Bibliothèque idéale – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org Wed, 09 Jun 2021 06:54:58 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.6.4 http://lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/2015/12/logo-noir-couleur-disc-140x140.png Bibliothèque idéale – le magazine http://lemagazine.jeudepaume.org 32 32 Renée Green, décor naturel http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/renee-green/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/renee-green/#respond Tue, 30 Mar 2021 14:22:35 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36263 Les artistes paysagistes du 19e siècle, en quête de panorama, étaient fascinés par le décor naturel qu'ils étaient les premiers, sinon à embrasser du regard, du moins à peindre ou à photographier. Dans les vastes étendues du Nouveau Monde, dans des contrées apparemment inhabitées, il était difficile de faire la part entre le voyage et la conquête, l'exil et l'évasion, la promenade et l'expédition.

L’article Renée Green, décor naturel est apparu en premier sur le magazine.

]]>
C’est que leur vie n’est qu’un voyage (…) La vie, c’est celle du viator. Ceux qui dans ce bas monde – comme ils disent – sont comme à l’étranger (…) C’est que, en quelque point que l’on soit de ce prétendu voyage, la structure, c’est-à-dire le rapport à un certain savoir, elle, n’en démord pas. Et le « désir », comme on traduit improprement, est strictement, durant toute la vie, toujours le même. Jacques Lacan1.

Les artistes paysagistes du 19e siècle, en quête de panorama, étaient fascinés par le décor naturel qu’ils étaient les premiers, sinon à embrasser du regard, du moins à peindre ou à photographier. Dans les vastes étendues du Nouveau Monde, dans des contrées apparemment inhabitées, il était difficile de faire la part entre le voyage et la conquête, l’exil et l’évasion, la promenade et l’expédition. Dès qu’ils posèrent leur chevalet ou leur trépied, comme un drapeau fiché au sol, la nature les regardait, le paysage s’offrait et se rendait, par l’entremise de l’art, au pays. À la différence des artistes d’Europe, qui depuis peu se dispensaient du voyage en Italie, ils découvraient une antiquité végétale que l’on répute vierge, parce qu’elle ne recèle en elle aucun vestige historique. Laurence Bertrand Dorléac rappelle le choc des premières peintures de paysage : « Avant qu’ils ne se mettent à se promener, en Europe, les voyageurs étaient bien moins intéressés par le spectacle de la nature hostile que par les lieux à visiter pour leur mérite historique qui permettaient de retrouver les signes de la culture classique gréco-romaine. Et quand la représentation de ces signes du passé tendit à disparaître, le choc fut tel que l’on attaqua les artistes qui voulaient s’en passer en les accusant de rompre avec l’histoire. »2 Peu après que les artistes européens réinventèrent la peinture de paysage en se détournant des tourments de l’histoire (échecs des révolutions, ou pertes de territoires dans les défaites de la guerre), les artistes américains tentèrent de leur côté d’apprivoiser l’immensité du paysage à leur histoire naissante. Dans l’un et l’autre cas, le paysage ne fait pas moins œuvre de monument historique. Réappropriation d’un territoire perdu ou nouvelle conquête, le paysage est toujours délimité à l’intérieure d’une frontière que la représentation légende en souvenir de champ de bataille ou en repérage des guerres à venir.

On retrouve le chevalet du peintre paysagiste au centre de l’installation Idyll Pursuits (1991) de Renée Green 3. Il fait face à une cimaise rectangulaire sur laquelle on devine des traces de pas, ainsi que, juste au-dessus, une photographie en noir et blanc d’un paysage de montagnes aux sommets enneigés. C’est une photographie touristique, prise par l’artiste elle-même, lors d’un voyage au Venezuela. Un drapeau triangulaire jaune surmonte ce bloc portant les mots « El Dorado ». De nombreux tableaux, encadrant tantôt des photographies, tantôt des textes, sont posés au sol, entourant et délimitant l’installation, ou encore accrochés à la verticale derrière la cimaise. Les lettres des textes ont été scrupuleusement imprimées une par une, semble-t-il, car elles forment des lignes irrégulières. Elles remplissent la toile du chevalet et ornent également la palette du peintre posée à plat sur son tiroir tiré à l’extérieur. Une longue vue pointe depuis le haut du chevalet en direction de la cimaise, elle-même reliée au chevalet par des harnais. Renée Green met en scène un poste d’observation, la place du regardeur accompagné des instruments de sa convoitise. La prise de vue situe, plus qu’il n’offre à la contemplation, un paysage lointain et inaccessible. Les tableaux rassemblent des documents autour de la figure de Thomas Cole, peintre voyageur et fondateur de l’Hudson River School. Sur la toile, on peut lire l’itinéraire détaillé de l’expédition en Amazonie de Georges Catlin, peintre connu pour ces portraits d’amérindiens ; sur la palette celui de Frederic Edwin Church, le plus proche des disciples de Cole, qui entreprit comme son maître de nombreux voyages en Amérique du sud pour y trouver des motifs exotiques. D’autres tableaux mentionnent encore un roman d’aventure du 19e siècle, de Frank Redcliffe, A Story of Travel and Adventure in the Forests of Venezuela, notamment par cette citation : « Je sentais que je possédais la vie de toute chose. Je pouvais voir dans ma main. L’étroitesse du jeu commença à me dégoûter ; il n’y avait rien pour défendre cette vie ; et je soupirai pour les prairies. »

Ces itinéraires renvoient conceptuellement aux procédés que les peintres modernes prennent pour objet dans une pratique autoréflexive et critique de leur art. Maintenus hors du cadre de la peinture, ils affichent le prix dissimulé des expéditions qui sanctifie le paysage idyllique. Ces itinéraires dressent la liste factuelle des lieux visités, des destinations choisies, des escales incontournables, des arrivées et des départs échelonnés. Ils retracent, étapes par étapes, les déplacements qui ont amenés le peintre devant son motif. Ces voies suivent celles des pionniers, des explorateurs, des missionnaires, des chercheurs d’or ; elles transportent les convois de marchandises et favorisent l’expansion colonisatrice de nouveaux territoires. Tirés des archives muséographiques, ces itinéraires de voyage sont consignés dans le style de procès-verbaux. Ils opposent la lecture à la contemplation, l’histoire au sentiment élégiaque du paysage. Comme Simon Schama l’indique, « les peintres américains ont beau vouloir créer un art neuf, en rupture totale avec le passé, un art brillant d’innocence, à l’image de leur Nouveau Monde édénique, qu’ils en aient conscience ou non, bon gré mal gré, ils sont les héritiers d’une tradition métaphorique tenace et ancienne. Du reste, la vénération du bois sacré des origines est d’autant plus remarquable que ceux qui accrochent ces icônes dans leur salon sont rarement des sentimentaux larmoyants. Certes, Luman Reed et Daniel Wadsworth, les protecteurs de Church et Cole, se flattent d’avoir bon goût, mais ils n’en sont pas moins des négociants de New York et de Nouvelle-Angleterre et leur capital, investi dans des centaines d’entreprises fructueuses, s’emploie précisément à faire disparaître ces bois qui font l’objet de leur culte […] Même sous sa forme la plus agressive, la plus impérialiste, l’Amérique moderne n’est donc pas davantage vidée de ses mythes et de sa mémoire du paysage que n’importe quelle autre culture. Et il faudrait suivre aveuglément les axiomes des Lumières pour déclarer la science et le capitalisme incompatibles avec la religion naturelle4. »


Parmi ses paysages romantiques, Thomas Cole a peint deux séries de tableaux allégoriques. La première, intitulée « Le Destin des Empires » (1836), comprend cinq toiles : L’État sauvage, l’État pastoral, L’Apogée, La Destruction, La Désolation. La seconde, « Voyage de la vie » (1842), forme une série de quatre toiles : Enfance, Jeunesse, Maturité, Vieillesse. Le voyageur n’est pas seulement celui qui se perd dans un paysage hostile ou idyllique, il est aussi celui qui vit sa vie comme un voyage qui le conduit de la naissance à la mort. Et ce, dans une civilisation qui elle-même se développe selon le modèle des âges de la vie. La beauté d’un paysage repose sur son caractère transitoire, d’autant plus accrue qu’elle s’accompagne du sentiment que l’on disparaîtra avant lui. Le peintre célèbre l’éphémère destinée en peignant chaque paysage comme s’il pouvait être le lieu de son dernier séjour. La vision du monde touristique découle à sa manière du romantisme Colien. Comme Thomas Cole avant lui – étranger en ce bas monde –, le touriste s’arrête devant le décor naturel. Mais là où l’artiste s’absorbait dans une nature plus grande que lui, dans une effusion sublime qui anticipait sur sa propre mort, le touriste, lui, dans une effusion pittoresque, anticipe son propre retour à la maison.

S’éloignant de la société, Thomas Cole veut se croire non seulement le premier découvreur (ce qu’il obtient par la peinture) mais aussi le dernier témoin (avant le déboisement de la civilisation). Il y projette, isolée de toutes autres, sa dernière demeure (La Croix dans la solitude, vers 1845 ; Croix au crépuscule, vers 1848, par exemple). Sa tombe solitaire face au paysage prend la place de la Rückenfigur romantique. Il est curieux d’observer que son disciple Frederick Edwin Church reprit telle quelle cette image, dans son hommage À la mémoire de Cole, en 1848. Peignant à son tour le double du tombeau de son maître, cette fois bel et bien posthume, mais toujours imaginairement situé en pleine nature, perdue au sein d’un immense temple végétal. Sa tombe redouble, non le regard du spectateur devant le tableau (rapatriant par le procédé de la Rückenfigur le regard des cieux sur la terre), mais le désir de conquête du peintre porté par un désir de mort (réinstaurant au passage un regard céleste). On devine toutefois, derrière la colline, un monticule : comme le décrit Elias Canetti, dans Masse et puissance5, la grande ombre de la forêt produit un effet de masse qui rappelle au promeneur solitaire la société toujours plus nombreuse des morts sur celle des vivants. Il est vrai qu’à cet égard, un paysage américain ne produit pas aussitôt le même effet qu’un paysage européen. Malgré son étendue, on pense aux îles. Le mythe de l’Eldorado des conquistadors subsiste intact dans nos représentations. Reste que ces peintures de paysage idyllique (qui absorbe jusqu’à la naissance et à la disparition des empires) sont des trophées de guerre. Elles célèbrent une paix qu’une nature conciliante paraphe en se divinisant. Lévi-Strauss, écœuré par les romans d’aventure, les récits de voyage et les albums illustrés en kodachrome, notait dans ses Tristes tropiques que, non satisfait d’avoir anéanti les populations autochtones et leur culture, il fallait encore aux Colons anoblir leur ombre, sans laquelle ni l’Arcadie des anciens ne pouvait être attesté, ni l’Éden de la Bible vérifié6.



