macabre que ces photographies prises à la Villette en compagnie d’André Masson.

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Les trois photographies d’Éli Lotar dont Bataille illustre son article « Abattoir » pour le « Dictionnaire critique » de Documents forment une sorte de sommet, dans la revue, de l’iconographie de l’horreur1. La cruauté et le sacrifice, la terreur et la mort y sont assez souvent abordés dans les articles (dès le texte de Bataille sur le manuscrit enluminé de L’Apocalypse de Saint-Sever, dans le deuxième numéro), mais aucune image n’y est aussi réalistement macabre que ces photographies prises à la Villette en compagnie d’André Masson – sauf, peut-être, dans l’avant-dernier numéro, la reproduction assez peu lisible d’une double page de X Marks The Spot, ouvrage groupant sous forme de montages grossiers des photographies de presse révélant la brutalité de la guerre des gangs à Chicago. « Il semble que le désir de voir finisse par l’emporter sur le dégoût ou l’effroi », note Bataille à propos de ce livre2. Quant à lui cependant, il se refusera à flatter ce voyeurisme dans Documents (il ne publiera que beaucoup plus tard -en 1961 dans Le Larmes d’Éros– la fameuse photographie du jeune Chinois découpé en morceaux vivant, que son psychanalyste, le docteur Adrien Borel, lui avait passée dès 1925) 3.

Eli Lotar, Aux abattoirs de la Villette, 1929 © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais

Eli Lotar, Aux abattoirs de la Villette, 1929 © The Metropolitan Museum of Art,
Dist. RMN-Grand Palais


Il n’est pas exclu que l’autocensure ait joué un certain rôle dans cette réserve (après tout, la publication de Documents dépendait du soutien continu d’un commanditaire), mais cela reste assez douteux : Bataille ne reproduit même pas le plan de l’œil coupé d’Un chien andalou, auquel il se réfère, alors que d’autres revues ne s’en sont pas privées (dont Cahiers d’art, beaucoup plus conformiste, à quoi il renvoie), et ce bien que l’image eût étayé son discours (Comment ne pas voir à quel point l’horreur devient fascinante et aussi qu’elle est seule assez brutale pour briser ce qui étouffe4). Même quand il s’agit de têtes réduites des Indiens jivaros, la violence iconographique est en général médiatisée dans Documents, distanciée par la représentation : y sont exposés des faits ethnographiques ou artistiques, et non pas quotidiens (le seul cliché à renvoyer aux faits divers est la photographie ridicule du « meurtrier Crépin », la tête emmitouflée, après une tentative ratée de suicide au cours de laquelle il se sera défoncé la bouche et le nez à coup de fusil – poupée de gaze ostensiblement dérisoire)5. Certes, cette violence, toute médiatisée qu’elle soit par l’art ou la culture, n’est pas pour autant toujours sans effet : le détail du soldat romain fouillant à mains nues dans la poitrine béante d’un homme qu’il vient de décapiter, isolé dans un tableau d’Antoine Caron auquel Michel Leiris consacre un article halluciné, et magnifié en plein page, est d’autant plus saisissant qu’il est extrait d’une œuvre maniériste du XVIe siècle. Mais il s’agit là plutôt d’une exception : ce qui frappe, dans le dessin naïf d’un sacrifice humain aztèque tiré d’un Codex du Vatican et dont la reproduction accompagne un texte de Roger Hervé sur le sujet, c’est au moins autant les cheveux blonds en bouclettes des victimes espagnoles que le sang jaillissant de leur poitrine6.

L’art étant le truchement par lequel l’horreur (amplement distillée dans les textes) se donne à voir dans la revue, on peut donc se demander pourquoi Bataille n’a pas choisi d’illustrer son article par un tableau de son ami André Masson sur le thème boucher que celui—ci avait déjà commencé à explorer, du genre de L’Équarrisseur, par exemple, datant de 1928 et reproduit dans un numéro précédent de Documents. C’est peut-être que la violence n’est pas ici un thème – il y serait plutôt question de son refoulement. On pourrait même croire qu’il y a là un simple chassé-croisé : pour parler de la violence, on la montre telle que la culture (même « primitive ») la traite; pour parler de son son occultation, on la montre brute. Ce serait vrai si les photographies de Lotar correspondaient au texte de Bataille, or elles semblent à première vue y contredirent. L’article, très bref, commence par énoncer un postulat: « L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoir actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où la sang coule ». Rien de tel dans le reportage de Lotar : aucun rapport avec ces sacrifices sanglants d’hommes ou d’animaux sur lesquels Bataille reviendra dans la revue (par exemple à propos du culte de Kali), aucun « chaos » 7. Les photographies n’exhibent au contraire rien que de très ordonné, et c’est l’ordre lui—même, banal, comme si de rien n’était, qui est sinistre. La première, en pleine page, montre une double rangée de pieds de veau soigneusement appuyée contre un coin de mur extérieur; la deuxième, un tas qui s’avère être, après examen, la peau roulée d’un animal que l’on a traînée sur le sol devant une porte comme pour en nettoyer l’accès, et laissant derrière une trace sombre de sang; la troisième, en surplomb, est la seule qui donne à entrevoir ce lieu en activité (des bouchers s’affairant en vitesse — ils sont un peu flous — autour de plusieurs animaux abattus). L’horreur est plate, sans simagrées.

Le démenti qu’apportent les photographies de Lotar au texte de Bataille n’en est pourtant pas un, car ce dernier n’a cure des animaux mis à mort en série dans une usine à viande (on se doute que ce n’est pas par esprit S.P.A. qu’il cite avec un plaisir évident, dans la notice « Homme » du « Dictionnaire critique » parue dans le précédent numéro de Documents, les élucubrations comptables de Sir William Earnshaw Cooper quant aux quantités phénoménales de sang animal dont s’abreuve quotidiennement la chrétienté). C’est la deuxième partie du texte qui aide à comprendre l’utilisation à contre-courant que fait ici Bataille de la photographie : « Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra ». Suit un paragraphe sur les effets de cette malédiction par laquelle « les braves gens » sont amenés « à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage ». En d’autres termes, ce n’est pas la violence en tant que telle qui intéresse Bataille, mais sa scotomisation civilisée qui la désigne comme altérité, comme désordre hétérogène : la mettre en quarantaine par « un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui », fût-ce même au sein de l’abattoir, c’est participer d’une entreprise de sublimation (d’homogénéisation), et c’est cette activité sublimatoire qu’il veut analyser et mettre en brèche. Montrer l’équivalent visuel des cris de porcs qu’on sacrifie, ces mêmes cris de porcs que Bataille dit pousser devant Le Jeu lugubre de Dalí, ce serait d’une certaine manière nier qu’un tel refoulement a bien lieu 8. Aucune « grandeur lugubre » dans les photographies de Lotar : rien à voir avec la corrida — ou, pour le dire autrement, on a la corrida qu’on mérite. Exhiber purement et simplement la violence serait en quelque sorte l’incorporer: il est plus efficace de souligner comment elle est évacuée, d’où l’image laconique de l’ignoble petit tas formé par la peau de vache devant la porte de l’abattoir.

Mais il y a plus : aucune sublimation n’est jamais totalement accomplie, aucun rempart ne protège hermétiquement contre le retour en sous—main de ce qui a été exclu. Le fromage végétarien a beau sembler anodin, il pue, comme les pieds : ce n’est pas un hasard si le fameux texte sur « Le gros orteil », illustré de trois non moins célèbres photographies de l’organe en question (dues à Boiffard), paraît dans le même numéro que la notice « Abattoir ». De même, comme le note Georges Didi-Huberman, ce n’est pas un hasard si la dernière photographie reproduite dans ce numéro, des jambes nues de danseuses de cabaret dont le corps est masqué par un rideau de scène en train de tomber, renvoie à la rangée de pieds de veau de Lotar, et si Bataille parle d’étalage à propos des Folies—Bergère (la nature sadomasochiste de l »amusement » et de la « distraction » est un thème qui revient souvent dans la revue).

Ce dont il est question dans « abattoir », « Le gros orteil », et la plupart des textes de Bataille à l’époque de Documents, c’est du « double usage » de toute chose. Il y a l’usage élevé, consacré par l’idéalisme métaphysique et l’humanisme rationaliste, et il y a l’usage bas. Il y a deux sortes d’usages de la bouche (parler, noble, s’oppose à: cracher, vomir ou crier), deux usages de Sade, deux usages des temples, deux usages de la Grèce, deux usages de l' »Amérique disparue » (on peut renvoyer aux sacrifices spectaculaires des Aztèques ou, au contraire, à l’empire bureaucratique des Incas, où « tout se trouvait prévu dans une existence sans air ») 9. Il y a même deux usages de l’abattoir (on peut se référer à lui pour parler de l’horreur comme pour faire état de la manière dont elle est occultée). Tout se divise en deux mais cette division n’est pas symétrique (il n’y a pas répartition simple de part et d’autre d’un axe vertical), elle est dynamique (la limite du partage étant horizontale) : le bas entraîne le haut dans sa chute. C’est l’usage bas, son affirmation intempestive, qui crève d’un mauvais coup le ballon de baudruche de l’idéal.

Eli Lotar, Aux abattoirs de la Vilette © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais


Dire que l’abattoir tient du temple, c’est donc aussi dire que le temple peut être sordide comme un abattoir et que la religion n’a de sens qu’à être sanguinaire (elle l’est d’ailleurs toujours au départ, mais finit à plus ou moins long terme par réprimer ce trait constitutif : « Dieu perd rapidement et presque entièrement les éléments terrifiants et les emprunts au cadavre en décomposition pour devenir, au dernier terme de la dégradation, le simple signe (paternel) de l’homogénéité universelle 10 ». Comme plusieurs auteurs l’ont remarqué, le texte qui fait pendant à la notice « Abattoir » est une autre entrée du « Dictionnaire critique », « Musée ». Bataille y est tout aussi manichéen : « D’après la Grande Encyclopédie, commence-t-il, le premier musée au sens moderne du mot (c’est-à-dire la première collection publique) aurait été fondé le 27 juillet 1793 en France par la Convention. L’origine du musée moderne serait donc liée au développement de la guillotine ». Suit un développement ironique (au cours duquel les visiteurs du musée sont désignés comme son vrai contenu), se terminant par un assaut contre la contemplation esthétique considérée comme autocélébration narcissique: « Le musée est le miroir colossal dans lequel l’homme se contemple enfin sous toutes les faces, se trouve littéralement admirable et s’abandonne à l’extase exprimée dans toutes les revues d’art » (expression d’extase que le lecteur de Documents serait donc en droit d’attendre, mais dont il ne trouvera pas grande trace dans la revue) 11. On pourrait être tenté de voir dans ce texte comme une annonce de la phrase inoubliable prononcée quelques années plus tard par Walter Benjamin (« Rien n’est jamais un document de culture sans être en même temps un document de barbarie 12 mais ce serait là faire loucher la pensée de Bataille vers le marxisme, avec quoi il ne se frottera que très épisodiquement (juste après la fin de Documents, vers 1932-1939), et toujours en prenant ses distances 13. Plus que de lutte des classes, il s’agit ici de déclassement, et la barbarie serait plutôt ce que Bataille appelle de tous ses vœux. Aucun marxiste ne pourrait signer cette phrase : « Sans complicité profonde avec des forces de la nature telles que la mort sous sa forme violente, les effusions de sang, les catastrophes soudaines y compris les horribles cris de douleur qui les suivent, les ruptures terrifiantes de ce qui paraissait immuable, l’abaissement jusque dans une pourriture infecte de ce qui était élevé, sans la compréhension sadique d’une nature incontestablement tonitruante et torrentielle, il ne peut y avoir de révolutionnaires, il n’y a qu’une écœurante sentimentalité utopique14.

Ces lignes sont extraites de « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », réponse de Bataille à la diatribe lancée contre lui par André Breton dans le Second manifeste du surréalisme. À tel passage de ce texte essentiel, que Bataille ne publiera pas, fait écho l’une des dernières notices parues dans Documents, le commentaire d’un article réactionnaire d’Emmanuel Berl contre l‘emprise croissante de la psychanalyse sur la production artistique et littéraire 15. Bataille renchérit contre ceux (les surréalistes) qui se réclament de la psychanalyse et qui, « tenant à échapper à ses conséquences, se réfugient dans l’inconscient le plus mystérieux (alors que Freud n’a jamais voulu que mettre tout en lumière en éliminant rigoureusement le moindre mystère entretenu par l’inconscient) »: ils ne font, dit Bataille, que du « fromage » ou du « dessert » ou de la poésie, ce qui revient au même (« Je ne crois pas avoir haï rien autant que la poésie », note-t-il dans l’un des nombreux brouillons de sa réponse à Breton) 16. Le règne de l’inconscient-fromage ou dessert est fini, ça n’amuse plus personne : « La réduction du refoulement et l’élimination relative du symbolisme ne sont évidemment pas favorables à une littérature d’esthètes décadents, entièrement privés même d’une possibilité de contact avec les basses couches sociales ». Et « comme il est hors de question de mettre la psychanalyse au rancart, dit encore Bataille, il faudra bien passer à un autre genre d’exercice ». La révolution sociale, certes (on approche de la conclusion de l’aventure de Documents et du moment relativement bref où Bataille déportera sa réflexion sur le champ politique), mais surtout un autre usage de Freud. Car de la psychanalyse aussi il y a un double usage : celui des exploiteurs littéraires de l’inconscient, qui le visitent en touristes et, y puisant comme dans un réservoir de métaphores, s’amusent à singer le délire, et il y a les analysés. Il y a ceux qui transposent, mimant les déplacements et condensations au travail dans le rêve, et il y a ceux qui sont altérés par la psychanalyse (c’est en terme d’altération, non de guérison, que Bataille fera plus tard référence à sa cure psychanalytique)17. Il y a ceux qui ne voient dans le texte psychanalytique qu’une mine de symboles, et ceux au contraire qui le lisent comme une machine de guerre dirigée contre la symbolisation. L’onirisme poétique du surréalisme est, pour Bataille, l’ »échappatoire la plus dégradante » en ce sens qu’il marque une nette soumission à la loi : « Les éléments d’un rêve ou d’une hallucination sont des transpositions; l’utilisation poétique du rêve revient à une consécration de la censure inconsciente, c’est—à—dire de la honte secrète et des lâchetés18.

Contre la transposition (attaquée sur un ton amer dans le tout dernier article qu’il publie dans Documents, « L’esprit moderne et 1919 des transpositions »), Bataille opte pour l’altération et c’est en tant qu’altération vers le bas qu’il valorise la « réduction du refoulement »: « Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil 19. La psychanalyse est une entreprise de démystification, elle obéit à ce mot d’ordre: « Il s’agit tout d‘abord d’altérer ce que l’on a sous la main » ; elle fait des taches d’encre sur l’idéal du moi 20.

L’altération est un mot à double usage (« Le terme d’altération a le double intérêt d’exprimer une décomposition partielle analogue à celle des cadavres et en même temps le passage à un état parfaitement hétérogène correspondant à ce que le professeur protestant Otto appelle le tout autre, c’est—à-dire le sacré, réalisé par exemple dans un spectre »21). Mais c’est surtout le mot qui désigne le coup bas porté aux mots quand on souligne leur double usage, un double usage le plus souvent refoulé mais parfois entériné par le dictionnaire lorsque deux sens opposés sont réunis dans un même terme. Comme le note Denis Hollier, Bataille avait lu l’étude de Freud sur cette question, et il n’aura pu qu’être frappé par certains de ses exemples (« en latin, altus veut dire haut et profond ; sacer, saint et maudit 22 »). Plus encore, peut-être, Bataille se sera réjoui de l’affirmation par Freud, dès ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, de l’origine organique de ce dédoublement alternatif — la double fonction des organes, notamment du pénis, qui « servent deux maîtres à la fois » — et du rôle joué par le refoulement de cette conjonction dans le développement de la civilisation comme du sujet humain, sans parler de la sublimation esthétique 23.

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Kazuo Shiraga, Chasse au sanglier (Shisigari), 1963. Droits réservés.


Même si les références de Bataille à Freud ne sont pas très nombreuses, et si l’usage qu’il fait de la psychanalyse n’a rien d’orthodoxe, il y trouve un modèle pour l’opération de rabaissement qu’il veut mener sur « tout ce qui lui tombe sur la main » (sur tout ce qui est présenté comme « élevé » ou idéal, s’entend). Freud n’est pas nommé dans « Le gros orteil », peut-être l’exemple le plus criard d’altération à laquelle Bataille soumet l’homme (le début du texte énonce un axiome dont la preuve définitive n’a été fournie que récemment par la paléontologie, à savoir que « le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain »), mais on peut lire ce brûlot fulgurant comme un pastiche freudien: « Quel que soit le rôle joué dans l’érection (la position verticale) par son pied, l’homme, qui a la tête légère, c’est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu‘il a ce pied dans la boue ». Freud insistera sur la fonction du refoulement dans la formation du moi, Bataille enfoncera le clou de la désublimation : il n‘y a rien de plus humain que ce crachat que l’homme méprise ; l’homme, c’est crachat. D’où aussi la portée heuristique des sacrifices humains, qui ne diffèrent finalement pas tant du spectacle que l’on peut voir dans les abattoirs : si l’on considère « l’utilisation du mécanisme sacrificiel à diverses fins telles que la propitiation ou l’expiation comme secondaire », on est porté à retenir « le fait élémentaire de l’altération radicale de la personne » et à voir que « la victime affalée dans une flaque de sang, le doigt, l’œil ou l’oreille arrachée ne diffèrent pas sensiblement des aliments vomis » ni du minable rouleau de peau ensanglanté de la photographie de Lotar 24.Cette altération produit le tout autre, à savoir le sacré, selon la définition de Rudolf Otto que Bataille conservera toute sa vie — mais ce sacré n’est qu’un autre nom de ce que l’on rejette comme excrément.

Yve-Alain Bois
Ce texte est extrait du catalogue de l’exposition L’Informe : mode d’emploi, présentée au Centre Pompidou en 1996.
Rosalind KRAUSS et Yve-Alain BOIS, L’Informe : mode d’emploi. Ouvrage sous forme d’un abécédaire, 252 pages, Édition du Centre Georges Pompidou, 1996

References[+]

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Irmgard Emmelhainz : L’insoumission comme autodestruction http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/01/irmgard-emmelhainz-linsoumission-comme-autodestruction/ Wed, 25 Jan 2017 09:04:05 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26443 Les trois catégories d’images « non-fictionnelles » qui ont dominé l’imaginaire du XXe siècle sont celles qu’on pourrait appeler l’image « ethnographique », l’image « militante » et l’image « de témoignage ».

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Ou comment transporter la terre au dessus des restes des défunts

 

« Nous ne sommes plus des créatures post-coloniales.»
Hamid Dabashi, « Fuck You Žižek!»

 

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los desundos, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique, 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los
desnudos
, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

 

Les trois catégories d’images « non-fictionnelles » qui ont dominé l’imaginaire du XXe siècle sont celles qu’on pourrait appeler l’image « ethnographique », l’image « militante » et l’image « de témoignage ». Les images appartenant à la première catégorie ont essentiellement servi à préserver la trace des peuples en voie de colonisation menacés de disparition ou au bord de l’extinction. De même, les images « militantes » sont de nature politique : elles annoncent la révolution et doivent contribuer à l’avènement d’une meilleure société. C’est cette nécessité de l’image militante qui a mené les intellectuels, les artistes et les cinéastes à suivre les paysans, les travailleurs, les peuples colonisés, les minorités et les individus opprimés dans leur révolte. D’après Nicole Brenez1, ces images ont incarné la critique et se sont inspirées de l’activisme représenté par le film d’Eisenstein, La grève (1925). Deux débats ont émergé autour de ces images : on s’est interrogé sur leur capacité à éveiller les consciences et à mobiliser les masses pour les constituer en peuple, de même qu’on s’est demandé si leur valeur en tant qu’œuvres esthétiques était subordonnée à leur fonction propagandiste. Les images « de témoignage », quant à elles, ont une valeur éthique. Elles ont eu leur importance surtout dans les temps qui ont suivi la Shoah, lorsque les témoignages oraux, les documents d’archives et les images documentaires ont été mobilisés non pour prouver des faits, mais pour servir de formes de mémoire et entretenir ainsi le devoir collectif du souvenir. Plus tard, les images de témoignage ont acquis une fonction plus purement documentaire, servant à prouver l’injustice pour demander la réparation. Ces images ont soulevé des débats sur la possibilité (ou l’impossibilité) de représenter le trauma ou la catastrophe, et on s’est notamment demandé si, en montrant l’horreur, on ne finissait pas par la banaliser.

 
Dans les années 1990, le panorama de la résistance s’est mobilisé contre le néolibéralisme et en faveur du commerce équitable, du développement durable, des droits de l’homme et de la responsabilisation des grandes entreprises mondiales ; le mouvement altermondialiste s’est construit sur une base sociale pour critiquer le capitalisme et la mondialisation, et s’opposer aux multinationales qui, par le biais d’accords financiers et grâce à la dérégulation de la finance, commençaient à prendre de plus en plus de pouvoir. Le mouvement anticapitaliste, dans ce contexte, s’est caractérisé par son interdisciplinarité, et par la diversité des positions contre-culturelles et des alliances politiques provisoires qui ont pris forme dans le but de créer des zones – ne serait-ce que symboliquement – autonomes. Les campagnes de contre-information et d’éducation, ainsi que les actions symboliques entreprises contre le capitalisme ont prévalu dans la sphère publique et, parallèlement à cela, les minorités ont trouvé une visibilité et une responsabilité au sein du cadre dépolitisé des droits de l’homme2.

 

À la fin des années 1980, Gilles Deleuze remarquait que le cinéma engagé, au contraire du cinéma « classique », ne portait plus sur la possibilité d’agir mais plutôt sur l’impossibilité : sur l’intolérable. L’intolérable était devenu ce qu’on ne connaissait pas, ce que les médias et les discours dominants nous dissimulaient.

Dans ce contexte, les activistes et les artistes ont produit de la contre-information et contribué à répandre l’indignation.

C’est ce qui explique que Deleuze ait écrit, dans plusieurs de ses textes, que « le peuple manque », autrement dit que le prolétariat ou le peuple unifié n’est plus engagé dans la conquête du pouvoir3. Ces changements s’inscrivent dans le cadre d’une crise démocratique plus générale, marquée par le passage d’une politique du « parler au nom des autres », basée sur la logique de la représentation, à une politique de l’« auto-représentation », de la positionnalité post-coloniale et de la contre-mémoire, aux guerres culturelles, à des mouvements post-politiques dont le but consiste à confronter le pouvoir avec la réalité, à un humanitarisme et à des luttes pour obtenir une visibilité.

 
Comme le guérillero du tiers monde, cette classe ouvrière et ces personnages qui, au XXe siècle, peuplaient les images militantes, ont disparu. Aujourd’hui, les peuples qui luttent contre la colonisation sont représentés comme des criminels, des terroristes ou des victimes qui réclament la réparation. Les politiques néolibérales de la dérégulation financière, de l’austérité, du libre marché et de la privatisation ont entraîné un déclin général du niveau de vie, des licenciements de masse, ainsi qu’une baisse des retraites et des aides sociales que l’État et la société garantissaient autrefois. De ce fait, les populations victimes de la colonisation sont devenues redondantes (un surplus), la précarité et le darwinisme social faisant désormais loi. On pourrait dire que les nouvelles formes d’absolutisme capitaliste ont rendu obsolètes les modèles de résistance du XIXe siècle, basés sur des mythes comme celui de la critique (ou le principe selon lequel une entité extérieure peut s’opposer à l’ordre des choses pour créer un monde meilleur). Certes, ce sont les idéaux de la révolution et de la démocratie qui ont porté les soulèvements du début du XXIe siècle (en Argentine en 2000, au Mexique en 2006 et, entre 2011 et 2012, dans les mouvements d’Occupy Wall Street, du Printemps Arabe, des Indignés en Espagne, de Syriza en Grèce, etc.). Ces mouvements sociaux se sont mobilisés contre les mesures d’austérité et pour le renforcement de la démocratie et des droits du citoyen.

Mais force est de constater qu’aujourd’hui, les luttes ont perdu leur base sociale et leur capacité d’organisation à moyen et à long terme.

Ceci tient notamment au fait que les valeurs représentées par ces mouvements sociaux sont de plus en plus néolibérales, ceux-ci se préoccupant davantage des problèmes individuels, du gain personnel et des choix du consommateur. Jodi Dean a bien démontré comment la logique du néolibéralisme a rendu toute forme de collectivité indésirable dans la mesure où, en principe, cette collectivité s’oppose à la responsabilité et à la liberté individuelles, les deux principaux piliers du néolibéralisme4. Les causes de la mobilisation deviennent alors supra-individuelles et le mouvement de masse n’est plus l’occasion que d’un rassemblement provisoire, où l’on fait connaissance les uns avec les autres, où l’on se réconforte mutuellement, où l’on se trouve des préoccupations et intérêts communs, où l’on partage l’indignation.

 
Il est évident que ces nouvelles subjectivités politiques peuvent trouver un moyen d’expression dans ces mouvements de masse, mais elles ne peuvent y trouver une base ou un support solide. Le soulèvement relève de l’émotion collective, du désordre social. C’est un acte de désobéissance par lequel on exprime un antagonisme ou un désaccord, qui peut être soit toléré soit réprimé par l’État. Le problème, ici, tient au fait que ces mouvements sociaux aspirent à défendre la démocratie et s’opposent donc à toute forme d’antagonisme, niant par conséquent les limites et les mécanismes d’exclusion propres au système démocratique. C’est la raison pour laquelle, d’après de nombreux théoriciens, nous vivons dans une ère « post-politique ». Ce terme de « post-politique » traduit bien ce reniement de l’antagonisme qui est au cœur de la politique, l’égalité signifiant désormais l’inclusion, la visibilité, le respect et le droit. Ainsi, nous assistons à une prolifération des luttes dont l’action se limite à un combat local ou privé pour la défense des droits et du territoire, à des propositions de lois et à des interventions culturelles (comme celles de Francis Alys à Kabul et en Irak en 2012 dans le cadre de la Documenta.). « Post-politique » signifie donc une politique consensuelle, la fin de l’idéologie, le déclin de l’État entraîné par le néolibéralisme, stratégiquement renforcé ou affaibli pour servir un capital mondial et une financiarisation de l’économie5. Autrement dit, les mouvements de résistance ouvrière qui ont dominé le XXe siècle ont laissé place à un absolutisme capitaliste, qui se manifeste dans le triomphe des politiques néolibérales et de la logique du libre marché. L’absolutisme capitaliste a fait naître de nouvelles formes de violence d’État, de violence sociale et de violence corporatiste qui sont moins liées à des problèmes locaux qu’à un phénomène global et abstrait.

 
Il faut également considérer les transformations engendrées dans la lutte politique par ce que Jodi Dean appelle « le capitalisme communicatif ». Dean a montré comment les réseaux sociaux ont remplacé les anciens supports de la révolution ; désormais, l’opposition circule au sein des réseaux de communication du capitalisme, représentés notamment par Twitter et Facebook. Dean remarque que ces formes médiatisées de la lutte n’ont rien à voir avec une quelconque résistance organisée par une classe moyenne contre les mesures d’austérité, l’inflation, le chômage, l’endettement ou les saisies immobilières, et qu’elles ne visent pas à créer des formes d’organisation durables. Comme le précise Dean, leur quête de visibilité repose sur une logique différente, leur stratégie se basant sur des images, des tactiques et des hashtags communs, sur une politique identitaire et sur l’organisation d’événements marquants6. Et, étant donné que ces mouvements aspirent à la visibilité, leurs manifestations prennent un caractère ambigu, les identités post-politiques et anti-politiques des luttes étant si fluctuantes qu’elles peuvent prendre toutes sortes de directions. C’est aussi ce qui explique qu’aucun mouvement politique organisé et efficace ait pu prendre forme pour affronter et remplacer le modèle de production capitaliste7. Ainsi, à l’ère post-politique, où la communication et le discours (les fondements de l’action politique, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt) ont pris la forme de codes, de likes, de partages et de retweets, la plupart des images politiques contemporaines servent à rendre visibles les luttes menées ou les injustices perpétrées ici et là. L’idée selon laquelle les images peuvent constituer une forme de « langage universel », un nouvel outil d’apprentissage, ou que l’on peut davantage contribuer au changement en présentant les choses d’une manière différente, a fait que l’art et la culture sont non seulement devenus inséparables des mouvements sociaux, mais que l’art politique contemporain est devenu sa propre niche ou son propre genre : ce qu’on appelle la « politique du sensible ». Le problème est que les gens s’intéressent désormais surtout à la façon dont la lutte sociale et les processus politiques sont représentés, et n’analysent plus les problématiques politiques en elles-mêmes. Comme l’a montré Hito Steyerl, ces problèmes sont souvent représentés de la même façon et cette représentation est affectée par des intérêts idéologiques ou commerciaux8.

 
On songe, à titre d’exemple, aux vingt-deux photographies en couleur et en grand format réalisées par Shirin Neshat lors de la révolution égyptienne, puis exposées dans une galerie new-yorkaise en 2014. D’après le chercheur iranien Hamid Dabashi, ces images témoignent d’un effort impossible et illusoire pour rendre « présent » le visage Levinassien et participent d’une marchandisation des révolutions arabes à travers cette « banale sympathie qui est au coeur des pratiques curatoriales libérales »9. Elles n’ont rien à voir avec les gestes de solidarité internationale qui ont pu exister il y a un demi siècle. D’après Dabashi, elles témoignent d’un faux esprit de tolérance et d’ouverture (typique des expositions libérales), elles révèlent la distance qui sépare l’art, l’artiste et le sujet, et font commerce de la souffrance réelle et des luttes en proclamant la victoire de la révolution égyptienne (à un moment où son dénouement demeurait pour le moins incertain), dans un monde qui aspire à la « stabilité ». De manière générale, les représentations contemporaines de la lutte appartiennent à deux catégories : elles peuvent être romantiques, s’attachant à retransmettre l’euphorie de la révolte – sans révéler son coût humain –, ou bien, au contraire, elles peuvent témoigner de l’horreur insensée de ces événements, montrant le peuple qui laisse éclater sa rage telle une horde de zombies, comme dans le film hollywoodien World War Z (2013). Les images militantes produites au sein du système néolibéral tendent à reproduire ce schéma pour tout type de conflit. De fait, la majorité des images politiques contemporaines servent de compensation aux ravages causés par les réformes néolibérales. Dans la mesure où les musées, les biennales, les expositions et les festivals de cinéma font partie du même système militaire et industriel mondial (étant eux-mêmes devenus des champs de bataille10 ), le néolibéralisme fonctionne à l’évidence comme un pharmakon : il administre le poison de la destitution et de la destruction en même temps que les remèdes de la démocratie, du développement, des droits de l’homme, de la responsabilité sociale et du soutien aux productions culturelles et universitaires.

 

Les images contemporaines de la révolte et de la lutte semblent moins relever d’une démonstration de solidarité ou d’un projet de propagande en faveur d’une quelconque cause, que de la contre-information.

Je veux dire par là que les images de soulèvements participent d’un effort pour changer la façon dont nous percevons l’état des choses, en même temps qu’elles attestent une indignation générale. Dans le commentaire de son film November (2004), Hito Steyerl affirme que nous vivons à une époque où « la révolution semble avoir pris fin et où les luttes marginales ont de plus en plus de mal à se faire entendre.» Dans November, Steyerl considère que le problème de l’image politique est directement lié à la circulation exponentielle d’images vides et désincarnées : elle insiste sur le fait qu’aujourd’hui, ce n’est pas le contenu mais la portée des images qui compte, celles-ci trouvant un sens dans le partage et la reproduction plutôt que dans la contemplation et l’analyse. Ainsi, Steyerl éclaire les conditions paradoxales du visuel et de la visibilité aujourd’hui : alors même que les individus « sont traqués et sur-représentés par une vaste structure de surveillance », des milliers de gens dans le monde disparaissent sans laisser de trace. Comment est-ce possible ? Sont-ils cachés dans la myriade d’images qui circulent au sein de l’infosphère11 ?

 

Ce n’est pas ce qu’on voit, mais ce qui ne peut être montré, qui est obscène.

Et qu’a-t-on tendance à ne pas montrer dans les représentations contemporaines de la lutte ? Ce sont précisément les conditions abjectes dans lesquelles survivent toutes les populations redondantes – l’underclass (le sous-prolétariat)12 – à travers le monde, dans les zones qui sont à l’écart du flux des échanges mondiaux. Les modes de vie et le travail de ces populations sont menacés, leurs terres exploitées pour leurs ressources naturelles, destinées à servir d’autres sections de la population mondiale.

Avi Lewis, « This Changes Everything », USA - Canada, 2015, Couleur, 89 min. Adapté du livre éponyme de Naomi Klein , 2014. Photo de tournage Keri Coles © Greenpeace

Avi Lewis, « This Changes Everything », USA – Canada, 2015, Couleur, 89 min. Adapté du
livre éponyme de Naomi Klein , 2014. Photo de tournage Keri Coles © Greenpeace

Naomi Klein les appelle des « zones de sacrifice », des manifestations contemporaines du colonialisme : dès lors qu’on a considéré que les efforts de développement imposés aux sociétés « primitives » avaient échoué à les moderniser (ou que ce processus de modernisation a pris fin), leurs terres ont été progressivement transformées en zones de pure exploitation. Pour Naomi Klein, non seulement les communautés qui survivent dans ces zones de sacrifice doivent porter le fardeau toxique de notre besoin systémique en énergies fossiles (subissant ainsi, comme le dit Robert Nixon, une forme de « violence lente »), mais elles voient leurs biens et leur autonomie durable menacés au nom du développement et de l’amélioration des conditions de vie : en d’autres termes, ces communautés contribuent aux privilèges des populations vivant dans les zones urbaines développées, qui nient ou justifient leur destruction en invoquant la logique d’une modernisation basée sur les énergies fossiles.