Damien Guggenheim




Renée Green, Ed. Jrp/Ringier, 2009

References[+]

L’article Renée Green, décor naturel est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/renee-green/feed/ 0
L’oiseau et les photographes http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/oiseau/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/oiseau/#respond Mon, 22 Mar 2021 15:30:51 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36245 D’où vient la fascination séculaire et assidue de l’humanité pour les oiseaux ? Des grecs anciens qui lisaient l’avenir dans leurs vols aux luttes contemporaines pour leur conservation, les oiseaux sont restés un des sujets d’émerveillement de l’homme.

L’article L’oiseau et les photographes est apparu en premier sur le magazine.

]]>

D’où vient la fascination séculaire et assidue de l’humanité pour les oiseaux ? Des grecs anciens qui lisaient l’avenir dans leurs vols aux luttes contemporaines pour leur conservation, les oiseaux sont restés un des sujets d’émerveillement de l’homme.

Les éditions Xavier Barral ont su depuis 2018 tirer parti de cette fascination, et proposer une collection dédiée à un genre très répandu mais plutôt négligé par la critique : la photographie d’oiseaux. En chargeant un photographe de nous offrir sa vision du monde des oiseaux, la collection se charge de légitimer le thème et de le faire entrer dans le monde de l’art. Le thème est imposé, et chaque photographe y répond avec les spécificités de sa pratique. De Penti Sammallahti à Michael Kenna en passant par d’autres photographes réputés (la collection comporte à ce jour 9 ouvrages, le 10e est à paraître en Mai), l’ensemble propose ainsi une iconologie photographique des volatiles.

Mais le principe ne s’arrête pas là : pour chaque tome les photos sont accompagnées d’un texte de Guilhem Lesaffre, ornithologue chevronné, qui observe depuis plus de trente ans les agissements de ces animaux qui nous surplombent. Chaque parution est l’occasion pour le spécialiste d’aborder un thème de la vie aviaire : la migration avec Plossu, l’instinct grégaire avec Mizutani, la cohabitation avec l’homme chez Iturbide… Chaque photographe, sans le savoir, montre des oiseaux un comportement spécifique, et qui résonne peut-être avec son propre travail.

Les oiseaux, rien de plus consensuel et neutre, n’est-ce pas ? Mais au lieu d’un thème innocent, dont on se contenterait d’explorer la fibre poétique, le résultat offre un propos beaucoup plus profond. Car si les récits d’anticipation post-apocalyptiques décrivent des mondes sans oiseaux, ce n’est peut-être pas uniquement pour dénoncer les changements climatiques, mais aussi parce que les mondes des futurs inquiétants sont des mondes sans liberté, et que l’oiseau est le symbole de celle-ci. Si cette collection connaît un succès grandissant, c’est peut-être justement parce que l’oiseau est la figure la plus représentative des interrogations de notre époque.



Camille Moreau




Série “Des oiseaux” / Éditions Xavier Barral

L’article L’oiseau et les photographes est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/oiseau/feed/ 0
Should Nature Change de John Gossage http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/03/john-gossage/ Mon, 15 Mar 2021 15:32:45 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36182 Should Nature Change est le premier livre d’une série de trois ouvrages de John Gossage publiés à quelques mois d’intervalle par les éditions Steidl. Cette série présente des photographies que John Gossage a réalisées depuis 2003, en traversant son Amérique natale …

L’article <em>Should Nature Change</em> <br>de John Gossage est apparu en premier sur le magazine.

]]>

Should Nature Change est le premier livre d’une série de trois ouvrages de John Gossage publiés à quelques mois d’intervalle par les éditions Steidl.1 Cette série présente des photographies que John Gossage a réalisées depuis 2003, en traversant son Amérique natale, afin de mieux appréhender les changements qui s’opéraient et lui rendaient son environnement de moins en moins compréhensible.



Young Artist, St. John’s Catholic Prep, Buckeystown, Maryland © John Gossage



Pendant ses voyages aux Etats-Unis, John Gossage a photographié, en noir et blanc, des scènes de vie dans des lieux ordinaires, des évènements en apparence mineurs : détails d’un paysage, d’une plante, d’une bordure de route… Porte entr’ouverte sur le mystère d’une maison modeste au Maryland. Phrase de protestation taguée sur un mur au Nouveau Mexique. Rives du Missouri avec un surprenant totem. Maison résistant sous un ciel envahi par les flammes d’un incendie au Colorado. À Indianapolis, morceaux de tissu blanc abandonnés sur l’herbe. Oiseau perché sur la branche d’un arbre en fleurs, sous un ciel menaçant, en Virginie. Portraits de jeunes artistes se détachant dans le flou du paysage. Parfois un détail – une partie de corps tatouée, des traces indéterminées au sol – évoque une violence diffuse.



The fires, Canon City, Colorado © John Gossage



Les photographies de John Gossage sont des outils formidables pour mieux comprendre les transformations du monde.

« Je suis parti à travers le pays pour trouver ce que je trouverais. Pour apprendre quelque chose que je ne savais pas sur le lieu et les choses que vous pouvez voir dans le regard de ceux qui sont plus jeunes que vous. La narration n’est pas aisée mais chaque arrêt est explicite et transmet une image précise de ce que j’ai vu. » 2

Should Nature Change fait référence au livre d’Isaïe3. John Gossage nous met en garde sur les blessures que nous infligeons à la nature et de ce fait, à nous-mêmes. Aucune nostalgie dans la démarche du photographe, mais un désir d’être au plus près du présent, de mieux comprendre son pays et ses concitoyens. Il se tourne vers de jeunes artistes et les photographie. Il cherche à mieux comprendre les choses qui l’entourent à travers leur regard aiguisé, leur rapport sensible au monde. Pas de texte – hormis l’entrée en matière du photographe – la narration est dans la succession des images. Le contexte social, politique et anthropologique est bien présent.



Young Artist, Tucson, Arizona © John Gossage




John Gossage est un humaniste comme il le dit lui-même, tourné vers la jeunesse, soucieux de notre avenir.



Nathalie Laberrigue


John Gossage, Should Nature Change / librairie



References[+]

L’article <em>Should Nature Change</em> <br>de John Gossage est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Anne Sauser-Hall, préparation d’un bouquet http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/anne-sauser-hall/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/anne-sauser-hall/#respond Sun, 28 Feb 2021 09:30:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36168 « Les objets de la vie quotidienne sont des objets sur lesquels on bute dans le réel. Et je crois que je m'intéresse davantage au regard qu'une femme porte sur le réel, plutôt qu'à cette question du pouvoir. Parce que la vie quotidienne, c'est quelque chose en fait dont on ne parle pas. Il y a là une sorte d'intolérable, l'intolérable de la répétition. En effet, on passe son temps à ne pas voir qu'un jour rentre dans un autre jour, parce que nous croyons que ces jours s'enchaînent et vont quelque part. » Anne Sauser-Hall

L’article Anne Sauser-Hall, <br>préparation d’un bouquet est apparu en premier sur le magazine.

]]>
à Alain Tanguy


Les objets de la vie quotidienne sont des objets sur lesquels on bute dans le réel. Et je crois que je m’intéresse davantage au regard qu’une femme porte sur le réel, plutôt qu’à cette question du pouvoir. Parce que la vie quotidienne, c’est quelque chose en fait dont on ne parle pas. Il y a là une sorte d’intolérable, l’intolérable de la répétition. En effet, on passe son temps à ne pas voir qu’un jour rentre dans un autre jour, parce que nous croyons que ces jours s’enchaînent et vont quelque part.1 Anne Sauser-Hall


Avec Manet, la nature morte devient, avec le rejet des grands sujets historiques, un genre privilégié qui n’offre plus aucun alibi extérieur à la peinture. L’élargissement de la nature morte n’épargne pas plus le genre du portrait que celui de la peinture d’histoire ou du nu : les critiques de son temps reconnurent qu’il peignait les melons comme des portraits et qu’il peignait ceux-ci comme des natures mortes. Bataille portera à son paroxysme l’insensibilité qui en découle dans son célèbre commentaire sur le peintre : « Apparemment – volontairement de toute manière –, Manet peignit la mort du condamné avec la même indifférence que s’il avait élu pour objet de son travail une fleur, ou un poisson. »2 Le peintre ne prétend plus sortir de son atelier – le seul champ de bataille qu’il occupe – qui conditionne les proportions de sa peinture.

Quelques années avant qu’il peigne deux versions de Tiges de Pivoines avec sécateur en 1864 (où l’on voit quelques pivoines délaissées sur une table au moment de la préparation d’un bouquet), on pouvait lire dans une parution récente sur le langage des fleurs : « La première règle consiste à savoir qu’une fleur présentée droite exprime une pensée, et qu’il suffit de la renverser pour lui faire dire la chose contraire : ainsi, par exemple, un bouton de rose avec ses épines et ses feuilles veut dire : Je crains, mais j’espère ; si l’on rend ce même bouton en le renversant, cela signifie : Il ne faut ni craindre ni espérer. »3 Avec Manet, ce n’est pas seulement les genres nobles de la peinture qui sont réduits au silence, et leur répartition brouillée, mais le sens allégorique attaché aux choses qui est comme frappé d’inanité. Extraites de leur récit, les choses ne font plus emblèmes, les signes ne symbolisent plus rien, les objets deviennent accessoires. Cette mise en faillite du sens constitue la rupture moderne qui est avant tout une coupure du signifiant, qui emporte avec elle une nouvelle définition excentrée du sujet. L’insensibilité ou l’indifférence y déjoue toute théorie esthétique de l’art qui tenterait vainement d’en rassembler l’expérience. Les tableaux de Manet seront ainsi remplis de modèles qui poseront à côté de leur rôle.



Reproductionsdu catalogue Anne Sauser-Hall, Kunstmuseum Solothurn, Verlag für moderne Kunst, 2017, p.86-87.



Il y a dans le geste de la vidéo d’Anne Sauser-Hall, Tiges de pivoines et sécateur (d’après Manet), 2002 – où l’on voit des mains affairées à couper des pivoines au sécateur – une manière à la fois de dérouter une image trop convenue de l’inachèvement, et à la fois de réitérer une coupure signifiante qui, aussitôt réalisée, ne cesse d’être recouverte. C’est que les significations reviennent toujours trop vite à la charge ; à croire que cette coupure ne laisse pas plus de trace que celle d’un sabot de gazelle sur un rocher. À croire aussi bien que toute image affermit un déni impossible à démentir, parce qu’elle affirme et nie en même temps. La répétition (la boucle), structure spécifique à l’art vidéo, permet de mettre en scène ce qui dans l’image s’avance et se retire, se déplace et s’échappe, s’oublie et insiste au travers de celles qui se reforment toujours, immanquablement. La vidéo tourne autour de l’image comme un piège qui s’est refermé trop vite. La répétition dégrise la fascination, elle épuise le sens – elle est analytique.

Dans la répétition (des gestes de préparation d’un bouquet de fleurs ; de la vidéo elle-même diffusée en boucle ; de la citation du tableau de Manet) se loge un infime détail, un artifice. Qui change tout sans rien toucher. Car le geste de couper des fleurs n’est que simulé, le sécateur effleure à peine les tiges d’où les têtes de pivoines se décollent seules et sans peine, parce qu’il s’avère imperceptiblement qu’elles sont déjà tranchées. L’effet en est redoutable, qui renverse la consécution des causes et des effets. C’est une coupure imaginaire dans une coupure réelle, qui la double en l’irréalisant. Que ce geste contrefait se refasse sans fin augure qu’on ne puisse sortir de la répétition sans en faire un acte. Mais l’acte continue de se dérober à l’acteur. S’il y avait un langage des fleurs, ici comme ailleurs, elles parleraient du langage lui-même. Les fleurs que l’on voit taillées l’une après l’autre, et qui finissent en tas par remplir l’écran, ne sont pas seulement celles qui manquent à tous bouquets, mais celles qui montrent l’absence de tout bouquet.

Damien Guggenheim




Catalogue Anne Sauser-Hall / librairie

References[+]

L’article Anne Sauser-Hall, <br>préparation d’un bouquet est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/anne-sauser-hall/feed/ 0
L’Empreinte et le réel. Lecture musicale de la structure des arbres de Giuseppe Penone. http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/penone/ Mon, 22 Feb 2021 16:01:22 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36096 « Si l’on parcourt le chemin qui serpente le long de la crête du mont, on entend un bruissement sec produit par le frottement du bois ; Le vent est constant et il produit le bruit oscillant et continu contre une branche de gros châtaignier comme si c’était un violon »

L’article L’Empreinte et le réel. <br><i>Lecture musicale de la structure des arbres</i> de Giuseppe Penone. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
L’empreinte est l’une des premières formes d’enregistrement du réel utilisée par l’homme, des peintures rupestres à cette légende qui veut que la première image de l’humanité soit l’ombre projetée d’un être aimé, tracée au charbon sur le mur d’une chambre. L’empreinte visuelle est liée au développement de la photographie, et de l’art en général. Les cyanotypes, les daguerréotypes, et même la pellicule, tout est empreinte en photographie.

Lecture musicale de la structure des arbres, de Giuseppe Penone, propose une autre forme d’empreinte. Publié à l’occasion de l’exposition « La Nature Instrumentalisée » au musée municipal de Louviers en 1999, le livre est une recension de dix-neuf essences d’arbres, accompagnés de la partition du son produit par frottement, tâtonnement, coup, sur son tronc et ses branches. Le tout est accompagné de descriptions telles que celle-ci :

« Si l’on parcourt le chemin qui serpente le long de la crête du mont, on entend un bruissement sec produit par le frottement du bois ; Le vent est constant et il produit le bruit oscillant et continu contre une branche de gros châtaignier comme si c’était un violon ».

Car à titre d’enregistrement du réel, Penone propose une empreinte sonore. Comme une façon de recréer l’émotion ressentie en marchant en forêt, quand aussi bien la vue que l’ouïe sont sollicitées. Mais cette empreinte n’est pas médiatisée par un dispositif technique, comme le ferait un appareil photo ou un magnétophone, mais simplement par un des outils les plus anciens de l’humanité : la trace écrite. On retrouve l’archéologie du terme, lorsque seul l’outil manuel permettait de garder une impression du réel.

Le travail de Penone dans ce livre est donc, sans en avoir l’air, une réflexion sur la nature de l’art, puisqu’il déplace le geste musical dans un contexte de réception esthétique de la nature. Le fait que ce livre, en édition très limitée, ne soit pas largement diffusé alimente là encore le questionnement sur l’empreinte, qui ne peut par définition être reproduite indéfiniment. Par la démarche poétique, Penone nous invite donc à considérer la manière dont nous usons du réel pour produire des arts, qu’ils soient photographiques, musicaux, ou sensoriels.



Camille Moreau



Quelques exemplaires de ce livre rare sont disponibles
sur le site de la librairie du Jeu de Paume.

L’article L’Empreinte et le réel. <br><i>Lecture musicale de la structure des arbres</i> de Giuseppe Penone. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Einstein on the Beach http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/02/einstein-on-the-beach/ Wed, 10 Feb 2021 17:31:51 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36067 Einstein on the Beach est le titre énigmatique et provocateur d’une œuvre du compositeur Philip Glass et du plasticien et metteur en scène Robert Wilson. Créée au festival d’Avignon en 1976, elle revisita les codes de l’Opéra traditionnel.

L’article Einstein on the Beach est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Einstein on the Beach est le titre énigmatique et provocateur d’une œuvre du compositeur Philip Glass et du plasticien et metteur en scène Robert Wilson. Créée au festival d’Avignon en 1976, elle revisita les codes de l’Opéra traditionnel.

« Le théâtre ne devrait jamais commencer ou s’arrêter, c’est une ligne continue. » Robert Wilson 1



Couverture de Einstein on the Beach de Robert Wilson et Philip Glass, Éditions Dilecta 2012 © Luc Paris / Editions Dilecta


La scénographie et la mise en scène de Robert Wilson étaient totalement novatrices. Scénographie épurée dans laquelle le travail sur la lumière avait une place majeure et choix de mise en scène surprenants — au moment de l’entrée des spectateurs, les artistes étaient déjà sur scène et pendant la représentation, les spectateurs étaient libres d’aller et venir…

Philip Glass composait là son premier opéra, mêlant synthétiseurs et instruments classiques. Une musique hypnotique, des mélodies simples, reprises avec un changement subtil. Le cœur chantait exclusivement des nombres et les noms de notes de solfège en français.

« C’est une écoute où, psychologiquement, vous croyez être exactement au même endroit, mais où, en réalité, vous vous déplacez pour rester au même endroit – c’est comme nager sur place dans une piscine. Si vous cessiez vos battements, vous couleriez au fond. En réalité vous bougez sans arrêt. » Philip Glass2

Einstein on the Beach de
Robert Wilson et Philip Glass, Acte II Scène 3A Field (Space Machine) © Luc Paris / Éditions Dilecta


La chorégraphie d’avant-garde – Andy Degroat pour les mouvements d’ensemble et Lucinda Childs pour ses propres solos – avait suivi le même mouvement. Elle était basée sur un mode constant de répétitions avec d’imperceptibles variations.

Comprenant quatorze photographies de différentes représentations de l’opéra (en 1976, 1984, 1992, 2012), l’ouvrage nous retransmet des documents inédits, notamment le carnet original de croquis de Bob Wilson et son story-board annoté par Philip Glass, ainsi que la fac-similé d’un texte de Philip Glass qui montrent comment l’opéra s’est construit dans l’espace et dans une étroite collaboration entre le compositeur et le metteur en scène. Ils travaillèrent avec une approche du temps particulière, faisant référence à la théorie de la relativité d’Einstein dans laquelle la perception du temps est un élément fondamental.

Robert Wilson, Dessin préparatoire pour l’Opéra Einstein on the Beach, 1976


Robert Wilson et Philip Glass avaient cherché un titre s’appuyant sur une personnalité phare du XXe siècle, ils avaient d’abord pensé à Charles Chaplin, Gandhi… pour finalement choisir Einstein. Le propos de l’opéra est une réflexion sur la modernité, s’inspirant du roman de Nevil Schute On the Beach, qui évoque la destruction nucléaire de l’humanité. Le texte reste très actuel dans la période fortement troublée que nous traversons. Einstein on the Beach opéra culte, œuvre audacieuse visuellement et musicalement, a laissé son empreinte sur les décennies suivantes. En 2019, le spectacle a été réinterprété en version concert par la chanteuse américaine Suzanne Véga, avec une mise en scène de Germaine Kruip… La fascination reste intacte.



Nathalie Laberrigue

Einstein on the Beach / librairie

References[+]

L’article Einstein on the Beach est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Man Ray et la mode, ou comment l’on fait un art http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/man-ray/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/man-ray/#respond Tue, 26 Jan 2021 08:08:40 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=36007 Entre deux fermetures, le musée du Luxembourg a eu la chance de pouvoir présenter au public l’exposition « Man Ray et la mode », qui retraçait le travail du photographe dans le milieu de la haute-couture et de la publicité, au tournant des années 1930.