 
Pour ces communautés, le modèle de résistance et d’insurrection promu par la démocratie dans l’espace public corporatisé n’est pas un droit : il est hors d’atteinte ou, du moins, relève du luxe, d’un investissement lourd. Évoquons, par exemple, les communautés rurales (comme les Zapatistes) qui se sont rendues en caravanas à Mexico dans des conditions très difficiles, afin de faire entendre leurs revendications (rarement entendues) ; pour d’autres communautés exclues, les slogans, les discours politiques et les plates-formes cohérentes nécessaires au soulèvement sont hors de portée – c’était évident dans le cas des émeutes de Paris en 2005, ou de Londres en 2011. Le soulèvement se produit lorsqu’un ensemble de structures préexistantes échouent à refléter ou à représenter la volonté du peuple ; mais les populations redondantes sont précisément celles qui sont exclues de ces soit-disant structures démocratiques. Au mieux, elles peuvent réclamer d’être intégrées et reconnues – ce qui nécessite tout de même, là encore, d’être visibles. Dès lors, les populations redondantes résistent non en se soulevant, mais en survivant et, quand elles y parviennent, en créant des zones autonomes.

© Clarisse Hahn

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique, 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los
desnudos
, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

Los Desnudos, une vidéo de Clarisse Hahn tirée de sa série Notre corps est une arme, montre une manifestation organisée à Mexico par les membres d’une communauté rurale de la région de Veracruz, qui réunit près de quatre cent personnes venues réclamer la restitution de leurs terres. Après plusieurs années de lutte infructueuses, les manifestants se mirent à défiler nus deux fois par jour dans les rues de la ville, jusqu’à ce que leurs demandes fussent partiellement entendues par les autorités mexicaines. Dans sa vidéo, Hahn interroge quelques-uns d’entre eux – essentiellement des femmes – sur leur cause et sur le rapport qu’elles entretiennent à leurs corps. La vidéo décrit les conditions précaires dans lesquelles elles ont survécu à Mexico jusqu’à ce que leur message soit entendu. Dans cette lutte, il n’y a pas de soulèvement mais un dévoilement du corps, qui sert de stratégie de défense contre le nécro-capitalisme, une manifestation de l’absolutisme capitaliste qui produit de la valeur ajoutée en dévorant la vie elle-même. Il faut tenir compte du fait que les procédés destructeurs auxquels les peuples qui vivent dans ces zones de sacrifice sont continuellement exposés mènent à une autodestruction du tissu social, à travers diverses formes de violence individuelle, sociale, transnationale et étatique – comme à Ciudad Juarez au Mexique, en Alberta au Canada, ou dans la bande de Gaza. Mentionnons aussi les peuples de la région de Mwanza en Tanzanie, qui survivent sur les rives du lac Victoria et qui apparaissent dans le documentaire de Hubert Sauper, Le cauchemar de Darwin (2004). Le film post-pornomiseria13 de Sauper éclaire les rapports et les intérêts mondiaux qui ont contribué à la misère des populations indigènes de Tanzanie à travers une série de métaphores illustrant la théorie darwinienne de la survie du plus fort. Sauper fait une analogie entre la perche du Nil implantée dans le lac dans les années 1960, qui a causé une mutation fatale de l’écosystème du lac, et les habitants du Mwanzan, dont les techniques de pêche pré-industrielles ne leur permettent plus de vivre des ressources du lac. Les multinationales européennes ont importé leurs techniques industrielles dans la région pour pêcher, préparer, emballer et exporter les poissons vers l’Europe. Le colonialisme et la modernisation ont appauvri la population locale et détruit ses terres, au point qu’elle ne peut plus vivre dans son propre environnement. Aujourd’hui, les habitants survivent en se nourrissant des entrailles de poissons jetées par les usines de traitement. Dévastée par une épidémie de Sida et par les fumées toxiques générées par la combustion du polyéthylène utilisé dans l’emballage du poisson, la communauté a sombré dans l’obscurantisme et l’autodestruction, aggravée par les guerres locales menées grâce aux armes envoyées dans les avions mêmes qui servent à exporter le poisson. Dans son film, Sauper montre clairement que cette idéologie de la survie du plus fort est la logique qui sous-tend la politique néolibérale et la mondialisation : les plus faibles ne peuvent être sauvés que grâce à la compassion des individus les plus forts, qui sont en mesure de développer l’économie pour servir leurs propres projets et leurs intérêts. Le darwinisme social est la cause directe du déclin de notre civilisation et les seules catégories qui persistent au delà de la lutte des classes sont celles des gagnants et des perdants, des exploitants et des exploités, de ceux qui sont intégrés et de ceux qui sont exclus. Le sens commun néolibéral veut que si l’individu n’est pas fort et intelligent, il mérite sa misère.14

 

Les populations pauvres vivent dans des conditions pour ainsi dire post-apocalyptiques, comme ceux qui survivent aux révolutions qui ont échoué.

On pense ici au film Nervus Rerum (2008), de l’Otolith Group. Dans ce film, la caméra explore le camp de réfugiés de Jénine, s’attardant sur les objets abandonnés (des télés, des réfrigérateurs, une voiture), les graffiti et les passants (essentiellement des enfants). Elle retransmet, à travers des vues flottantes et instables, une image onirique du camp, affranchie des paramètres de la vision humaine. La caméra n’est posée ni sur l’épaule ni sur un chariot : son mouvement est fait pour déstabiliser et donner l’impression d’une vision autonome et artificielle. Nous découvrons ce qui avait été conçu comme une zone de transit pour les réfugiés voués à regagner leur pays et qui, avec le temps, est devenu leur lieu de vie ; la caméra témoigne de la pauvreté dans laquelle ils vivent, de l’absence d’infrastructures, de leur séparation d’avec le reste du monde.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group, avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group,
avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group, avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group,
avec la permission des artistes.

Le mouvement incessant de la caméra à travers le camp contribue aussi à une sensation d’enfermement, nous signifiant qu’il n’y a nulle part où aller. Un téléphérique en piteux état permet d’observer l’horizon hors d’atteinte de la mer Méditerranée. En guise de commentaires, on nous lit quelques passages du Livre de l’intranquillité (1982) de Fernando Pessoa, du Captif amoureux (1986) et de L’ennemi déclaré (1991) de Jean Genet, sur le rêve éveillé – au sens réel et non poétique du terme –, la négation de la vie, la destruction des rapports entre « nous » et la vie, la mort et la conscience d’être poussés vers l’extinction et le néant, et la destruction d’un monde. Dans une autre scène, Zacharia Zbeidi, un ancien chef de la résistance de la Seconde Intifada, dit quelque chose (d’inaudible) à la caméra, alors qu’on aperçoit derrière lui, sur un écran de télévision, le visage de Yasser Arafat. Si l’image d’Arafat a perduré après sa mort, c’est parce qu’elle masque une réalité, un silence, l’absence de l’image des palestiniens eux-mêmes. Dans Nervus Rerum, les palestiniens ne se manifestent pas par leur présence (ou leur absence), mais par leurs ombres, qui sont piégées quelque part entre le cauchemar et l’éveil, entre la vie et la mort.

 

À l’instar des palestiniens, les populations redondantes du monde entier paraissent vivre dans cet univers cauchemardesque qui prend forme suite à un désastre démesuré – l’échec des révolutions, des luttes contre les colonialismes –, où le soulèvement n’est plus possible et n’a plus de sens. En 2006, dans une zone déserte du quartier d’Anapra, à Ciudad Juarez, près de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, l’artiste espagnol Santiago Sierra a fait creuser dans la terre des lettres de quinze mètres de long, formant le mot « sumisión » (soumission).

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Santiago Sierra. “SUMISIÓN” (Précédemment « Palabra de fuego »), Anapra, Ciudad de Juárez, Chihuahua, Mexique. Octobre 2006 – Mars 2007. Avec la permission du Studio Santiago Sierra S.L. et de LABOR, ville de México.

Anapra est un bidonville de Ciudad Juarez, une ville située au croisement des États de Chihuahua, du Nouveau Mexique et du Texas. Ses habitants travaillent dans les ateliers clandestins ou dans d’autres types d’emplois tout aussi précaires. On recense dans cette zone de nombreux cas d’empoisonnement du sang, dus à l’activité des fonderies et des raffineries américaines. Les malformations, les infections pulmonaires et autres maladies similaires sont courantes. On retrouve aussi souvent, dans cette zone, les corps de femmes assassinées15. Dans ce contexte, l’œuvre de Sierra est ambiguë : le mot fait-il référence à la soumission des habitants d’Anapra face aux terribles conditions de vie qu’ils endurent ? Les lettres devaient être remplies d’essence, puis brûler et se consumer, mais le projet a été censuré par le gouvernement mexicain. En interdisant que le mot ne disparaisse dans les flammes, les autorités mexicaines deviennent-elles directement responsables de la soumission des habitants ? L’ambiguïté inhérente à l’œuvre de Sierra atteste précisément l’absence d’horizon politique, l’impossibilité de s’organiser politiquement à travers la solidarité, les syndicats, les grèves, la lutte. C’est parce que les habitants d’Anapra sont, eux aussi, les survivants d’une situation post-apocalyptique, des contrecoups d’un désastre. C’est le cas de nombreuses communautés à travers le monde, qui survivent à la destruction de leurs modes de vie et de leurs sources de revenus par la guerre, les génocides, les catastrophes naturelles, l’exploitation des ressources, la violence lente et autres pratiques néocoloniales.

 
Pour décrire ces situations, le théoricien et artiste libanais Jalal Toufic a inventé le concept de « retrait de la tradition suite au désastre démesuré.16» D’après lui, les effets à long terme de la destruction matérielle et sociale subsistent au « fond » du corps et de l’âme. Ce sont des « traumatismes latents » qui sont comme inscrits dans les gènes. Dans la veine de Toufic, Winona La Duke, chercheure et activiste Anishinaabekwe (de la tribu Ojibwe), explique que les membres de sa communauté, qui ont enduré la colonisation et ont été traités comme des citoyens de troisième classe pendant des siècles, sont aujourd’hui victimes de la corruption de leurs dirigeants et souffrent de troubles post-traumatiques persistants : une blessure historique et intergénérationnelle. Pour La Duke, la dépendance mondiale envers les énergies fossiles est liée à toutes les catastrophes qui se produisent dans le monde et constitue un désastre permanent pour sa communauté. Son peuple, comme des milliers d’autres à travers le monde, vit avec la mémoire génétique de la catastrophe. Confronté à un des plus forts taux de suicide aux États-Unis, il s’acharne simplement à survivre.17

 
D’après Toufic, les dommages collatéraux causés par le désastre démesuré (ou persistant) entraînent un retrait de la tradition, qui doit être ressuscitée par des artistes, des écrivains, des intellectuels, etc18. Paradoxalement, le modernisme rejette délibérément la tradition ou bien lui est indifférent, et seuls ceux qui perçoivent clairement « le retrait de la tradition suite au désastre démesuré » ont tenté de la faire renaître et ont échoué, parce que leur histoire est désormais écrite par les vainqueurs. De plus, dans le cas des populations qui souffrent des conséquences d’un désastre démesuré, l’art présente rarement la vision d’un avenir heureux, mais se concentre plutôt sur ce qui subsiste. Ça sera beau (From Beirut With Love) de Waël Noureddine (2005) est un court-métrage expérimental et une carte postale d’une ville déchirée par des décennies de guerre et de conflits internes.

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Waël Noureddine, « Ça sera beau – From Beirut with Love », Liban – France, 2005, super 16 mm, couleur, 30 min, vf

Le film, tourné avec une caméra haute vitesse, passe semble-t-il aléatoirement d’un quartier à l’autre de Beyrouth et montre les traces de la guerre civile et du conflit qui dure : des gens couverts de sang, des voitures en feu, des soldats distraits, un hélicoptère menaçant. Les images des différentes factions religieuses et politiques témoignent de la violence insensée qui se déroule sous nos yeux, une conséquence de l’échec des efforts entrepris pour faire renaître la tradition de la révolution et qui se sont traduits par la destruction. La dévastation de la ville se reflète aussi dans les actes autodestructeurs du réalisateur et de ses amis, qui se saoulent et se piquent dans un appartement de Beyrouth. La carte postale de Noureddine est une déclaration d’amour cynique et pessimiste qui envisage un avenir marqué par la propagation de la violence et de l’autodestruction dans le monde privilegié. De même, Ça sera beau décrit un monde dans lequel la soumission ne peut pas se transformer en révolte, mais seulement mener à l’autodestruction.

Clarisse Hahn, Prisons, 2011, vidéo couleur 4:3 Durée: 12 minutes © Clarisse Hahn

Clarisse Hahn, Prisons, 2011, vidéo couleur 4:3, durée: 12 minutes © Clarisse Hahn

Cette autodestruction devient aussi un acte d’insoumission dans le film Prisons (2012) de Clarisse Hahn, issu de la série Notre corps est une arme. La réalisatrice interviewe deux jeunes femmes qui ont utilisé leur corps comme arme de guerre en participant à une grève de la faim dans une prison turque, en 2000. La grève fut violemment réprimée par l’armée turque et les deux femmes vivent désormais avec les séquelles physiques de l’événement, leurs fonctions mentales atteintes. Dans un cas comme celui-ci, les gens survivent dans des situations dans lesquelles les relations entre l’homme et la tradition, mais aussi entre l’homme et le monde, entre l’homme et la nature, ou entre le sujet et sa subjectivité, ont été détruites. Ces populations sont enfermées dans des mondes intolérables, et « l’intolérable n’est plus une injustice majeure, mais l’état permanent d’une banalité quotidienne.19 » The Ballad of Oppenheimer Park (2015) est un film documentaire du réalisateur mexicain Juan Manuel Sepúlveda. Tourné dans le parc Oppenheimer à Vancouver, au Canada, il est le fruit de deux années de rencontres entre le réalisateur et quelques individus issus des peuples des Premières Nations, qui passent une bonne partie de leurs journées dans ce parc. Sepúlveda leur a proposé de tourner un western avec lui et c’est ce projet qui constitue la trame générale du film. Le réalisateur fait référence au genre à travers tout un arsenal d’accessoires, qu’il insère dans le parc ou dans ses rencontres avec les personnages, Bear, Janet et Harley.

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Juan Manuel Sepúlveda, « The Ballad of Oppenheimer Park », 2016, 70 min

Par exemple, la première image du film montre une calèche qui brûle dans le parc ; les chapeaux de cowboy, les arcs et les flèches donnent lieu à des discours et des tirades de la part des personnages (souvent très intoxiqués), sur le vol des terres sur lesquelles le parc a été construit – autrefois un lieu de sépulture pour les peuples des Premières Nations –, sur le logement public et les autres formes de contrôle qu’ils endurent, sur l’absence d’opportunités, sur les épidémies de dépression, de suicide et de drogues qui les détruisent, eux et leur communauté. Un tirage grandeur nature d’un des portraits ethnographiques d’amérindiens pris par Edward Curtis au tournant du XXe siècle apparaît tel un spectre, pour élargir le fossé entre l’image de cette population « en voie de disparition » et celle des peuples des Premières Nations dans le parc Oppenheimer qui, cent ans plus tard, s’approprient avec insolence le cliché de « l’indien saoul ». Navajazo (2013), de Ricardo Silva, représente aussi un monde post-apocalyptique. Le film a été tourné à Tijuana, à la frontière des États-Unis, dans un quartier où vivent des immigrants illégaux renvoyés au pays, ainsi que des drogués, des prostituées et des gens pauvres. Tous ont en commun d’avoir survécu à une sorte d’apocalypse, et Silva les représente survivant dans un monde où ils sont livrés à eux-même, s’efforçant de résoudre les problèmes de la survie au quotidien. On rencontre, parmi les personnages du film, un homme qui fouille les décharges et qui s’est construit un palais avec des jouets abandonnés, un musicien métal qui joue de son vieux clavier Casio, un orphelin, une prostituée et son copain, des drogués. Le réalisateur tente d’introduire un degré de fiction en suivant quelques directives préétablies ou dans ses conversations avec les gens qu’il filme, espérant révéler quelque chose d’inattendu ou de « vrai ». Ce que le film montre, toutefois, c’est la dégradation d’un monde habité par des corps intoxiqués et déracinés, supportant l’insupportable, leur communauté décimée et leur tissu social déchiré. Comment peuvent-ils rejeter les conditions dans lesquelles ils vivent ? Comment peuvent-ils choisir une vie qui vaut d’être vécue ? Comment peuvent-ils trouver la force de se soulever ?

 

Alors que l’apocalypse est devenue un thème central de l’imaginaire néolibéral, il est clair que les rapports de domination actuels sont devenus indéchiffrables.

Nous faisons face à des formes intolérables de dépendance et, plutôt qu’à des rapports de domination, nous avons affaire à un système de concurrence et à une forme de destruction qui mènent à l’autodestruction, voire même au suicide. Les déplacements forcés, la dépossession, l’occupation militaire et coloniale ont pour conséquences l’éradication de l’identité, la suppression ou la destruction de ce qui constitue les valeurs morales d’un monde. Il y a ainsi des communautés entières qui survivent à la fin du / de leur monde et subsistent dans l’insignifiance et la solitude. Dans la mesure où il n’est plus possible de trouver un « monde » qui ait du sens dans les signes naturels et culturels environnants, le suicide paraît être la seule réponse possible face au mépris intolérable pour le monde environnant et pour l’être. Ainsi, selon Franco Berardi, le suicide est de plus en plus perçu comme la solution la plus efficace pour les opprimés, la seule façon de chasser les angoisses, la dépression, l’impuissance. D’après lui, le suicide – des employés de France Télécom, des fermiers hindous, des peuples amérindiens, de la jeunesse partout dans le monde – constitue le dernier geste d’affirmation de soi avant la capitulation qui détruirait tout sens de la dignité20. Selon Gene Ray, qui s’est récemment attaché à résoudre le nœud de l’écocide urbano-industriel (la destruction ou la désintégration des écosystèmes dans un territoire donné) et du génocide, la guerre permanente menée par la modernité contre la vie est à l’origine de notre situation actuelle21. De la modernité, nous n’avons pas hérité l’espoir d’une émancipation du prolétariat, mais un écosystème au bord de l’extinction, des sociétés autodestructrices et un monde en ruine. Quel est le geste politique le plus efficace dans ce contexte, si ce n’est le suicide ou l’autodestruction ? Si les mouvements de dénonciation et d’opposition basés sur le rationalisme occidental permettent d’exposer les rapports de domination et de recenser les effets de la violence, ils ne mènent toutefois nulle part. Dès lors, nous devons joindre nos forces afin d’empêcher la destruction, en démantelant nos attentes vis à vis de la modernité, du progrès et du développement, en trouvant des façons de nous organiser de manière autonome et collective, en créant d’autres types de relations et de nouveaux modes de vie.

 

 
Irmgard Emmelhainz
Traduction de l’anglais : Laure Poupard
L’auteure tient à remercier Hend Al Awadhi pour ses précieux conseils, ainsi que ses étudiants en cinéma documentaire au Centro de diseño, cine y televisión, Mexico, pour leurs débats.
 

« Sous peu vous édifierez votre monde sur le nôtre.
De nos tombes vous tracerez les chemins vers les satellites.
Voici venu le temps des industries.
Le temps des métaux.
Du charbon jaillit le champagne des puissants.
Et il y a morts et colonies,
morts et bulldozers,
morts et hôpitaux,
morts et radars surveillant des morts
qui plus d’une fois s’éteignent dans une vie,
des morts qui survivent après trépas,
des morts qui enseignent la mort au monstre des civilisations,
et des morts qui trépassent pour transporter la terre au dessus des restes des défunts.
Ô maître des blancs, où emportes-tu mon peuple et le tien ? »

Mahmoud Darwich, « Discours de l’indien rouge », Revue d’études palestiniennes, trad. Elias Sanbar, n°46, hiver 1993, p. 9-10

 

References[+]

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Mercè Ibarz: La dona pirata. Fotografia i revolta femenina [CA] http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/01/merce-ibarz-la-dona-pirata-fotografia-i-revolta-femenina-ca/ Mon, 16 Jan 2017 11:22:56 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26439 El temps d’arribar a recer, a cobert, a la calma, és el que diuen les fotografies que l’han ajudat a ser la dona que ha estat, la que sap que és. Inclouen les dones que no ha pogut ser i que no serà però que hi són, dintre seu, com eren davant l’objectiu; possibilitats estroncades i certes, que de vegades veu que tornen en la filla, que fa fotos i n’hi fa, i en d’altres dones, del cinema, de la tele, dels carrers i aparadors de les botigues de la ciutat, quan surt del punt del mapa on ha viscut. Dona pirata que ha travessat els oceans del desig de les imatges.

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Version française

El temps d’arribar a recer, a cobert, a la calma, és el que diuen les fotografies que l’han ajudat a ser la dona que ha estat, la que sap que és. Inclouen les dones que no ha pogut ser i que no serà però que hi són, dintre seu, com eren davant l’objectiu; possibilitats estroncades i certes, que de vegades veu que tornen en la filla, que fa fotos i n’hi fa, i en d’altres dones, del cinema, de la tele, dels carrers i aparadors de les botigues de la ciutat, quan surt del punt del mapa on ha viscut. Dona pirata que ha travessat els oceans del desig de les imatges.

 

Quima, fotografia anònima, 1940. Col·lecció particular. Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure

1. La noia de la foto de l’esquerra té divuit anys. Gener de 1940. Fa un any que la guerra civil s’ha transformat en l’estat d’excepció que serà el franquisme fins a la dècada dels seixanta com a mínim. Tinc la foto penjada a casa, la capturo amb el mòbil. La noia se la va fer durant la festa d’hivern del poble, la primera després de la guerra. Té la gran cura en el vestir que li conec. Segurament ha tret el model, confeccionat a mà per la modista i ella mateixa, d’una pel·lícula de Barbara Stanwyck o d’Ingrid Bergman, a qui procura assemblar-se. Actrius intel·ligents, sobretot intel·ligents. La composició de la foto és interessant. La paret grisa i negra li va bé, remet al cinema del moment i alhora, inconscient i simptomàtica, a aquells anys bèsties. Però no és una composició de 1940. És posterior, d’un fotògraf d’estudi. La silueta està retallada, tret de l’espai entre les cames, que el professional no ha volgut retallar. La imatge reté aquest punt de realitat, del lloc on es va fer. Devia ser d’un fotògraf ambulant durant la festa major i potser la noia anava acompanyada d’una o més amigues. I les ha volgudes treure de la foto. En els seus àlbums, de vegades, en una imatge falta un cap, o més d’un. Els ha escapçat. No importa que pogués reconèixer el cos de la persona que volia oblidar, amb treure-li la cara en tenia prou. El fotògraf hi ha afegit un esbós d’ombra per subratllar-la més: sola, única.

Amb els anys l’important del retrat de 1940, transformat després en monument per un fotògraf d’estudi millor que el d’aquella foscúria, ha estat, per a ella, deixar constància, documentar la seva dignitat de noia jove ben vestida i elegant. La seva revolta: com vestir-se; la seva insurrecció: les fotos. S’anirà documentant, dècada rere dècada, amb roba feta a mida de models extrets de revistes i amb teles bones, costi el que costi, esperant-se el temps que calgui per reunir els diners necessaris tant per vestir-se com per fer-se les fotos d’estudi, treballant durament al camp, estalviant, jugant tots els jocs de la postguerra. Desig indestructible. Desig de ser. Desig que calia constatar.

El desembre de 1975 el dictador ja és mort, invicte. Aquell mes Patti Smith publica Horses, el seu primer disc, amb la foto de Mappelthorpe que va ser tan revulsiva. Una dona jove d’aspecte androgin, sense maquillar, una foto sense artificis, tal com raja. Quan l’hi vaig ensenyar, es va mirar una bona estona la foto de la Patti i va dir: «Té coratge, força. Li és igual si cau bé o no, i això l’ajudarà. Aixeca el cap, no s’adapta així com així… No ho veus, en el retrat de 1940, que abaixo el cap? Ella, no. Té estil, la roba llueix perquè la porta ella. És una original».

En la foto, la Patti té gairebé trenta anys. Sembla que en tingui divuit, com la noia de la imatge retocada sembla tenir-ne trenta. Entre 1940 i 1975, les dones pirates han conegut tantes revoltes rejovenidores.

 

2. No em costa gaire d’imaginar, diferent de com va ser, la vida jove de la Quima, que així es diu la noia de la foto de 1940. Tenia tanta empenta, tantes ganes de fer coses, es consagrava tant a aprendre, que la mestra del petit poble on va néixer va pensar que serviria de mestra també. Ho va proposar al pare de la nena. Li va dir: «Miri, amb una carretada d’alfals en tindrem prou, de la resta me n’ocuparé jo, no pateixi, no serà car». El pare va dir que no. La Quima de vella ho recordava cada dia. Va mantenir sempre la bella cal·ligrafia que havia après a escola de la mà generosa de la mestra.

Es va mirar amb moltíssima atenció, una per una, les fotos que un dia li vaig ensenyar de Germaine Krull (1987 – 1985).Jo feia la tesi de doctorat sobre un film de Buñuel i això li interessava, per ella era importantíssim, li agradava parlar-ne. Era sobre un dels primers films del cineasta, Terre sans pain, i en el context d’aquells anys previs a la guerra m’havia trobat amb aquesta fotògrafa genial, que va ser la mestra en tants aspectes d’Eisenstein, Joris Ivens, Eli Lotar… i que ha trigat tants anys a ser reconeguda. Llavors només coneixia les fotos metàl·liques, diguem-ne, de la Krull: vistes aerodinàmiques de la torre Eiffel, del port de Marsella… i, també, per un regal que m’havia fet l’amic de la Finca Roja, que així li dic sempre, unes fotos publicitàries de moda i de productes de bellesa publicades en una revista dels anys trenta, abans de la foto de 1940, de la guerra i la seva ombra duradora.

Germaine Krull en el seu cotxe a Montecarlo, 1937. Fotografia anònima

Germaine Krull en el seu cotxe a Montecarlo, 1937. Fotografia anònima

La Quima es va deturar en la foto de la Germaine de 1937 conduint el seu descapotable, mirant enrere, somrient, abans de desaparèixer d’escena i anar-se’n a Bangkok a regentar un hotel i, finalment, a fer-se budista al Tibet. Una insurrecció que, si hagués arribat a ser mestra, potser també ella hauria fet, potser també, en el daltabaix de les guerres potser també se n’hauria anat cap a l’Índia. La va fascinar saber que les fotògrafes dels anys vint van viure vides fora de convencions, que es van inventar les pròpies convencions i la pròpia vida en bona mesura gràcies a la càmera fotogràfica. «Sí, ja m’ho crec. Millor i tot que ser mestra…», va dir.

Quima, FotoDadà, sense data. Col·lecció privada.Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure


 

3. Un altre dia li vaig ensenyar els fotomuntatges de Hannah Höch (1889-1971). M’havia quedat parada amb els retocs que la Quima estava fent en algunes de les fotos del seu àlbum familiar, les més antigues. Caps escapçats, figures pintades. Com ara la imatge que en un principi era una foto, probablement de finals dels anys vint, quan ella en tenia set o vuit i els seus dos germans cinc i quatre. Dic que era una foto perquè ara ja no ho és: és un collage Dadà. Les tres criatures estan emmarcades en una orla dibuixada per la Quima, que a més ha guixat de blanc els vestits i els seus propis mitjons llargs. Hi queda un rastre vague de les cares de les tres criatures. Un tall amb la imatge precedent. Un tall definitiu. Gairebé un negatiu de l’original. Les imatges pensen i saben, sens dubte. Va trobar que l’original sabia massa? Sobre què? Va fer la composició —o més aviat «descomposició»— després que li digués el títol del fotomuntatge de la Höch, El ganivet de cuina Dadà talla el ventre cerveser de l’última època cultural Weimar a Alemanya,, de 1919.

Hannah Höch,

Hannah Höch, El ganivet de cuina Dadà talla el ventre cerveser de l’última època cultural Weimar a Alemany, 1919 © ADAGP, Paris Courtesy Berlin, Nationalgalerie Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2016


 

4. Quan va veure les fotos de Cristina García Rodero (1949), la Quima de primer va somriure, en reconèixer tantes escenes de vides ocultes que la fotògrafa sap reviure tal com són viscudes, sense retocs ni fotomuntatges. «Vols dir?», va fer, «no ho sé, són fotos precioses que fan una mica de por, no trobes?». El que la fotografia i el cinema han ensenyat a veure a la gent, vaig pensar, és molt, moltíssim. La Quima deia unes coses de les fotos de la García Rodero que no he vist gaire més expressades en tants comentaristes, potser perquè cal haver viscut certes coses i haver-les pensat, sense negar-les, per saber mirar. Així l’empenta i el furor de les dones de negre en una processó de Setmana Santa, que es carregarien qualsevol que se’ls posés davant, tancades i empresonades en aquest vel negre, tan negre com eren aquells anys. Quan va veure L’ànima dormida, la nena a la porta d’un cementiri que està agafada per la càmera amb la llum eterna del teatre de la vida, una imatge que no és un retoc ni un fotomuntatge, la Quima va deixar anar una llàgrima. És un bon retrat al·legòric de tants moments de la seva vida, vaig pensar, de tants dols i funerals i llàgrimes pels morts. No va dir res, va deixar només que parlés la seva llàgrima, que s’havia presentat quan la Quima pensava que ja només tenia llàgrimes seques.

ITALY. Puglia. 2000. Holy Saturday. Group of women marching on the streets and singing their grief at the death of Christ.

Itàlia, Regió de Pulla, 2000. Dissabte Sant. Grup de dones caminant pels carrers i cantant el seu dolor per la mort de Crist © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris

En la fotografia de García Rodero he après a reconèixer algunes de les insurreccions i revoltes interiors de les dones. També les paus interiors, allò que malda per existir. En la foto de la noia adormida que reposa el cap en una gavella de blat, hi veig el treball dur de la Quima abans de la maquinària agrícola, hi veig la jove que va ser, hi veig com va haver de protegir-se.

SPAIN. Escobar. 1988. In the fresh air.

Cristina García Rodero, Espanya, 1988. En l’aire fresc © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris


5.No va ser mestra, va ser pagesa. Si no hagués viscut en un poble agrícola, si se n’hagués anat a viure a ciutat, cosa que algun cop va pensar, s’hauria fet modista. La foto anònima d’una dona als anys quaranta, a Barcelona, pot ser un retrat d’ella i de tantes de les dones d’aquell temps. Cosien per a casa i també s’hi guanyaven la vida. Quasi només la fotografia ens ho recorda, recorda que una dona amb una màquina de cosir tenia camp per córrer, fos una modista professional o no, fos una cosidora de barri o de botiga, o les dues coses a la vegada, com la cosina de la mare que sí que se’n va anar a Barcelona, i que és el primer record que tinc de la ciutat, quan vam venir amb la Quima per un dels meus exàmens i la cosina modista ens va hostatjar.

Modista,(entre 1917 i 1918] Arxius de la Biblioteca del Congrés dels Estats Units – https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accès le 15 décembre 2016.)

Modista,(entre 1917 i 1918] Arxius de la Biblioteca del Congrés dels Estats Units https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accés: 15 desembre 2016.)


 

Tampoc no sabem l’autoria de la foto de les obreres de Chicago que van celebrar el primer Dia de la Dona, el 1908. Dones que miren de front, rialleres, sense treure’s els davantals, impulsades per l’orgull obrer que les sosté. Mirades i actituds del tot diferents a la de la modista dels anys quaranta, tímida i consirosa. Per sort la fotografia, la càmera, veu més que l’ull. Gairebé tot. Veu les inhibicions i les exultacions, la presó interior i la revolta que de l’interior va a l’exterior, que així se sentia també una modista als anys quaranta.

 

ANÒNIM. Obreres impulsores del Primer Dia de la Dona. Chicago, 1908

ANÒNIM. Obreres impulsores del Primer Dia de la Dona. Chicago, 1908


 

6. Sempre hi ha els somnis. Els dies que va mirar-se i remirar-se els Sueños de Grete Sterne, la Quima va ser feliç, com quan va llegir una novel·la de la pintora Leonora Carrington que jo havia prologat, La trompeta acústica que la va fer riure moltíssim, una història de dones velles que sens dubte la va estimular molt a deixar anar la imaginació i ser la vella fantasiosa que seria.

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Grete Stern, Rêve numéro 2, “Sur le quai”, 1949 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete Stern (1904-1999), d’una generació anterior a la seva, donaria forma a tantes de les vides viscudes per la Quima i la seva generació. Dones ben vestides, que han fet de la roba una segona pell que les sustenta i els dóna perspectiva, que viuen en un desig indestructible que va enllà de la bellesa. «L’important», deia la Quima, «no és ser guapa, jo mateixa no en sóc, sinó allò que tens de bo». La dignitat, potser. Respectar-se, no deixar-se caure. Ser conscient de les bèsties que t’assetgen. Com en els somnis i malsons de Grete Stern, elaborats entre 1948 i 1951. Va viure l’exili a l’Argentina i va veure molt de mar. La Quima, no. Només el va conèixer en les cançons de la poesia. La retrobo en les dones de la Stern aquí, sobretot en aquesta funambulista per una xemeneia, d’on sortiran tard o d’hora els fums pudents de les coses que cremen a l’interior i que ella recorre amb prevenció, sí, també amb la decisió de saber-ho tot, de no enganyar-se.

 

Grete STERN. De la sèrie “Somnis”, , 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete STERN. De la sèrie “Somnis”, 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara-La Ruche, Buenos Aires, 2016


7.La Quima era ben partidària de les màquines noves: les agrícoles, les domèstiques, les d’aprendre. Em va comprar un magnetòfon per estudiar a Barcelona, seguint el consell d’una bona amiga seva, cultivada i informada, que li havia dit que m’aniria molt bé per enregistrar les classes i estudiar. No ho vaig fer mai, però el regal em va agradar moltíssim. Vaig fer servir la cassette (com en dèiem) per escoltar música. Els temps estaven canviant molt, el 1971 que vaig arribar a ciutat. Algunes de les coses que hi vaig aprendre i em van passar no gosava explicar-les-hi, s’hi hauria ficat massa, en la meva vida, que ja ho feia prou, i prou feina tenia jo mateixa a comprendre-les. Segur que ho enteneu.

Va ser al cap de força temps que vaig veure les imatges de la Martha Rosler (1943). Com ara aquesta, la dona armada amb una aspiradora ultramoderna que repassa les cortines que tapen les imatges de la guerra. Així trobava que era en la vida domèstica de la infància i l’adolescència que deixava enrere: les màquines noves servien per netejar les cortines que ocultaven les imatges fundacionals de tot plegat, que a mi em semblava que eren les de la guerra i el franquisme, que encara m’ho semblen. La fotografia, el fotomuntatge, desvelaven les misèries domèstiques que són a la base de la misèria de la memòria col·lectiva. Una revolta més que calia fer.