L’article Man Ray et la mode, ou comment l’on fait un art est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Entre deux fermetures, le musée du Luxembourg a eu la chance de pouvoir présenter au public pendant quelques semaines l’exposition « Man Ray et la mode », qui retraçait le travail du photographe dans le milieu de la haute-couture et de la publicité, au tournant des années 1930. L’exposition a fermé ses portes prématurément, mais grâce au catalogue, nous pouvons continuer à l’explorer. Agrémenté d’une demi-douzaine d’essais remarquables, l’ouvrage rassemble les travaux de Man Ray comme photographe de mode, depuis ses débuts très conventionnels jusqu’à son travail novateur pour Harper’s Bazaar, et tend à démontrer combien le destin des arts est convergent.

Man Ray et la mode – Couverture du catalogue d’exposition. Exposition au musée Cantini et au Château Borély, Marseille du 19 octobre 2019 au 23 janvier 2020. Français, 256 pages / 200 illustrations. Éditions Rmn-Grand Palais.


En latin il existe un terme, à l’origine du terme d’« art » mais qui n’en a pas exactement le sens. Il s’agit du mot ars. « Dans le vocabulaire latin, ars, outre le sens très général de manière d’être ou de comportement, s’applique à trois domaines : ce qui est l’objet d’un « faire », d’un métier manuel ; ce qui exige un savoir-faire ; et ce qui relève de l’application de règles : la menuiserie, la rhétorique ou la grammaire sont ainsi subsumées sous une même catégorie »1. Or à l’époque de Man Ray, mode et photographie sont toutes deux des savoir-faire, des techniques, rattachées à l’artisanat par bien des aspects. Elles sont des ars et non des arts. Or par son traitement de l’image, par ses idées de la composition, par son usage du cadrage, et par la popularité de ses clichés, le travail de Man Ray a contribué à faire aussi bien de la mode que de la photographie un des Beaux-arts.

Man Ray commence sa carrière de photographe dans le secteur de la mode, en photographiant des modèles de Paul Poiret. Il n’en sortira que peu, le temps de quelques fulgurances qui ont fait de lui le photographe mythique que l’on connaît aujourd’hui. Comme le dit Serge Bramly, sa carrière photographique « s’achève aussi avec la mode, comme si celle-ci l’éclairait, la sous-tendait de bout en bout. Épuisée par l’une, il renonce à l’autre. Ses appareils ne ressortiront plus de leur étui »2. Mais malgré le dégoût et la lassitude, son œuvre produite dans ce cadre est pourtant magistrale. Comme l’écrit Claude Miglietti dans le catalogue, « c’est pourtant dans l’éphémère de la mode, dans la fugacité facile de la photographie qu’il a accompli une œuvre qui demeure un des sommets du siècle »3. Car on se souvient plus de Man Ray aujourd’hui pour ses photographies que pour son œuvre de peintre, qu’il produisit pourtant pendant plus de trente ans.

Or, ce succès photographique contribua aussi largement au succès des couturiers pour qui Man Ray travaillait, amenant la haute-couture sur le devant de la scène : « Sa carrière fut certes courte, à peine dix-huit ans, elle n’en préfigure pas moins le rôle pivot que la photographie va jouer dans la conquête par la mode d’un public en passe de devenir universel »4. Ainsi la popularité des photographies de Man Ray mettra la mode au premier plan de la vie artistique, donnant ainsi l’occasion aux couturiers de toucher le plus grand public, et de petit à petit passer d’un artisanat à un véritable art. Comme l’écrit Paméla Grimaud dans un des essais du catalogue, « la porosité entre art et mode est telle que l’un s’inspire de l’autre et si Elsa Schiaparelli est autant modèle qu’artiste et couturière, sa collection haute couture du printemps 1939 sur le thème de la Commedia dell’arte inspire à Man Ray son tableau Le beau temps »5. Photographie comme haute-couture se sentent maintenant investi de l’aura de l’art le plus légitime, jusqu’aux mannequins de vitrine eux-mêmes, désormais dessinés par des artistes.6

L’histoire de Man Ray et de la mode, c’est l’histoire de deux ars qui contribuent à s’élever l’un l’autre au rang d’art. Fabricant au passage, presque malgré lui, un photographe de légende.



Camille Moreau




Le catalogue de l’exposition / librairie

References[+]

L’article Man Ray et la mode, ou comment l’on fait un art est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/man-ray/feed/ 0
Rodney Graham, Musique de transformation http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/rodney-graham/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/rodney-graham/#respond Mon, 25 Jan 2021 08:07:17 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35985 « Je me répète tout le temps que je suis en bonne compagnie et que, parfois, comme à l'intérieur de la chambre noire, il est nécessaire de tourner le dos à la chose que l'on espère voir. » Rodney Graham

L’article Rodney Graham, <br>Musique de transformation est apparu en premier sur le magazine.

]]>

« Je me répète tout le temps que je suis en bonne compagnie et que, parfois, comme à l’intérieur de la chambre noire, il est nécessaire de tourner le dos à la chose que l’on espère voir. » Rodney Graham1


Avant de commencer à tourner une vidéo sur le modèle d’un clip musical, Rodney Graham s’avise qu’il lui faudrait d’abord composer une musique d’accompagnement. Mais pour avoir assez de matière pour obtenir un résultat satisfaisant, et qui en outre lui laisserait le choix d’élire le morceau qui aura sa préférence (et qui vaille donc la peine de faire l’objet d’un clip-vidéo), l’artiste se lance dans l’enregistrement d’un album complet (The Bed-Bug, Love Buzz, and Other Short Songs in the Popular Idiom). Après plus de deux ans de répétitions et d’enregistrements, il part en tournée avec des musiciens. Bien que la boucle structure ses œuvres (et la relation que les œuvres entretiennent entre-elles est elle-même faite de renvois circulaires), celles-ci entraînent bien souvent l’artiste à s’éloigner de l’art au profit d’autres activités annexes ou connexes, qui relèvent d’une pratique d’amateur (voire de fan), mais qui n’en ressemble pas moins par son investissement personnel à son travail d’artiste, au point de s’y confondre. On ne sait en somme pas trop bien quand l’artiste reviendra, parce que l’on n’est pas certain qu’il soit réellement parti.



Pochette de Rodney Graham, The Bed-Bug, Love Buzz: And Other Short Songs in the Popular Idiom. Enregistré et mixé entre juin 1998 and Février 2000.


Faut-il prendre alors son activité de peintre au sérieux (ses tableaux sans titre, ont parfois un sous-titre significatif, tel que : « After Picasso, My Master ») ? Ses peintures déconcertent par leur manque d’originalité : ce qui les rend autrement audacieuses qu’à l’époque glorieuse de l’abstraction naissante. Sans ancrage historique, il s’empare de l’art de peindre comme d’une activité banale et ordinaire. Dans le style de l’école de Paris ou de Cobra, ce qui animait la recherche éperdue d’originalité, poussant toujours plus loin les limites de la peinture, laisse place ici à une occupation sans prétention, une inclination bourgeoise, une lubie obsessionnelle, un passe-temps bénévole. Extrapolée hors de leur congruence historique – véritablement incongrues –, ces peintures remplissent le temps oisif et cyclique d’un rêveur, qui y consacre néanmoins un temps infini. Cet engouement est vécu amoureusement, et même jalousement ; le peintre du dimanche répète avec nostalgie une pratique picturale dépassée des avant-gardes en répondant à un désir d’art inassouvi et peut-être plus trivial. Sa candeur, non sans une grande érudition de connaisseur ou de curieux, permet à l’amateur de s’accaparer les plus grandes œuvres comme si elles n’étaient pas le produit d’une histoire, un aboutissement ou un dépassement qui fit date, mais un jeu à la portée du dernier venu et qui ne demande qu’à recommencer. Mais n’est-ce pas ainsi que l’on devient artiste ? Rodney Graham préférerait seulement ne pas devenir un artiste définitif. Comme Napoléon, contre son propre mythe (défiant le destin), redevient Bonaparte, avant d’être exilé à nouveau sur une île plus lointaine.



Rodney Graham, Œuvres freudiennes, œuvres wagnériennes, traduction de Thierry Dubois, Yves Gevaert Editeur, Musée départemental de Rochechouart, 1996


En 1882, lors des répétitions pour la première de son opéra Parsifal à Bayreuth, le décorateur de Wagner lui fit part d’un problème technique de synchronisation : le temps que les bandes peintes du décor se déroulent mécaniquement – qui illustraient le chemin qu’emprunte Parsifal jusqu’à la montagne du temple du Graal – la musique qui accompagne le héros s’est déjà interrompue ; il arrive en silence, et, pour tout dire, en retard. À la proposition qu’on lui soumit de rallonger les partitions musicales de la scène, Wagner rétorqua furieux qu’il ne faisait pas de la musique au mètre. Il finit par accepter une composition réalisée par son assistant, qui reprenait les dernières notes de la scène, dans un arrangement qui pouvait se déployer sur une durée indéfinie, afin d’adapter le cours de la musique à celui de la scène, et en assurer ainsi l’ajustement, en comblant des décalages inévitables.

« Humperdinck n’avait, en fait, rien composé de “nouveau”, se contentant de remanier quelques mesures de la section n°90 de la partition de Wagner, de sorte que la musique du maître de Bayreuth retombait sur ses pieds à peine plus haut – exactement au début de la section n°87. Autrement dit, en ajoutant neuf mesures au vingt-quatre mesures originales, Humperdinck avait créé, avec son Supplément au n°90, une boucle de trente-trois mesures susceptible d’être jouée à volonté pour synchroniser la musique avec l’arrivée de Parsifal au temple du Graal. » C’est ce supplément de Humperdinck qui fait l’objet d’une interpolation démesurée dans l’œuvre protéiforme de Rodney Graham, à travers installations, livres, affiches, documents, concerts, et disques. À l’aide d’une combinatoire sophistiquée, composant une seconde boucle insérée à celle de la « musique de transformation » déjà prévue, Rodney Graham infinitise la partition de ce supplément. De sorte que depuis sa première répétition, c’est comme si Parsifal continuait de gravir la montagne en quête d’un Graal qui s’éloigne à mesure dans un avenir incalculable. On peut reprendre ici les mots de Jeff Wall au sujet de Lenz, une autre de ses réalisations : « Graham semble extraire de l’original un noyau de désespoir insurmontable et d’angoisse dystopique, mais, loin d’en faire un objet littéraire, il en dégage une force extra-linguistique qui, par le canal d’un simple principe de répétition, désintègre la forme de l’œuvre extrémiste de Büchner et en oblitère l’humanisme résiduel, “traditionnel”. » La mise en boucle suspend la résolution des conflits inhérents à l’œuvre et son dénouement cathartique.

L’attention portée à cet intermède prolonge, dans un contrecoup intempestif, la critique ironique de Nietzsche qui – après avoir dénoncé les absurdités morales et religieuses de Parsifal, parangon d’un art rédempteur – ne louait et n’admirait dans Le Cas Wagner que l’invention du minuscule, les seuls détails infimes de ses compositions, allant jusqu’à le proclamer le plus grand des miniaturistes. La partie devient plus importante que le tout, au point de le ruiner de l’intérieur : comment mieux prendre à revers le projet synesthésique et politique de l’œuvre d’art total, le Gesamtkunstwerk ? Et ce, sans éclat, sans incendie, mais l’air de rien. À travers cette faille, la mise en boucle, comme la philosophie au marteau, retourne Wagner contre Wagner. Il y va à la fois d’une fuite et d’un enfermement, deux situations limites qui reviennent obsessionnellement dans les œuvres de Rodney Graham. Deux situations superposées, inséparables et interdépendantes, comme on les trouve dans ces récits d’évadés, qui après être parvenus à s’échapper de leur geôle et avoir parcouru des kilomètres dans la nuit, se retrouvent, au petit matin, stupéfaits, en face de leur prison.



Damien Guggenheim



Rodney Graham, The Bed-Bug, Love Buzz, and other short songs in the popular idiom, CD, Dia Center For The Arts ‎– DIA 004, 2001.
Rodney Graham, Œuvres wagnériennes / Œuvres freudiennes, Musée départemental de Rochechouart et Yves Gevaert Éditeur, traduit par Thierry Dubois, 1996 (p.9)
Jeff Wall, Dans la forêt, Deux ébauches d’étude sur l’œuvre de Rodney Graham, Suivi de Lenz par Rodney Graham, Yves Gevaert Éditeur, traduit par Thierry Dubois, 1996 (p.9 pour la citation). Repris dans Essais et entretien, 1984-2001, École nationale des beaux-arts de Paris, 2001.
Nietzsche, Le Cas Wagner, traduit par Éric Blondel, Flammarion, 2005.

References[+]

L’article Rodney Graham, <br>Musique de transformation est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/rodney-graham/feed/ 0
Back Side, dos à la mode. http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/back-side/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/back-side/#respond Mon, 11 Jan 2021 11:55:49 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35947 Dans l’exposition Back Side [Dos à la mode], les collections du Palais Galliera se sont invitées, fin 2019, au Musée Bourdelle. Les vêtements des grands couturiers dialoguent avec les sculptures souvent monumentales d’Antoine Bourdelle. Back Side résonne avec l’exposition monographique Dos et profils d'Antoine Bourdelle, qui avait été présentée à l’été 1968 au musée éponyme. Dans la mode et la sculpture, on travaille trois dimensions - le devant, le profil et le dos. Et pour Antoine Bourdelle, le dos avait une importance primordiale, il l’affirmait à ses élèves de La Grande Chaumière : « Un dos courbé n’est pas seulement un dos courbé. C’est le monde entier. »

L’article <em>Back Side</em>, <br>dos à la mode. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Dans l’exposition Back Side [Dos à la mode], les collections du Palais Galliera se sont invitées au Musée Bourdelle. Les vêtements des grands couturiers dialoguent avec les sculptures souvent monumentales d’Antoine Bourdelle. Back Side résonne avec l’exposition monographique Dos et profils d’Antoine Bourdelle, qui avait été présentée à l’été 1968 au musée éponyme. Dans la mode et la sculpture, on travaille trois dimensions – le devant, le profil et le dos. Et pour Antoine Bourdelle, le dos avait une importance primordiale, il l’affirmait à ses élèves de La Grande Chaumière :

« Un dos courbé n’est pas seulement un dos courbé. C’est le monde entier. »1

Dans l’atelier de sculpture d’Antoine Bourdelle, en visiteurs familiers, deux robes de Rei Kawakubo, Comme des Garçons côtoient un bronze du dos de Bourdelle. À vingt-trois ans, Bourdelle avait fait un moulage en plâtre de son dos pour s’en servir comme outil de travail et c’est sa fille qui, en 1960, en a fait réaliser un bronze.

Antoine Bourdelle (1861-1929). Moulage du dos de Bourdelle. Bronze. Paris, musée Bourdelle.


Le catalogue présente des photos de mode de très grands photographes – Boris Lipnitzky, Irving Penn, Lucien Hervé, Sarah Moon, Peter Lindberg, Guy Bourdin, etc… Alexandre Samson, commissaire de l’exposition et auteur de l’ouvrage nous délivre un historique du traitement du dos dans la mode du XVIIIe siècle à nos jours. La destination du dos en Occident, était de mettre en valeur le devant du costume. Après les années 1930, le corset est définitivement jeté aux oubliettes, le corps se libère et le dos se dénude. De nombreux couturiers on réalisé un travail complexe et délicat sur les dos de leurs créations – Jeanne Lanvin, Cristóbal Balanciaga, Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier, Azzedine Alaïa…


« Le dos, c’est aussi pour moi le point focal de ma construction. Juste là, près des clavicules. C’est ce qui va décider de l’émotion d’un vêtement. » Yohji Yamamoto, Back Side, 2019.

Back Side / Dos à la mode, couverture du catalogue. Photographie de Jeanloup Sieff, Ève de dos, Kim Inslinski, New York [Haut et jupe Martine Sitbon], 1997 ; Éditeur Paris Musées, 2019


L’exposition parle de l’allure, du sillage, des capes qui camouflent, des ornements et messages apposées au dos des vêtements. Une salle est également consacrée à Jeanloup Sieff, qui a photographié avec un talent tout particulier le dos des femmes, leur pouvoir de séduction et leur vulnérabilité. Une place spéciale est réservée à la robe inoubliable de Mireille Darc créée par Guy Laroche, au décolleté dans le dos très profond dévoilant le haut des fesses. Mireille Darc la porte somptueusement dans le film d’Yves Robert, Le Grand blond avec une chaussure noire, 1972. Dans l’atelier du peintre sont aussi présentées des créations d’Alexander McQueen, automne-hiver 2010-11. Cette collection posthume « Anges & démons », théâtrale et imagée, nous entraîne dans un monde féérique :

« […] parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre » Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, 1893.


Poursuivant la visite, on croise un mannequin portant une robe de Martine Sitbon contemplant la sculpture Le Centaure mourant, une robe de Balanciaga au décolleté savamment bouffant se penche sur Le Torse d’Adam, un manteau de Yohji Yamamoto au dos ailé, frôle Bethoveen dans le vent avec drapeaux.


Vue de l’exposition Back Side au Musée Galliera. Robe Karl Lagerfeld pour Chloe, collection printemps-été 1983. Collection Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris © Paris Musées / Photographie : Pierre Antoine



La scénographie de Jean-Julien Simonot, comme dans un ballet ou un opéra, insuffle une étonnante dynamique à l’exposition et entraîne le visiteur dans une traversée onirique, dont le catalogue nous retransmet l’émotion.



Nathalie Laberrigue

Back Side / Dos à la mode, catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Back Side / Dos à la mode » présentée hors les murs au Musée Bourdelle du 5 juillet au 17 novembre 2019 ; ouvrage dirigé par Alexandre Samson (commissariat, textes), Harold Koda (introduction), Miren Arzalluz et Amélie Simier (préfaces), Yohji Yamamoto (préambule), éditions Paris Musées, 2019
Back Side / Une exposition du Palais Galliera



References[+]

L’article <em>Back Side</em>, <br>dos à la mode. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2021/01/back-side/feed/ 0
Au banquet des faux-semblants http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/mathieu-mercier/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/mathieu-mercier/#respond Wed, 16 Dec 2020 19:02:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35797 Mathieu Mercier est un drôle de garnement. Dans Everything But The Kitchen Sink, catalogue qui rassemble trois de ses expositions, on découvre un chapitre qui prouve que même s’il ne faut pas jouer avec la nourriture, le faire est tout de même très amusant.

L’article Au banquet des faux-semblants est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Everything But The Kitchen Sink de Mathieu Mercier


Mathieu Mercier est un drôle de garnement. Dans Everything But The Kitchen Sink, catalogue qui rassemble trois de ses expositions, on découvre un chapitre qui prouve que même s’il ne faut pas jouer avec la nourriture, le faire est tout de même très amusant.

Il s’agit de ce que l’artiste appelle sa “collection des objets du quotidien”, photographié dans une longue suite de pages au milieu de l’ouvrage. Le lecteur non informé tourne des pages sur lesquelles s’étale ce qui semblent être les prémices d’un gigantesque festin : saucissons, légumes, gourmandises, bouteilles… Toutes les étapes d’un repas y sont représentées. Mais si l’on observe un peu mieux, on se rend compte bientôt que ces denrées ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être… Car tous ces aliments sont faux, ils sont factices, et ont une toute autre fonction que celle de nourrir. Et de ce léger décalage naît soudainement un immense plaisir à observer ces objets, et à tenter de les démasquer.