 

Martha Rosler, Cleaning the Drapes, photomontage from the series “House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72.

Martha ROSLER. Neteja de cortines, de la sèrie “House Beautiful: bringing the war home” (1967-1972)


 

Quan l’hi vaig ensenyar, la Quima no va dir res, es va limitar a passar el dit pel cap de la dona, resseguint-li el tall de cabells. La guerra, normal.

 

8. I així vam veure les fotos de les revoltes de les dones a Barcelona. Com que alguna cosa se’n deia per la ràdio que ella escoltava, i alguna cosa, ben poca, també per la televisió que acabava d’entrar a casa, m’ho preguntava cada cop que jo tornava al poble.

El dia que li vaig ensenyar el disc de Patti Smith, la seva foto andrògina, ja he dit que el dictador era per fi mort. Li vaig ensenyar també les fotos de la Pilar Aymerich del 1976 i del 1977. Jo ja començava a treballar en un diari, havia acabat els estudis de periodisme i la Quima n’estava molt contenta. Les fotos de l’Aymerich (1943) l’estremien, li provocaven un calfred físic que ella no sabia dir i jo notava. Més que mai, es fixava molt i molt en els talls de cabells, els vestits, l’actitud de les dones que sortien en aquelles fotos. Advertia alguna cosa més que les que hi veia jo mateixa, que ara veig millor. Les revoltes fundacionals poden ser, en els canvis personals com en els col·lectius, una manifestació exigint canvis en les lleis i, també, una foto d’una noia jove en la penosa postguerra que l’ajudi a subsistir i a no tornar-se idiota.

 

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org] Fotografies Pilar Aymerich. Cortesia Galerie Eude, Barcelona © Pilar Aymerich, 2016
 

Epíleg.I així va arribar la Quima a tantes imatges del que hauria pogut ser molt abans, quan ella era jove, d’allò que començava a ser per a altres dones. Sempre a punt per aprendre (i més: per desaprendre). Els meus relats i novel·les, que sovint parlen d’ella, li van donar l’empenta per escriure, que per a ella volia dir l’acte físic d’escriure. Transcrivia cançons antigues, confegia arbres genealògics per regalar-los, dibuixava recordatoris de casament, naixement, aniversaris, el que fos. Amb retoladors de purpurina daurada, escrivia i dibuixava randes. Recordava poemes i sobretot cançons, que barrejava. El poema que més se li havia quedat, al qual tornava un cop i un altre, era La canción del pirata del poeta romàntic espanyol Espronceda, que havia après a l’escola de la mestra que la volia fer mestra. La Quima anava entonant el poema, que transcrivia en cada llibreta nova. Ara sí, ara també, deia ben fort allò de:

Con diez cañones por banda,
viento en popa a toda vela,
no corta el mar, sino vuela,
un velero bergantín;

bajel pirata que llaman
por su bravura el Temido
en todo el mar conocido
del uno al otro confín.

i sobretot, la tonada que fa:

Que es mi barco mi tesoro,
que es mi Dios la libertad;
mi ley, la fuerza y el viento;
mi única patria, la mar.

Cançó i poema que aquí m’agrada recordar en paral·lel amb el vers iniciàtic de Patti Smith (1946), el crit fundacional de la seva entrada en escena:

Jesus died for somebody’s sins but not mine

i les seves polaroids de petges de dues creadores que tanta feina van fer, en vida en les seves revoltes i en el seu llegat per sempre.

Patti Smith Virginia Woolf’s cane 1, New York Public Library 2011 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, El bastó de Virginia Woolf, New York Public Library, 2011 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith Frida Kahlo’s dress, Casa Azul, Coyoacan 2012 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, Vestit de Frida Kahlo, Casa Azul, Coyoacan, 2012 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery


També la Quima duia bastó i un vestit florit els últims anys.

Barcelona, estiu de 2016

 

Mercè Ibarz
Narradora, assagista, periodista cultural, investigadora i professora universitària.

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Marina Vinyes Albes: Baile de siluetas [ES] http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/01/marina-vinyes-albes-baile-de-siluetas/ Mon, 16 Jan 2017 11:14:02 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26436 Mujeres avanzan de frente con seguridad hacia quien las mira: ¿Dónde están? La pregunta nos interpela sin filtros; algunas de ellas nos devuelven la mirada, duramente.

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1. Mujeres avanzan de frente con seguridad hacia quien las mira: ¿Dónde están? La pregunta nos interpela sin filtros; algunas de ellas nos devuelven la mirada, duramente.
Los cuerpos erguidos levantan el retrato de sus familiares desaparecidos. Algunas levantan alto los brazos y lo mismo hace fraternalmente una estatua desde el fondo de la foto. Es un gesto de protesta que podría haber sido –que es también– un gesto desesperado, un grito de dolor al cielo.

 

Eduardo GIL, Niños desaparecidos. Secunda Marcha de la Resistencia, Buenos Aires, 9-10 de diciembre de 1982. Colección del artista. © Eduardo Gil.

Eduardo Gil, Niños desaparecidos. Secunda Marcha de la Resistencia, Buenos Aires, 9-10 de diciembre de 1982. Colección del artista. © Eduardo Gil.


 

2. Poco después del golpe militar en Chile el 11 de septiembre de 1973, se crearon en la ciudad de Santiago talleres clandestinos de mujeres dedicados a la producción de arpilleras. Su origen se encuentra en la Agrupación de Familiares de Detenidos Desaparecidos1; son mujeres que se juntan para tejer, con los materiales a su alcance, escenas de lo que han vivido, de lo que ven y lo que esperan. Las lanas son muy caras y ellas pobres, así que aprovechan géneros viejos, a veces retazos de la ropa de sus familiares ausentes. Los cosen sobre tela de arpillera, la misma que se usa para empacar mercancías como trigo o harina. Se juntan, comparten experiencias y silencios, imaginan y aprenden a expresar su dolor cosiendo, cortando y pegando: lo que han visto, lo que han sentido y lo que no les gusta. Poco a poco las arpilleras se convertirán también en denuncia contundente de la dictadura. Mientras el régimen y la prensa conservadora las condenan públicamente como material subversivo o tapetes difamatorios en contra de Chile2, muchas de las obras –su gran mayoría– empiezan a salir del país gracias al apoyo de organizaciones solidarias y las mujeres reciben a cambio unos ingresos con los que sobrevivir. Como mariposas3, alzarán el vuelo llevando su testimonio por el mundo.

A la derecha de la arpillera, la fotografía de Eduardo Gil captura la Segunda Marcha de la Resistencia en Buenos Aires, es 1982 y la dictadura no ha terminado. En ese contexto, fotografiar supone, como coser, correr un riesgo, exponerse. Así lo confirma su encuadre, toma de posición4 elocuente.

Arpillera chilena y fotografía argentina muestran gestos de sublevación y son, por ellas mismas, un gesto de sublevación.

 

Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos (AFDD) Fondo Isabel Morel. Colección del Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, Santiago de Chile.


 

3. La arpillera nace del dolor propio, la fotografía toma posición ante el dolor de los demás.

Es de esta profunda emoción ante la pérdida del hijo o la hija, del compañero, del hermano o la hermana que el duelo se transforma en creación. Son tapices que resultan del ver y el decir por vez primera de quien no tenía ni voz ni presencia en el espacio público; voces que dicen bien alto y protestan desde una indignación compartida que nace del lamento y se transforma en un lenguaje inédito. Así, duelo y resistencia convergen en un mismo acto: su desobediencia empieza llorando a los cuerpos ausentes para devolverles la dignidad, el valor brutalmente arrebatado de una vida que importa5.

Desde el dolor propio, porque con telas, lana y agujas, una mujer se representa en esta imagen como ella se ha querido mostrar, en un gesto rotundo de autoafirmación. Se (auto)representa con todas las implicaciones de ese verbo, en sentido estético y también político: habla de si misma por si misma y en ese gesto habla por quien ya no está. Porque viene de dentro y va hacia fuera, puedo acercarme a esos rostros cosidos esquemáticos y torpes. Detrás de sus facciones graves, contenidas, serenas, nos observa una mujer –los ojos de la imagen.

Sin embargo soy yo quien, en la fotografía, interpelo como extraña las facciones igualmente graves, contenidas y serenas de cada una de ellas. El buscado acercamiento del fotógrafo no consigue colocarnos del otro lado. Un velo se interpone entre nosotros y ellas simbolizado por la pancarta oscura que sostienen y que se despliega como un muro infranqueable.

Desde afuera, la fotografía de Gil se detiene delante y captura el momento.

 

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Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos (AFDD), detalle. Fondo Isabel Morel. Colección del Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, Santiago de Chile.


 

4. Siluetas que se recortan en la arpillera.

Siluetas uniformes y desconocidas del fondo, siluetas asomadas a las ventanas, siluetas que levantan pancartas y siluetas en las pancartas mismas. Siluetas todas que hacen presente una ausencia, como la fotografía. Toda la obra imbuida por esa presencia espectral, donde la frontera entre la vida y la muerte ha quedado en suspense. También las mujeres son sombras atrapadas en un duelo que no puede cumplirse.

Pasados unos meses tras la segunda Marcha de la Resistencia, el 21 de septiembre de 1983, Eduardo Gil se implicaba activamente en el llamado Siluetazo: treinta mil siluetas de figuras humanas dibujadas en tamaño natural sobre papel ocuparon las calles de Buenos Aires haciendo presentes los cuerpos de treinta mil desaparecidos. Significó para Gil la oportunidad de entablar un estrecho diálogo entre su cámara y la siluetas, evidenciando que tanto ellas como la fotografía son el contorno difuso de lo que un día fue. Registros de lo fantasmal, su naturaleza está ligada a la muerte, a la desaparición del cuerpo vivo y del tiempo.

La distancia natural entre el retrato del familiar y el cuerpo que lo levanta queda reducida en la foto, como en la arpillera, a un mismo plano de realidad. Unos y otras, desaparecidos y presentes, se funden y confunden por efecto de la representación, es un baile de siluetas.

La voluntad sistematizada de ahogar la unicidad y singularidad del sujeto en la repetición y el anonimato de la violencia es revertida devolviendo un nombre y una forma a cada cuerpo –una sombra de papel en las paredes–, o recordando la memoria de un rostro irrepetible –exhibido en pancartas y pegado al pecho.

Activos instrumentos de protesta pública para países poblados de huecos.


5. La arpillera es anónima. Ningún sujeto no se afirma como tal detrás de la imagen, más bien es el resultado de experiencias compartidas, de complicidades, de solidaridades; de intercambios surgidos mientras se cose, se habla y se calla. Es un testimonio coral, donde cada voz se expresa con su particular timbre. También las mujeres que avanzan con los brazos en alto son un coro donde todas avanzan en grupo, y sin embargo se puede sentir el dolor de cada una.

Mientras que la marcha de Gil indica fecha y lugar, imposible saber cuándo y dónde caminan las mujeres de tela. Mientras que la fotografía se juega en la tensión entre la fugacidad del instante y su posterioridad grabada, entre lo instantáneo y su huella 6, la arpillera se abre a un tiempo dilatado, donde se cose y se descose, se conversa, se llora, a veces se ríe, se espera, y se sigue buscando.

 
Marina Vinyes Albes
La autora quiere expresar su agradecimiento a Victoria Diaz, arpillera y autora (hasta ahora anónima) de Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos y al Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, por su acogida e inmenso trabajo de archivo.
 

Marina Vinyes Albes es investigadora y docente en la Université Paris-Sorbonne, donde prepara –en cotutela con la Universitat de Barcelona– una tesis centrada en los vínculos entre identidad, representación y memoria en relación con las arpilleras políticas chilenas. En 2015 ha comisariado la exposición para el Jeu de Paume “Omer Fast. Le présent continue”, y ha publicado el libro titulado Usos i abusos de la imatge en l’univers visual de la Shoah. Comisaria independiente de programaciones cinematográficas, colabora con el suplemento Cultura/s de La Vanguardia, y le magazine del Jeu de Paume.

References[+]

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Marina Vinyes Albes : “Un bal de silhouettes” http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/01/marina-vinyes-albes-un-bal-de-silhouettes/ Tue, 10 Jan 2017 13:30:01 +0000 http://012fae3308.url-de-test.ws/?p=26422 Des femmes qui avancent frontalement et avec détermination vers celui qui les observe : Où sont-ils ? La question nous interpelle immédiatement; certaines d’entre elles nous regardent à leur tour, avec dureté.
Les corps tendus soulèvent le portrait des membres de leur famille, qui ont disparu.

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1. Des femmes qui avancent frontalement et avec détermination vers celui qui les observe : Où sont-ils ? La question nous interpelle immédiatement; certaines d’entre elles nous regardent à leur tour, avec dureté.
Les corps tendus soulèvent le portrait des membres disparus de leur famille. Certaines lèvent les bras très haut, tout comme le fait de manière fraternelle une statue située en arrière-plan de la photo d’Eduardo Gil. Un geste de protestation qui aurait pu être – qui est aussi – un geste désespéré, un cri de douleur vers le ciel.

 

Eduardo GIL, Niños desaparecidos. Secunda Marcha de la Resistancia, Buenos Aires, 9-10 décembre 1982, tirage gélatino-argentique. Collection de l’artiste. © Eduardo Gil.

Eduardo Gil, Niños desaparecidos. Secunda Marcha de la Resistancia [Enfants disparus. Deuxième marche de la Résistance], Buenos Aires, 9-10 décembre 1982, tirage gélatino-argentique. Collection de l’artiste. © Eduardo Gil.


 

2. Peu après le coup d’État militaire survenu au Chili le 11 septembre 1973, des ateliers clandestins constitués uniquement de femmes et consacrés à la confection d’arpilleras ont été créés dans la ville de Santiago. Leur origine remonte au Regroupement de parents de détenus disparus 1; ces femmes se retrouvent pour broder, avec les matériaux qu’elles trouvent à portée de main, des scènes représentant ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles voient, et leurs espoirs. Comme la laine est très chère et qu’elles sont pauvres, les arpilleristes récupèrent de vieux chiffons, parfois des bouts de vêtements ayant appartenu aux membres disparus de leur famille. Elles les cousent sur de la toile de jute 2, la même qu’on utilise pour emballer des marchandises comme le blé ou la farine. Elles se rassemblent, partagent leurs expériences et leurs silences, imaginent et apprennent à exprimer leur douleur en cousant, en coupant et en collant : les choses vues, ressenties et ce qu’elles n’aiment pas. Peu à peu, les arpilleras se transformeront aussi en de fermes dénonciations de la dictature. Alors que le régime et la presse conservatrice les condamnent publiquement en tant que matériel subversif ou napperons diffamatoires contre le Chili3, beaucoup de ces œuvres – la plus grande partie – commencent à quitter le pays grâce au soutien d’organisations solidaires, et les femmes reçoivent en échange des revenus qui leur permettent de subsister. Comme des papillons 4, elles s’envolent pour aller porter leur témoignage à travers le monde.

Comme en écho à l’arpillera ci-dessous, la photographie d’Eduardo Gil immortalise la deuxième Marche de la résistance à Buenos Aires, en 1982, alors que la dictature n’est pas encore terminée. Dans ce contexte, prendre une photo, tout comme coudre, suppose de prendre des risques, de s’exposer. Ainsi le confirme son cadrage, prise de position 5 éloquente.

L’arpillera chilienne et la photographie argentine montrent des gestes de soulèvement et sont, en elles-mêmes, un geste de soulèvement.

 

Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos [Marche des femmes et mères de famille pour les détenus disparus](AFDD) Fondo Isabel Morel. Collection Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, Santiago, Chili.


 

3. L’arpillera naît de la douleur propre de chacune, quand la photographie prend position devant la douleur des autres.

C’est de cette profonde émotion face à la perte d’un fils ou d’une fille, d’un compagnon, d’un frère ou d’une sœur, que le deuil se transforme en création. Ces tapisseries sont le résultat de ce qu’ont vu et ce qu’on dit pour la première fois celles qui n’avaient ni parole ni présence dans l’espace public ; des voix puissantes qui protestent depuis une indignation partagée, qui naît de la plainte et se transforme en un langage inédit. Ainsi, le deuil et la résistance convergent dans un même acte : leur désobéissance commence en pleurant les corps absents dans le but de leur restituer leur dignité, la valeur brutalement soustraite d’une vie qui a de l’importance 6.

C’est à partir de la douleur que chaque femme possède en propre, qu’avec des tissus, de la laine et des aiguilles, elle se représente dans l’image telle qu’elle a voulu se montrer, dans un geste catégorique d’auto-affirmation. Elle (s’auto)-représente avec toutes les implications du terme, au sens esthétique et aussi politique : elle parle d’elle-même en son nom et par ce geste, elle parle pour celui qui n’est plus là. Aujourd’hui, il m’est possible de m’approcher de ces visages cousus, schématiques et maladroits car cette douleur vient du for intérieur et sort vers l’extérieur. Derrière les traits graves, contenus et sereins de ces figures, c’est une femme qui nous observe – les yeux de l’image.

Cependant, face à la photo d’Eduardo Gil, c’est moi qui interroge en tant qu’étrangère les traits également graves, contenus et sereins de chacune d’elles. Le rapprochement recherché par le photographe ne parvient pas à nous situer de l’autre côté. Un voile s’interpose entre nous et ces femmes, symbolisé par la banderole obscure qu’elles tiennent agrippée et qui se déploie comme un mur infranchissable.

Prise d’un point de vue extérieur, la photographie de Gil s’arrête devant et capture le moment.

 

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Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos [Marche des femmes et mères de famille pour les détenus disparus] (AFDD), détail. Fondo Isabel Morel. Collection Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, Santiago, Chili.


 

4.Des silhouettes qui se découpent dans l’arpillera.

Des silhouettes uniformes et inconnues situées au fond de l’image, des silhouettes penchées aux fenêtres, des silhouettes qui soulèvent des pancartes et des silhouettes sur les pancartes elles-mêmes. Des silhouettes qui, toutes, rendent présente une absence, comme la photographie. L’œuvre entière est pénétrée de cette présence spectrale, où la frontière entre la vie et la mort est restée suspendue. Les femmes sont aussi des ombres attrapées dans un deuil qui ne peut s’accomplir.

Quelques mois après la deuxième Marche de la résistance, le 21 septembre 1983, Eduardo Gil s’implique activement dans ce qu’on a appelé le Siluetazo : trente-mille silhouettes de figures humaines, dessinées à l’échelle 1 sur du papier, occupèrent les rues de Buenos Aires, donnant une présence aux corps des trente-mille disparus. Ce qui fournit à Gil l’occasion d’engager un dialogue étroit entre son appareil photo et les silhouettes, soulignant que celles-ci, comme la photographie, sont le contour diffus de ce qui, un jour, exista.

Empreintes fantomatiques, leur nature est liée à la mort, à la disparition du corps vivant et du temps.

La distance naturelle entre le portrait du parent et le corps qui le soutient est réduite sur la photo, comme sur l’arpillera, à un seul et même plan de réalité. Les uns et les autres, disparus et présents, se fondent et se confondent par effet de la représentation, en un bal de silhouettes.

La volonté systématisée d’étouffer l’unicité et la singularité du sujet par la répétition et l’anonymat de la violence est contrecarrée par le fait de rendre un nom et une forme à chaque corps – une ombre en papier sur les murs –, ou en rappelant la mémoire d’un visage unique – exposé sur des pancartes et collé sur la poitrine.

Des instruments actifs de protestation publique pour des pays peuplés de vides.


5.L’arpillera est anonyme. Aucun sujet ne s’affirme en tant que tel derrière l’image, il s’agit plutôt du résultat d’expériences partagées, de complicités, de solidarités ; d’échanges qui surgissent alors que l’on coud, que l’on parle, ou que l’on se tait. C’est un témoignage à plusieurs voix, où chacune s’exprime avec la particularité de son timbre. De même, les femmes qui avancent avec les bras levés sont un chœur où toutes défilent en groupe, et où l’on peut cependant ressentir la douleur de chacune d’elles.

Alors quel’on connaît la date et le lieu de la marche photographiée par Eduardo Gil, il est impossible de savoir quand et où marchent les femmes de tissu. La photographie se joue dans la tension entre la fugacité de l’instant et son enregistrement pour une postérité, entre l’instant et son empreinte 7, tandis que l’arpillera s’ouvre sur un temps dilaté, où l’on coud et l’on découd, où l’on discute, où l’on pleure, où l’on rit parfois, où l’on attend et l’on continue à chercher.

Marina Vinyes Albes
Traduction de l’espagnol par Antoine Leonetti
L’auteure adresse tous ses remerciements à Victoria Diaz, arpillerista, auteure anonyme de Marcha de mujeres de familiares de detenidos desaparecidos [Marche des femmes pour les détenus disparus] et au Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, pour son accueil et son immense travail d’archivage.
 

Marina Vinyes Albes est chercheuse et enseignante à l’Université Paris-Sorbonne, où elle prépare – en cotutelle avec l’Université de Barcelone – une thèse sur les liens entre identité, représentation et mémoire en relation avec les arpilleras politiques chiliennes. En 2015 et pour le Jeu de Paume, elle a été responsable du commissariat de l’exposition “Omer Fast. Le présent continue”, et elle a publié le livre intitulé Usos i abusos de la imatge en l’univers visual de la Shoah [Usages et abus de l’image dans l’univers visuel de la Shoah]. Commissaire indépendante de programmations cinématographiques, elle collabore avec le supplément Cultura/s de La Vanguardia, et le magazine du Jeu de Paume.

References[+]

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Mercè Ibarz : La femme pirate. Photographie et rébellion féminine http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/12/merce-ibarz-la-femme-pirate-photographie-et-rebellion-feminine/ Wed, 14 Dec 2016 11:37:25 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=25889 Le temps d’arriver à se mettre à l’abri, au calme, c’est ce que nous racontent ces photos qui l’ont aidée à être la femme qu’elle est devenue, celle qui est consciente de ce qu’elle est. Elles contiennent aussi les femmes qu’elle n’a pas pu être et qu’elle ne sera jamais, mais qui se trouvent en[.....]

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Le temps d’arriver à se mettre à l’abri, au calme, c’est ce que nous racontent ces photos qui l’ont aidée à être la femme qu’elle est devenue, celle qui est consciente de ce qu’elle est. Elles contiennent aussi les femmes qu’elle n’a pas pu être et qu’elle ne sera jamais, mais qui se trouvent en elle-même, telles qu’elles se trouvaient devant l’objectif ; des possibilités brisées et non moins vraies, qui parfois reviennent chez sa fille qui fait des photos et qui la photographie, et aussi chez d’autres femmes au cinéma, à la télévision, dans les rues ou les vitrines des magasins de la ville, quand elle s’aventure au-delà du petit territoire où elle a vécu. Femme pirate qui a traversé les océans du désir des images.

 

Quima, photographie anonyme, 1940. Collection privée. Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure

1. La jeune fille de la photographie ci-contre a dix-huit ans. Janvier 1940. Depuis un an, la guerre civile est devenue cet état d’exception que sera le franquisme jusqu’au moins dans les années soixante. J’ai la photo chez moi, accrochée au mur ; je la capture avec mon portable. La jeune fille l’avait fait faire pendant la fête d’hiver du village, la première après la guerre. Elle est habillée avec ce grand soin que je lui connais. Sa tenue, confectionnée à la main par la couturière et par elle-même, est sûrement inspirée d’un film de Barbara Stanwyck ou d’Ingrid Bergman, à qui elle essaye de ressembler. Des actrices intelligentes, avant tout intelligentes. La composition de la photo est intéressante. Le mur gris et noir lui va bien, il évoque le cinéma de cette époque et aussi, de manière inconsciente et symptomatique, il renvoie à ces années noires. Mais la composition ne date pas de 1940. Celle-ci est postérieure, faite par un photographe de studio. La silhouette est découpée, sauf cet espace entre les jambes que le professionnel n’a pas voulu enlever. L’image possède toujours une touche de réalité, celle du lieu où elle a été prise. Peut-être avait-elle été saisie par un photographe ambulant pendant la fête patronale, et la jeune fille était probablement accompagnée d’une ou plusieurs amies. Qu’elle a voulu faire disparaître de la photo. Sur les images de ses albums, il manque parfois une tête, ou même plusieurs. Des personnes qu’elle a décapitées. Peu importe que l’on eusse pu reconnaître le corps de la personne qu’elle voulait oublier ; faire disparaître la tête lui suffisait. Le photographe a ajouté une ébauche d’ombre pour la souligner davantage : toute seule, unique.

Bien des années après, ce portrait de 1940 transformé ensuite en monument par un photographe de studio plus habile que celui de ce moment obscur avait été important pour elle en tant que témoignage, en tant que preuve de sa dignité de jeune fille bien habillée et élégante. Son insurrection: la manière de s’habiller ; sa rébellion: les photos. Elle s’auto-documentera, pendant plusieurs décennies, avec des tenues faites sur mesure à partir des magazines et réalisées avec des tissus de qualité, peu importe le coût et le temps requis pour réunir l’argent nécessaire pour bien s’habiller et commander des photos de studio, tout cela en travaillant durement aux champs, en économisant, en jouant à tous les jeux de l’après-guerre. Un désir indestructible. Un désir d’être. Un désir dont il était important de laisser des preuves.

En décembre 1975, le dictateur est déjà mort, invaincu. Ce mois-là, Patti Smith publie Horses, son premier disque, avec cette photo de Mapplethorpe qui fut une vraie révolution. Une jeune femme à l’aspect androgyne, sans maquillage, une photo sans artifices, telle quelle. Quand je la lui montrai, elle regarda un long moment la photo de Patti et elle dit alors : « Elle a du courage, de la force. Cela lui est égal de plaire ou non, et ça, ça l’aidera. Elle lève le menton, elle ne s’adapte pas juste comme ça parce qu’il faut… Ne vois-tu pas, dans le portrait de 1940, que je baisse la tête ? Elle, non. Elle a du style, sa tenue ressort bien parce que c’est elle qui la porte. C’est une originale ».

Sur la photo, Patti a presque trente ans. On a l’impression qu’elle en a dix-huit, alors que la jeune fille de dix-huit ans de la photo retouchée semble en avoir trente. Entre 1940 et 1975, les femmes pirates ont vécu tant de mutineries rajeunissantes.

 

2. J’imagine facilement que la vie de la jeune Quima – car c’est ainsi que s’appelle la fille de la photo de 1940 –, a dû être bien différente. Elle possédait tant d’énergie, elle avait tellement envie de faire des choses, et d’efforts pour apprendre, que l’institutrice du petit village pensa qu’elle pouvait aussi devenir maîtresse d’école. Elle le proposa au père de la petite. Elle lui dit : « Écoutez, une charrette de luzerne nous suffira bien ; moi, je m’occupe du reste, ne vous inquiétez pas, ça ne va pas vous coûter cher ». Le père refusa. Même âgée, Quima s’en souvenait encore tous les jours. Elle conserva toute la vie la belle écriture apprise à l’école grâce à cette généreuse institutrice.

Elle observa avec beaucoup d’attention, une par une, les photos de Germaine Krull (1987 – 1985) que je lui montrai un jour. Je faisais alors ma thèse de doctorat sur un film de Buñuel, ce qui l’intéressait beaucoup. C’était quelque chose de très important pour elle, elle aimait en discuter. Ce travail portait sur l’un des premiers films du cinéaste, Terre sans pain, et dans le contexte de ces années antérieures à la guerre j’avais découvert cette photographe géniale, qui fut un modèle à beaucoup d’égards pour Eisenstein, Joris Ivens, Éli Lotar… et qui a tardé si longtemps à être reconnue. À cette époque, je ne connaissais que les photos métalliques, pour ainsi dire, de Krull : des vues aérodynamiques de la tour Eiffel, du port de Marseille… mais aussi – et ce grâce à un cadeau que m’avait fait celui que j’appelle toujours mon ami de la Maison Rouge – des photos publicitaires de mode et de produits de beauté, publiées dans un magazine des années trente, avant la photo de 1940, avant la guerre et son ombre tenace.

Germaine Krull dans sa voiture, Monte-Carlo, 1937. Photographie anonyme

Germaine Krull dans sa voiture, Monte-Carlo, 1937. Photographie anonyme

Quima s’arrêta sur la photo de Germaine de 1937, où celle-ci conduit sa décapotable, regarde en arrière en souriant avant de disparaître du décor, pour s’en aller tenir un hôtel à Bangkok et, finalement, partir au Tibet et se convertir au bouddhisme. Si elle était finalement devenue institutrice, peut-être se serait-elle aussi rebellée de cette manière, au milieu des désastres des guerres, peut-être serait-elle aussi partie pour l’Inde. Elle resta fascinée par le fait de savoir que les femmes photographes des années vingt eussent vécu des vies hors normes, qu’elles inventèrent leurs propres normes et leur propres vies grâce, en grande partie, à leur appareil photo. « Oui, je veux bien le croire. C’est même mieux que de devenir institutrice… », dit-elle.

Quima, photo Dada, sans date. Collection privée. Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure


 

3. Un autre jour, je lui montrai les photomontages de Hannah Höch (1889 – 1971). J’avais été marquée par les retouches que Quima faisait sur certaines photos de son album de famille ces jours-là. Des têtes enlevées, des personnages peints. Comme par exemple cette image qui au début était une photo, probablement de la fin des années vingt, alors qu’elle devait avoir sept ou huit ans, et ses deux frères cinq et quatre. Je dis « c’était » une photo car cela ne l’est plus aujourd’hui : c’est un collage Dada. Les trois jeunes enfants sont entourés d’une frange dessinée par Quima, qui par ailleurs a peint en blanc leurs habits ainsi que ses propres chaussettes montantes. Les visages des trois enfants ne sont plus qu’un reste un peu vague. Une coupure avec l’image d’avant. Une coupure définitive. C’est presque un négatif de l’original. Les images pensent et savent, sans aucun doute. Pensait-elle que l’original en savait trop ? Sur quoi ? Elle réalisa cette composition – ou plutôt cette « décomposition » – après que je lui eu parlé du titre d’un photomontage de Höch, Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne, de 1919.

Hannah Höch, “Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne”, 1919 © ADAGP, Paris Courtesy Berlin, Nationalgalerie Berlin,  Staatliche Museen zu Berlin, 2016

Hannah Höch, Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne, 1919 © ADAGP, Paris Courtesy Berlin, Nationalgalerie Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2016


 

4. Quand elle vit les photos de Cristina García Rodero (1949-), Quima sourit d’abord, en reconnaissant autant de scènes de vies cachées que la photographe sait si bien faire revivre telles qu’elles ont été vécues, sans retouches ni photomontages. « Vraiment ? », dit-elle, « Enfin bon, ce sont des photos très belles qui font un peu peur, ne trouves-tu pas ? ». Tout ce que les gens ont appris à voir grâce à la photographie et au cinéma, c’est énorme, vraiment énorme. En parlant des photos de García Rodero, Quima disait des choses que peu de critiques ont exprimées, à ma connaissance, peut-être parce qu’il faut avoir vécu certaines choses et les avoir pensées, sans les nier, pour savoir regarder et arriver à voir. Voilà l’élan et la fureur des femmes en noir dans une procession de la Semaine Sainte, prêtes à écraser quiconque oserait se mettre en travers de leur chemin, enfermées et prisonnières de ces voiles noirs, aussi noirs que ces années d’alors. Quand elle vit L’âme endormie, cette petite fille à la porte d’un cimetière que l’appareil photo a saisie dans la lumière éternelle du théâtre de la vie, une image qui n’est ni une retouche ni un photomontage, Quima laissa couler une larme. Voilà une bonne allégorie de tant de moments de sa propre vie, pensai-je, de tant de deuils, de funérailles et de larmes versées pour les morts. Elle ne dit rien, elle laissa simplement parler pour elle cette larme, apparue là alors qu’elle pensait n’avoir plus que des larmes sèches.

ITALY. Puglia. 2000. Holy Saturday. Group of women marching on the streets and singing their grief at the death of Christ.

Cristina García Rodero, Italie, Région des pouilles, 2000. Samedi Saint. Groupe de femmes marchant dans les rues et chantant leur douleur à la mort du Christ © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris

À travers la photographie de García Rodero, j’ai appris à reconnaître certaines des rebellions et des révoltes intérieures des femmes. Mais aussi les paix intérieures, les choses qui cherchent à exister. Sur la photo de la jeune fille endormie, la tête reposant sur une gerbe de blé, je vois le dur travail de Quima avant les machines agricoles, je vois l’enfant qu’elle fut, je vois comment elle dut se protéger.

SPAIN. Escobar. 1988. In the fresh air.

Cristina García Rodero, Espagne, 1988. Dans l’air frais © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris


5. Elle ne devint pas institutrice, mais paysanne. Si elle n’avait pas vécu dans un village rural, si elle était partie vivre à la ville, chose qui lui traversa l’esprit plus d’une fois, elle serait devenue couturière. La photo anonyme d’une femme du début du siècle, en train de coudre, pourrait être son portrait et celui de tant d’autres femmes de cette époque. Elles cousaient à la maison et ainsi gagnaient-elles aussi leur vie. Il n’y a presque que la photographie qui nous le rappelle : elle nous montre qu’une femme avec une machine à coudre avait toute une vie devant elle, qu’elle soit couturière professionnelle ou non, couturière de quartier ou dans une boutique, ou les deux choses à la fois. Comme cette cousine couturière de ma mère qui, elle, était bien partie vivre à Barcelone, et qui représente mon premier souvenir de cette ville où nous étions allées Quima et moi à l’occasion d’un de mes examens et où elle nous avait hébergées.

Femme en train de coudre avec une machine de la marque Singer (entre 1917 et 1918] Archives de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis – https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accès le 15 décembre 2016.)

Femme en train de coudre avec une machine de la marque Singer (entre 1917 et 1918] Archives de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis – https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accès le 15 décembre 2016.)