On pourrait parler de cette œuvre comme d’un ensemble de ready-made, on pense à Duchamp bien sûr mais là n’est pas le propos : il s’agit de la désignation d’objets comme imitation, dont l’accumulation nous fait éprouver un étrange plaisir. On pense alors plutôt à Aristote, et à sa théorie développée dans sa Poétique selon laquelle l’art est né car nous prenons plaisir aux imitations : « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres forts enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation – , comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. »1

Mais les formes imitées proposées par Mathieu Mercier n’ont rien de déplaisant ou de morbide, puisqu’il s’agit des avatars les plus “présentables” du domaine culinaire : pâtisseries à la présentation soignée, fruits parfaitement luisants et réguliers, conserves et canettes mythiques et régressives… Le plaisir de l’imitation se voit doublé du plaisir cosmétique pris à l’harmonie visuelle. Le plaisir et le jeu sont par ailleurs au centre de l’ouvrage, et le lecteur se surprend à scruter les photos pour découvrir quelles nouvelles fonctions ont été assignées à ces objets. Est-ce bien là un vibromasseur qui prend la forme d’un épi de maïs ? Et là, ne serait-ce pas une trousse qui se déguise sous des dehors de paquet de chips ? Parfois, il est impossible de deviner, et la frontière avec l’art Duchampien se floute. Il se pourrait que l’artiste ait glissé, parmi les fausses denrées, un item véritable. Et nous sommes invités à ce banquet des faux-semblants pour y être surpris, s’interroger, et bien sûr, rire. Car l’humour est souvent présent dans le travail de Mathieu Mercier, et cet ouvrage ne fait pas exception. Il y a quelque chose de terriblement réjouissant et amusant dans le fait de constater les divers usages que d’autres humains ont imaginé pour la nourriture que nous consommons tous les jours. Ainsi peut-on lire dans la revue ZeroDeux :
« Aujourd’hui donc que l’objet industriel nous environne de toutes parts et spécialement dans les cuisines “modernes” qui demeurent le lieu du triomphe de l’idéologie consumériste […], réévaluer la fonctionnalité de l’objet sous tous les angles imaginables, y compris celui de l’humour, n’est pas complètement absurde, bien au contraire : le travail de Mathieu Mercier, en liant la production de l’œuvre d’art à la puissance de l’imaginaire enfoui dans l’objet de tous les jours réintroduit une dose de questionnement salutaire sur un compagnonnage censé aller de soi. »2

Sous l’humour, la réflexion, et à la fin de ce banquet, on ne peut s’empêcher de questionner notre rapport à la nourriture, vitale au fonctionnement humain, mais qui a pris des formes si dénaturées qu’aujourd’hui il est possible de rendre leur réalité à l’aide de plastique. L’ouvrage présente bien sûr d’autres types d’objets détournés, comme un faux lingot d’or dissimulant une boite ou une tasse à café déguisée en téléobjectif renversé. Mais l’abondance de ces objets dans la catégorie particulière de la nourriture pose la question de nos modes de consommation. Et après avoir ri et ripaillé à ce banquet, il faut maintenant prendre garde à l’indigestion.



Camille Moreau


Mathieu Mercier, Everything But The Kitchen Sink, Editions Snoeck, 2015

References[+]

L’article Au banquet des faux-semblants est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/mathieu-mercier/feed/ 0
Subodh Gupta : « Adda / Rendez-­vous » http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/subodh-gupta/ Wed, 16 Dec 2020 16:31:10 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35785 Bidons de lait accrochés à des vélos dorés, ustensiles de cuisine étincelants composant une sculpture, vaisselle dans laquelle se reflètent les étoiles, les créations de Subodh Gupta révèlent la beauté et la spiritualité des objets du quotidien [...]

L’article Subodh Gupta : <br>« Adda / Rendez-­vous » est apparu en premier sur le magazine.

]]>

« Je considère depuis toujours que la cuisine est un espace profondément spirituel ». Subodh Gupta



Couverture du catalogue de l’exposition « Subodh Gupta, Adda / Rendez-vous » à la Monnaie de Paris du 13 avril au 26 août 2018, Editions Skira, Paris, 2018.1



Bidons de lait accrochés à des vélos dorés, ustensiles de cuisine étincelants composant une sculpture, vaisselle dans laquelle se reflètent les étoiles, les créations de Subodh Gupta révèlent la beauté et la spiritualité des objets du quotidien.

Subodh Gupta, artiste indien qui vit et travaille à Delhi, s’exprime à travers différents médiums – peinture, sculpture, vidéo, installation. La cuisine occupe une place primordiale dans ses créations.

Subodh Gupta utilise de la vaisselle ancienne, et à partir de 1996, intègre dans ses œuvres des ustensiles en acier inoxydable. Ces objets sont présents dans la majorité des foyers indiens, même si certains ne peuvent les remplir de nourriture.

Par l’accumulation, l’artiste transforme ces ustensiles en sculptures ou en installations. Un souffle jaillit de ces objets, témoins de ceux qui les ont manipulés. La matière engendre une énergie nouvelle, matérialisée dans certaines œuvres par la présence de l’eau et du son. Dans le travail de Gupta, le passé chuchote et se transforme.

« L’artiste utilise les médiums les plus concrets et les plus rudimentaires, parfois même les plus triviaux, afin d’amener le spectateur à percevoir la sensibilité et l’esthétique contenues dans l’irruption d’une humanité inédite et première. Il cherche à exprimer ce quelque chose antérieur à l’art qui est la vie. »
Germano Celant, « Subodh Gupta » 2018

Dans la partie de l’exposition « Les dieux sont dans la cuisine », les œuvres explorent différents aspects de l’alimentation.

Pour Gupta, l’exposition est un lieu de rencontres, d’échanges et de débats. Dans un espace évoquant une maison, aux murs composés d’ustensiles de cuisine, l’artiste prépare lui-­‐même un repas qu’il offre en partage aux visiteurs.

La vidéo Spirit Eaters (Mangeurs d’esprits) de 2012, prend sa source dans un rite ancestral indien. En hommage à la personne décédée, des hommes font un repas pantagruélique afin de nourrir le divin.

Dans l’installation Faith Matters (La foi est importante), 2007-­‐2008, de traditionnelles boîtes à repas, tiffin dabba, posées sur un circuit mécanique tournant à vide, évoquent le transport mondial alimentaire, en se référant à la route de la soie.

« Ainsi les dieux ne sont pas morts. Ils sont toujours affamés, comme nous le sommes. […] Nous cuisinons le monde, et de ce fait le mangeons, mais le surchauffons aussi. » Bhrigupati Singh, dans « Subodh Gupta », 2018.

Le partage, la spiritualité, la fusion des contraires (vide/plein, raison/inconscient, esprit/corps…) et bien d’autres thèmes encore dont l’exil et la migration, sont présents dans les créations de Subodh Gupta.

Cependant la cuisine insuffle une énergie vitale et passionnée dans l’œuvre de cet artiste aux multiples talents.


Nathalie Laberrigue




« Subodh Gupta », le catalogue de l’exposition

References[+]

L’article Subodh Gupta : <br>« Adda / Rendez-­vous » est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Vanessa Beecroft, tableaux vivants http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/12/vanessa-beecroft/ Wed, 16 Dec 2020 14:26:33 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35768 Les critiques se sont souvent contentés de voir dans les performances spectaculaires de Vanessa Beecroft un commentaire des canons de beauté prescrits par la mode, prenant la forme d'une condamnation de la marchandisation des corps et des stéréotypes aliénants. Comme s'il suffisait de représenter une image ou de mettre en scène une imagerie pour en dresser sa dénonciation.

L’article Vanessa Beecroft, <br>tableaux vivants est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Les filles simulaient les sculptures, et les sculptures qui ont été installées ressemblaient à des corps de femmes vivantes. Vanessa Beecroft1

Couverture du catalogue de l’exposition de Vanessa Beecroft au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli, Turin, Italie (du 8 octobre 2003 au 25 janvier 2004) Performance 1993-2003, (Skira, 2003)



Les critiques se sont souvent contentés de voir dans les performances spectaculaires de Vanessa Beecroft un commentaire des canons de beauté prescrits par la mode, prenant la forme d’une condamnation de la marchandisation des corps et des stéréotypes aliénants. Comme s’il suffisait de représenter une image ou de mettre en scène une imagerie pour en dresser sa dénonciation. Ils se sont arrêtés à une critique idéologique de l’image du corps des femmes ou du moins à sa dimension rhétorique. Mais quel est au juste le corps du modèle ? On peut penser que le modèle qui pose depuis des siècles pour les artistes gagne à s’éclairer par celui de la mode, qui a repris le nom de mannequin d’atelier pour le désigner et l’employer. Il a rarement eu, ou qu’accessoirement, un nom propre. Bien qu’il soit en représentation, il n’endosse pas tout à fait un rôle. Roland Barthes a situé le paradoxe du corps du modèle (de la cover-girl) qui est à la fois individuel, tout en étant investi d’une valeur d’institution abstraite : « sa fonction essentielle n’est pas esthétique, il ne s’agit pas de livrer un “beau corps”, soumis à des règles canoniques de réussite plastique, mais un corps “déformé” en vue d’accomplir une certaine généralité formelle, c’est-à-dire une structure ; il s’ensuit que le corps de la cover-girl n’est le corps de personne, c’est une forme pure, qui ne supporte aucun attribut. » Il ajoute que sa mise en situation dans un décor tend bien souvent à recouvrir cette abstraction.


C’est cette abstraction qui est engagée dans les performances de Vanessa Beecroft. Les mannequins ne défilent pas, mais forment un ensemble, comme un tableau vivant immobilisé dans son exhibition, à ce point de passage entre le tableau et le podium. Les femmes posent sans costumes, sans accoutrements, sans déguisements ; et bien que déshabillées, elles se présentent rarement entièrement nues. Une fois dévêtues (de leurs signifiants, de leurs mouvements, comme de leurs vêtements), c’est la pluralité des corps seule, qui compose un groupe plus ou moins serré ou relâché, qui leur donne consistance, leur confère une tenue et leur assure un maintien. Ses figures se passent, dans leur absorbement oisif, du regard porté sur elles qu’elles semblent ignorer. Pourtant la frontalité des postures suppose la place d’un regard structurant, que les spectateurs sont invités à occuper, mais qui passe pour ainsi dire à travers eux. Elles font sécession sans avoir besoin d’une séparation claire entre une scène et une salle.


On a rarement vu des rassemblements de femmes avant la seconde moitié du vingtième siècle. Les hommes, eux, de tous temps, ont formé des meutes, des armées, des foules, des masses. La mode, avant la politique, aura été ce lieu précurseur. La futilité qu’on lui prête s’avère parfois réversible. Cette réversibilité transparaît à travers l’intrusion de l’Histoire dans l’effort que la Mode produit infatigablement pour la refouler dans ses retours saisonniers. C’est ce que Roberto Calasso nous suggère en rappelant le sens que Baudelaire donnait à la modernité, mot qu’il a été le premier à mettre en circulation : « Il feuilletait “une série de gravures de modes, commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat”. Il s’agissait des merveilleuses images du “Journal des dames et des modes” de Pierre de La Mésangère. Pour nous introduire à l’œuvre d’un artiste [Constantin Guys] qu’il va présenter comme le “peintre de la vie moderne”, rien de moins, il ne l’associait pas aux anciens maîtres mais à des gravures de mode. Et qui plus est, de la Révolution. Comme si la Révolution avait été en premier lieu une bonne occasion pour changer de modes et de coiffures un peu plus rapidement que d’habitude. »


La pose des modèles présuppose la photographie de mode. Mais en supprimant l’instantané qui conditionne le dynamisme des postures, Vanessa Beecroft impose aux corps des modèles un temps long qui devient une épreuve physique. Cette immobilité prolongée introduit le public à l’expérience de l’artiste devant son modèle, mettant celui-ci face à son propre désœuvrement d’esthète. Leur identité, qui repose seulement sur une typologie minimale, générique, et sans profondeur psychologique, donne à leur féminité une dimension spectrale et désincarnée, qui nous renvoie ailleurs, à d’autres modèles dans les peintures et les sculptures disséminées dans les collections des musées (fond disparate dans lequel la mode puise elle-même). Cette multitude de femmes rassemblées dans un même temps et dans un même lieu déroute le regard, tandis que leur immobilité neutralise l’hystérie du spectacle. Rien ne semble pouvoir se dérouler. On assiste à une sorte de naufrage immobile et glacé. Soustraits à la séduction, les modèles marquent un temps mort ; la pose phallique adoptée au début de la performance se relâche pour laisser place progressivement à la fatigue. C’est ce poids de la fatigue qui semble être la véritable visée de ces tableaux vivants, qui ruine imperceptiblement la performance de l’intérieur.



Damien Guggenheim


Le catalogue de Vanessa Beecroft, Performance 1993-2003, (Skira, 2003) a été édité à l’occasion de l’exposition organisée par Marcella Beccaria au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli du 8 octobre 2003 au 25 janvier 2004. C’est la première exposition rétrospective consacrée à l’artiste, qui comprenait des photographies, des vidéos et des installations, et qui a aussi été l’occasion de la création d’une nouvelle performance.




Roland Barthes, Système de la mode, in Œuvres complètes, vol. 2, éditions du Seuil, 2002, p. 1156-1157
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Gallimard, Folio, traduit par Jean-Paul Manganaro, 2011, p. 236

References[+]

L’article Vanessa Beecroft, <br>tableaux vivants est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Paul McCarthy, la broyeuse de chocolat http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/paul-mccarthy-la-broyeuse-de-chocolat/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/paul-mccarthy-la-broyeuse-de-chocolat/#respond Wed, 25 Nov 2020 17:27:08 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35665 « Il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d'une sociologie initiatique (et cela n'est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l'opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants ». Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, éditions Sables, 1996.

L’article Paul McCarthy, <br>la broyeuse de chocolat est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants ».
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, éditions Sables, 1996, p.34


Le plaisir esthétique frissonne. Quelque chose remonte. Un affect se déplace en douce. Paul McCarthy a jeté ses pinceaux, troqué ses tubes de peintures contre des tubes de ketchup, de mayonnaise, et de moutarde ; il s’est emparé de seaux d’huile de moteur, de pots de graisse ; il en a enduit une toile, puis très vite le corps. Il s’est attifé d’un gros nez, de perruque, de saucisses. Il est devenu expressionniste. Il ne se prend pas pour un chaman : il fait le clown, un clown inquiétant. Il s’est trouvé des complices, et en a fait des partenaires. Il s’est appuyé sur des légendes nationales, des mythes folkloriques, qui rassemblent sentimentalement des foules, pour se guider dans des scénarios d’orgies masturbatoires et incestueuses. Ces scènes n’ont évidemment rien de scandaleux. C’est leur équivalence qui choque nos sentiments patriotiques. Qu’un plug anal soit tenu pour la même chose que la colonne Vendôme (ou plutôt l’inverse), c’est bien pour ça qu’on l’admire, qu’on l’aime ou qu’on veuille la détruire. L’artiste parle de sa sculpture comme d’un Brancusi. Il l’a nommée Tree. Il insiste sur son caractère abstrait. Cette équivalence est bien une abstraction, une idéalité qui nous fait basculer, par exemple, du ketchup au sang pour nous faire revenir ensuite à la peinture. Cet aller-retour de la sublimation nous fait passer le frisson esthétique d’un orifice à l’autre.

Couverture du catalogue Chocolate Factory Paris, Pretext, première édition, Hatje Cantz, Paris, 2014



Les Pères Noël en chocolat produits par la fabrique de McCarthy, que l’on pouvait voir peu à peu s’amasser au Musée de la Monnaie en 2014, sont bien voués à être dégustés. L’un des meilleurs chocolatiers de la capitale a été sollicité. Ce qui prête à cette œuvre l’avantage de ne pas comporter de soucis majeurs de conservation, tout en déroutant le fétichisme propre aux collectionneurs. Et surtout, cette appropriation de l’œuvre renouvelle une autre forme de fétichisme qui tient à l’expérience du plaisir enfantin (mais pas seulement) de manger quelque chose — entendant par là une représentation, tel qu’un lapin ou de l’argent en chocolat, tel qu’un bonhomme en brioche ou un pingouin en massepain, ou encore des bonbons en forme de fraise ou de banane, etc. -, qui ajoute au plaisir de manger, celui de détruire qui lui est inhérent. Ce plaisir destructeur et iconoclaste accompagne chaque création de l’artiste ; il n’est jamais enrobé ou euphémisé. Paul McCarthy s’en prend à la représentation de la figure humaine présentée comme une totalité sans faille : « l’intérieur rococo du bâtiment où la Chocolate Factory existe maintenant projette une trompeuse notion d’utopie : dans sa fausse finesse, il suggère une complétude, en tant qu’êtres humains, ce qui est lié à la notion de perfection. Le rococo est politique : il couvre l’absurdité de l’existence ». Entre merde et chocolat, douceur et injure, rêve et brutalité, c’est la matière elle-même qui se divise, en se répandant d’un côté en connotation et en se rétractant de l’autre en dénotation. La merde, le sang, le sperme, le lait, l’urine, toutes ses sécrétions mettent en péril l’image unifiée et idéalisée du corps en le débordant de toutes parts. Elles font taches.

Avec ça, il y a du merveilleux et du féérique dans l’art de McCarthy. Son étron géant, complex shit, change notre rapport au paysage. On entre surpris dans un univers de conte, comme Alice tombe dans un puits. Mais cet art produit aussi des merveilles : ainsi lorsque, soulevée par une tempête, sa sculpture de merde gonflable s’envola au-dessus de Berne (elle était exposée dans les jardins de la Fondation Paul Klee) pour venir s’écraser, à quelques kilomètre de là, dans la cour d’un foyer pour enfants. Ernst Bloch dit des contes, cruels ou merveilleux, qu’ils ne sont pas des mythes en miniature. Là où les mythes racontent sans fin le retour des fils prodigues, le conte lui narre comment les enfants s’échappent de chez eux à la découverte du monde : « le conte qui éclaire le colportage désigne la révolte, la légende, née du mythe, le destin subi. Il y a dans le conte la révolte du petit, qui cherche à dissiper par les « lumières » l’emprise magique, avant même que les « lumières » existent, tandis que la légende parle à voix basse de l’immuable ». Les contes permettent d’accueillir la question freudo-lacanienne, chassée de partout : d’où viennent les enfants ? Que l’on songe à la production industrielle de figures en chocolats sortis d’un moule, aux lutins lubriques surgissant des recoins sombres de la forêt, aux lits renversés, les uns jetés par-dessus les autres : les œuvres de McCarthy émettent à ce sujet des hypothèses variées. Elles n’ont pas toutes été, une fois pour toute, écartées.



Damien Guggenheim




Le catalogue de l’exposition « Chocolate Factory Paris » a connu deux éditions différentes. La première présente le projet de l’exposition tel qu’il devait avoir lieu. La seconde édition reprend intégralement la première version, tout en incluant sous le titre : « are you the f…ing artist ? » la documentation de l’exposition telle qu’elle a eu lieu et a évolué dans le temps, avec l’accumulation des Pères Noël en chocolat qui remplissaient les salles, et telle qu’elle a été modifiée par des événements imprévus (attaque de l’artiste et sabotage de sa sculpture place Vendôme) qui nécessitaient une réponse.