 

Nous ne savons pas non plus qui est l’auteur de la photo des ouvrières de Chicago, qui célébrèrent la première Journée des femmes, en 1908. Des femmes qui regardent bien en face, rieuses, sans retirer leur tablier, poussées par l’orgueil ouvrier qui les porte. Des regards et des attitudes fort différents de ceux de la couturière des années 1940, timide et songeuse. Heureusement, la photographie – l’appareil photo – voit plus que l’œil. Presque tout. Elle voit les inhibitions et les enthousiasmes, la prison intérieure et la rébellion qui se fraie un chemin de l’intérieur vers l’extérieur – tout comme devait se sentir une couturière dans les années 1940.

 

ANONYME. Ouvrières, instigatrices de la première Journée des femmes. Chicago, 1908

Photographie anonyme, Ouvrières, instigatrices de la première Journée des femmes. Chicago, 1908


 

6. Et puis toujours, les rêves. Au cours de ces journées où elle contempla sans cesse les Rêves de Grete Sterne, Quima fut heureuse, comme lorsqu’elle avait lu un roman de la peintre Leonora Carrington dont j’avais écrit le prologue, Le Cornet acoustique. Elle rit beaucoup de cette histoire de vieilles femmes qui, sans aucun doute, l’encouragea beaucoup à laisser voler son imagination et être cette vieille dame fantasque qu’elle finirait par devenir.

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Grete Stern, Rêve numéro 2, “Sur le quai”, 1949 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete Stern (1904 – 1999), d’une génération antérieure à la sienne, avait donné forme à tant de ces vies vécues par Quima et sa génération. Des femmes bien habillées, qui ont fait de leurs vêtements une seconde peau qui les soutient et leur donne une plus grande profondeur de champ, qui vivent dans un désir indestructible allant au-delà de la beauté. « L’important », disait Quima, « ce n’est pas d’être belle ou pas – je ne le suis pas moi-même –, mais c’est ce que tu as de bien en toi ». La dignité, peut-être. Se respecter soi-même, ne pas se laisser aller. Être consciente des démons qui t’assiègent. Tout comme dans les rêves et les cauchemars de Grete Stern, réalisés entre 1948 et 1951. Elle vécut l’exil en Argentine, et contempla beaucoup l’océan. Pas comme Quima. La mer, elle ne connut que dans les refrains des poésies. Je la reconnais chez les femmes de Stern, surtout chez cette funambule perchée sur une cheminée, d’où sortiront tôt ou tard les fumées nauséabondes des choses que l’on brûle à l’intérieur et qu’elle devise avec circonspection, oui, décidée aussi à tout savoir sur tout, afin ne pas se voiler la face.

 

Grete STERN. De la série “Rêves”, 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete STERN. De la série “Rêves”, 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara-La Ruche, Buenos Aires, 2016


7. Quima était tout à fait en faveur des nouvelles machines : agricoles, domestiques, celles qui servaient à apprendre. Elle m’acheta un magnétophone pour étudier à Barcelone, suite au conseil d’une bonne amie, cultivée et bien informée, qui lui avait dit qu’il me serait très utile d’enregistrer les cours afin de bien étudier. Chose que je ne fis jamais, mais le cadeau me plut alors beaucoup. Je me servais du magnéto pour écouter de la musique. Les temps changeaient fort en 1971, année de mon arrivée en ville. Certaines des choses que j’y apprenais ou qui m’arrivaient, je n’osais pas les lui raconter, elle aurait trop mis son nez dans mes affaires, ce qu’elle faisait déjà pas mal, et j’avais moi-même du mal à les comprendre. Je suis sûre que vous voyez ce que je veux dire.

C’est assez longtemps après que je découvris les images de Martha Rosler (1943 – ). Comme par exemple celle-ci, où une femme armée d’un aspirateur ultramoderne nettoie les rideaux qui cachent des images de guerre. C’est ainsi que je percevais la vie domestique de cette enfance et cette adolescence que je laissais peu à peu derrière moi : de nouvelles machines servaient à nettoyer les rideaux cachant les images fondatrices de toutes choses, qui pour moi semblaient être celles de la guerre et du franquisme, et me semblent encore l’être aujourd’hui. La photographie, le photomontage, dévoilent les misères de la vie domestique qui se situent à la base de la misère de la mémoire collective. Une révolte de plus qu’il fallait entreprendre.

 

Martha Rosler, Cleaning the Drapes, photomontage from the series “House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72.

Martha ROSLER. Nettoyage de rideaux, de la série “House Beautiful: bringing the war home” (1967-1972)


 

Quand je la lui montrai, Quima ne dit rien. Elle ne fit que passer le doigt sur la chevelure de la femme, en suivant le contour de la coiffure. La guerre ? Rien de plus normal.

 

8. C’est alors que nous vîmes les photos des manifestations des femmes à Barcelone. Comme on en parlait sur la radio qu’elle écoutait, et aussi, bien que très peu, à la télévision – qui venait d’arriver à la maison –, elle me posait des questions chaque fois que je rentrais au village.

Le jour où je lui montrai le disque de Patti Smith, avec sa photo androgyne, le dictateur était déjà mort, comme je l’ai déjà fait remarquer. Je lui montrai aussi les photos de Pilar Aymerich de 1976 et de 1977. J’avais terminé mes études de journalisme et commencé à travailler dans un journal, et Quima en était très contente. Les photos d’Aymerich (1943 -) la faisaient frémir, elles lui provoquaient des frissons qu’elle ne savait pas verbaliser, mais dont je me rendais bien compte. Elle faisait surtout une fixation sur les coupes de cheveux, les vêtements, l’attitude des femmes qui apparaissaient sur ces photos. Elle y percevait d’autres choses en plus de celles que je voyais moi-même, et que je perçois mieux aujourd’hui. Les rébellions fondatrices, qu’il s’agisse de changements personnels ou collectifs, on peut les déceler dans une manifestation visant à exiger des changements législatifs, mais aussi dans la photo d’une jeune fille prise en pleines difficultés d’après-guerre, qui l’aide à subsister et à ne pas devenir idiote.

 

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org] Photographies Pilar Aymerich. Courtesy Galerie Eude, Barcelone © Pilar Aymerich, 2016
 

Épilogue. C’est ainsi que Quima a pu connaître toutes ces images de ce qui aurait pu lui arriver dans sa jeunesse mais qui commençait seulement à être une réalité pour d’autres femmes. Toujours prête à apprendre (et même plus : à désapprendre). Mes récits et mes romans, qui parlent souvent d’elle, lui avaient donné le courage d’écrire, ce qui pour elle signifiait l’acte physique d’écrire. Elle transcrivait des chansons anciennes, elle confectionnait des arbres généalogiques pour les offrir, elle dessinait pour des souvenirs de mariages, de naissance, d’anniversaire, un peu de tout. Avec des crayons de paillettes dorées, elle écrivait et dessinait des motifs de broderie. Elle aimait se souvenir de poèmes et de chansons, qu’elle mélangeait. Le poème dont elle se souvenait le mieux, auquel elle revenait encore et encore, c’était La Chanson du pirate du poète romantique espagnol Espronceda, qu’elle avait appris à l’école de l’institutrice qui voulait faire d’elle une institutrice. Quima se mettait à chanter ce poème, qu’elle transcrivait sur tous ses nouveaux cahiers. À chaque fois, elle déclamait bien fort :

Avec ses dix cannons par bord,
Le vent en poupe, à toutes voiles,
Ne fend pas les flots, mais vole,
Un voilier brigantin.

Le bateau pirate, nommé
Pour sa bravoure « Le Redouté »,
Sur toutes les mers est bien connu,
D’un bout à l’autre de la terre.

et surtout ces vers là :

Car mon bateau est mon trésor,
Car mon dieu est la liberté,
Mes lois, la force et le vent,
Mon unique patrie, la mer.

Chanson et poème que j’aimerais évoquer ici en parallèle au vers initiatique de Patti Smith (1946-), cri fondateur de son entrée en scène :

Jesus died for somebody’s sins but not mine

et à ses polaroids, empreintes de deux créatrices qui travaillèrent tellement de leur vivant à leur œuvre et leurs propres rébellions, léguées pour toujours.

Patti Smith Virginia Woolf’s cane 1, New York Public Library 2011 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, La canne de Virginia Woolf, New York Public Library, 2011 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith Frida Kahlo’s dress, Casa Azul, Coyoacan 2012 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, La robe de Frida Kahlo, Casa Azul, Coyoacan, 2012 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery


Quima aussi portait une canne et une robe à fleurs au cours des dernières années.

Barcelone, été 2016

 

Mercè Ibarz
Narratrice et essayiste, journaliste culturelle, chercheuse et professeur d’université.
Traduction du catalan par Antoine Leonetti

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Eduardo Jorge : Quelques sentiers ouverts par les soulèvements au Brésil http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/09/soulevements-bresil/ Wed, 07 Sep 2016 15:52:38 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=25472 « Ce n’est pas « le peuple » qui produit le soulèvement, c’est le soulèvement qui produit son peuple, en suscitant l’expérience et l’intelligence communes, le tissu humain et le langage de la vie réelle qui avaient disparu » Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique éditions, 2014.   Malgré les mauvaises conditions géologiques, quelques formes de vie végétales[.....]

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« Ce n’est pas « le peuple » qui produit le soulèvement,
c’est le soulèvement qui produit son peuple,
en suscitant l’expérience et l’intelligence communes,
le tissu humain et le langage de la vie réelle
qui avaient disparu »

Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique éditions, 2014.

Photos : Anna Mariani Favela au Sertão (Nord-est du Brésil), 1935. Photographie à la Bibliothèque Nationale de France par Eduardo Jorge, 2016.

Photos : Anna Mariani, “Favela au Sertão” (Nord-est du Brésil), 1935. Photographie à la Bibliothèque Nationale de France par Eduardo Jorge, 2016.


 

Malgré les mauvaises conditions géologiques, quelques formes de vie végétales se dressent de terre, faisant du paysage un lieu de fort contraste entre la puissance de la vie et l’aridité du sol. Il s’agit d’un dépaysement pour celui qui se déplace en cette région sèche et très pauvre. En quoi consisterait la pauvreté géologique d’une terre, et de ses habitants ? En remontant à la source botanique du terme “favela”, nous pouvons nous représenter toute l’histoire des soulèvements qui se transforment perpétuellement au gré de l’inconstance du sol ou de celle de ses habitants qui ont dû développer d’autres formes de vie.
D’après une note botanique d’Euclides da Cunha, parue en 1902 dans le roman Hautes Terres – la guerre de Canudos, « les favelas, encore anonymes dans les registres scientifiques – ignorées des savants, trop connues des rustres –, peut-être un futur genre cauterium des légumineuses, ont dans leurs feuilles aux stomates allongés en villosités de remarquables outils de condensation, d’absorption et de défense. Si leur épiderme se refroidit la nuit bien au-dessous de la température de l’air, et provoque, malgré la sécheresse de ce dernier, de brèves précipitations de rosée, la main qui les saisirait se heurterait pourtant à une plaque incandescente d’une chaleur intolérable. »1

 

 

Soulèvements de la terre et des peuples : la guerre de Canudos

002 - canudos-favela

Euclides da Cunha. Hautes Terres. La guerre de Canudos. Paris : Métailié, 2012. Trad. Jorge Coli et Antoine Seel. p. 72. Photographie à la BNF par Eduardo Jorge, 2016.

Les « favelas » ont une origine végétale. Il s’agit d’une plante qui pousse dans des conditions géologiques très difficiles. Malgré les accidents de terrain, elle croît généreusement de manière rhizomique. Le parcours de cette existence végétale nous ramène à la racine d’un soulèvement, qui fut l’objet d’un roman paru en 1902 : Hautes Terres – la guerre de Canudos.

L’auteur de ce roman, Euclides da Cunha, était parti au front de la guerre de Bahia qui opposait une communauté messianique et l’Armée de la République dans le but d’écrire une série d’articles pour un journal. Les insurgés avaient pour guide spirituel un prophète nommé Antonio Conselheiro. Avant la guerre, 25 000 personnes vivaient à Canudos. Parmi elles des agriculteurs, quelques personnes issues de l’esclavage, ou des déplacés qui avaient construit une communauté autour de ce nouveau prophète. Mais cette vie communautaire est bien vite devenue une menace pour les propriétaires de la région.

La communauté entra en conflit avec l’État suite à la non réception du bois que les habitants de Canudos avaient acheté – et payé – pour la construction d’une église. La communauté organise alors un groupe armé pour récupérer le bois auprès des commerçants. La police locale tente de les arrêter, mais échoue devant leur nombre. Suite à cet événement, la police demande l’aide de l’Armée républicaine.

Installée sur place pour combattre les rebelles, l’Armée de la République se regroupe sur une colline plantée d’habitations précaires qui formaient comme un labyrinthe nommé Favela ou Morro da Favela (Colline de Favela). Comme sur un front de guerre, les soldats ont vécu là-bas pendant le temps du conflit, entre 1896 et 1897. Une fois la guerre de Canudos terminée, la majorité des anciens combattants est retournée à Rio de Janeiro, mais seules les collines de la capitale étaient encore habitables. Pour faire face aux difficultés économiques, les ex-militaires ont reproduit le mode de vie de Canudos : la favela. Ce sont donc eux, ces militaires qui avaient participé au massacre de la communauté messianique, qui sont devenus les nouveaux « misérables ».

Cet épisode est ainsi décrit par Euclides da Cunha : « Au sud, les cimes de la Favela se fermaient devant elle, en regorgeant de blessés et de malades. Vers le nord et le levant, s’étendait le désir impénétrable. Apparemment, son champ d’action avait augmenté. Deux campements distincts semblaient jouir d’une plus grande liberté de mouvement, délivrés du cercle étouffant des tranchées. Mais cette illusion se dissipa le jour même de l’assaut. Balayés quelques heures auparavant par des charges à la baïonnette, les monts étaient de nouveau garnis de jagunços2. Les communications avec la Favela se révélaient aussitôt difficiles. Les blessés, qui s’y traînaient, étaient à nouveau touchés par les balles ; et un médecin, le Dr Tolentino – qui était descendu de la Favela dans l’après-midi –, fut atteint et grièvement blessé, sur le bord de la rivière. Les conquérants avaient toutes les peines du monde à traverser le terrain conquis. Par ailleurs, les soldats qui avaient envahi cette partie réduite du village imitaient, point par point, les jagunços qu’ils avaient observés auparavant. Comme eux, ils s’entassaient dans les masures brûlantes comme des fours, sous la réverbération des midis étouffants, et ils restaient là, immobiles, de longues heures durant, tombant dans le même travers scandaleux de la guérilla d’embuscades : ils collaient leurs faces contre les fentes des murs, scrutaient l’amas des maisons, et tiraient, tous en même temps – cent, deux cents, trois cents tirs! –, contre une silhouette ou contre un simple chiffon entrevu au loin, indistinct et furtif, dans le tourbillon des ruelles. »3

Les chiffons ou le mouvement des silhouettes contre lesquels se battaient les soldats ont été incorporés par Helio Oiticica qui en a fait le cœur de son œuvre.

 

 

Les favelas et les parangolés d’Oiticica : soulèvements de la forme et de la matière.

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Parangolés de Hélio Oiticica au favela de la Mangueira (Manguier), 1965. Photo : Andreas Valentin. Photographie à la Bibliothèque Nationale de France par Eduardo Jorge, 2016.


 

Pour les ex-combattants qui vivaient dans les Favelas de Rio de Janeiro, la bataille fut un double échec : non seulement ils avaient perdu la guerre, mais ils s’étaient de surcroît retrouvés socialement exclus. Certains, les plus pauvres issus de l’esclavage ou des migrants sans moyens avaient trouvé dans ces bidonvilles un lieu de vie. Géologiquement, l’État de Rio de Janeiro étant très accidenté, les hommes se déployaient sur les collines à la manière de racines, comme si la vie humaine adoptait la stratégie d’une forme de vie végétale. Un rhizome humain peuplait les plateaux. L’étude de Paola Berenstein-Jacques sur l’esthétique des favelas reconstitue la manière dont les favelas poussaient dans la ville pendant la nuit :

En dépit de leurs noms d’arbres (Mangueira, Manguier) ou d’arbuste (Favela), les favelas se développent plutôt comme l’herbe qui pousse naturellement dans les terrains vagues. Les abris des favelas occupent un terrain vacant, à l’image de l’herbe qui pousse discrètement sur les bords et finit par occuper la totalité du terrain assez rapidement. L’invasion des terrains par les favelados, qui se mobilisent toujours en groupe dans un esprit communautaire, se déroule pendant la nuit ; chaque matin, plusieurs abris ont poussé sur les bords des terrains vagues pendant que la ville traditionnelle dormait. Ce type d’occupation génère une situation opposée à celle de la ville conventionnelle car dans les favelas, la périphérie des terrains occupés est plus valorisée que le centre. Les favelas sont acentriques ou, plutôt, excentriques. La périphérie, la ligne qui sépare la favela du reste de la ville, devient le centre. Et le centre n’est plus un point fixe mais une ligne qui se déplace4

Le dédale qui définit le mode d’être des favelas fut un topos de certaines expériences esthétiques qui se présentaient comme de véritables soulèvements de la forme, et qui s’ancraient dans le mode de vie des favelas. La samba fut l’une des premières expériences esthétiques de ce type. Les premières sambas produisaient en effet des sons, sortes de lamentos déclamés par les anciens esclaves qui travaillaient désormais comme vendeurs ambulants ou employés de maison. Ce lamento était entraîné par le rythme précaire des percussions et instruments à cordes. Dans la samba enregistrée en 1916, Pelo telefone [Par téléphone], on entend le lamento « ai, ai, ai », comme une sorte de « blessure à entendre ». Mais la samba bifurqua et trouva assez rapidement de nouvelles formes. En dépit de tout cela, elle restera indissociable de la forme festive la plus polyphonique du Brésil : le Carnaval.

Hélio OITICICA et Leandro KATZ, Parangolé – Encuentros de Pamplona, 1972, 1972, impression chromogène sur papier et carton. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid. Photo : Archives Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía / © Projeto Hélio Oiticica / © Leandro Katz.

Hélio OITICICA et Leandro KATZ, Parangolé – Encuentros de Pamplona, 1972, impression chromogène sur papier et carton. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid.
Photo : Archives Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía / © Projeto Hélio Oiticica / © Leandro Katz.

Déjà dans les années 1970, celui qui aspirait à créer un grand labyrinthe, l’artiste Hélio Oiticica, avait trouvé dans la favela un modèle pour repenser formellement la peinture, les mouvements expressionnistes et abstraits ainsi que le constructivisme qui est à l’origine de l’art concret au Brésil. Les favelas, notamment la Mangueira (Manguier) fut le pied-à-terre de l’artiste. C’est là qu’il a reconstitué l’expérience des cultures périphériques, non seulement celles de Rio de Janeiro, mais aussi celles d’autres grandes villes comme New York et Londres. C’est dans ces bidonvilles qu’il a mis en œuvre le soulèvement de la matière, soit le « parangolé ». Le « parangolé » permet de sortir la peinture du plan bidimensionnel pour donner du mouvement à la couleur. C’était des sortes de capes portées dans un premier temps par les habitants de la favela, et mises en mouvement par le rythme de leurs corps.

Le mot « parangolé » est issu du vocabulaire argotique des favelas et peut signifier à la fois un « truc » et « qu’est-ce qui te prend ? », en portugais, Qual é o parangolé?

Par contre, Hélio Oiticica a détourné le terme de son folklore en faisant référence au terme “Merz” inventé par l’artiste Kurt Schwitters : « le terme Merz et ses dérivés (Merz-bau, etc.), qui représentait pour lui la définition d’une position expérimentale spécifique, fondamentale pour la compréhension théorique et existentielle de toute son œuvre ». C’est ainsi que, dans la favela, cet espace ni absolument rural ni authentiquement urbain, l’artiste a théorisé le terme « parangolé » : « Trouver » dans le paysage du monde urbain, rural ou autre, des éléments de Parangolé est compris ici comme l’établissement de relations « structurales-perceptibles » entre ce qui croît dans la trame structurale du Parangolé (représentant ici le caractère général de la structure-couleur) et ce qui est « trouvé » dans le monde spatial environnant. Dans l’architecture de la favela par exemple, on trouve implicitement un caractère du Parangolé, dans la structure organique de ses éléments qui associe la circulation interne et le démantèlement externe de ces constructions : il n’y a pas de passages brusques de la « chambre » au « séjour »5.

 

 

Oiticica en Dionysos

 

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Hélio Oiticica en Dionysos, photographié par Eduardo Viveiros de Castro

L’œuvre de Hélio Oiticica était habitée d’un esprit dionysiaque qu’il a développé dans les années 1960/70 parallèlement à Londres, à New York, et dans les favelas de Rio de Janeiro. Il s’agissait d’expériences extatiques de dépassement du corps et d’incorporation de la terre dans l’œuvre. Dans cet esprit, il a incarné un adepte de Dionysos dans le film d’Ivan Cardoso dans les années 1980, O Segredo da Múmia (Le secret de la Momie).

Un exemple de ce genre d’expérience est saisi dans la photo prise durant le tournage du film de Cardoso par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, qui se partageait à l’époque entre ses activités en Amazonie et ses aventures artistiques à Rio de Janeiro. Cette image n’est pas seulement une synthèse des expériences d’Oiticica, mais elle illustre le phénomène archaïque du mouvement des tissus mûs par le corps dans les « parangolés ». Au cœur de ce phénomène se mélangent le pathos dionysiaque et l’ethos apollinien, autrement dit, la danse et la peinture. Le mouvement de la danse (dionysiaque) et même, la marche instable dans une favela, active le support de la couleur et du tableau. La couleur devient corps. Le corps devient couleur.

Ivan Cardoso, ”H.O”, 1979, film 35 mm, 13 min.

Ivan Cardoso, H.O, 1979, film 35mm, 13 min (détail)


Parmi toutes ces histoires de soulèvements, Hélio Oiticica s’est particulièrement engagé dans le soulèvement de la matière. Il a voulu donner du mouvement à la peinture en lui insufflant le rythme de la vie des gens des favelas, qui est non seulement marquée par la précarité, mais aussi par leur façon de soulever leur corps, le chant, la musique, la danse, et finalement la joie de vivre, positionnement qui sera déterminant pour d’autres artistes.
C’est dans cet état d’esprit que le poème « Labyrinthe » de Ricardo Aleixo incorpore tout à la fois la joie et la révolte. En se reconnaissant comme Oiticica dans l’ambiance des Favelas, le poète marche à l’aise dans une banlieue qu’il ne suffit pas de connaître par le regard. Le marcheur doit aussi la connaître avec ses pieds:

Je connais la ville
comme la plante de mon pied

Esprit et corps prêts
à éviter

d’autres humains policiers
voitures bus trous

et objets sur le trottoir
j’incorpore aujourd’hui l’Ombre demain

l’Homme in
visible vendredi soir

le dangereux Personne
et j’avance.

Comme les aveugles
je connais le labyrinthe

pour le fouler
pour l’avoir

par cœur sur la pointe des pieds
à la manière aussi de ce que

font quelques uns
avec le ballon

dans un quelconque match
pieds nus. Je connais la

ville entière (le
moindre pli droites chaque bord

coins) et là – au
péril de me

perdre – je me
reconnais.6

 

Dans une démarche différente, l’artiste et écrivain Nuno Ramos a également mis en œuvre un soulèvement de la matière. Développant dans les années 1980 une pratique mise au point dans l’atelier, Ramos construit une prose avec les matériaux usés qui sont le fruit de son expérience et qui s’ancrent d’abord dans sa peinture. Dans le poème en prose « goudron » l’artiste fait de la dépense un sujet qui transforme le texte en une série de sculptures éphémères :

© Nuno Ramos

Süssekind, Flora (Dir.), Ramos, Nuno. « Goudron ». La poésie brésilienne aujourd’hui. Trad. Patrick Quillier. Bruxelles : Le Cormier, 2011, p. 139.

 

Finalement, dans ce bref parcours prennent forme les soulèvements de formes de vie à la fois végétales et humaines, tandis que sous les mains des artistes comme sous la plume des écrivains, la matière, la terre, les couleurs, les objets, autant organiques qu’inorganiques, se révoltent. De l’arbuste à la colline de la guerre de Canudos, en passant par la samba et les « parangolés », les favelas dressées hors de la terre ont pris un autre sens : un sens communautaire que leur ont donné ces hommes inventeurs de sentiers tels qu’Euclides da Cunha, Hélio Oiticica, Ricardo Aleixo ou Nuno Ramos. Imaginés et mis en place par ces artistes et écrivains, ces soulèvements ne sont pas à venir mais inscrits dans le présent. Sur ces sentiers se soulèvent une multiplicité de peuples muets. Et dans ce silence se tisse une diversité de peuples : « Le « peuple » n’existe pas car, même dans un tel cas d’isolement, il suppose un minimum de complexité, d’impureté que représente la composition hétérogène de ces peuples multiples et différents que sont les vivants et leurs morts, les corps et leurs esprits, ceux du clan et les autres, les mâles et les femelles, les humains et leurs dieux ou bien leurs animaux… », « Il n’y a pas un peuple : il n’y a que des peuples coexistants, non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur – l’intérieur social ou mental – d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer, ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas »7.

 

Eduardo Jorge
Eduardo Jorge est professeur de littérature, arts, médias à l’Université de Zurich.

 

Liens

“Soulèvements” : l’exposition
Blog Invité d’Eduardo Jorge et Pedro Araya – “Archives au feu, une image des cendres”
Blog invité de Beatriz Preciado – “Oiticica : Pharmacofictions

References[+]

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Sarah Rogers : D/Sans l’Histoire. L’art d’après-guerre à Beyrouth http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/08/sarah-rodgers-lart-apres-guerre-a-beyrouth/ Mon, 01 Aug 2016 13:53:58 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=25098   En accompagnement de l’exposition de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige « Se souvenir de la lumière », le magazine propose une réédition en français de l’article de Sarah Rogers « Out of History: Postward Art in Beirut », paru en 2007 à l’occasion d’un numéro d’Art Journal entièrement consacrée à l’art contemporain au Liban. Cosmopolitisme et instabilité politique[.....]

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En accompagnement de l’exposition de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige « Se souvenir de la lumière », le magazine propose une réédition en français de l’article de Sarah Rogers « Out of History: Postward Art in Beirut », paru en 2007 à l’occasion d’un numéro d’Art Journal entièrement consacrée à l’art contemporain au Liban.

Cosmopolitisme et instabilité politique caractérisent, dans l’imaginaire populaire, la ville de Beyrouth. Au lendemain de la guerre civile au Liban (1975-1990), coïncidant avec une globalisation du marché de l’art, commissaires et critiques ont porté leur attention sur un groupe d’amis, collègues et parfois collaborateurs désormais qualifiés de “génération d’après guerre”. Leur travail a la particularité de faire converger une pratique artistique explorant différents médiums et dispositifs avec un intérêt critique pour la guerre, ses récits et ses mémoires. Même si très ancrée dans leur contexte immédiat, les œuvres de ces artistes résonnent avec certaines tendances de l’art contemporain à l’échelle internationale. Alors que la plupart des critiques ont tenu à situer ces œuvres en les interprétant comme symptomatiques de l’après-guerre à Beyrouth, l’article de Sarah Rogers montre que ces stratégies artistiques interviennent dans les représentations de la ville et participent également à l’histoire de son cosmopolitisme.

 

Beyrouth exerce une forte emprise sur l’imaginaire occidental : elle est un port méditerranéen aux multiples langues et cultures, un bastion du libéralisme au Moyen-Orient, un foyer de violence politique. Ces descriptions très répandues se fondent sur la réputation de la ville, présentée à la fois comme un lieu cosmopolite et profondément instable. La fin de la guerre du Liban (1975-90) a coïncidé avec un tournant vers la mondialisation du marché de l’art. Aussi, l’art contemporain produit à Beyrouth après-guerre possède une renommée similaire à celle de la ville sur le marché de l’art international1. L’attention des conservateurs et des critiques s’est tout particulièrement concentrée sur un réseau d’amis, de collègues et, parfois, de partenaires – souvent désignés comme la génération d’après-guerre – dont les pratiques multimédias s’associent à un intérêt critique pour la guerre, son histoire et sa mémoire. Bien qu’intimement liées à un contexte, leurs œuvres ont une résonance internationale. L’esthétique de l’archive qui les caractérise lie leurs méthodes à un art néo-conceptuel mondial, de même que leur approche allégorique de l’histoire fait écho à la désillusion de la théorie postmoderne envers les grands récits historiques. Néanmoins, la plupart des critiques se sont attachés à fermement localiser cet ensemble d’oeuvres, considérées comme caractéristiques du Beyrouth d’après-guerre. Le présent article vise à montrer que ces pratiques artistiques interviennent dans le champ des représentations de la ville tout en participant de l’histoire de son cosmopolitisme.2

 

Beyrouth acquiert son statut de ville internationale durant la seconde moitié du XIXe siècle, la cité portuaire se situant alors au coeur de l’activité des missionnaires et de la vie politique et culturelle dans la région3. Sa politique économique du laissez-faire, héritée du mandat français (1920-43), de même que sa grande communauté d’expatriés font de la capitale un point nodal du commerce international dans les années 1950 et 1960 – elle représente plus de dix-sept groupes religieux ; les communautés arabe, française et anglaise y cohabitent alors sans difficultés. Sous la surface, toutefois, les tensions politiques et socio-économiques montent, jusqu’à l’éclatement de la Guerre du Liban en 1975. Dans les années 1970 et 1980, les médias décrivent Beyrouth comme une vraie souricière, le théâtre d’assassinats, d’enlèvements et d’attentats suicides, et la présentent plus généralement comme le lieu d’un chaos sans nom. Le morcellement brutal de la ville, qui résulte d’un ensemble complexe de conflits religieux, politiques et territoriaux, est ironiquement résumé, dans les médias occidentaux, à une opposition entre musulmans et chrétiens (une opposition dont les résonances contemporaines sont bien trop effrayantes).

 

Après quasiment deux décennies de révolutions violentes, de déplacements massifs, de grands mouvements d’émigration et d’innombrables cessez-le-feu ratés, le pays entre dans une fragile période de trêve à l’automne 1989, suite à la ratification du document dit « d’entente nationale », le 22 octobre. Plus connu sous le nom d’« accord de Taëf », le traité promeut la réconciliation nationale, appelle au désarmement des milices et propose une restructuration du système politique, qui rééquilibre les pouvoirs attribués aux divers groupes religieux du pays4. En revanche, le traité ne donne aucune échéance claire pour tous ces changements (une omission aux conséquences multiples, qui continuent de troubler la stabilité du pays). Craignant qu’en attribuant la responsabilité des violences aux uns ou aux autres, on ne parvienne qu’à ranimer les conflits, on promeut, dans le discours officiel, une véritable politique de l’endiguement. Après qu’un comité d’historiens a plusieurs fois échoué à produire un récit de la guerre satisfaisant pour chaque groupe confessionnel, on décide que l’histoire du Liban, telle qu’elle est enseignée dans les écoles, s’arrête en 1946 ; quand, en 1991, le gouvernement fait passer une loi offrant l’amnistie aux auteurs de crimes de guerre, d’anciens criminels s’immiscent sans difficulté au sein du gouvernement5. Et, d’après plusieurs architectes et historiens de l’urbanisme, la très vaste et très lucrative campagne de reconstruction lancée dans le centre de Beyrouth à la fin de la guerre a bien plus contribué à détruire le patrimoine architectural et historique de la ville que deux décennies de combats ont pu le faire6. Plutôt que de faire l’histoire de la guerre, le discours officiel et le discours populaire ont invoqué un Liban d’avant-guerre idéalisé – au point que le critique littéraire Saree Makdisi en est venu à se demander si Beyrouth avait en réalité jamais eu une histoire7. Mais on ne peut taire bien longtemps le désastre de la guerre civile et, au cours des années 1990, ces efforts d’enfouissement du passé ont été troublés par l’occupation israélienne à la frontière sud du pays, par la prison de Khiam et par les fantômes de quelques dix-sept mille hommes et femmes disparus8. C’est cette place contentieuse qu’occupe la guerre dans le paysage physique et psychologique du Liban qui fait l’objet de la première installation réalisée à Beyrouth après la guerre.

 

Ziad Abillama, installation sur une plage, 1992 © Ziad Abillama.

Vue d’une installation de Ziad Abillama sur une plage, 1992. Photographie © Catherine Cattaruzza.


 

Dans la soirée du 20 août 1992, un petit terrain au nord d’Antélias, une zone de plages populaire jouxtant une des autoroutes centrales de Beyrouth, devient le théâtre inattendu d’une exposition d’art contemporain. Il s’agit d’un projet de Ziad Abillama, un jeune artiste diplômé de l’université du Massachusetts à Amherst, revenu au pays en 1991. Assisté d’une vingtaine de personnes, Abillama a nettoyé les piles d’ordures qui s’étaient accumulées pendant la guerre alors que les services de collecte étaient suspendus, et a débarrassé une zone d’environ 2m2. Plusieurs objets ont été disposés dans ce petit espace entouré de barbelés et éclairé d’une puissante lumière blanche, produite par un générateur portatif. Quelques uns de ces objets ont été trouvés çà et là (de la ferraille, des balles, un vieil équipement militaire), mais les plus intéressants d’entre eux ont été réalisés par Abillama lui-même, lors de sa formation dans un atelier de métallurgie de la ville. L’un de ces nouveaux objets, un petit missile en métal brillant, est posé délicatement sur un coussin violet et présenté dans une vitrine en verre, sur une table en bois de style baroque. En contraste, un autre missile de la même taille est présenté un peu plus loin, posé sur une pile de journaux amassés dans un caddy rouillé de Spinney’s, un supermarché situé de l’autre côté de l’autoroute. L’esthétique corrosive de l’installation est accentuée par le paysage environnant : les ordures étalées au delà des barbelés, le ronronnement oppressant du générateur, les puissantes lumières fluorescentes.

L’installation, à la fois visuelle et auditive, offre une expérience viscérale pour le public local et recontextualise ces artefacts de guerre en les incorporant dans une oeuvre d’art : les outils de destruction deviennent les instruments d’une création. Le potentiel de violence contenu dans ces objets, désormais réduit à néant, fait allusion à une autre transformation : c’est l’expérience de la violence métamorphosée en un objet soumis à l’étude historique et à la contemplation esthétique. Dans une affiche conçue pour accompagner l’installation, Abillama crée un montage à partir de textes et d’images qui montrent que la technologie et la guerre ont été utilisés, au XXe siècle, en tant que régénérateurs de la culture ; la configuration du beau et du fonctionnel dans la violence a préfiguré l’investissement du marché de l’art international dans le Beyrouth d’après-guerre.

Le « redémarrage » de la production artistique dans le Liban d’après-guerre date, selon l’artiste et critique Walid Sadek, de l’installation d’Abillama, qui montre un « condensé suffisant d’idées et une hybridation des méthodes. » J’ajouterai aux remarques de Sadek que l’importance du projet d’Abillama tient aussi en ce qu’il rassemble autour de lui un large réseau d’amis et de collègues, qui appartiennent aujourd’hui pour la plupart à ce qu’on appelle la génération d’après-guerre. C’est notamment le cas de Sadek qui, ayant terminé ses études aux États-Unis, est revenu à Beyrouth le soir même du vernissage. Abillama et lui ont travaillé ensemble au cours des sept années suivantes et ont produit, en 1995, un manifeste commun, appelant au développement d’un art local qui ne se prétendrait pas authentique9. Jayce Salloum – un artiste libano-canadien qui travaillait à l’époque à Beyrouth – s’est associé à Sadek et Abillama dans quelques études critiques plus ou moins formelles de l’installation, examinant le rôle de l’art dans la société libanaise d’après-guerre. Il ne s’agit pas de dire que l’installation est à elle seule responsable des amitiés et des collaborations qui sont au coeur de la production de cette génération d’après-guerre, mais il s’agit plutôt de montrer qu’elle est un marqueur important dans la période formative des années 1990, quand les artistes de Beyrouth travaillaient encore dans l’ombre de la ville.

Les artistes du Beyrouth d’après-guerre se sont fait connaître sur la scène internationale grâce à la Documenta X, organisée en 1997 sous la direction de la commissaire française Catherine David. Cinq ans plus tard, David a lancé son projet Tamáss : Représentations arabes contemporaines, dans lequel elle a présenté le travail de plusieurs artistes de Beyrouth10. Depuis, la liste des expositions internationales auxquelles ont participé les artistes de Beyrouth s’est allongée, pour inclure la Biennale de Venise (2003), DisORIENTation: Contemporary Arab Arts from the Middle East, organisée à la Maison des cultures de Berlin (2003), Out of Beirut à Modern Art Oxford (2006), la Biennale d’art contemporain de Séville (2006) et la Biennale de São Paulo (2006). Les articles et critiques parus dans Artforum, Art News, Flash Art, le New York Times et dans un numéro spécial du magazine d’art canadien Parachute (2002) ont contribué à établir la réputation de ces artistes, souvent regroupés sous le nom de génération d’après-guerre : Tony Chakar, Joana Hadjithomas et son partenaire Khalil Joreige, Lamia Joreige, Bilal Khbeiz, Bernard Khoury, Rabih Mroue, Walid Raad, Walid Sadek, Lina Saneh, Jalal Toufic et Akram Zaatari. La liste varie, incluant occasionnellement Ziad Abillama, Ali Cherri, Elias Khoury, Fouad El-Khoury, Marwan Rechmaoui, Nadine Tourna, Jayce Salloum, et le duo Paola Yacoub et Michel Lasserre.

Si l’installation d’Abillama s’inscrit dans une esthétique de l’improvisation, la génération d’après-guerre tend à être plus connue pour son approche archivistique, qui joue sur la frontière et oscille en permanence entre la fiction et le récit historique. Ces stratégies sont aujourd’hui notamment associées à des œuvres multimédias comme l’Atlas Project de Walid Raad (dont les dates varient)11. Cette oeuvre polyvalente présente aux spectateurs une série d’histoires, ancrées dans l’expérience individuelle de la guerre civile – celle d’un libanais maintenu en captivité avec des otages occidentaux, celle d’un inspecteur spécialisé dans les attentats à la voiture piégée, celle d’un historien qui a passé le temps à jouer à des jeux d’argent, parmi tant d’autres. Montrant ce qui a pu se passer en marge des grands moments de la guerre, ces histoires, quelques peu absurdes mais toujours plausibles, témoignent. Elles s’articulent essentiellement autour de documents visuels : des photographies, des albums, des coupures de presse, des témoignages vidéo. Ces preuves matérielles sont des traces documentaires à la fois de l’expérience elle-même et de son inscription dans la représentation. En reportant la responsabilité artistique sur des témoins imaginaires et sur de faux documents, Raad bouleverse le processus par lequel les représentations (historiques et artistiques) s’ancrent dans leur discipline et trouvent leur légitimité. Je soutiens que ce projet, plutôt que de remettre en question la distinction entre l’illusion de l’art et la validité de l’histoire, met en évidence une tension entre la subjectivité et l’objectivité de l’expérience et de sa représentation. Il importe peu que ces histoires et ces artefacts visuels aient été produits dans le cadre d’un projet artistique. Le témoignage, tout comme le récit historique et la documentation visuelle, est soumis aux conventions de la représentation.

Cette stratégie, qui confie au visuel la double tâche de raconter et de remettre en question l’histoire, est aussi au coeur de l’oeuvre Wonder Beirut: The Story of a Pyromaniac Photographer (1998-2006), du duo Hadjithomas et Joreige. Dans ce projet, les artistes imaginent avoir trouvé l’archive d’un certain « Abdallah Farah », un photographe qui se serait formé dans le studio de son père au centre ville de Beyrouth. D’après l’histoire racontée par les artistes, en 1968, le Ministère du Tourisme libanais aurait fait appel au studio pour photographier l’architecture moderne de Beyrouth – ses grands hôtels, ses cinémas et ses banques – et produire une série de cartes postales. Les conflits qui éclatèrent en 1975 auraient interrompu le projet et, peu après, le studio aurait été détruit dans un incendie. Ayant sauvé quelques uns de ses négatifs, Farah les aurait ensuite partiellement brûlés. Travaillant à partir des morceaux de négatifs qu’ils ont « retrouvés », les artistes exposent les photographies de Farah et les diffusent sous forme de cartes postales. Les brûlures sur les images des bâtiments documentent les effets de la guerre (la ville en feu) et du geste destructeur de Farah (les négatifs en feu) sur la représentation. En outre, les images de femmes en bikini, d’hôtels reluisants et de plages montrent un Beyrouth parallèle à la réalité : en 1968, l’armée israélienne détruisit – au sol – treize avions de la Middle East Airlines (la compagnie civile libanaise), en représailles des actions menées par les commandos palestiniens à la frontière entre le Sud-Liban et Israël. Les étudiants et les groupes politiques radicaux descendirent ensuite dans les rues de Beyrouth, protestant contre l’incapacité de l’armée libanaise à protéger la souveraineté de son territoire contre l’envahisseur. Les bulles à la surface des photographies sont à la fois un symptôme des tensions sous-jacentes dans l’image de la modernité de la ville et un parasite qui affecte la cohérence de ces représentations.

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Cartes postales de guerre, 2ème partie du projet Wonder Beirut, 1997-2006. Édition de 18 cartes postales. © Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Galerie In Situ — fabienne leclerc.

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Cartes postales de guerre, 2ème partie du projet Wonder Beirut, 1997-2006. Édition de 18 cartes postales. © Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Galerie In Situ — fabienne leclerc.

Si Raad et le duo Hadjithomas-Joreige attribuent leurs oeuvres à des personnages fictifs, Sadek, dans Love is Blind (2006), travaille quant à lui sur la figure historique de Moustafa Farroukh, l’artiste organisateur du premier salon de peinture au Liban, qui se tint à Beyrouth en 1927. Convoquant une histoire des beaux-arts plus ancienne, Sadek reprend les cartels d’exposition des peintures de Farroukh, qu’il présente aux côtés d’une série d’aphorismes, imprimés en arabe et en anglais. Les cartels identifient les peintures en des termes propres à l’histoire de l’art (artiste, date, matériau, dimensions et collection), tandis que les aphorismes (dont le titre est un exemple) invoquent un savoir selon un principe différent. Chaque ensemble de textes encadre un morceau du mur nu correspondant à la forme des peintures absentes. Comme dans les cartes postales du Wonder Beirut de Hadjithomas et Joreige, les peintures de Farroukh – des paysages traditionnels – sont représentatives d’une tradition visuelle qui s’attache à forger une identité nationale libanaise. L’anthropologue Kirsten Scheid a bien montré que la peinture de paysage des années 1930 et 1940 a produit une certaine manière de voir la géographie du pays : « L’approche du paysage chez Farroukh atteste de ce que le territoire s’adapte bien à l’idée d’un pays pittoresque qui vaut d’être visité, et de ce que les artistes locaux reconnaissent et font usage de cette valeur12. » La peinture permet à la fois de représenter et de valider une identité nationale naissante, engagée dans un processus de légitimation complexe : le Liban obtient son indépendance en 1943, avec la fin du mandat français.

Walid Sadek, « Love is Blind », 2006, 10 textes imprimés sur papier en arabe et en anglais, 10 textes en vinyle en arabe et en anglais, vue de l’installation et détail, Modern Art Oxford, © Walid Sadek, photographies de Steve White.

Walid Sadek, « Love is Blind », 2006, 10 textes imprimés sur papier en arabe et en anglais, 10 textes en vinyle en arabe et en anglais, vue de l’installation et détail, Modern Art Oxford, © Walid Sadek, photographies de Steve White.

Ainsi, comment interpréter le choix de Sadek, qui exclue le visuel du projet artistique de Farroukh et, partant, de sa propre pratique ? Dans Love is Blind, les peintures absentes sont manifestées par le texte, le titre renforçant l’absence du visuel. Cette exclusion signale un déplacement de la contemporanéité de l’histoire du Liban, mis en avant dans les mémoires de Farroukh (publiés en arabe en 1986, après sa mort). Dans un essai consacré à l’autobiographie du peintre, Sadek analyse les propos de l’artiste, qui présente sa propre évolution vers l’art comme un « départ miraculeux »13. Être artiste « n’était pas une vocation évidente pour un jeune sunnite à Beyrouth », mais Farroukh considère le déroulement de sa vie comme un accomplissement du destin. Imprégnée des tropes de l’histoire de l’art hérités de Vasari et des tropes du passé colonial issus du mandat français, l’autobiographie de Farroukh est des plus conventionnelles. Adoptant le rôle de « l’artiste civilisateur », Farroukh estime que sa culture est malade et souffre par comparaison avec la culture occidentale. À ses yeux, les gloires du passé et l’échec de la transition vers la modernité inscrivent la culture arabo-musulmane dans une époque qui n’est pas tout à fait celle du présent14. Mais, depuis les années 1990, le travail de Sadek s’est attaché à explorer le rôle du visuel dans la construction de l’identité, ce précisément en opérant un retrait du visuel et en s’appuyant de plus en plus sur le texte. En outre, sa décision de ne pas traduire un certain nombre de phrases en arabe signale sa volonté de garder un intérêt local et entrave la circulation internationale de son travail. Ainsi, le projet de Sadek rend paradoxalement visible la politique du langage à l’oeuvre dans le monde de l’art international, tout comme il interroge les limites de la représentation visuelle par le biais de sa trace.

Les réalisateurs Lamia Joreige et Akram Zaatari traitent le document visuel et son rôle de médiateur historique d’une façon tout à fait différente. Dans leurs travaux, la photographie documentaire entraîne le spectateur dans un voyage artistique et historique. Dans son documentaire Here and Perhaps Elsewhere (2003), un clin d’oeil évident au film de Jean-Luc Godard Ici et ailleurs (1976), Joreige réalise un travail de cartographie spatiale et temporelle, mobilisant de vielles photographies pour identifier des lieux qui ont été transformés ou effacés par la guerre. Longeant la Ligne verte, une zone créée et surveillée par des milices pour séparer l’Est et l’Ouest de Beyrouth pendant la guerre, Joreige demande aux habitants des quartiers voisins s’ils connaissent le nom de quelqu’un qui s’est fait enlever là15. À d’autres moments, elle leur demande d’identifier les lieux représentés dans les photographies et de les situer dans le paysage contemporain. Les réactions sont très variées : il y a des querelles à propos des photographies, de l’enthousiasme à l’idée d’apparaître dans ce que l’on suppose être un reportage télévisé, des reproches pour avoir donné de faux espoirs quant au sort des disparus, des refus par peur de parler et, comme il est coutume, de nombreuses invitations à boire le café. Au fil de l’enquête, le spectateur en vient à chercher désespérément un dénouement, qui ne vient jamais. Au contraire des films documentaires traditionnels, la vidéo de Joreige est une chasse aux fantômes. Aucun détail concret et aucune réponse n’apporte de conclusion, malgré la réelle volonté dont font preuve ceux qui sont filmés pour identifier les disparus et situer le passé photographié.

In This House (2004), de Zaatari, décrit une transition dans l’histoire. L’artiste cherche à retrouver une lettre enfouie dans un obus de mortier, enterré dans le jardin d’une maison. Cette maison, située dans le village d’Ain el Mir au Sud du Liban, fut occupée par les résistants libanais pendant six ans après l’invasion israélienne de 1982 ; un des résistants écrivit une lettre pour remercier la famille d’avoir « partagé » sa maison et la cacha dans un obus de mortier, qu’il enterra au fond du jardin. Le documentaire mêle le témoignage de l’auteur de la lettre à des séquences vidéo montrant le jardinier de la maison creusant le sol à la recherche de l’obus, avec les commentaires amusants des voisins et du personnel de sécurité venus assister à son travail16. Littéralement et figurativement, l’œuvre de Zaatari déterre à la fois l’histoire de l’expérience de la guerre et l’expérience de cette histoire dans le Liban d’après-guerre.

Akram Zaatari, « In This House », 2004, image extraite de la vidéo, 30 min., en arabe avec sous-titrage anglais © Akram Zaatari, image fournie par la galerie Sfeir-Semler.

Akram Zaatari, « In This House », 2004, image extraite de la vidéo, 30 min., en arabe avec sous-titrage anglais © Akram Zaatari, image fournie par la galerie Sfeir-Semler.

Zaatari et Joreige insèrent tous les deux des photographies dans leurs vidéos. Cette technique bouleverse, d’un point de vue aussi bien visuel que temporel, la construction linéaire du récit historique, de même qu’elle incorpore les conditions de la production au sein même de l’oeuvre. Dans la vidéo de Joreige, les photographies permettent non seulement de déclencher l’effort de remémoration, mais aussi de représenter visuellement la frustrante incapacité à situer le passé dans le paysage du présent. Cette technique – qui montre que les souvenirs et les photographies ne parviennent pas à s’accorder parfaitement les uns aux autres – réapparaît dans une autre oeuvre de Joreige, A Journey (2006). À travers un montage de photographies, d’entretiens et de films de famille, la vidéo retrace l’histoire de la famille Joreige, de Jaffa à Beyrouth. Le travail de cartographie, auquel s’ajoute tout un ensemble de sources documentaires, permet à l’artiste d’analyser sa propre vision de la Palestine comme référence d’une identité et d’une position politique. Dans une scène particulièrement marquante, sa mère passe du français à l’arabe en contemplant les objets qu’elle a gardé de la Palestine – un vestige poétique du passé incarné dans le présent et représentatif de la problématique du langage au Liban. Les ruminations cessent lorsque sa mère lui ordonne de « débrancher son engin maléfique ». L’écran noir signale que la caméra n’est pas tant l’instrument d’une médiation, mais plutôt d’une intrusion17.

Les projets décrits ci-dessus participent d’une herméneutique du soupçon, avec le contexte politique très tendu de Beyrouth qui sert à la fois de sujet et de cadre à l’analyse. En décrivant ce corpus d’oeuvres, les critiques ont utilisé les termes d’espion et de contrebande18. Ces tropes critiques décrivent un monde de l’espionnage à la pointe : des informations secrètes, des traces visuelles qui servent de preuves, des fausses identités et d’ingénieux passages à travers les frontières. D’un côté, ces descriptions sont bien représentatives de la nature essentiellement éphémère de ces pratiques (les performances, les installations, les interventions artistiques dans la ville) et de leur résistance à un marché local qui préfère la peinture et la sculpture. D’un autre côté, l’interdisciplinarité de ces oeuvres et le brouillage concomitant qu’elles opèrent dans l’opposition entre illusion artistique et réalisme documentaire, sont souvent perçus comme symptomatiques de Beyrouth, plutôt que comme une stratégie d’intervention au sein de ce contexte. Le critique Stephen Wright, par exemple, écrit : « Cette manipulation des frontières entre les disciplines renvoie aux conflits frontaliers qui affectent la vie de tant de gens.19» Ces lectures contextualisent le rapport intéressant qui unit la forme de l’art aux circonstances de sa production, tout en s’abstenant de donner à la pratique artistique le pouvoir de définir le contexte ou de remettre en question ses représentations. Le reste de cet article s’attache à examiner la façon dont les critiques ont défini la génération d’après-guerre. Je vais plus particulièrement me concentrer sur le discours qui décrit le milieu artistique de Beyrouth comme « proto-institutionnel » – le terme de Wright – et montrer que ce postulat trahit un goût nostalgique pour un art local libre des contraintes du marché de l’art international 20.

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Lamia Joreige, “A Journey”, 2006, image extraite du documentaire vidéo, 41 min., en français et en arabe avec sous-titrage anglais © Lamia Joreige

On a particulièrement insisté, dans la presse internationale, sur le manque d’aides publiques attribuées aux arts visuels à Beyrouth. Malgré la place centrale qu’occupe la ville dans la culture du pays, elle ne dispose d’aucun musée d’art contemporain. De plus, le petit marché de l’art qui existe à Beyrouth est dominé par un réseau de galeries qui privilégient la peinture et la sculpture – des objets en général plus appropriés à la décoration d’intérieur21. Tandis que les acteurs locaux de la culture se lamentent du manque d’infrastructures pour les arts visuels contemporains, les critiques internationaux soulignent les avantages que l’art expérimental peut retirer d’un contexte dans lequel les contraintes du marché de l’art ne s’exercent pas. Toutefois, Sadek démontre que l’adjectif « proto-industrielle » utilisé pour décrire Beyrouth n’est pas tout à fait juste. À ce titre, il rappelle le rôle formateur qu’ont joué plusieurs organismes à but non lucratif, comme le Théâtre de Beyrouth, Ashkal Alwan (Association Libanaise pour les Arts Plastiques, fondée en 1995), le festival Ayoul (1997-2001) et la Fondation Arabe pour l’Image (fondée en 1997)22. Chacun de ces organismes a joué un rôle crucial en offrant une plate-forme d’expression à l’art expérimental et politiquement engagé. Un afflux de financements étrangers a également contribué au développement et à la mise en forme des paramètres de ce mouvement ; comme le note Zaatari, il y avait, dans les années 1990, beaucoup d’opportunités de financements pour les films qui traitaient de la guerre civile23.

Un autre élément important tient en ce que ces organismes ont évolué avec les artistes qui, par leur présence et leur travail, ont garanti leur utilité. L’histoire du programme d’expositions d’Ashkal Alwan est bien représentatif. Si l’association a gardé sa vocation initiale, c’est-à-dire promouvoir l’art dans l’espace public, le travail qu’elle soutient aujourd’hui est très différent de celui qu’elle exposait en 1995. Le Hamra Street Project (2000) est la première exposition à avoir inclus quelques uns des artistes qui sont aujourd’hui associés à Ashkal Alwan24. L’utilité locale de projets comme celui d’Ashkal Alwan est mise en évidence par le nombre croissant de festivals de film et d’art vidéo indépendants. De même, le succès de deux galeries, l’Espace SD (1998-2007) et Sfeir-Semler (ouverte en 2006) a contribué au développement d’un marché et d’un public pour la vidéo, l’installation et les pratiques multimédias25. Ashkal Alwan a aussi veillé à cultiver ses rapports avec le public international, concevant des expositions au Borusan Arts Center d’Istanbul (2000), à la Townhouse Gallery au Caire (2001), à VideoBrasil à São Paulo (2003) et au London International Festival of Theatre (2004)26.

« Comme Beyrouth serait provinciale s’il n’y avait jamais eu la guerre et s’il n’y avait pas les ruines de la guerre civile », note l’artiste et critique Jalal Toufic27. Ses remarques pleines de sarcasme nous rappellent qu’il est nécessaire d’élargir les paramètres spatiaux et historiques qui définissent la génération d’après-guerre. La première étape consiste à prendre en compte le statut transnational de ces artistes, évident dans leurs parcours professionnels, leurs stratégies artistiques et leurs oeuvres polyglottes. Rappelons que la guerre a engendré, parmi tant d’autres choses, un mouvement d’émigration de masse. Quand, en 1982, l’invasion israélienne est venue empirer une situation qui était déjà très mauvaise, de nombreux libanais ont décidé de partir ou de rester à l’étranger, avec parmi eux Abillama, Raad et Sadek. Abillama et Sadek attribuent la formation de leur identité arabe à l’expérience qu’ils ont vécue aux États-Unis. Abillama, par exemple, affirme qu’il est né pendant la Guerre du Golf, ceci pour dire que sa conscience politique s’est construite en réponse à la représentation que les médias américains faisaient du monde arabe, de même qu’en réponse au racisme anti-arabe qui s’est répandu sur le campus de son université à l’époque28. Toutefois, durant les années qui ont suivi l’accord de Taëf, de nombreux artistes sont revenus à Beyrouth29.

Le statut transnational de la génération d’après-guerre remonte aussi à l’histoire plus ancienne des artistes de Beyrouth. Le premier peintre professionnel de la ville, Daoud Corm (1852-1930) a lui-même su faire jouer sa mobilité culturelle au sein du marché local, régional et international. Né dans un petit village du Mont Liban, Corm a étudié à l’Accademia di San Luca de Rome, où il se rendait en train, avant de monter son propre studio et sa boutique de matériel artistique, à Beyrouth, à la fin des années 1870. Corm faisait la publicité de son art et de son commerce dans les journaux arabes, turcs, français et anglais. Il a peint les portraits d’une nouvelle classe en pleine ascension à Beyrouth, à Damas et au Caire, et a participé à plusieurs expositions à l’étranger. Ainsi, depuis l’ère ottomane et, surtout, depuis l’indépendance, Beyrouth sert de carrefour international ; dans les années 1960, les expatriés se sentaient chez eux à Beyrouth, et les artistes de Beyrouth se sentaient chez eux à Paris, où ils étaient partis étudier. Les débats sur l’authenticité culturelle, qui animaient les autres capitales coloniales, n’y prirent jamais vraiment racine : là où « local » signifiait « cosmopolite », un mouvement visant à identifier et à établir un langage visuel vernaculaire ne parvint pas à prendre forme30.

Mais la longue guerre civile a brisé cette image. Le pays s’est fracturé le long de ses failles politiques et religieuses et, dans le sillage de la guerre, un mythe de l’origine a été invoqué pour inscrire la violence dans un cycle de destruction et de renaissance. Si les moments de rupture violente sont souvent considérés comme des évènements fondateurs dans les récits nationaux, le statut ontologique de Beyrouth, dans ce mythe national, est construit autour d’une série de destructions et de résurrections. Selon l’historien de l’architecture Hashim Sarkis, « on dit que la ville a été détruite et reconstruite cinq, sept et même dix fois pendant sa longue histoire. Elle est d’abord vouée à être détruite pour être ensuite reconstruite. La destruction est ancrée dans le mythe fondateur de Beyrouth.31»

Ziad Abillama, « Pourquoi n’arrêtes-tu pas de mourir? / Why do you keep on dying? », 2005, image extraite de la vidéo, 6 min. 57 sec., en français et en arabe avec sous-titrage anglais © Ziad Abillama.

Ziad Abillama,  Why do you keep on dying? [« Pourquoi n’arrêtes-tu pas de mourir ? »], 2005, image extraite de la vidéo, 6 min. 57 sec., en français et en arabe avec sous-titrage anglais © Ziad Abillama.

Ziad Abillama, « Pourquoi n’arrêtes-tu pas de mourir? / Why do you keep on dying? », 2005, image extraite de la vidéo, 6 min. 57 sec., en français et en arabe avec sous-titrage anglais © Ziad Abillama.

Ziad Abillama,  Why do you keep on dying? [« Pourquoi n’arrêtes-tu pas de mourir ? »], 2005, image extraite de la vidéo, 6 min. 57 sec., en français et en arabe avec sous-titrage anglais © Ziad Abillama.

Dans un moment particulièrement éloquent de la vidéo Pourquoi n’arrêtes-tu pas de mourir ? (2005), Abillama déambule parmi la foule de libanais qui se sont rassemblés pour honorer le premier ministre Rafiq Hariri, assassiné à Beyrouth. Il leur demande en français : « Est-ce que le Liban est fini ?», « Est-ce que c’est un commencement ?32» D’un côté, ses questions sont littérales. Les médias locaux et internationaux qui couvrent le sujet en 2005 présentent la Révolution du Cèdre comme un moment de rassemblement national, qui fait fi des différences d’âges, de classes et de religions. La jeunesse autrefois désabusée, a peint son visage aux couleurs du Liban pour former un drapeau humain géant et scande des slogans de solidarité. Les comptes-rendus de la presse américaine, qui défend les intérêts de son propre pays dans la région, parlent d’un premier pas très attendu du Liban vers la démocratie, avec des élections libres du contrôle syrien. D’un autre côté, alors que la presse populaire lie le destin du martyr Hariri à celui de la nation, les questions d’Abillama prennent un tour rhétorique33. Le « nouveau départ » proclamé dans les rues du centre ville est imprégné des tropes du passé. Pour bon nombre de gens, les rassemblements fiévreux qui ont lieu place des Martyrs annoncent le « retour » définitif de la ville à son ancienne identité cosmopolite34. Les propos de Sarkis, tenus un peu plus de dix ans après l’accord de Taëf, trouvent alors une nouvelle résonance. Ils auront un autre écho en juillet 2006, lorsque la question d’Abillama sera reprise, sous une forme légèrement différente, dans les gros titres de la presse : « Beyrouth peut-elle faire un nouveau retour ?» (« Can Beirut make another comeback?35»).

Les travaux de la génération d’après-guerre résistent à et s’insèrent dans des discours officiels et populaires qui suppriment aussi bien qu’ils banalisent la guerre dans l’histoire du Liban – une mythologie qui déshistoricise la violence et le cosmopolitisme, toujours sous-jacents dans l’image locale et internationale de Beyrouth. Le discours actuel sur la génération d’après-guerre procède à une opération similaire, considérant que la guerre a aussi fait table rase du passé dans le monde des arts visuels. Néanmoins, les oeuvres examinées ici n’invitent pas le spectateur à se méfier de l’image, mais plutôt à toujours prendre en compte les conditions historiques dans lesquelles elle a été produite. Pour cela, il faut que nous tenions également compte des circonstances qui ont permis l’émergence de la génération d’après-guerre et de ses pratiques artistiques, qui ne sont pas nées de rien mais bien de l’histoire.

Sarah Rogers
 



Chercheuse indépendante, Sarah Rogers s’est spécialisée dans l’étude de l’art moderne et contemporain dans le monde arabe. Elle a obtenu son doctorat en 2008, section “Histoire, Théorie et Critique” du Département d’Architecture de l’Institut de Technologie de Massachussetts. Elle a publié dans Arab Studies Journal, Parachute, Art Journal et American Art Review et à assuré la Direction de Recherche au Darat al Funun à Amman, Jordanie, entre 2010 et 2012, où elle a co-edité “Arab Art Histories: The Khalid Shoman Collection”. Rogers est membre fondateur et présidente élue de l’Association d’Art Modern et Contemporain du Monde Arabe, Iran, et Turquie (AMCA).
 



Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, “Se souvenir de la lumière”
Art Journal Volume 66, Issue 2, 2007
Documenta X
DisORIENTation Contemporary Arab Arts from the Middle East au Berlin House of Cultures (2003)
Biennale de Venise 2003, “Contemporary Arab Representations”
“Out of Beirut”, Modern Art Oxford (2006)
Walid Raad, “The Atlas Group”
Joana Hadjithomas & Khalil Joreige
Lamia Joreige
Akram Zaatari

References[+]

L’article Sarah Rogers : D/Sans l’Histoire. L’art d’après-guerre à Beyrouth est apparu en premier sur le magazine.

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Eleni Tranouli : Klonaris/Thomadaki. Athènes, naissance d’une avant-garde” http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/06/maria-klonaris-et-katerina-thomadaki/ Fri, 17 Jun 2016 07:00:27 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=24664 Les jeunes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki se rencontrent à Athènes dans un moment de turbulence sociale et politique. Une rencontre qui marque le début d'un échange artistique à vie.

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Portrait d’une jeunesse

Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage,
qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
À moins de les receler en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.


Constantin Cavafy, Ithaque (extrait) (1911).
Traduction Jacques Lacarrière

 

Les jeunes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki se rencontrent à Athènes dans un moment de turbulence sociale et politique. Une rencontre qui marque le début d’un échange artistique à vie. Beaucoup reste à découvrir de leurs réalisations théâtrales, plastiques, cinématographiques et littéraires produites durant la décennie 1965-1975. Un moment de leur œuvre déjà empreint d’un engagement politique et d’une exigence esthétique hors-norme. Ensemble, elles réussissent à transformer leur vécu en une œuvre artistique originale et étincelante. Une œuvre inclassable, toujours en expansion, qui s’ancre dans une mémoire antique pour redéfinir le présent. Avant qu’elles ne s’installent à Paris en 1975, tout commence donc à Athènes.

Katerina Thomadaki habitait avenue Alexandras. Son père écrivain, qu’elle dépeint comme « courageux et sensible»1 , lui transmet le goût de l’écriture et de la langue qui la suivra toute sa vie. Maria Klonaris habitait rue Patriarchou Ioakim. Fuyant Alexandrie après la crise du canal de Suez, sa famille s’installe dans le quartier de Kolonaki, tout proche d’un certains nombres d’institutions internationales à vocation culturelle telles que l’Institut Français, le Goethe Institut et l’Hellenic-American Union. Mais cette partie d’Athènes, voisine du quartier d’Exárcheia, est surtout emblématique des tensions politiques qui marquèrent la Dictature des Colonels. En effet, Kolonaki/ Exárcheia représentent une zone urbaine fortement connotée où cohabitent une vieille bourgeoisie, nombre d’artistes et d’intellectuels de gauche et une jeunesse révoltée se réunissant dans les universités alentour. À l’angle des rues Patission et Stournari, dans Exárcheia, les étudiants de l’École Polytechnique mèneront le soulèvement contre la dictature, entrainant à leurs côtés des grecs de toutes conditions. Plusieurs librairies politiques surgissent à Athènes dans les années 1970 et le quartier d’Exárcheia voit naître une scène underground, le punk et une ribambelle de fanzines avant-gardistes2. À l’Hellenic-American Union se déroule, en 1968-69, la tournée du New American Cinema, organisée par P. Adams Sitney. Les jeunes Klonaris et Thomadaki y découvrent les films de Maya Deren, d’Hilary Harris et d’autres, enrichissant leurs connaissances du cinéma déjà acquises grâce à la programmation audacieuse de la Cinémathèque. En 1969 Thanasis Rentzis et Dimitris Spentzos fondent le Centre du Cinéma expérimental, qui permettra aux deux artistes de visionner pour la première fois les films de Gregory Markopoulos, Stan VanderBeek, etc. Après quelques projections, le ciné-club trouve refuge dans un vieux bâtiment néo-classique de la rue Anagnostopolou, mais il sera fermé par la police peu de temps après en raison de son caractère subversif.

À onze ans, Maria Klonaris est inscrite au Collège et Lycée Américain. Lieu d’enseignement prestigieux, cet établissement réunit des professeurs remarquables et il est l’un des rares à employer des enseignants affiliés au Parti communiste, exclus des écoles publiques. Au Collège Américain, Klonaris et Thomadaki reçoivent une éducation en grec démotique, langue qui sera bannie de l’enseignement public pendant la junte militaire (1967-1974), étant considérée comme anti-système. Ce sera la langue puriste (la katharévousa) qui sera déclarée comme langue officielle, plongeant à nouveau le peuple dans l’éternel conflit linguistique qui perdure depuis la création de l’État Grec en 1839, pour ne prendre fin qu’en 1977 avec l’adoption du grec démotique. Au Collège et Lycée Américain, la jeune Katerina Thomadaki fait une première apparition dans le monde du théâtre en réalisant un collage inédit de deux textes : Électre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean Paul Sartre.

 

Paramorfoseis(Déformations), livre de dessins de Maria Klonaris, préface de Katerina Thomadaki, Athènes 1974 © Klonaris/Thomadaki

Paramorfoseis(Déformations), livre de dessins de Maria Klonaris, préface de Katerina Thomadaki, Athènes 1974 © Klonaris/Thomadaki


 

 

De l’encre bleue

Pendant les sept années du régime des colonels (1967-1974), Klonaris et Thomadaki développent une activité artistique avant-gardiste protéiforme. Klonaris travaille en tant qu’illustratrice des livres, entre autres, de F.G. Lorca (Duende), de D.H. Lawrence, d’Olympia Karayorga (La Grande Vague) et d’Iosif Sason (Cedrik). Elle publie par ailleurs plusieurs albums de dessins monographiques comme XI Dessins Amoureux (1973) et Déformations (1967/1974). Dans ce dernier, réalisé au début de la dictature mais paru après, des visages distordus d’inconnus défilent de page en page. Au même moment, Thomadaki s’engage à bras-le-corps dans le théâtre, en dehors de toute structure établie, ayant refusé les sollicitations du Théâtre National et du Théâtre d’Art de Karolos Koun. Ensemble, elles fondent en 1968 le « Théâtre 4 », premier groupe de théâtre expérimental indépendant à Athènes, prenant le contrepied du théâtre traditionnel. Thomadaki se charge de l’adaptation, de la traduction et de la mise en scène et Klonaris de la scénographie, des éclairages, des costumes et des affiches. Elles montent Les Bonnes de Jean Genet, puis Salomé d’Oscar Wilde. Les deux évènements attirent l’attention de la presse nationale. Les Bonnes joue un rôle clé dans le parcours de Klonaris et Thomadaki car cette œuvre est l’objet de leur tout premier film en 8mm. Après avoir fait appel à un opérateur, elles se rendent compte qu’elles doivent prendre elles mêmes la caméra pour se libérer d’un langage purement professionnel et donner corps à leur propre regard. Le tournage a eu lieu sur le toit et dans le grenier de la maison d’été de la famille de Thomadaki à Vrilissia, maison aujourd’hui détruite.

En Septembre 1968, Les Bonnes est présentée sur la scène de l’Hellenic-American Union. Selon la loi, tous les textes littéraires doivent passer devant un comité de censure du Ministère de l’Intérieur avant d’être rendus publics. Le texte de Genet revient largement censuré une semaine avant la première. Le monologue de Solange dans la dernière scène est enfoui sous une épaisse couche d’encre bleue, estampillé d’un cachet certifiant la censure. Les artistes décident de jouer la pièce dans son intégralité sans la moindre coupe.

 

Katerina Thomadaki (Salomé) et Kostas Eugénios (Iokanaan) dans Salomé de Oscar Wilde. Mise en scène : Katerina Thomadaki. Décors et costumes : Maria Klonaris, Athènes 1968.  © Klonaris/Thomadaki.

Katerina Thomadaki (Salomé) et Kostas Eugénios (Iokanaan) dans Salomé de Oscar Wilde. Mise en scène : Katerina Thomadaki. Décors et costumes : Maria Klonaris, Athènes 1968.
© Klonaris/Thomadaki.


 

 

Myth-historima

« Maintenant le dernier jour s’est levé dans la rue et sont apparus les nouveaux humains hier j’en ai vu deux avant-hier cinq aujourd’hui sept. Des hommes de dix-huit seize vingt ans avec un habillement identique et je n’ai pas distingué si c’était des garçons ou des filles ou au moins des efféminés la peau blanche et sèche ils étaient minces et petits sans barbe sans seins sans boutons d’adolescence leur voix basse et douce ni féminine ni masculine ni enfantine leur marche raide sans courbe les cheveux de soie et les lèvres jaunes et les yeux de verre et on ne soupçonnait aucune trace de poil dur sur leur corps mou les aisselles chauves et les vulves atrophiées avec un peu de duvet et leurs gestes petits et pas prétentieux aujourd’hui j’en ai vu sept hier deux la pierre a roulé et le vent a séché l’humidité qui nourrissait les scorpions sauvages et la pluie a nettoyé la boue qui nourrissait les hommes fiers et j’ai vu au soleil ces petits vers blanchâtres et aveugles j’ai vu la nouvelle espèce humaine aujourd’hui déjà sept T a crié taisez-vous. Taisez-vous tous. »3

En 1970, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki entrent en contact avec Georges Cheimonas, écrivain et neuropsychiatre. C’est l’année où Cheimonas cosigne avec d’autres intellectuels tels George Seferis, Manolis Anagnostakis et Stratis Tsirkas, l’anthologie-manifeste intitulée Dix-huit textes, paru chez Kedros, qui constitue la première protestation publique collective des intellectuels nationaux contre la mainmise du régime sur la liberté d’expression4. Cheimonas écrit de façon très personnelle, poétique, abstraite et ritualiste et sa rencontre avec les jeunes Klonaris et Thomadaki engendre une série d’expérimentations artistiques et marque le début d’un échange de longue haleine entre les artistes et l’écrivain. Chez Cheimonas le logos (le discours) sera intimement lié au langage alors que chez Klonaris et Thomadaki, il s’agira d’un logos corporel.

 

Couverture de Maria Klonaris pour Mythistorima de Yorgos Cheimonas, 3e édition, Athènes, Kedros, 1982. © image : Klonaris/Thomadaki

Couverture de Maria Klonaris pour Mythistorima de Georges Cheimonas, 3e édition, Athènes, Kedros, 1982. © image : Klonaris/Thomadaki


 

Les deux artistes envisagent, dans un premier temps, de faire une adaptation filmique du roman de Cheimonas Mythistorima, le titre conjuguant la notion de Mythos (mythe) et de Istorima (récit). Le livre, sombre, violent et allusif, sort peu avant le coup d’état. Chaque mot transperce le lecteur comme une balle, l’écriture cherchant à créer un rythme de lecture immersif. Inventant des personnages archétypiques et sans identité précise, l’auteur indique leurs noms par de simples lettres : “T”, “A”. Klonaris et Thomadaki vont donc arpenter la ville en quête de visages susceptibles d’incarner T, personnage complexe, inspiré par l’auteur lui même. Elles réalisent des bouts d’essai en Super 8 et organisent des séances photographiques avec la complicité de Miranda Terzopoulou. Ces portraits photographiques d’amis, d’inconnus et de comédiens professionnels, en noir et blanc, très contrastés et expressionnistes sont d’une grande intensité émotionnelle et révèlent une grande sensibilité esthétique.

Peu après, en 1975, Klonaris publie à Athènes, chez Kedros, le livre de dessins Grand Martyr Triomphateur Georges, inspirés du roman de Cheimonas Les Noces et réalisés à l’encre noire sur papier calque de grand format. Page après page, la figure de Saint Georges subit des métamorphoses successives, se dédouble et se multiple pour finalement se doter d’un sexe féminin. À travers la transparence du papier, les dessins se superposent les uns sur les autres, produisant une narration complexe et hybride. On retrouve dans la représentation de Saint Georges des éléments de l’iconographie chrétienne et de la renaissance qui y sont détournés et démembrés par Klonaris. Ce livre a aussi un aspect biographique puisque le père de l’artiste, Georges Klonaris, dont elle se sent très proche, porte le même prénom que le Saint.

Des années plus tard, lors d’une interview filmée, Cheimonas dira que « Le rapport médical est aussi intense, aussi apocalyptique dans tous les sens du terme, aussi pénétrant que le rapport amoureux. »5 L’entrecroisement entre ces deux rapports, on l’observe également chez Klonaris/Thomadaki dans Le Cycle de l’Ange, lorsqu’elles s’engagent avec passion – et pendant plusieurs années – dans la transformation d’une photographie médicale d’un(e) hermaphrodite, découverte dans les archives du père de Maria, gynécologue, obstétricien et ancien Directeur de la Maternité Internationale d’Alexandrie. Cette image médicale qui suit Maria Klonaris depuis son adolescence, trouve, dans l’œuvre du duo artistique, un statut symbolique, spirituel mais aussi politique – celui de “corps dissident” – et se transforme, à travers différents procédés, en une figure de l’Ange dont les multiples images sans cesse renouvelées hantent les séries photographiques, installations et vidéos.
 

 

Expérience I : Images de la vie quotidienne

Dans la lignée du « Théâtre 4 », Klonaris et Thomadaki fondent, en 1973, l’Espace de Recherche Théâtrale au sein duquel elles créent « Expérience I : Images de la vie quotidienne ». Cette performance, issue d’une série d’improvisations entre les acteurs, explore l’évènement théâtral et ses composants (le jeu d’acteur, le décor, les costumes, la durée). Expérience I se déroule dans un espace entouré de larges toiles blanches qui enferment les spectateurs dans un intérieur carré, produisant éventuellement une sensation de claustrophobie ou de confinement. Les spectateurs sont tous assis au même niveau, tout autour des acteurs. Au milieu de cet espace sont posés des objets du quotidien (une table, deux chaises, un lit). La pièce est habitée par un couple (un homme et une femme). Leurs gestes basculent d’une subtilité intense vers une vive anxiété jusqu’à une violence outrée, faisant allusion à la violence et à l’oppression subie au quotidien pendant la dictature. Tout ceci se déroule sous l’œil attentif de deux commentatrices qui s’interposent à l’action et s’adressent au public. Cette expérience s’élargira et frappera de plein fouet le souvenir encore frais de la dictature, lors de « La Torture » (1976), une action publique de 48h à la Cartoucherie de Vincennes pendant laquelle les corps des participants éprouvèrent des situations de confinement, de tension et de mise à l’épreuve, tentant de redéfinir et réprouver la torture sous toutes ses formes.

Lors d’un entretien sur la chaîne publique ERT en amont de l’Expérience I, Katerina Thomadaki exprime avec une ferme conviction leur volonté de se débarrasser des formes et des règles préétablies du théâtre qui, selon elle, servent avant tout « l’efficacité commerciale » d’un spectacle. Dans ses propos, on constate une véritable prise de position contre toute forme de théâtre institutionnel, définissant leur démarche comme une « recherche » et une « expérimentation »6. La transcription inédite de cette performance, sous-titrée « Essai Théâtral », rédigée par Thomadaki, témoigne ce qui s’est passé sur place. Chaque respiration et chaque geste y sont exprimés par des mots sous une plume entièrement contaminée par le cinéma. Chaque phrase représente un gros plan sur des détails et contourne un mouvement au ralenti de l’action. Le script insiste sur les gestes récurrents et répétitifs. Un va-et-vient névrotique et angoissant de l’acteur tout autour de la salle fait l’objet d’une description nette et résolue sur plusieurs pages.

D’emblée, oscillant entre théorie et pratique, les recherches menées au sein de l’Espace de Recherche Théâtrale sont complétées par une étude de terrain approfondie sur la scène internationale lorsque Thomadaki devient rédactrice pour la revue grecque Théâtro 7.

Ce qui commence comme un article ponctuel sur le théâtre de Luca Ronconi8, fait jaillir toute une série d’essais passionnés sur les théâtres pionniers contemporains. Thomadaki y réalise entre autres des panoramas à bras-le-corps sur le IXème Festival de Nancy, un entretien de Bob Wilson, la traduction en grec d’une interview de Jerzy Grotowski et une présentation en images d’artistes internationaux de différentes disciplines (Allan Kaprow, Jean Tinguely, Atsuko Tanaka, Anna Halprin, Merce Cunningham, La Monte Young, Alwin Nikolais, Victor Vasarely, Nam June Paik et d’autres). Dans son article, « Mixed Media : une présentation en images d’un mouvement », Thomadaki en profite pour lancer un texte-manifeste précoce sur l’art révolutionnaire qui débute ainsi :

« Quand on parle de révolution dans l’art, on entend la rupture de ses contours délimités. Cette tendance accompagne l’art depuis sa naissance. C’est la posture anarchique de l’artiste pionner vis-à-vis des formes établies et figées. C’est son besoin de rajouter des nouvelles dimensions significatives à la création. C’est son anxiété de réadapter l’art aux structures évolutives de la vie autour de lui et en lui. »9

 

Analysant le mouvement de « Mixed Media » et ses composantes, Thomadaki décrypte : le décloisonnement des différentes formes d’art, le renoncement à l’immuabilité de l’œuvre d’art, l’élargissement des dispositifs traditionnels, l’incorporation des nouvelles technologies à la création artistique, la rupture avec toute hiérarchie, la simultanéité de plusieurs éléments, phénomène qu’elle compare au regard du flâneur dans la rue, l’invention d’un nouveaux rapport entre le spectateur et le créateur, la perception d’une œuvre non pas selon une rationalisation consciente d’idées mais à travers les sensations et son corps, l’incorporation de l’événement fortuit, la conclusion que l’art n’est pas distinct de la vie, mais qu’il est la vie même au delà de son auteur. L’ensemble de ces idéaux que la jeune Thomadaki évoque ici avec éloquence révèlent un regard proprement avant-gardiste qui présage certains principes du duo artistique.

 

 

La mer était noire

Maria Klonaris et Katerina Thomadaki dans la performance de Unheimlich III : Les Mères (Centre Pompidou) © Klonaris/Thomadaki

Maria Klonaris dans Unheimlich IIII : Les Mères, film de Katerina Thomadaki et d’elle-même, 1980-81.© photo : Klonaris/Thomadaki

«Comme une petite baie. La mer était noire, un noir profond et brillant. C’était une mer verticale, l’eau restait verticale sans tomber et les vagues roulaient verticalement. Il y avait de grandes vagues et l’écume était noire mais brillait plus que le reste du corps de l’eau. L’eau était épaisse comme du goudron, les vagues lentes. Un noir profond et brillant et les vagues roulaient verticalement. L’écume était noire, épaisse comme du goudron. Comme une petite baie. La mer était noire, les vagues lentes. C’était une mer verticale.»10

 

Unheimlich III : Les Mères (1980-1981), dernier volet du cycle de Unheimlich (Inquétante étrangeté) des artistes grecques Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, se situe dans le bassin méditerranéen. Des verres se brisent, des vagues clapotent, l’étésien souffle, les noms de villes et de villages de Grèce s’enchaînent en version bilingue grec/français alors que le regard se promène dans des vestiges aux alentours d’Athènes : dans la demeure de la duchesse de Plaisance, une ruine aujourd’hui convertie en scène de théâtre sur la colline de Penteli ou dans une maison gothique à Pikermi, sur la route menant au port de Rafina. Des images différentes de celles des guides touristiques, des bâtiments abandonnés, inaccessibles, à la périphérie. « Où mène ce voyage? » se demandent des voix féminines dans le film.

S’enracinant dans une sensibilité grecque antique, la mer s’articule ici au moyen d’un vocabulaire symbolique et émotionnel qui renonce à une perception visuelle rationnelle. La Méditerranée prend des colorations sombres faisant écho au « flot pourpre » homérique. La mer est noire autant dans la poésie archaïque que chez Klonaris/Thomadaki, puisqu’elle devient toute-puissante et abyssale. Plutôt que d’être un objet figé, la mer change selon les croyances et les sentiments de l’homme. Sur sa surface, on y voit toujours son reflet. Toute comme cette mer noire et bleue étincelante, l’œuvre de Klonaris/Thomadaki s’enracine dans cet espace intérieur, ce lieu commun partagé et transculturel. Dans ses viscères mystiques et métissés, des ex-votos chrétiens coexistent avec des papillons bleus du Brésil (Puerta del Angel, 1992). Il est urgent d’en parler aujourd’hui, au moment où l’Europe se replie sur elle-même ; au moment où les peuples se retranchent derrière leurs frontières ; où les corps des « sans nom » s’accumulent dans les eaux profondes de la Méditerranée transformant à nouveau sa couleur. L’œuvre de Klonaris et Thomadaki naît dans les années de pierre11 et s’ancre dans une démarche subversive. En traversant les frontières nationales, elle porte en elle cette mémoire et transforme les terres qu’elle parcourt. Elle puise dans des mythes et des idées intemporelles, qui font retour au fil des siècles.

Au-delà de tout ce qu’elle représente, route maritime, zone de conflits, voies d’échanges culturels ou source de plaisir, la mer effraie. Elle est noire, épaisse comme du goudron et, tout comme l’art de Klonaris et Thomadaki, éternelle.

 
Eleni Tranouli, 2016

Eleni Tranouli est une critique d’art indépendante, basée à Athènes. Elle est diplômée de l’École d’Architecture de l’Université Aristote et elle a obtenu un Master en Cinéma et Audiovisuel à l’université Paris III (Sorbonne Nouvelle). Elle a collaboré avec des artistes telles Jackie Raynal et Alejandra Riera et fût boursière de la fondation Stavros Niarchos au sein du Department of Film au Museum of Modern Art (MoMA) à New York. Elle a écrit pour La Furia Umana, Revista lumière, The International Journal of Screendance et Le Magazine du Jeu de Paume.

 

 
Remerciements
L’auteur adresse ses plus vifs remerciements à Katerina Thomadaki. Sa gratitude va également à Céline Letellier, Gestionnaire de Collection (BnF) et à Alain Carou, chef du Service Images de la BnF, à Jonathan Pouthier du service film du Centre George Pompidou, au Contemporary Greek Art Institute (iset.gr), à Stamatis Schizakis, Giannis Balampanidis, Isabelle de Roo et à l’association Light Cone. Que soient enfin chaleureusement remerciés Marta Ponsa, Adrien Chevrot et le magazine du Jeu de Paume.

References[+]

L’article Eleni Tranouli : Klonaris/Thomadaki. Athènes, naissance d’une avant-garde” est apparu en premier sur le magazine.

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Adele Tutter : Sudek, Janácek, Hukvaldy et moi http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/06/adele-tutter-sudek-janacek-hukvaldy-moi/ Wed, 15 Jun 2016 10:37:47 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=25196 Pour les Tchèques, le concept de nation était — et reste — une notion concrète et physique, et nombre d’entre eux adhèrent encore à un animisme franciscain profondément enraciné, à un rapport d’identification avec la nature de l’ordre du sensuel et du transcendant. Comme le démontrent largement les photographies de Josef Sudek, d’une grande bienveillance[.....]

L’article Adele Tutter : Sudek, Janácek, Hukvaldy et moi est apparu en premier sur le magazine.

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Pour les Tchèques, le concept de nation était — et reste — une notion concrète et physique, et nombre d’entre eux adhèrent encore à un animisme franciscain profondément enraciné, à un rapport d’identification avec la nature de l’ordre du sensuel et du transcendant. Comme le démontrent largement les photographies de Josef Sudek, d’une grande bienveillance envers la campagne de Bohême et de Moravie (Tutter, 2013), « l’amour du pays, c’était l’amour des lacs, de l’agencement des champs, des rivières, des villes et des villages, mais aussi l’amour de ses caractéristiques historiques, politiques et linguistiques » (Beckerman, 1986, p. 67).


En 1928, pour célébrer le dixième anniversaire de la première République tchèque, il publie un superbe livre in-folio de photographies de la cathédrale Saint-Guy de Prague. Couronnant le château (Hradčany), elle est le principal symbole iconographique de la ville, et sa construction a duré près de six siècles. Ses images documentent sans concession la fin des travaux, menés à la hâte pour coïncider avec le dixième anniversaire, révélant ainsi l’histoire et la fragilité de la cathédrale (Tutter, 2013).



Figure 13.3. Photographies de Sudek. À gauche, Svaty Vit, la statue du Saint Empereur Romain, couronné à Prague en 1347. À droite, les flèches de Svaty Vit (Saint Vitus), et au loin, Narodni divadlo (Théâtre National Tchèque)

Figure 13.3. Photographies de Sudek. À gauche, Svaty Vit, la statue du Saint Empereur Romain, couronné à Prague en 1347. À droite, les flèches de Svaty Vit (Saint Vitus), et au loin, Narodni divadlo (Théâtre National Tchèque).



Après l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler en 1939, Josef Sudek retourne à la Cathédrale Saint-Guy pour une autre série de photographie qui détaille méticuleusement ses intérieurs et ses environs. L’une d’entre elles représente une statue en pierre de Charles IV. Roi de Bohême et souverain du Saint-Empire Romain, il a lancé le chantier de la cathédrale et il a fondé l’université Charles de Prague (Univerzita Karlova), la plus ancienne d’Europe (Fig. 13.3, à gauche). Dans l’objectif du photographe, le père de la patrie tchèque (Otec vlasti) sourit, couvant des yeux la cathédrale achevée qu’il avait autrefois imaginée. Mais ce qui échappe peut-être au regard, c’est que son profil se fond avec l’aigle morave, emblème héraldique des anciens territoires de Bohême et de Moravie1. Dans une autre photo, les flèches gothiques de la cathédrale encadrent le théâtre national de Prague, édifice plus récent dont le toit, à la fois imposant et étonnamment raffiné, est entouré d’arbres qui semblent le protéger (Fig. 13.3, à droite). En représentant des lieux sans âges et en privilégiant des symboles au caractère clairement national, ces images emblématiques de Prague sont la preuve que le pays souverain du photographe a, contre toutes attentes, survécu. Si Leoš Janáček a rendu hommage et a préservé la langue parlée de la Tchéquie par sa musique, Josef Sudek, lui, l’a fait grâce à son langage photographique où se déclinent saints et monuments, champs et forêts.

[…]

Dans la maison de Leoš Janáček à Hukvaldy, Josef Sudek a photographié des objets du quotidien. Pourtant, d’une certaine manière, ils sont tout sauf ordinaires. La chaise, par exemple, est un objet à part, empreinte du corps qu’elle reçoit, aussi intime qu’un vêtement. Selon ma théorie, les œuvres du photographe, tout comme une chaise, fonctionnent comme une version concrète et esthétique du concept de moi-peau, élaboré par le psychanalyste Didier Anzieu (1985). Ce concept délimite et contient un moi fracturé par des traumas, navigant dans un monde précaire, voire apocalyptique. Ainsi, de manière similaire, l’allégeance du photographe à son pays et son vœu de ne plus sortir de ses frontières ont renforcé les frontières de son moi, tout comme les frontières du pays avec lequel il s’identifiait, en les reliant et en les organisant (Tutter, 2013).


La relation qu’il avait avec Leoš Janáček a pu jouer un rôle similaire. Lorsqu’il rompt le serment de ne plus voyager pour se rendre à Hukvaldy, le compositeur décédé depuis vingt ans devait néanmoins être tout à fait vivant à ses yeux.


L’image dont je me rappelle, celle de la chaise dans le salon de Leoš Janáček, fait partie d’une série. Josef Sudek l’a photographiée à au moins trois reprises. À chaque fois, le rideau en dentelle offre un jeu d’ombres et de lumières sur le siège vacant. En 1948, la chaise est à droite de l’harmonium, celui où le musicien composait, à côté de la fenêtre, encadrant une vue qui devait lui être très familière (Fig. 13.4, à haut, à gauche). En 1960, elle est posée devant une autre fenêtre (Fig. 13.4, en bas à gauche), puis elle revient vers l’harmonium dans la photo prise lors de son dernier voyage en 1970. La mise au point est plus nette, preuve irréfutable que la maison est en ordre, comme elle l’avait toujours été et comme elle le restera pour l’éternité (Fig. 13.4, en haut à droite). Mais il suffit de regarder par la fenêtre de cette dernière image pour voir qu’une chose a bien changé : il n’y a plus un arbre, mais deux.



Fig. 13.4. Extrait de Janáček-Hukvaldy, Josef Sudek. En haut à gauche, 1948 ; en haut à droite, 1970 ; en bas à gauche, 1960. En bas à droite, sans-titre, non daté.



En parcourant l’œuvre prolifique du photographe, on y retrouve une chaise tout à fait similaire, dans sa propre maison. Elle n’est pas occultée par un rideau, mais par le cadre de l’image, qui lui ampute ses jambes (Fig. 13.4, en bas à droite).


Il est possible que l’insistance de son éditeur ne fût pas la seule raison qui poussa Josef Sudek à publier les photos de Hukvaldy. Ce n’est qu’après l’invasion soviétique de 1968 et la perte des dernières illusions de liberté et de paix qu’il accepta. Janáček-Hukvaldy est son dernier projet, et c’était manifestement un projet très personnel. Selon moi, son voyage à Hukvaldy est un geste réfléchi de dissidence en réponse aux événements provoqués par l’hégémonie soviétique, tout comme il était retourné à la cathédrale Saint-Guy en réponse à l’occupation nazie. Dans Janáček-Hukvaldy, Josef Sudek offre la preuve irréfutable que la maison de Leoš Janáček est toujours debout, avec une perception profondément mystique qui lui est très personnelle.

[…]

Les liens qui s’établissent entre une musique et un endroit particulier — un phénomène indissociable de l’exil, et que toutes les familles de toutes les diasporas connaissent — imprègnent aussi la relation entre Josef Sudek et Leoš Janáček, mystique et viscérale. En 1898, le compositeur évoquait le rapport inexplicable entre la musique et les images :



Figure 13.12. Photographies de Hukvaldy, extraites de Janáček-Hukvaldy. À gauche, l’église, et derrière elle, l’école où Janáček a vécu avec sa famille. À droite, une cabane abritant une source dans le parc naturel de Hukvaldy.

Figure 13.12. Photographies de Hukvaldy, extraites de Janáček-Hukvaldy. À gauche, l’église, et derrière elle, l’école où Janáček a vécu avec sa famille. À droite, une cabane abritant une source dans le parc naturel de Hukvaldy.



« Le regard apprivoisé d’une poule comme l’œil affûté de l’aigle… le bleu clair des myosotis comme le rouge écarlate des coquelicots sauvages… tout peut susciter en moi un accord de quelques notes » (p. 99). Il expliquait en effet qu’« arriver à créer une image grâce à la musique est quasiment un art graphique. C’est tout un art, quand, par miracle, une vision fugace parvient à se matérialiser » (p. 118). C’est ce miracle que le musicien accomplit dans « La Petite Renarde rusée » (Příhody lišky Bystroušky), un opéra où le mystère printanier de la forêt est convoqué par des rythmes sinueux et attendrissants et des piccolos surnaturels, tandis que d’autres passages plus expansifs et délicieusement lyriques illustrent la joie de l’abondance pastorale. Tels sont les souvenirs et les visions qu’il garde de Hukvaldy.


Josef Sudek était connu pour utiliser des temps d’exposition très longs, parfois de plusieurs heures, pour capturer le mouvement de la vie dans le temps. Dès qu’il enlevait le bouchon de l’objectif, qui faisait office d’obturateur sur sa chambre, il déclarait toujours : « En avant la musique… » Et cette musique n’est nulle part plus évidente que dans la dernière monographie du photographe : Janáček-Hukvaldy.


Tout comme la musique de Leoš Janáček, les images de Josef Sudek expriment la quintessence de l’endroit capturé. C’est avec une tendre affection qu’il cadre toute la dimension rurale de Hukvaldy : les prairies, les ruches, les sources avec leurs cabanes et leurs petits toits de chaume, les torrents étincelants. Il donne à la petite église baroque, là où le jeune Leoš entendit et joua pour la première fois de la musique de chambre, un traitement vaporeux et mystique (Fig. 13.12). À travers son objectif, même les ruines imposantes du château de Hukvaldy ont l’air approchables, voire habitables. Le grand portail en acier du château, en bas de la colline, a même un air anthropomorphique, fin et accueillant, il rappelle chaque jour aux villageois la gloire des empires d’antan. Ses formats panoramiques embrassent avec beauté les paysages de Hukvaldy, ses champs luxuriants et ses collines ondoyantes. On peut sans peine imaginer le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, les myrtilles cueillies à la main, le soleil qui chauffe les foins, et l’invitation rafraîchissante d’un sentier à l’ombre des arbres.


L’imagerie du photographe représente peut-être encore plus la langue romantique et rhapsodique avec laquelle le compositeur, « enfant du terroir » (Kinnvall, 2004, p. 760), exprimait son amour profond pour son pays et son peuple : « j’ai l’impression que les petites rivières de Lachie s’écoulent au rythme de ses danses depuis l’aube des temps. Un pays magnifique, des gens tranquilles, et un dialecte extrêmement doux » (Janáček, 1982, p. 30)2



Adele Tutter Sudek, Janáček, Hukvaldy, and Me : Notes on Art, Loss and Nationalism Under Political Oppression in. « Grief and Its Transcendence : Memory, Identity, Creativity », ed. Routledge, Londres, 2015. Tous droits réservés © Adele Tutter/Routledge.
Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars

Adele Tutter, psychanalyste et professeure en psychiatrie à l’université de Columbia, à New York, explore les fondements de la créativité dans ses écrits. Elle est coauteure de Creativity, Memory, and Identity (Routledge), auteure de Dream House: An Intimate Portrait of the Philip Johnson Glass House (publication à venir, University of Virginia Press), directrice de publication de The Muse: Psychoanalytic Explorations of Creative Inspiration (publication à venir, Routledge), et elle travaille actuellement sur une deuxième monographie intitulée Mourning and Metamorphosis: Poussin’s Ovidian Vision (ouvrages non traduits en français).



“Sudek” – La sélection de la librairie
Exposition “Josef Sudek; Le monde à ma fenêtre”

References[+]

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Marie Cordié Levy : “La chorégraphie autoportraitiste d’Helena Almeida” http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/03/almeida-choregraphie-autoportraitiste/ Wed, 16 Mar 2016 07:28:31 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23170 Afin de voir dans quelle mesure le terme « autoportrait » s’applique à la photographie d’Helena Almeida, il convient de revenir sur les caractéristiques distinctives de l’autoportrait tel qu’il s’imposa dès l’invention du médium en 1839.

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Afin de voir dans quelle mesure le terme « autoportrait » s’applique à la photographie d’Helena Almeida, il convient de revenir sur les caractéristiques distinctives de l’autoportrait tel qu’il s’imposa dès l’invention du médium en 1839.

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Notons tout d’abord que l’autoportrait signe la fondation d’une pratique artistique nouvelle qui rompt avec celles en usage. C’est le cas de l’autoportrait d’Hippolyte Bayard réalisé en France en 1840, qui, même s’il se représente en noyé, expliquant par là son désespoir d’être devancé par Daguerre, n’en installe pas moins par sa mise en scène une pratique photographique théâtrale et romantique où se disputent fiction, rébellion et liberté. C’est également le cas des autoportraits d’Henry Fitz et de Robert Cornelius, qui dès l’arrivée du daguerréotype en Amérique, font ce geste fondateur en parfaite symbiose avec l’engouement américain pour le nouveau médium, le premier se présentant en homme qui rêve, le second en homme fébrile avide de nouveauté. Il en va de même pour Mathew Brady qui pendant la guerre de Sécession pose en photographe de guerre, inventant le modèle du photographe  reporter  dont l’exigence  et  la quête  de  vérité  inspireront les futurs grands reporters comme Robert Capa 1. Alfred Stieglitz s’inscrit dans cette même tradition avec son autoportrait de 1911 et marque la naissance de la photographie pure, inaugurant là un art à part entière 2. Les femmes photographes ne sont pas en reste, qui prônent de nouveaux modèles de comportement comme Frances Benjamin Johnston posant en femme libre en 1898 : elle fume, boit de la bière et montre son jupon.

Frances Benjamin Johnston, portrait en pied dans son studio, Washington D.C. ©Library of Congress, USA.

Frances Benjamin Johnston, portrait en pied dans son studio, Washington D.C. ©Library of Congress, USA.




On pourrait considérer la première œuvre d’Helena Almeida, Pink Canvas to Wear (1969) comme une prise de position autoportraitiste en rupture avec l’art pratiqué au Portugal 3.

<small>Helena Almeida, <em>Tela rosa para vestir</em> [<em>Pink Canvas <br /> to Wear</em>], 1969. Coll. Fundação de Serralves – Museu <br /> de Arte Contemporânea, Porto © Fundação de <br /> Serralves, Porto</small>

Helena Almeida, Tela rosa para vestir [Pink Canvas
to Wear
], 1969. Coll. Fundação de Serralves – Museu
de Arte Contemporânea, Porto © Fundação de
Serralves, Porto

L’artiste y affirme un rapport décalé avec la peinture qu’elle porte sur le ventre. Le vide de la toile qui marque la fin d’une pratique picturale — elle parle alors de la nécessité d’en finir avec la peinture — dirige notre regard vers son visage et son regard rieur juste au dessus 4. Et Bernardo Pinto de Almeida dans un article qu’il lui consacre de confirmer : « Le rétinien même de la peinture est destitué afin que tout, forme et contenu, évolue vers un plan purement conceptuel » 5. Helena Almeida fonde ici une nouvelle pratique artistique, photographique et autoportraitiste, comme l’avaient fait avant elle tous ceux que nous venons d’évoquer.


Chez tous ces photographes fondateurs, l’autoportrait se rattache malgré tout aux pratiques artistiques antérieures. Les références picturales abondent : le chapeau de Bayard renvoient aux peintures pastorales, la position de Frances Benjamin Johnston à celle de l’ange annonciateur, le contraste ombre/lumière de Stieglitz aux autoportraits de Rembrandt.

Helena Almeida, <em>Desenho habitado</em> [Dessin habité], 1975<br /> Photographie noir et blanc, encre indienne, crin de cheval, 60 × 55 cm<br /> Coll. Museu Nacional de Arte Contemporânea – Museu do Chiado, Lisbonne<br /> Photo Mário Valente, courtesy MNAC – Museu do Chiado, Lisbonne

Helena Almeida, Desenho habitado [Dessin habité], 1975
Photographie noir et blanc, encre indienne, crin de cheval, 60 × 55 cm
Coll. Museu Nacional de Arte Contemporânea – Museu do Chiado, Lisbonne
Photo Mário Valente, courtesy MNAC – Museu do Chiado, Lisbonne


Chez Helena Almeida, la sculpture est fondatrice puisque c’est dans l’atelier de son père qu’elle continue aujourd’hui à mettre en scène ses chorégraphies 6. Après la remise en cause de Pink Canvas to Wear, elle s’intéresse à une des constantes de l’art pictural : les jeux de la mimesis. Dans  Feel Me (1979) elle crée un paradoxe visuel brillant à l’instar du jeune Giotto qui posa du bout de son pinceau une mouche au coin du tableau que son maître Cimabue, la croyant vraie, voulut chasser. Chez elle, pas d’insecte mais uniquement les mains. Voici comment elle en explique la genèse :

« Un jour, je tenais un fil qui représentait la ligne sortant de la toile – car c’est par là que j’ai commencé, avant même d’en finir avec la peinture. Le dessin m’aide beaucoup. Je dessinais un fil, ensuite j’enfilais le fil de crin et il y avait alors deux plans. »

La matière de la peinture, le pigment, reste une autre constante de son œuvre : du rose qui n’existe que dans la légende, elle passe au bleu d’Inhabited Painting (1976) « pour montrer l’espace » dit-elle, et au noir, celui de la ligne du pigment posé à travers la pièce d’Inside Me (1998) qu’elle ingurgite 7. Elle établit dès lors avec l’art pictural un rapport oscillatoire de push/pull 8. La peinture est vide, (Pink Canvas to Wear) mais son pouvoir mimétique est hors pair, (Feel  Me), il  la  submerge  d’un  bleu   illimité  (Inhabited  Painting) que seule l’incorporation ou l’occupation spatiale permet de déjouer (Inside Me). En fondant une pratique photographique nouvelle en rupture mais en continuité avec l’art pictural, Helena Almeida se montre ainsi fidèle à la première caractéristique de l’autoportrait photographique.


La deuxième caractéristique est qu’il est une cosa mentale. Les photographes ne possédaient pas comme aujourd’hui de perche à selfie mais ils avaient des assistants ou des amis qui déclenchaient pour eux quand ils le désiraient. Si personne n’a à ce jour mis l’accent sur ces collaborations, c’est parce qu’elles semblent gêner l’idée que l’autoportrait se fait seul face à soi-même, ce qui était impossible au temps où l’obturateur nécessitait la présence d’un assistant. Tous les photographes n’utilisaient pas le déclencheur à distance qui n’apparut qu’au milieu du XIXe siècle 9. Prenons quelques exemples emblématiques : Anne Brigman en Californie  ou  Claude  Cahun,  connue  pour  avoir  donné  à  l’autoportrait  ses  marques  de noblesse en France, ont toutes les deux été épaulées, la première par sa sœur, la seconde par la compagne qui partageait sa vie. Il faut admettre que l’autoportrait est une cosa mentale de l’ordre du « point de vue » pour reprendre le terme de Niépce. Elle en fait même une vidéo particulièrement émouvante, où mari et femme avancent ensemble liés à jamais le long d’une ligne de pigments déposé au milieu de l’atelier qu’ils effacent au fur et à mesure de leur progression.

Dans le cas d’Helena Almeida, qui depuis ses débuts travaille en collaboration étroite avec Artur Rosa,  son mari architecte  et  photographe, on pourrait  considérer que son œuvre possède cette deuxième caractéristique 10. En effet, c’est elle qui, tel Jacques Henri Lartigue, esquisse au préalable la mise en scène qu’elle entend voir réaliser par son mari comme les croquis de Seduce (2001) l’attestent 11. Mais là où d’autres photographes éludaient cette collaboration, elle l’affiche dans la photographie Sans titre (2010) où, pour fêter leurs trente ans d’expérience commune, ils sont attachés à la jambe par un long lacet.

Helena Almeida, <em>Sem título</em> [<em>Sans titre</em>], 2010<br /> Photographie noir et blanc, 125 × 135 cm. Coll. Laurent Fiévet<br /> Photo Courtesy Galerie Filomena Soares, Lisbonne

Helena Almeida, Sem título [Sans titre], 2010
Photographie noir et blanc, 125 × 135 cm. Coll. Laurent Fiévet
Photo Courtesy Galerie Filomena Soares, Lisbonne


Un troisième point particulièrement intéressant est celui de la spécificité de l’autoportrait féminin. Les femmes photographes du début du XXe siècle se présentaient en pied comme Frances Benjamin Johnston, et parfois nues comme Anne Brigman (Soul of the Blasted Pine, 1908) ou Imogen Cunningham (Self Portrait, 1909). Être femme, c’était d’abord reconnaître son corps dans sa capacité d’enfanter à l’opposé des hommes dont les autoportraits en plan trois quart suivaient, souvent, la tradition des bustes antiques des grands hommes. Sur fond d’atelier, d’appartement ou de nature sauvage et afin de mieux s’imposer dans la vie réelle, les femmes utilisaient l’autoportrait pour affirmer leur autonomie en imposant leur nudité, en s’appropriant les pratiques masculines (la choppe de bière, la cigarette) ou en pratiquant la mascarade (le masque chez Alice Austen, Trude and I Masked, circa 1910). La multiplicité et la sérialité les caractérisaient : elles se photographiaient souvent à chaque tournant de leur vie — mariage, divorce, naissance — comme Imogen Cunningham, ou dans une recherche approfondie toujours plus intime comme Claude Cahun à la recherche du sexe neutre.

Alice Austen, <i>Trude and I Masked</i>, circa 1910. Collection of Historic Richmond Town, Staten Island, New York. Courtesy <a href="http://aliceausten.org/" target="_blank">Alice Austen House</a>

Alice Austen, Trude and I Masked, circa 1910. Collection of Historic Richmond Town, Staten Island, New York. Courtesy Alice Austen House


Or dès les premières œuvres où Helena Almeida apparaît (Pink Canvas to Wear 1969, Inhabited Canvas, 1976),   l’humour décalé et la sérialité dominent : elle ne cesse d’utiliser son corps comme outil privilégié d’expression, qu’il soit présenté comme fragmenté — main et doigt dans  Feel Me,  de 1979, yeux et bouche dans  Hear Me  de 1979, bras et pied dans Seduce  de 2001— ou entier comme dans  Thick Space de  1982 12. Elle explique cette focalisation ainsi : « Tout a son importance : une main ouverte ou fermée représente tout, ou une main comme ceci, ou comme cela. J’ai besoin de faire le dessin de chaque chose » (« Une conversation qui ne s’achève jamais »). Quant à ses longues séries photographiques, Bernardo Pinto de Almeida les interprète comme des mises en abyme infinies:

« Ainsi, les images d’Helena Almeida opèrent comme des images d’images à perte de vue, se perdant dans l’écho d’elles-mêmes comme de purs reflets, aboutissant ainsi à un ajournement où l’idée qu’il puisse exister un original simplement s’évanouit, car de lui ne subsiste qu’un souvenir ténu. »

Helena Almeida, <em>Seduzir</em> [Séduire], 2002. Photographie noir et blanc (2 éléments), 187 × 125 cm (chaque), Coll. Helga de Alvear, Madrid/Cáceres. Photo Laura Castro Caldas and Paulo Cintra, courtesy Galería Helga de Alvear, Madrid/Cáceres

Helena Almeida, Seduzir [Séduire], 2002. Photographie noir et blanc (2 éléments), 187 × 125 cm (chaque), Coll. Helga de Alvear, Madrid/Cáceres. Photo Laura Castro Caldas and Paulo Cintra, courtesy Galería Helga de Alvear, Madrid/Cáceres


Commencée dans les années 1960 à l’heure du body art pratiqué par les artistes féministes comme Valie Export, Marina Abramovic, Orlan, ou Cindy Sherman, l’œuvre d’Helena Almeida suit-elle le même chemin revendicatif alors qu’elle se considère plutôt comme « une post féministe qui vit ce qu’elle avait envie de vivre » 13. Nous pouvons remarquer chez elle peu  de  politique  de  résistance féministe  comme  chez  Valie  Export,  le  corps  y  est  peu malmené, hormis le Hear Me aux lèvres cousues. Le cadre reste sobre, classique, parfois même lié au sacré : jupe noire sous le genou (Seduce) chemise blanche et veste noire (Inhabited Painting), robe blanche de première communiante (Inhabited Canvas), immense robe noire qui évoque, dit-elle, l’Espagne du flamenco à laquelle elle est très attachée (Thick Space). Prédomine l’idée paradoxale d’effacement, de se cacher souvent le visage (Hear Me, Inhabited Painting), le corps (Thick Space, Seduce), d’automutilation (Hear Me), de passion secrète (Seduce). La chorégraphie installée joue avec notre frustration comme si notre liberté ne pouvait advenir qu’entre les plis du destin tracé par le cadre de l’atelier paternel à la pesanteur choisie. En réduisant les champs du visible, elle nous fait advenir à une forme de sacralité et à une féminité intime qui se joue dans le passage du dehors au dedans récemment magnifié par le changement d’échelle 14.

Helena Almeida, <em>Pintura habitada</em> [<em>Peinture habitée</em>], 1976, Photographie noir et blanc, acrylique, 40 x 30 cm, Coll. Fernando d’Almeida. Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto.

Helena Almeida, Pintura habitada [Peinture habitée], 1976, Photographie noir et blanc, acrylique, 40 x 30 cm, Coll. Fernando d’Almeida. Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto.


Alors comment rendre compte du fait qu’elle n’utilise jamais le terme autoportrait ? Sachons ici que ni Michel Ange, ni Caravage n’ont utilisé ce terme alors même qu’on les y reconnaissait l’un dans le Jugement Dernier sous les trait de Saint Bartholomé, l’autre sous les traits de Goliath dans son tableau de 1610,  David tenant la tête de Goliath. Il en est de même chez le  photographe  Fred  Holland  Day  posant  en  Christ  dans  sa  série  intitulée Crucifixions (1898). Ces autoportraits ont été qualifié d’ « autoportrait délégué » puisque c’est sous les traits d’un autre, Saint Bartholomé, Goliath, le Christ que ces artistes se représentent. Dans le cas d’Helena Almeida, nous pouvons remarquer une dérive métonymique de la notion dans la mesure où les légendes des photographies ne sont pas liés à l’autre mais à une partie de son corps quand elle assimile la peinture (Inside me), à l’espace dans lequel elle s’inscrit (Inhabited Painting, Thick Space), ou comme un appel au regardant (Hear Me, Feel Me, See Me). Dans ce dernier cas, sa pratique devient fictionnelle puisque Hear Me, Feel Me, See Me, est une reprise du poème de Peter Townshend qui signe l’ouverture de l’opéra des Who, Tommy (1969). Helena Almeida adopte la posture prônée par le nouveau roman où l’être est mis en avant par ses actes et ses paroles. Comme chez Nathalie Sarraute, elle ramène ses questionnements au cœur de son œuvre, et par sa performance en densifie le propos afin de réduire l’espace entre elle et son public. Mais le terme d’autoportrait même métonymique ne peut lui être attribué puisqu’elle ne le reconnaît pas.

Pour conclure, les œuvres d’Helena Almeida ne sont ni des autoportraits ni des performances féministes puisqu’elle en a décidé ainsi. « En devenant le sujet de son œuvre, Helena Almeida n’est pas dans l’autoreprésentation » confirme Cornelia Butler. Ce désintérêt pour le caractère autoportraitiste de son œuvre pourrait s’expliquer par l’idée qu’aujourd’hui l’autoportrait aurait disparu, dilué dans une congruence médiatique, comme l’explique Bernardo Pinto de Almeida:

La présence a cessé d’être presentness (présence en soi) pour se transformer en un réseau de présentations (c’est-à-dire des présences différées, médiatisées). […] Une présence qui se déplace, donc, de l’œuvre vers le spectateur, dont l’absence requiert l’intervention substitutive de l’image documentaire en tant que registre immatériel (d’un avoir-été).

Comme à Cindy Sherman, il a semblé plus important à Helena Almeida de figurer comme artiste indépendante ayant la totale maîtrise de son œuvre. Même si de nombreux points la rapprochent de Claude Cahun, elle s’en distingue par la qualité de ce qu’elle propose : une chorégraphie autoportraitiste maitrisée où le corps, porteur de conscience de soi, se pare de sacralité 15 et où l’immensité des tirages exalte la délicatesse d’un don poétique abouti. Nous qualifierons toutefois cette chorégraphie d’autoportraitiste dans la mesure où, comme l’a dit Diderot, la conscience de soi est irréductible. 16

[…] Mon intention n’était pas de faire un enregistrement descriptif d’une action mais plutôt de donner la sensation de l’espace en mouvement, en pénétrant et en me diluant dans les zones vibrantes du dessin jusqu’à me fondre en lui et à former avec lui un espace physique, manipulé, divisé, coupé, vide et plein. 17



Marie Cordié

Marie Cordié Levy est docteur en histoire de la photographie et attachée au LARCA UMR 8225 de l’université de Paris-Diderot. Spécialisée dans la pratique photographique  autoportraitiste  aux États-Unis, elle a publié une série d’articles pour des revues en ligne (Transatlantica, E-Reaq, Sillages critiques) et contribué à des ouvrages collectifs. Elle aborde les autoportraits en suivant la théorie de la micro analyse définie par l’historien Carlo Ginzburg (voir Autoportraits de photographes, photopoche, Actes Sud, 2009, et L’autoportrait photographique américain, 1839-1939, Mare et Martin, 2015).




Bibliographie

Butler, Cornelia , « Hors champ, la toile habitée d’Helena Almeida » , Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida au Jeu de Paume, mars 2015.
Pinto de Almeida, Bernardo, « Helena Almeida, signe d’une écriture immobile », Catalogue de l’exposition d’ Helena Almeida au Jeu de Paume, mars 2015.
Phelan, Peggy : « Helena Almeida : l’espace en bordure de l’image » , Catalogue de l’exposition d’ Helena Almeida au Jeu de Paume, mars 2015.
Wolinski, Natacha: « Helena Almeida, le corps à l’épreuve », in Connaissance des Arts, février 2015.




Entretiens
Conversation entre Helena Almeida et María de Corral », in Helena Almeida, cat. exp., Santiago de Compostela : Xunta de Galicia, 2000.
« Une conversation qui ne s’achève jamais » Entretien d’Helena Almeida avec Marta Moreira de Almeida et Joao Ribas. Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida au Jeu de Paume, mars 2015.

References[+]

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Filipa Oliveira : “Helena Almeida, l’intérieur de l’extérieur de l’intérieur”. http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/03/24042/ Tue, 08 Mar 2016 07:06:28 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=24042 En 1976, Helena Almeida se confectionne un costume blanc, fixe une toile vierge sur le devant, enfile le tout et déambule dans les rues. Cet acte donne lieu à une photographie ...

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« L’intérieur et l’extérieur sont inséparables. Le monde est tout au dedans et je suis tout hors de moi. » 1


En 1976, Helena Almeida se confectionne un costume blanc, fixe une toile vierge sur le devant, enfile le tout et déambule dans les rues. Cet acte donne lieu à une photographie qui montre l’artiste en mouvement, fixant l’appareil d’un air entendu mais consentant et avec un demi-sourire. Intitulée Tela habitada [Toile habitée], cette œuvre annonce ce que seront les grands principes de la méthode de travail d’Helena Almeida : une utilisation presque exclusive de la photographie ; une image (isolée ou mêlée à un groupe d’œuvres) qui suggère toujours une action ; et son propre rôle de protagoniste devant l’appareil.



Helena Almeida, “Tela habitada” [Toile habitée], 1976 Coll. Galeria Filomena Soares, Lisbonne. Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto

Helena Almeida, Tela habitada [Toile habitée], 1976 Coll. Galeria Filomena Soares, Lisbonne. Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto



Pour bien comprendre la pratique d’Almeida, il faut se pencher sur ce qui précède Toile habitée2 et sur ce qui y succède. L’artiste débute sa carrière par la peinture, qu’elle étudie à l’université. Elle commence par traverser une phase relativement classique, mais s’intéresse rapidement à la surface de l’image, à sa bidimensionnalité, et cherche un moyen de briser le plan d’illusion que celle-ci contient. Almeida entend remettre en question l’objet en soi. Elle réalise des œuvres qui soit explosent ou éjectent leurs éléments vers l’extérieur en occupant une dimension nouvelle (comme dans A noiva [La mariée], 1970), soit déconstruisent les parties constitutives du tableau : un cadre qui s’échappe ou une toile qui tombe en dévoilant le châssis comme dans la série Sans titre de 1968-1969.



Helena Almeida, “Sem título” [Sans titre], 1969 Coll. Fundação de Serralves – Museu de Arte Contemporânea, Porto Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto

Helena Almeida, Sem título [Sans titre], 1969 Coll. Fundação de Serralves – Museu de Arte Contemporânea, Porto. Photo Filipe Braga © Fundação de Serralves, Porto



Helena Almeida entreprend de tester les limites de la peinture comme pour abolir la mince membrane qui sépare l’intérieur de l’extérieur, dans un échange permanent que Merleau-Ponty nomme chiasme. L’artiste ne se situe jamais d’un côté ou de l’autre, mais simultanément et pleinement des deux côtés : elle est au même moment œuvre/objet et auteure/sujet incarné. Dans son travail comme dans sa vie, les deux sont inséparables. En un sens, sa démarche traduit une volonté insatiable d’habiter totalement le tableau. Pour y parvenir, il lui faut déconstruire l’objet, la toile elle-même, non pour défaire un nouvel objet, mais pour révéler ses processus de recherche. Pour ce faire, elle abandonne littéralement la peinture et se met à la photographie. Son sujet demeure inchangé – repenser les limites de la peinture et du dessin –, mais il est exploré par le biais d’un autre médium. Almeida se photographie elle-même en train de peindre et de dessiner ou d’interagir avec l’une ou l’autre de ces techniques. Elle questionne le langage traditionnel et les conventions de la peinture et, par son travail, va infléchir le cours de la peinture et de la photographie portugaises.


À une époque où la pratique artistique est dominée par une vague iconoclaste qui proclame la peinture morte et lui désigne comme successeurs les mots, les processus et les idées, l’artiste réfléchit au moyen de continuer à peindre sans le faire littéralement. « Et maintenant, qui suis-je ? », se demandait Alice dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll. On peut imaginer l’artiste se posant la même question lorsqu’elle se confronte pour la première fois à l’œuvre de Lucio Fontana qui l’impressionne tant. Dans sa célèbre série Concetti spaziali [Concepts spatiaux], l’artiste italien met au jour l’intériorité et la profondeur de la peinture ou, à l’inverse, démontre exactement le contraire : au-delà de la surface de la toile, il n’existe rien. Ce constat, Almeida s’en nourrit pour adopter une attitude de résistance envers la logique traditionnelle du modus operandi de la peinture et pour ouvrir ce médium à un nouvel horizon : elle le libère du syndrome du cadre et permet au tableau d’échapper à sa contingence ontologique – celle d’une surface peinte – en proposant de nouvelles voies pour le repenser.


Ce ne sont pas les techniques ni les thèmes de la peinture ou du dessin qui gênent l’artiste. Car ce que veut Almedia, c’est créer une relation intense avec l’une comme avec l’autre. Dans ce but, elle interagit directement avec leurs attributs principaux : la touche de peinture et la ligne. Cette quête exige la présence physique de l’artiste dans l’image et c’est précisément par le biais de son corps devenu objet/acteur que la photographie, la peinture et le dessin s’interpénètrent. Dans le travail d’Almeida, la photographie demeurera toujours un moyen et ne sera jamais une fin. D’ailleurs, Almedia affiche un certain dédain pour l’aspect lisse et parfait de nombre de photographies contemporaines, préférant s’accommoder des irrégularités de grain et de texture de l’image finale. Le fait que l’œuvre définitive prenne la forme d’une photographie conduit aussitôt le spectateur à se demander ce qu’il voit : est-ce le témoignage d’une performance ou l’objet lui-même ? Est-ce l’œuvre finale ou une étape du processus ? Cette ambiguïté volontaire invite et engage le spectateur à (re)mettre en scène des récits suggérés par les images. Les œuvres d’Helena Almeida sont fortement influencées par le cinéma (l’artiste elle-même affirme que si elle n’avait pas été peintre, elle aurait été réalisatrice) car elles illustrent de petites intrigues. Ses images ressemblent à des photogrammes de films qui n’ont jamais existé. Ancrée dans un temps précis, chacune d’elles dépeint une action en suspens qui prend vie dans l’imagination du spectateur. En ce sens, Almedia présente beaucoup de similitudes avec le réalisateur Jean-Luc Godard. Ses images regorgent autant de pistes narratives que les photogrammes tirés des films-poèmes de Godard sont autonomes.



Helena Almeida, “Saída negra” [Sortie noire], 1995. Photographie noir et blanc (5 éléments), 71 × 48 cm (chaque), Coll. Norlinda and José Lima. Photo Aníbal Lemos, courtesy Núcleo de Arte da Oliva Creative Factory, S. João da Madeira

Helena Almeida, Saída negra [Sortie noire], 1995. Photographie noir et blanc (5 éléments), 71 × 48 cm (chaque), Coll. Norlinda and José Lima. Photo Aníbal Lemos, courtesy Núcleo de Arte da Oliva Creative Factory, S. João da Madeira


Dans Toile habitée, Helena Almeida dévoile l’auteure de l’œuvre. Cette question a été abondamment débattue ailleurs et touche moins à l’autoportrait qu’à la qualité d’auteure. Almedia est capable d’être simultanément elle-même, un(e) autre et ni l’un(e) ni l’autre. « Je ne suis pas moi-même, je ne suis pas l’autre, je suis quelque chose d’intermédiaire », écrivait le poète Mário de Sá-Carneiro. Almedia s’utilise elle-même comme un objet, comme un réceptacle vide et malléable (tout comme elle utilise le crin de cheval, l’encre bleue, le pigment noir ou le tabouret de son atelier dans ses images tardives), un réceptacle qu’elle manipule pour poursuivre son questionnement formel et conceptuel de l’image.


Helena Almeida refuse le concept d’autoportrait, dans lequel elle voit la reproduction transparente d’une personnalité individuelle. Son œuvre est dénuée de dimension autobiographique ; l’artiste n’est pas elle-même. Le spectateur qui chercherait à extraire l’auteure-sujet de son portrait en serait pour ses frais. Ses images usurpent un désir tautologique de sens que la nature immédiate et pseudo-transparente de la photographie semble permettre. L’artiste revêt un masque – sans jamais recourir au déguisement ou au grimage – afin d’être photographiable. Personnage principal de ses œuvres, Almedia y introduit un élément paradoxal : elle rend leur auteure visible (et ne cesse jamais d’être cette auteure), mais l’artiste diffère sans cesse la possibilité de connaître son identité. Un examen de quarante ans de son travail, qui permet par exemple de la voir vieillir, ne débouche pas sur une plus grande intimité ni une meilleure perception de sa personnalité que la première image où elle apparaît. De plus, il existe des œuvres où la présence de la reproduction est particulièrement marquée. Dans des travaux comme Estudo para um enriquecimento interior [Études pour une amélioration intérieure] (1977), la simulation du moi ainsi que de l’action réaffirme la performativité supposée que laissent deviner les œuvres. La photographie feint de témoigner d’une action : que ce soit la traversée d’une toile, une promenade dans un jardin ou le fait de manger du pigment. Pour autant, Helena Almeida réfute toute association entre son travail et la performance, préférant le concept de théâtralité. De mise en scène. Les quelques pas qu’elle accomplit vêtue de son costume de toile dans Toile habitée ne sont rien de plus qu’un jeu au profit de l’appareil. Comme toutes les autres œuvres, celle-ci est méticuleusement préparée à l’aide de nombreux dessins qui en constituent une sorte de cartographie et attestent de l’artificialité de chaque geste. On peut donc parler de pseudo-performance, à défaut de « véritable » performance. L’action n’advient jamais, il n’y a ni avant ni après ; ces moments ne sont qu’imaginés par l’observateur. Almedia élabore et rend visible plusieurs temps d’un geste sans que celui-ci ne se produise dans la réalité. Ces œuvres laissent peu de place à l’improvisation ou au hasard. Tout est calculé et réglé. L’artiste ne s’adresse pas à un public précis, mais à l’appareil lui-même et à un spectateur unique : le photographe (qui est aussi son mari), avec lequel elle noue une relation d’intimité et de confiance profondes. Plus généralement, l’intimité est le thème principal de tout son projet. Par son titre, “Dentro de mim” [« À l’intérieur de moi »], homonyme d’une œuvre exposée, l’exposition y fait volontairement référence. Elle vient de l’intérieur et traite de l’intérieur. Elle manifeste une relation de familiarité avec le médium que l’artiste a choisi d’explorer ; celle-ci avale la peinture, la pleure, s’amuse à dessiner avec la ligne, est traversée par elle. Elle l’habite littéralement et poétiquement. Son corps est transformé en lumière, en point et en masse (les trois pôles de l’exposition). Almedia s’amuse avec la ligne, l’explore. Elle devient la ligne dans la série Dessins habités. Souvent, lorsqu’elle travaille directement sur la peinture, elle chorégraphie un affrontement physique avec la couleur bleue appliquée sur la surface photographique, sur son corps. Et quand elle s’éloigne des interventions sculpturales sur les photographies (quand elle abandonne le crin de cheval et la peinture bleue), c’est son propre corps qui devient une masse moulée par l’artiste.



Helena Almeida, “Dentro de mim” [À l’intérieur de moi], 1998, Coll. Fundação Luso-Americana para o Desenvolvimento, en dépôt à la Fundação de Serralves – Museu de Arte Contemporânea, Porto, Photo : Laura Castro Caldas et Paulo Cintra, courtesy FLAD, Lisbonne

Helena Almeida, Dentro de mim [À l’intérieur de moi], 1998, Coll. Fundação Luso-Americana para o Desenvolvimento, en dépôt à la Fundação de Serralves – Museu de Arte Contemporânea, Porto, Photo : Laura Castro Caldas et Paulo Cintra, courtesy FLAD, Lisbonne



Si ce jeu intime entre l’artiste et son travail baigne dans une tonalité ludique, il revêt aussi une profonde et tragique dimension de mort. La photographie a souvent été associée à la mort, notamment par Barthes et Benjamin. Elle illustre un temps révolu, un moment du passé. Le noir qui envahit l’essentiel de l’œuvre d’Almeida est celui du deuil. Le noir épais, le noir profond, le noir comme une issue. À chaque fois, il renvoie à une entrée dans la peinture, à une sortie de celle-ci ainsi qu’au processus de perte et de recréation que ces déplacements impliquent. Exempte de tout geste intentionnellement autobiographique, l’œuvre d’Almeida est la manifestation d’une quête très personnelle de façons nouvelles d’aborder la toile et la feuille de papier vierge. À l’intérieur d’elle-même, Helena Almeida cherche un extérieur et, depuis l’extérieur, par les actions de son corps, elle sonde l’intérieur d’elle-même. Étude pour une amélioration intérieure, pour une immensité intérieure et pour une manière unique de faire de l’art.



Filipa Oliveira
Traduction : Philippe Mothe

Ce texte fut initialement publié en anglais dans le catalogue d’exposition “Helena Almeida: Inside Me”, Kettle’s Yard Gallery, Cambridge, UK, 2009



References[+]

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Kate Warren : Galerie-répétitions http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/01/kate-warren-omer-fast-galerie-repetitions/ Wed, 20 Jan 2016 09:00:35 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23301 Les boucles filmiques dans l’œuvre d’Omer Fast et d’autres artistes contemporains

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Les boucles filmiques
dans l’œuvre d’Omer Fast
et d’autres artistes contemporains


English version

Dans sa vidéo Five Thousand Feet is the Best (2011), Omer Fast fait prononcer par le personnage du pilote de drone la phrase suivante : « La lumière au bout du tunnel, ce n’est qu’un autre tunnel. » C’est une déclaration aussi mémorable que paradoxale, qui renforce la saillance et la clairvoyance politiques de l’œuvre, l’une des premières explorations artistiques et critiques du programme américain de drones militaires. Mais c’est aussi une déclaration qui évoque une circularité venant renverser intentionnellement l’issue implicite de cette expression idiomatique considérée dans son acception commune. Boucles, retours et répétitions sont omniprésents dans la pratique d’Omer Fast. Si nombre de ses pièces plus anciennes, comme A Tank Translated (2002) et Spielberg’s List (2003), montrent des formes cycliques, la structure en boucle hermétique est venue dominer sa production artistique à mi-chemin de sa carrière. Sa vidéo de 2007, De Grote Boodschap, est la première à intégrer une structure circulaire sans raccord apparent s’inscrivant dans une construction narrative. Depuis lors, ses vidéos et installations incorporent le plus souvent des formats en boucle qui lui offrent la possibilité d’élaborer des formes diverses, complexes et multidimensionnelles, de temporalité.

Omer Fast — “5,000 Feet is the Best”, 2011, digital video, color, sound, 30 min © Omer Fast

Omer Fast a précisé que s’il utilise le format de la boucle, c’est principalement pour des raisons pratiques, car ce procédé donne au spectateur la possibilité de pénétrer à tout moment dans l’installation présentée dans l’espace d’exposition de la galerie ou du musée et de se plonger dans le récit à partir de n’importe laquelle de ses séquences1. Mais la répétition vient également étayer les différents modes critiques avec lesquels ses œuvres s’adressent à leur public. Pour l’artiste, la répétition fait allusion à une « forme d’esprit critique : en voyant quelque chose une seconde fois, un peu différemment, nous avons la possibilité de réfléchir à ce qui est montré ou raconté 2». Cette faculté critique potentielle qu’évoque Omer Fast est spécifiquement facilitée par sa pratique de l’intégration du récit dans des formes circulaires. Comme nous allons l’analyser dans le présent article, les récits d’Omer Fast sont systématiquement ponctués d’instants qui échappent à leurs boucles hermétiques et se prolongent vers l’extérieur, pour aborder la question de la consommation par le public de ces images et récits répétitifs – dans les galeries d’art, les cinémas, et de façon plus générale. Nous pourrons en ce sens prendre la pleine mesure de l’importance que revêtent la répétition et la boucle pour un grand nombre d’artistes contemporains travaillant avec la vidéo, ainsi que de leur caractère intrinsèque à la nature du cinéma et des arts multimédias.

« De la minime à la plus grande différence, la répétition photogrammatique porte ainsi le devenir du film 3 », explique le critique de cinéma Raymond Bellour dans son essai intitulé « Ciné-répétitions » (1979), où il rend compte de la répétition comme d’une caractéristique constitutive du cinéma. Nous pourrions dire, pour utiliser un concept éculé de l’histoire de l’art, que la répétition constitue l’une des « spécificités du médium » ; le cinéma est défini et construit par la répétition, de sa progression interne image par image, à ses modes plus généraux de distribution et de représentation. Pour Raymond Bellour, la répétition est un trait paradoxal qui confère au cinéma sa flexibilité et sa productivité, c’est un « concept, trop général mais très précis, c’est là sa force 4 ».

Trois décennies plus tard, alors que les images animées ont résolument investi les galeries d’art, le philosophe et historien de l’art Boris Groys aborde lui aussi la répétition comme un trait spécifique des arts multimédias. Selon lui, la croissance exponentielle des œuvres d’art faisant appel au son et à l’image animée constitue la « principale caractéristique des [actuels] musées d’art contemporain 5 ». Dans un article intitulé « Rules of Repetition » [« Les Règles de la répétition »] (2010), il soutient qu’en matière d’arts multimédias, la répétition met en lumière une acception particulière de la temporalité contemporaine, résumée par la « boucle » auxquelles sont soumises les œuvres d’art lorsqu’elles sont présentées dans des espaces d’exposition. Groys fait valoir que, par opposition aux récits modernistes du progrès et des temporalités linéaires, la culture occidentale contemporaine est caractérisée par le doute et l’hésitation ; c’est une « période de retard prolongé, voire potentiellement infini », qui a notamment pour conséquence de valoriser le temps « perdu 6 ». Un temps perdu qui n’est pas selon lui improductif, mais qu’il considère plutôt comme un temps « en excès » n’ayant pas été absorbé par des processus historiques linéaires et demeurant « à jamais inachevé et insurpassé 7 ». L’art multimédia reflète cette condition contemporaine, parce que la nécessité de sa mise en boucle convertit à l’évidence un temps linéaire en un temps circulaire sans fin.

Paul Pfeiffer, John 3:16, 2000, digital video loop, metal armature, LCD monitor,
DVD player, monitor: 5 1/2 x 6 1/2 x 36 in. (14 x 16.5 x 91.4 cm); video loop: 2:07.
© Paul Pfeiffer. Courtesy Paula Cooper Gallery, New York

Bien entendu, montrer une vidéo en boucle ne saurait constituer un geste radical en soi : c’est aujourd’hui une nécessité pratique qui s’impose aux espaces d’exposition de l’art contemporain. La boucle est un dispositif formel important du cinéma expérimental et structurel du XXe siècle 8. Les premières bandes vidéo étaient en revanche plus transportables que le film, mais moins malléables et se prêtant difficilement au montage. Des artistes comme Nam June Paik, Bruce Nauman et Dan Graham ont accompagné avec leurs boucles de feed-back et dispositifs en circuit fermé les transformations de la culture médiatique des années 1960 et 1970. Mais à mesure que les machines autorisant un montage vidéo « à l’image près » devenaient plus facilement accessibles, les artistes avaient désormais la possibilité d’intégrer des séquences répétitives et des boucles complexes ; Technology/Transformation : Wonder Woman (1978-1979) de Dara Birnbaum en a été l’un des précurseurs 9. Avec la prédominance des formats numériques, la boucle fait désormais partie intégrante des dispositifs de visualisation des salles d’expositions.

Excerpt: Paul Pfeiffer, Jerusalem (2014) from Artangel on Vimeo
© Paul Pfeiffer. Courtesy Paula Cooper Gallery, New York.

Mais les boucles ne relèvent pas seulement d’une nécessité pratique : elles se révèlent d’une souplesse remarquable s’agissant de leurs possibilités créatives. Les mini-boucles très courtes représentent une répétition rythmique, une condensation du temps et du mouvement. Elles apparaissant dans les travaux de Paul Pfeiffer qui compile et modifie numériquement des séquences d’événements sportifs, des matches de basket par exemple, pour produire de brèves boucles semi-abstraites figurant une action physique. Dans la série de vidéos intitulée Media Relations (2008-2010), l’artiste américaine McLean Fahnestock comprime la circularité de la rhétorique politique en scènes répétitives qui jouent sur la culture des « petites phrases » que prononcent les hommes politiques et que diffusent les nouveaux médias. Ceal Floyer utilise des « fragments auditifs » répétitifs dans l’installation sonore intitulée ‘Til I Get it Right (2005), pour laquelle elle a samplé et collé des fragments de la chanson éponyme de Tammy Wynette, créant ainsi une envoûtante litanie de l’échec, de la détermination et de la continuité.

He him my husband Bill, 2008 from McLean Fahnestock on Vimeo.

McLean Fahnestock, He him my husband Bill, 2008. Video loop installed in color television, dresser; 1:30 minutes

D’autres artistes mettent en boucle des scènes plus élaborées, comme Rodney Graham avec Vexation Island (1997) et City Self/Country Self (2000). Celui-ci incorpore des retours cycliques dans des scènes élémentaires – un pirate assommé par la chute d’une noix de coco sur une île déserte ; un dandy citadin et un paysan dont les chemins se croisent et s’opposent – qui se raccordent précisément, sans soudure apparente. Aernout Mik, au contraire, distend le temps et prolonge ses boucles en longs scénarios muets ; comme un élastique tendu, ses scènes demeurent en équilibre entre un allongement supplémentaire et un moment différé de détente ou de révélation. Certains artistes ont ambitieusement tiré parti de notre boucle socio-géologique suprême, la période de vingt-quatre heures, comme Christian Marclay avec The Clock (2010).

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

Boris Groys considère que ces artistes qui incorporent sciemment des boucles dans leurs œuvres « thématisent la perte de temps répétitive et réfléchissent le médium des arts multimédias au sein de ce médium lui-même 10 » ; en ce sens-là, ils réfléchissent sa conception de la temporalité contemporaine. Toutefois, face à de telles œuvres rencontrées dans une galerie ou un musée, le sentiment fréquemment évoqué, c’est celui de la mise en jeu de temporalités multiples, et non pas exclusivement la valorisation du « temps perdu ». Par exemple, dans Cut Colony (2012), installation vidéo à deux canaux, l’artiste australienne Cate Consandine met en contraste deux boucles parfaites. La première vidéo, filmée dans la brousse australienne, montre une danseuse nue réalisant un fouetté, la seconde deux hommes debout dans un lac, de l’eau jusqu’aux cuisses. Ce sont deux boucles sans raccord apparent : il est impossible de discerner leur « suture ». Mais si l’on identifie rapidement le cycle de la danseuse exécutant à l’infini ses pirouettes sur pointe, la pose statique des hommes se traduit par une incertitude sur le point de retour du cycle, toujours différé. Les deux scènes de Cut Colony constituent certes des retours cycliques, mais elles évoquent des temporalités multiples, à savoir une action perpétuelle et une stase perpétuelle, tandis que le spectateur est pris entre ces deux rythmes temporels ; comme l’a écrit Consandine : « Le rythme interne d’une boucle agit sur le corps 11. »

Cate Consandine, Cut Colony, 2012 Installation vidéo, double projection. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

Cate Consandine, Cut Colony, 2012. Installation vidéo, double projection. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Omer Fast fait lui aussi un usage conceptuel de la boucle, mais son œuvre intègre un facteur de complexification qui révèle en outre les limites de l’analyse de Boris Groys : le récit. La thèse de Groys sous-entend une conception du récit fonctionnant inéluctablement au sein de temporalités progressives et linéaires 12. Présenter une œuvre d’art en boucle peut certes perturber sa logique narrative, transformer et potentiellement contrecarrer sa réception, mais on tient peut-être un peu vite pour acquis que des structures narratives « linéaires » reposant sur le principe de causalité seraient diamétralement opposées à la répétition. Le schéma de Groys suppose l’incompatibilité du récit avec des structures non progressives répétitives ; incorporé dans une boucle, le « récit filmique perd de son pouvoir sur notre imagination » et « détruit entièrement toute illusion de temps linéaire 13 ». De même, l’historienne de l’art Helen Westgeest a déclaré dans un récent débat consacré au sujet que le « cinéma narratif évitait les répétitions, leur préférant une progression linéaire se déroulant au travers d’évènements uniques 14 ». Mais l’instructif essai de Raymond Bellour nous rappelle que même lorsque des narrations cinématographiques sont intégrées à des structures mettant en jeu un principe de causalité linéaire, elles procèdent toujours par répétitions et alternances 15. Ces répétitions, nous dit Bellour, « assignent à l’espace du film la forme d’un trajet à la fois progressif et circulaire, entre un premier événement et un second qui le répète 16 ».

Les vidéos d’Omer Fast ne manquent ni de temporalités concurrentes ni de niveaux de réalité multiples, mais ce n’est pas en se détournant de la narration et de ses implications linéaires qu’elles y parviennent. Au contraire, les temporalités multiples qu’elles instaurent existent précisément en raison du recours au récit. Dès lors que des artistes comme Omer Fast font appel à des narrations élaborées à l’occasion d’installations présentées en boucle dans une galerie d’art ou un musée, ils créent nécessairement pour le spectateur des instants temporels distincts, même si ce temps est représenté comme circulaire. Ce qui structure inéluctablement le vécu de l’œuvre, c’est le premier instant du récit que découvre le spectateur. Omer Fast « suture » ses boucles de façon que leurs raccords soient toujours invisibles, mais ces derniers sont en même temps des instants de rupture, quand le spectateur prend conscience de la réalité de la circularité. À l’instant où la vidéo se reboucle sur elle-même, le spectateur est tacitement interpellé ; sa position de visualisation se déplace alors potentiellement, ouvrant un espace à la réflexion critique qui se projette au-delà du cycle-fermé. Ces instants de « rupture sans raccord apparent » deviennent alors percutants et mémorables, car ils sont liés dans l’idée du spectateur à des structures temporelles, à la fois cycliques et linéaires, ou, pour reprendre les termes d’Omer Fast, à une « notion du temps à la fois dysfonctionnelle et libératrice 17 ».

Ses vidéos en boucle proposent au spectateur des points d’entrée distincts, par l’intermédiaire de récits dont la progression repose sur les causes, actions et événements. Mais les structures répétitives qu’il met en œuvre rendent plus difficile notre compréhension de l’importance, de la motivation et des déclencheurs de ces événements. Omer Fast utilise la qualité intrinsèque du récit filmique identifiée par Bellour, par laquelle le récit ne cesse de « se résoudre […] sur lui-même, par des effets partiels de symétrie, de circularité et de condensation qui constituent autant de micro-résolutions successives », en évitant toutefois les « résolutions majeures » qui caractérisent l’essentiel du cinéma ordinaire 18. Exposée dans plusieurs salles, l’installation Nostalgia (2009) en est un exemple insigne, plus particulièrement la dernière vidéo monocanal de l’œuvre, qui repose sur un scénario post-apocalyptique : l’Europe dévastée est une terre à l’abandon que fuient des réfugiés cherchant asile dans la prospère Afrique. Une fluidité temporelle est présente à plusieurs niveaux ; les scènes post-apocalyptiques abondent en technologies dépassées et direction artistique à l’ancienne qui suggèrent un passé de substitution. Mais c’est un futur de substitution qui est évoqué par l’inversion des situations raciales et politiques, où la rhétorique familière (et malheureusement permanente) utilisée à propos des demandeurs d’asile est repositionnée dans le sens d’une confrontation. À cette narration parfaitement circulaire s’oppose un second scénario plus dramatique, à la trajectoire comparativement linéaire. Dépeignant le passage de migrants européens, ce récit parvient pour ainsi dire à une conclusion lorsque des gardes-frontières tuent un demandeur d’asile. En tissant plusieurs fils de développement narratif et de temporalité, Nostalgia bâtit un scénario de fiction qui n’en rappelle cependant pas moins immanquablement dans l’esprit du spectateur les discours politiques contemporains relatifs aux mouvements de réfugiés dans le monde et aux périls que rencontrent les demandeurs d’asile.

Bordeaux Piece, Long Goobye installed at MAMCO Geneva 2015 from Claerbout Studio on Vimeo.

Raymond Bellour analyse depuis longtemps avec clairvoyance les pratiques de l’art vidéo, écrivant dès 1983 que la « fiction comme récit deviendra inévitablement la tentation permanente de la vidéo… Elle appartient à l’ensemble du processus de redéfinition de l’importance de l’image par opposition au récit 19 ». On peut soutenir que cette relation est encore en cours de négociation et qu’Omer Fast est l’un de ces nombreux artistes qui incorporent dans leurs créations multimédias le récit et la répétition. Stan Douglas explore cette problématique dans maintes de ses œuvres, notamment dans son installation formative Win, Place or Show (1998), tout comme David Claerbout dans Bordeaux Piece (2004) et David Rosetzky dans How to Feel (2011), qui abordent différentes formes de répétition de récits et de scénarios. Les vidéos de Keren Cytter, comme Something Happened (2007) et Corrections (2013), sont à cet égard tout particulièrement convaincantes : l’artiste intègre dans ses scènes des répétitions plus débridées et de nombreuses boucles internes qu’elle fait contraster avec l’impression plus stable de linéarité que suggère son utilisation de la voix-off.

CORRECTIONS from keren cytter on Vimeo.

Dans les œuvres récentes d’Omer Fast, les boucles ont évolué pour incorporer désormais des scénarios répétitifs spécifiques. C’est le cas de Five Thousand Feet, mais bien davantage encore de Continuity (2012). Dans cette dernière vidéo, les variations de « continuité » demeurent très largement confinées dans un décor familial et des scènes d’intérieur. En développant cette œuvre à l’occasion de son exposition Present Continuous, la première impression que laisse Continuity (Diptych) (2012-2015) est celle d’une « explication » de certains détails narratifs qui n’auraient pas trouvé le bon réglage dans sa vidéo précédente, comme par exemple la dramatisation du boulanger vendeur de cannabis. Tel n’est cependant pas le cas. L’artiste a sélectionné ce qui était une boucle relativement élémentaire pour la développer en un véritable ruban de Möbius, en procédant littéralement à des torsions (de l’intrigue) pour créer autant de rebondissement, tout en évitant la fermeture. L’origine de la douleur des parents n’est jamais véritablement identifiée et les fils narratifs supplémentaires créent de multiples boucles internes au sein de la structure circulaire principale de l’œuvre.

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

Le spectateur ne se remémore pas nécessairement les événements qui se déroulent dans Continuity et en remaniant certaines séquences, Omer Fast explicite quelques-uns de leurs sous-entendus, notamment en suggérant que les « Daniel » de remplacement seraient des escort-boys engagés par les parents. Mais ce que réalise aussi Continuity (Diptych), plus subtilement et je dirais même de façon plus convaincante, c’est développer une réflexion sur la nature même de la continuité filmique. Importe-t-il que je ne puisse me rappeler quel est le premier des « Daniel » rencontrés, ou la nature de leurs relations avec les autres personnages ? Non, bien entendu. Le philosophe Jacques Rancière a récemment posé cela comme étant l’une des qualités du cinéma au sens plus général du terme. Rancière estime en effet que « les films que recomposent nos perceptions, nos émotions et nos paroles comptent autant que ceux qui sont gravés sur la pellicule 20 » et qu’en fait, la complétude de la narration linéaire est une illusion nécessaire. Non que la narration linéaire doive être rejetée, mais sa force est moins enracinée que nous aurions pu le supposer. Ce que le spectateur se rappelle de l’expérience cinématographique, et de quelle manière – les fragments, les bribes, les « errances et retours 21 » –, est tout aussi important et significatif. C’est en ce sens que les structures en boucles fragmentées d’Omer Fast et de ses contemporains entretiennent avec les formes filmiques traditionnelles des rapports conceptuels peut-être plus profonds qu’on aurait pu le penser de prime abord, approfondissant la fascination qu’exercent les relations complexes et évolutives qu’entretiennent l’art et le cinéma.

Kate Warren, 2015
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

References[+]

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Kate Warren: Gallery Repetitions [EN] http://lemagazine.jeudepaume.org/2016/01/kate-warren-gallery-repetitions-loops-omer-fast-en/ Wed, 20 Jan 2016 09:00:19 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23181 Loops, returns and repetitions permeate Omer Fast’s practice frequently. In his video Five Thousand Feet is the Best, the fictional drone pilot memorably utters the following line: “The light at the end of the tunnel is just another tunnel”

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Loops in the work of Omer Fast
and other contemporary artists


Version française

In Omer Fast’s 2011 video Five Thousand Feet is the Best, the fictional drone pilot memorably utters the following line: “The light at the end of the tunnel is just another tunnel”. This paradoxical quote reinforces the artwork’s foresighted political salience, as one of the first critical creative explorations of America’s drone program. The quote also presents an evocative circularity, intentionally upending the end point implied by the common use of this idiom. Loops, returns and repetitions permeate Fast’s practice frequently. While many of his early pieces display cyclical forms, including A Tank Translated (2002) and Spielberg’s List (2003), the hermetically looped structure has come to dominate his creative output from the mid-point of his career. Fast’s 2007 video De Grote Boodschap was his first to integrate a seamlessly circular structure with a plotted narrative construct. Since then, Fast has incorporated looped formats into a majority of his videos and installations, allowing him to develop complex, multi-layered understandings of temporality.

Omer Fast — “5,000 Feet is the Best”, 2011, digital video, color, sound, 30 min © Omer Fast

Fast has said that a key motivation for using loops is practical, since it allows viewers to enter gallery installations and pick up their stories at any point 1. Yet repetition also underpins the ways that his works critically address their audience. As he describes, repetition alludes to a “notion of criticality: that by seeing something again, slightly differently, we’re able to reflect on what’s shown or told” 2. This potential criticality that Fast speaks of is specifically facilitated by his integration of narrative within circular modes. As I will explore, Fast’s narratives always provide moments that escape their hermetic loops and extend outwards to confront how audiences consume such repeating images and stories—in art galleries, cinemas, and more broadly. In this sense, we can also appreciate how repetition and loops are important for many contemporary artists using video—as well as being central to the nature of film and time-based art.

In his 1979 essay “Cine-Repetitions” film scholar Raymond Bellour argues that “through the smallest to the largest differences between photograms, the repetition of the successive frames thus carries the coming into being of the film” 3. Bellour charts repetition as a constitutive characteristic of the cinema. We might say, to use well-worn art historical term, that repetition constitutes one of its “medium specificities”; cinema is defined and constructed by repetition, from its internal frame-by-frame progressions to its widest modes of distribution and presentation. For Bellour, repetition is a paradoxical feature, which endows cinema with its flexibility and productivity; as he observes, “repetition as a concept is both too general and yet very precise, which is its strength” 4.

Three decades on, as moving images have comprehensively moved into galleries, art theorist Boris Groys also approaches repetition as a defining characteristic of time-based art. For Groys, the exponential increase of sound and moving image artworks is arguably “the most characteristic aspect of museums of contemporary art [today]” 5. In a 2010 paper titled “Rules of Repetition”, Groys argues that repetition in time-based art exemplifies a particular sense of contemporary temporality, epitomised by the “loop” that artworks are subjected to when exhibited in gallery spaces. In contrast to Modernist narratives of progress and linear temporalities, Groys argues that contemporary Western culture is characterised by doubt and hesitation; it is “a prolonged, even potentially infinite period of delay”, a consequence of which is the valorisation of “wasted” time 6. For Groys, this wasted time is not unproductive, rather he sees it as “excessive” time that has not been absorbed into linear, historical processes and remains “forever unfinished and unsurpassed” 7. Time-based art reflects this contemporary condition because its requirement of looping overtly converts linear time into unending circular time.

Paul Pfeiffer, John 3:16, 2000, digital video loop, metal armature, LCD monitor,
DVD player, monitor: 5 1/2 x 6 1/2 x 36 in. (14 x 16.5 x 91.4 cm); video loop: 2:07.
© Paul Pfeiffer. Courtesy Paula Cooper Gallery, New York

Of course, showing a video on a loop is not a radical gesture in itself; nowadays it is a practical necessity in contemporary art spaces. Loops were an important formal device in experimental and structural filmmaking of the twentieth century 8. Early videotape, by contrast, was more portable than film but less malleable, and difficult to edit. Artists like Nam June Paik, Bruce Nauman and Dan Graham played with the feedback loops and closed-circuit systems of the transforming mass media culture of the 1960s and 1970s. As “frame-accurate” editing processes became commonly available for video, artists could incorporate sophisticated repeating and looping sequences, with Dara Birnbaum’s Technology/Transformation: Wonder Woman (1978–79) an early precursor 9. With the dominance of digital formats, looping has now become engrained in exhibition displays.

Excerpt: Paul Pfeiffer, Jerusalem (2014) from Artangel on Vimeo
© Paul Pfeiffer. Courtesy Paula Cooper Gallery, New York.

Despite being a practical requirement, loops also prove remarkably flexible in their creative possibilities. Short, mini-loops represent repetition at pace, condensing time and movement. They are present in the works of Paul Pfeiffer, who digitally compiles and morphs footage of sporting events like basketball games, producing short, semi-abstracted loops of physical action. In her series of videos Media Relations (2008–10), American artist McLean Fahnestock compresses the circularity of political rhetoric into repeating scenes, playing on the new media’s “sound-bite” culture. Ceal Floyer uses repeated “aural fragments” in her sound-installation ‘Til I Get it Right (2005), which samples and splices limited fragments of Tammy Wynette’s song of the same title, producing a haunting recitation of failure, resolve and continuity.

He him my husband Bill, 2008 from McLean Fahnestock on Vimeo.

McLean Fahnestock, He him my husband Bill, 2008. Video loop installed in color television, dresser; 1:30 minutes

Other artists loop more developed scenes, such as Rodney Graham in Vexation Island (1997) and City Self/Country Self (2000). Graham embeds cyclical returns into simple scenes—a desert-island pirate hit by a falling coconut, and a city dandy and rural peasant who cross paths antagonistically —which connect seamlessly and compactly. Aernout Mik, by contrast, stretches time by drawing out his loops into long, soundless scenarios; Mik’s scenes are like taut elastic, poised between further extension and a deferred moment of release or revelation. Some artists have ambitiously taken advantage of our ultimate geological and social loop, the 24-hour time period, such as Christian Marclay in The Clock (2010).

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

For Groys, artists like these who self-consciously incorporate loops in their work “thematize the process of repetitive waste of time and reflect the medium of time-based-art inside this medium itself” 10. It is in this sense that they reflect his view of contemporary temporality. However, when artworks like these are encountered in the gallery, often what is evoked is a sense of multiple temporalities at play, not exclusively the valorisation of “wasted time”. For example, in her dual-channel installation Cut Colony (2012), Australian artist Cate Consandine contrasts two perfect loops. Filmed in the Australian outback, the first video presents a naked female dancer performing a fouetté; the second depicts two men standing thigh-deep in an inland lake. Both videos are seamless loops, their “joins” are impossible to discern. Yet while the dancer’s cycle, spinning endlessly en pointe, is quickly recognisable, the static pose of the men means that their return-point is unclear, constantly deferred. While Cut Colony’s scenes are both cyclical returns, they evoke multiple temporalities, namely, perpetual action and perpetual stasis. The viewer, meanwhile, is caught between these temporal rhythms; as Consandine writes, “the internal rhythm of a loop acts on the body” 11.

Cate Consandine, Cut Colony, 2012 Installation vidéo, double projection. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

Cate Consandine, Cut Colony, 2012. Dual-channel video installation, looped. Image courtesy of the artist.

Omer Fast also makes conceptual use of the loop, yet there is a complicating factor in his work that also reveals certain limitations to Groys’s analysis: narrative. In his argument, Groys assumes an idea of narrative that functions inescapably within linear, progressive temporalities 12. Naturally, exhibiting an artwork on a loop can disrupt its narrative logics, transforming and potentially frustrating its reception. Yet it is all too easily assumed that “linear” cause-and-effect narrative structures are diametrically opposed to repetition. In Groys’s schema, narrative is presumed to be incompatible with repetitive, non-progressive structures; when incorporated into a loop the “filmic narrative loses its power over our imagination”, and it “radically destroys any illusion of linear time” 13. Similarly, in a recent discussion on the topic, art historian Helen Westgeest states that “narrative cinema avoided repetitions, preferring a linear progression through unique events” 14. Yet returning to Bellour’s instructive text reminds us that even when cinematic narratives are integrated into linear cause-and-effect structures, they always proceed through repetitions and alternations 15. These repetitions, according to Bellour, “assign to the space of the film the form of a trajectory at once progressive and circular; between a first event and a second one repeating it” 16.

Fast’s videos abound with competing temporalities and multiple levels of reality, yet he does not achieve this by avoiding narrative and its linear implications. By contrast, the multiple temporalities initiated are precisely because of his use of narrative. When artists like Fast use developed narratives in looped gallery installations, they immediately create distinct points in time for the viewer, even if that time is represented as circular. The experience of the artwork is inescapably structured by the first moment of the story that is encountered. The ways that Fast “connects” his loops are always seamless; at the same time they are moments of rupture, when the reality of the circularity hits the viewer. As the video loops back upon itself, at this moment the viewer is tacitly addressed and their viewing position potentially shifts, opening up space for critical reflection beyond the closed-cycle. These moments of “seamless rupture” become forceful and memorable because they are tied up in viewers’ understanding of both cyclical and linear temporal structures—or as Fast says, a “notion of time that is both dysfunctional and liberating” 17.

Fast’s looped videos offer viewers distinct points of entry, through narratives that progress through causes, actions and events. Yet his repetitive structures complicate our understanding of the significance, motivation and triggers of such events. Fast uses the internal quality of filmic narrative that Bellour identifies, whereby narrative never ceases “to be resolved on to itself … by partial effects of symmetry, of circularity and compression [which] constitute so many successive micro-resolutions”; while he nonetheless avoids the “major resolutions” that characterise much mainstream filmmaking 18. Fast’s multi-room installation Nostalgia (2009) is a developed example, especially the artwork’s final, single-channel video, which depicts a post-Apocalyptic scenario: Europe is a desolate wasteland, with fleeing refugees seeking asylum in prosperous African countries. Temporal fluidity is present on many levels; the post-Apocalyptic scenes are filled with outdated technologies and retro-styled art direction, suggesting an alternate past. However, its reversal of racial and political situations suggests an alternate future, in which familiar (and regrettably persistent) rhetoric around asylum seekers is confrontingly re-positioned. This utterly circular narrative is contrasted with a second, more dramatic storyline, with a comparatively linear trajectory. Depicting the passage of European migrants, this narrative comes to a conclusion of sorts, as border guards kill one asylum seeker. By weaving together diverse strands of narrative development and temporality, Nostalgia constructs a fictional scenario that nonetheless consistently reminds viewers of contemporary rhetoric and politics around global movements of refugees and the perils of seeking asylum.

Bordeaux Piece, Long Goobye installed at MAMCO Geneva 2015 from Claerbout Studio on Vimeo.

Bellour has long been a foresighted critic of video art practices; as early as 1983 he wrote that “fiction as narrative will inevitably become video’s permanent temptation … It is part of the whole process of re-defining the importance of image versus narrative” 19. Arguably, this relationship is still being negotiated and Fast is one of a number of artists who creatively integrate narrative and repetition into time-based works. Stan Douglas explores this across much of his practice, including his formative installation Win, Place or Show (1998), as do David Claerbout’s Bordeaux Piece (2004) and David Rosetzky’s How to Feel (2011), which all approach differentially repeated narratives and scenarios. Keren Cytter’s videos like Something Happened (2007) and Corrections (2013) are particularly compelling; she integrates more frantic repetitions and numerous internal loops into her scenes, while contrasting these against the more stable sense of linearity implied by her use of voice-over.

CORRECTIONS from keren cytter on Vimeo.

In recent works, Fast’s loops have shifted to also incorporate specifically repeated scenarios. These are seen in Five Thousand Feet, and even more so in Continuity. In the 2012 video, Continuity’s variations were largely confined to internal and familial settings, becoming almost claustrophobically repetitive. In expanding this work for his Present Continuous exhibition, first impressions of Continuity (Diptych) (2012–15) may appear as if Fast is “explaining” some of the narrative loose ends of his earlier video—such as the dramatisation of the marijuana-dealing baker. This is, however, not the case. Fast has taken what was a fairly simple loop and developed it into a truly möbius strip, literally adding (plot) twists but still avoiding closure. The source of the parents’ grief is never truly clarified, and the additional narrative strands create multiple internal loops, within its overarching circular structure.

[See image gallery at lemagazine.jeudepaume.org]

For the viewer, remembering what happens in Continuity is difficult. Fast’s re-working makes more explicit some of the earlier piece’s underlying implications, particularly the suggestion that the alternating “Daniels” were callboys hired by the parents. But what Continuity (Diptych) also achieves, more subtly and I would argue more compellingly, is to expand its consideration of the nature of filmic continuity. Does it matter that I cannot recall which “Daniel” I met first, or the nature of their relationship to other characters? Certainly not, and recently, philosopher Jacques Rancière has positioned this as a quality of cinema more generally. Rancière proposes that “the films recomposed by our perceptions, feelings and words count for as much as the ones printed on the film itself” 20. In effect, Rancière argues that the “wholeness” of linear narrative is a necessary illusion. It is not that linear narration should be rejected, however its force is not as ingrained as we might assume. Equally significant is what and how viewers remember the cinematic experience: the fragments, the snippets, the “meanderings and returns” 21. In this sense the fragmented, looped structures of Fast and his contemporaries perhaps have deeper conceptual connections with traditional filmic forms than initially presumed, adding further intrigue to the complex, evolving relationships between art and cinema.

Kate Warren, 2015

References[+]

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Kristine Kintana: “Directed by Lav Diaz” http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/11/kristine-kintana-directed-by-lav-diaz-en/ Thu, 12 Nov 2015 11:00:23 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=23226 Lav arrived. In black jeans and black shirt, he asked for black coffee. “No sugar. Sugar is bad for your health.” “It’s a nine hour film,” he says, “you can leave, get married, and when you return, the film would still be running.”

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Shooting of the Film “From What Is Before” by Lav Diaz. Photo © Liryc de la Cruz


A burdened mother in Butterflies Have no Memories (2009), agonising in Florentina Hubaldo, CTE (2012); a sinister-looking servant in Norte, the End of History (2013), a crude revolutionary in From What is Before (2014) – Kristine Kintana appears in most of Lav Diaz’s films. These occasional roles are only the small, visible part of a collaboration that extends to every aspect of the films. From producing to subtitling Kintara is an essential member of the Diaz team, and, beyond that, of the family of independent Filipino cinema, her contribution going from shoots to programming films in local festivals (Cinemanila, QCinema). In this previously unpublished text, she goes back over her collaboration with the filmmaker in the form of a book of hours: from month to month, from year to year, shoots overlap, film follows film, typhoons are unleashed, and a community emerges, cemented by mourning.
Antoine Thirion

Manila, November, 2006. It was at Cinemanila International Film Festival 1, and there was me, whose initial job at the festival was just to print t-shirts, suddenly being tasked to man the projection booths as well. It was an okay job, with coffee in one hand, ensuring the battered 35mm prints don’t headloop and burn with the other. Then came the mini-dv tapes, all nine of them. How could I forget, of course Lav Diaz’s Heremias: The Legend of the Lizard Princess was the closing film of the festival.

Lav arrived. In black jeans and black shirt, he asked for black coffee. “No sugar. Sugar is bad for your health.” “It’s a nine hour film,” he says, “you can leave, get married, and when you return, the film would still be running.” “But its in mini-dv,” I said, “and I have to switch tapes every hour.” Oh well. Cigarette breaks and window shopping and more black coffee, and by 10pm, the film is finished and from the 26 people who entered the cinema, eight survived until the end.

Cut to February 2008. It was the National Arts Month 2, and now, we’ll be screening Death In The Land Of Encantos. Lav arrived, again holding nine mini-dvs and a Panasonic DVX camera. “This auditorium does not have a mini-dv player, right? Just use my camera for playback.” Okay. I’ll have the projectionist take care of it.” He didn’t stay for the screening and so I texted him that there were more than 40 who showed up, and 17 finished the film. Me included.

It was my first time to see a Lav Diaz film, and I was aghast. The beauty and destruction, the prose and poetry, Perry, Roeder, and Angeli – and Soliman 3, who was torturing Roeder’s character, while singing the national anthem… Afterward, I ordered black coffee after and resolved to follow Lav Diaz.

May of 2008 came, and I was hanging out with Khavn 4 as usual, and I was still gushing about Encantos, which we programmed in a community screening that April. Khavn might have had enough of me just talking about it that he drove me to Marikina 5 and we went to Starbucks, where Lav was, planning his next shoot.

Lav gave me the numbers of Dante, George, Malaya, Perry, and Angeli 6), and told me to contact them. “You’re now our production manager. We’re going to Sagada” 7, he said. “We’ll shoot The President of the Republic of the Philippines.”

I quit my job. I went to the bus station to meet with all of them, and then we went to the mountains of Sagada. You look like my eldest daughter, he said. Well, we are from the same town in Ilocos Norte 8, so maybe we’re related, I replied.

Shooting of Norte, the End of History by Lav Diaz. Photo © Liryc de la Cruz


Lav is popular, but he’s not popular. Are you Lav Diaz, a foreigner asked hawaiian shirt wearing painter Dante Perez 9. No, he is Lav Diaz, pointing to the man in all black, hair pulled back in a pony tail.

Seventy-five counts, that’s when you start walking, Lav instructs Perry. Perry walks, acting as the pimp, Julian. Angeli is Alberta, his whore. Malaya is a nun, collecting alms for the poor. All in the sleepy town of Sagada. It’s how they coped, he said, the families of those that were disappeared, they go to a remote place and be someone else.

The disappeared. You don’t know if they’re dead or still being tortured. And you. The one who is here, who is still waiting for news, who is still clinging for hope. Who is trapped in this melancholy.

This film does not feel like « The President of the Republic of the Philippines ». We’ll call this film Melancholia.

We finished the film in August. After additional shots in Manila, Lav braving the typhoon and had to be strapped in a bridge’s pillar while the flood water is rising, the search for who will sing the song that he wrote for the film, and of course, we should shoot them. The disappeared. They’re in a battle in the middle of the forest. They can never return.

September and we’re suddenly in Venice Film Festival. Melancholia was the closing film of the Orizzonti section of the festival. Eight mini-dvs to a 200 strong audience, 50 of which stayed til the end. And we won. Grand Prize of the Orizzonti section. Call Alexis Tioseco 10, Lav said. He should be the first to know! Alexis agreed for us to shoot in his house, and apparently, we were the first ones to ever shoot there.

We went back to the Philippines and took taxis to our houses.

December and we’re in another province, shooting Butterflies Have No Memories for Jeonju Film Festival. It was in a mining town south of Manila, where Lav’s real estate agent grew up. Again, we were just five in the group. Lav shoots, I hold the boom mic, and Dante, Joel, and Willy 11) had a very long scene about that god forsaken mine. We were there for a week, probably more, and came back to Manila two days before Christmas, just in time for Khavn’s birthday.

Two thousand and nine, and there were a lot of deaths.

There were a lot of films too, but those films morphed into something else.

April and its the Holy Week. We went again to the mining town, this time, with Raya Martin 12, filmmaker couple John and Shireen 13, and editor Lawrence 14 with girlfriend Wyna. It’s summer. We’re filming by the beach, and everyone wanted to come.

For two weeks, we shot actors Angel Aquino, Bart Guingona, and Joe Gruta. We filmed the Moriones Festival 15, where everyone wears a Centurion’s mask and haunts for Jesus. There were also lots of bed scenes. Intense bed scenes. But Angel was a nun, and Bart was an ex-convict.

June and Lav found another inspiration. I know the next part of the story. Its World War II and the Japanese have occupied us! So, we trooped to another town, looked for old houses, shot Anna Abad Santos and Yutaka Yamakawa. We shot, and shot, and shot.

Babae ng Hangin. Woman of the Wind 16. It’s Angel and Anna and all the secrets over the years.

Dante built a village and the Japanese burned it down.

Then Dante’s wife died. We all paused.

July and something happened. Lav has a new story, and no, we won’t continue Woman of the Wind. Not like this.

Off we went to another province. This time, I’m a frail woman dying of tuberculosis. Noel is my father and he has devoted himself to taking care of me. Willy and Joel were construction workers who are seeking burried treasure. They dig and dig and dig. And then I died. They burried me there.

Such a good, simple story, right, Kints? Lav asked me. We’ll call it Corporal Histories.

August and Lav left for New York.

The eve of September 1, I got a text message from Khavn, and everything changed.

Alexis and Nika were murdered.

Everything was bleak. Everything went black.

2010 and we tried again.

Lav was trying to finish Corporal Histories. But now, we’ll call it Agonistes: Myth of a Nation.

We rented a Sony HD camera because his DVX100 was already failing. We shot Evelyn Vargas 17) as a mother peddling her daughter Marife Necessito 18) to men in heat. We shot in the mountains for a week.

Shooting of the Film “From What Is Before” by Lav Diaz. Photo © Liryc de la Cruz


And we tried. We shoot, and Lav would edit, and we’d view it, and it looked good. We took the mini-dv tapes to Film Center in UP and we screened the work in progress it to 50 people. It was a two and a half hour cut and they said it was good.

But we were still always thinking about Alexis and Nika, and what Alexis said that Lav could be introduced to the public. Could be more accessible. Like Butterflies Have No Memories. Why not make a series? 15 one hour films? That idea never left Lav.

But of course, we still shoot. And write proposals for grants. And sometimes, we get the grant. Make an announcement. We are open for auditions for the The Great Desaparecido 19. Let’s look for Oriang 20. And we did. There were a lot who came. Big actresses from the mainstream, friends from the theater, all kinds. But no. None of them will do. And then Hazel Orencio 21 walked in. We had to stop ourselves from high-fiving each other. This tall, dusky, woman looks the part. Acts the part. There.

So, I unearthed the script, photocopied it, wrote down the page numbers and the sequence numbers, and we’re all excited. And then we paused again.

Being with Lav, you learn how to stop. Take a break. Walk by the river. Have long talks over coffee. Discuss family recipes and your latest crush.

The new year came again. And Lav bought a new camera. The Panasonic AF100 has interchangable lens and is really the independent filmmaker’s dream camera. Let’s go. Let’s wait for the storm. I didn’t come.

They went to another province, Perry became Homer, the filmmaker, and Hazel was part of a cult.

I visited Lav when they came back and saw him editing. He was editing Homer editing the film Woman of the Wind. Lav is meta.

The six hour Century of Birthing premiered in Venice that September. But there was a big catch. It was already 2011, and technology has advanced, and we have to screen it in DCP. From being relaxed and screening films in mini dvs, now, there’s this?! In just the three years that we didn’t play there, suddenly… Lav became the first Filipino to have his film screened in DCP.

November. Lav came back and is still excited with his new camera. Let’s reshoot. We’ll go back to the province, film you dying with tuberculosis, and Joel, Willy, and Noel is digging for treasure.

January, and we’re still filming Dante, the abusive father of Hazel, who peddles her to men in heat. Late January, we premiered Florentina Hubaldo, CTE at Rotterdam.

September and we were in a province, screening Florentina to students. Moira Lang 22) approached, and said, let’s shoot. It’ll be the first time since I’ve known him that Lav will do a film with producers. Its time that the crew gets paid properly. Yes, let’s shoot, he agreed.

Conditions. It will be four hours. It will be in color. I’ll get Larry Manda 23 to be my Cinematographer, Lav said. We’ll shoot with Red Epic. Oh, and we have to shoot by January, because we’re submitting the film by March.

Norte was the first Lav film in 15 years that has color. It was the first film that the story was not his, and he collaborated with other scriptwriters. It was the first film that he had lapel mics. It was his first film that was submitted at Cannes. It was just four hours. And it worked. It got rave reviews all over. And when it finally hit Manila as the closing film of Cinemanila that December, it played to a standing room only crowd. I was moved to tears.

May, while they were still in Cannes, our best man, production designer, actor, the blue straggler, Dante Perez, suddenly died. A book ended and another one began.

Now, Lav does not rest. December, he was already shooting again, this time with a smaller GH4 camera. They shot for a long time. December, then April, and up to June. July, we premiered to a packed cinema in the Philippines and August, From What Is Before won the Golden Leopard at Locarno. It was screened again here September 21, the anniversary of the Declaration of Martial Law, and the 1,200 seater theater was filled.

There were two projects after, and I could go on and on about camera and statistics, about the new additions to our team, the new producers, the big actors, but all in, the core is the same. The message is the same. And at the end of the day, we still drink black coffee and talk about family recipies.

Kristine Kintana

Kristine Kintana, during the shooting of “From What Is Before” by Lav Diaz. Photo © Liryc de la Cruz

References[+]

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