Paul McCarthy, Chocolate Factory Paris, Pretext, Musée de la Monnaie de Paris, Hatje Cantz, 2014
Paul McCarthy, Chocolate Factory Paris, Musée de la Monnaie de Paris, Hatje Cantz, 2015
Paul in Paris / Paris in Paul, sous la direction de Donatien Grau, Les Belles Lettres, 2016, p.17
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Payot, 2014
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fée, Robert Laffont, traduit par Théo Carlier, 1976
Ernst Bloch, Héritage de ce temps, éditions Klincksieck, traduit par Jean Lacoste, 2017, p.148



L’article Paul McCarthy, <br>la broyeuse de chocolat est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/paul-mccarthy-la-broyeuse-de-chocolat/feed/ 0
La photographe qui n’en était pas une. http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/claude-cahun/ Wed, 18 Nov 2020 16:08:29 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35630 Aveux non avenus de Claude Cahun.

Il est peu d’artistes qui représentent autant la lutte pour la liberté individuelle que Claude Cahun. Androgyne, se moquant des diktats, dédaignant les catgories, essentielle à la pensée des surréalistes mais refusant d’en faire partie, résistante acharnée pendant la guerre mais n’intégrant aucun réseau, Claude est toujours en marge. Aveux non avenus représente exactement cette manière d’exsuder l’indépendance à chaque souffle.

L’article La photographe <br>qui n’en était pas une. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Aveux non avenus de Claude Cahun


Il est peu d’artistes qui représentent autant la lutte pour la liberté individuelle que Claude Cahun. Androgyne, se moquant des diktats, dédaignant les catégories, essentielle à la pensée des surréalistes mais refusant d’en faire partie, résistante acharnée pendant la guerre mais n’intégrant aucun réseau, Claude est toujours en marge. Aveux non avenus représente exactement cette manière d’exsuder l’indépendance à chaque souffle. Le livre, le deuxième qu’elle fait paraître, sort en 1930 et se présente comme un ensemble sans précédent de pages de journal, de poésie, de correspondance, d’aphorismes et de photomontages. Cette œuvre multiple témoigne à chaque page que « neutre » est son mantra. « Masculin ? féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours »1, écrit-elle, et dans cette absence de hiérarchie entre les genres, se trouve latent une absence de hiérarchie entre les arts. Claude passe de l’écriture à la photographie sans enjamber de barrière, pour elle tout est création, et la façon de créer avec l’image n’est pas différente de celle qui utilise les mots.

Claude Cahun, Aveux non avenus (couverture)


Témoignage et fiction, journal et poésie, Claude n’accorde pas plus d’importance à la réalité dans ses écrits que dans ses photographies. Dans Aveux non avenus, elle ne s’embarrasse pas d’unité de genre. Les photomontages, qui rythment les chapitres, sont autant de parties de l’œuvre et ne sont en rien des illustrations. Ils ont été créés en même temps que le texte, alors que l’éditeur lui avait donné carte blanche, ils sont le propos même, à l’égal des fragments écrits. Pour résumer, “la démarche intermédiale qu’elle met en place à travers la présence des photomontages au sein du texte”2 contribue à brouiller les frontières entre écriture et photographie. Une de ses biographes l’appelle « la photographe sans le savoir »3, et il semble en effet que ce ne soit pas la spécificité du médium qui l’intéresse. Comme on peut lire dans Aveux non avenus, « Accommodements du poète avec son infirmité : S’aveugler pour mieux voir. Faire jaillir des étincelles en frappant sur les ténèbres. Frapper sur le silence assourdissant pour s’en faire un ami malléable. Frapper la syntaxe et le rythme et le verbe un grand coup pour en tirer l’eau de la mort. »4 La création en soi l’intéresse plus que la manière. Dans ce paragraphe se mélangent les cinq sens dans un même élan pour créer : lumière, toucher, mots, ouïe et même le goût de l’eau, tout est syntaxe. En un mot, elle prend la photographie comme une matière littéraire. Le photomontage devient l’équivalent du cadavre exquis, et l’utilisation des mots dans le corps même de ces images accentue l’effet littéraire déjà présent dans le montage. Mais ce n’est pas uniquement le cas des photomontages, ses photographies elles-mêmes distillent une certaine forme de littérarité. La manipulation de l’image, les références aux mythes, la mise en scène par le costume ou le décor, tout cela participe d’une forme de narrativité fictionnelle. L’autoportrait devient autofiction, et le portrait fable.
Liberté de genre, liberté de ton, liberté de création, liberté politique, liberté dans le choix du medium, Claude Cahun nous donne une leçon de témérité et d’irrévérence face aux catégories esthétiques. “Vivre (écrire)”, résume-t-elle dans une lettre, et écrire, pour Claude Cahun, ce n’est pas seulement aligner des mots, mais aussi créer des images. Lire Claude Cahun aujourd’hui, c’est se souvenir que “photographie” signifie “écrit avec la lumière”. Et que, en conséquence, il n’y a rien que l’image ne puisse dire que l’écrit ne fait déjà.



Camille Moreau


Claude Cahun, Aveux non avenus, Fayard / Mille et une nuits, 2011
Exposition « Claude Cahun », 2011

References[+]

L’article La photographe <br>qui n’en était pas une. est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Marcel Broodthaers, Le chant du corbeau http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/marcel-broodthaers-le-chant-du-corbeau/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/marcel-broodthaers-le-chant-du-corbeau/#respond Fri, 06 Nov 2020 16:20:16 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35545 “LE CORBEAU ET LE RENARD. LE CORBEAU SONNE. LE PEINTRE EST ABSENT. LE RENARD SONNE. L’ARCHITECTE EST ABSENT. MÊME JEU. LE CORBEAU ET LE RENARD SONT ABSENTS. JE ME SOUVIENS D’EUX, MAIS À PEINE. J’AI OUBLIÉ LES PATTES ET LES MAINS, LES JEUX ET LES COSTUMES, LES VOIX ET LES CRIS, LA FOURBERIE ET LA[.....]

L’article Marcel Broodthaers,<br> Le chant du corbeau est apparu en premier sur le magazine.

]]>
“LE CORBEAU ET LE RENARD. LE CORBEAU SONNE. LE PEINTRE EST ABSENT. LE RENARD SONNE. L’ARCHITECTE EST ABSENT. MÊME JEU. LE CORBEAU ET LE RENARD SONT ABSENTS. JE ME SOUVIENS D’EUX, MAIS À PEINE. J’AI OUBLIÉ LES PATTES ET LES MAINS, LES JEUX ET LES COSTUMES, LES VOIX ET LES CRIS, LA FOURBERIE ET LA VANITÉ. LE PEINTRE ÉTAIT TOUT COULEURS. L’ARCHITECTE ÉTAIT EN PIERRE. LE CORBEAU ET LE RENARD ÉTAIENT DE CARACTÈRES IMPRIMÉS. LE SYSTÈME D. IL Y AVAIT DU CHIEN JUSQUE DANS LA FOULE. IL PLEUVAIT SUR L’AGORA. L’AGORA ÉTAIT BONDÉE. IL Y AVAIT UN CHIEN VERT, UN CHIEN ROUGE, UN CHIEN BLANC, UN CHIEN NOIR ET BLEU, DE CARACTÈRE IMPRIMÉ. JE ME SOUVIENS D’EUX, MAIS À PEINE. LE RENARD SONNE. LE CORBEAU SONNE.”
(Marcel Broodthaers, Le corbeau et le renard, 1967-1972)


Marcel Broodthaers, Catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992



Le corbeau et le renard sont absents. Je me souviens d’eux, mais à peine. Reviennent en tête, entêtantes, des bribes décousues de phrases, sans queue ni tête. Les propositions artistiques de Marcel Broodthaers nous situent d’emblée dans l’oubli des fables et de leurs leçons. Mais cet oubli est un pas difficile à gagner. On ne franchit pas, rappelle-t-il, la barre signifiant/signifié sans faire les maîtres d’école. Au tableau noir, c’est à peine s’il parvient à oublier les leçons apprises ; penché sur son cahier, c’est à peine s’il se souvient des travaux d’écritures. Mais le recourt aux images, indispensables à l’apprentissage du langage, qui accompagnent chaque mot pour représenter ce qu’il désigne, a immobilisé le poète comme devant les grilles indéracinables d’un zoo. Les mots ne veulent rien dire ? Les choses ne répondent pas à leur nom ? Les légendes sont arbitraires et les classements interchangeables ? Il n’y aurait le choix, en somme, qu’entre le délire et l’hallucination. Le corbeau sonne. Le renard sonne. Comme on entend la sonnerie d’un téléphone (c’est moi !) ou celle qui signale la fin des cours : les élèves en rangées se lèvent, repoussent leur chaise et se dispersent. Ils ont définitivement appris à compter jusqu’à trois.

J’ai oublié les pattes et les mains, les jeux et les costumes, les voix et les cris, la fourberie et la vanité. Les fables ont longtemps été tenues pour une morale d’esclave (Ésope en était un), parce qu’elles s’avancent masquées, empruntent des voies détournées, usent de formulations allusives, jouent sur des équivoques, des insinuations et des dissimulations. Elles déploient un art d’écrire sous la persécution, aussi raffiné à charmer les enfants, que subtil à contourner les censures du pouvoir. Chaque fable parle d’elle-même, de ses conditions d’énonciation. Elles sont expertes en limites. Chaque fable est aussi, quelle que soit l’histoire qu’elle raconte, une fable sur la fable. Elles énoncent ce qu’il en coûte de parler et ce qu’il en coûte de se taire. Le droit de tout dire ne périme pas pour autant ses caractères. D’autres menaces, nouvelles, pèsent sur la parole. L’exigence de clarté, ou de transparence, en est une, et celle, pas moins redoutable, de tout dire en est une autre. Elles ont toutes deux leurs serviteurs zélés. Marcel Broodthaers, on le constatera aisément, ne cède ni à l’une ni à l’autre de ces exigences nouvelles.



Marcel Broodthaers, Couverture du catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992



Pour commencer, il faut consentir, serait-ce même par étourderie, à la perte de maîtrise. Il y avait du chien jusque dans la foule. Le renard parle, le corbeau se tait. Le chien en spectateur attend. Le corbeau s’est fait plumer, il a lâché le morceau. Le renard fait de la publicité. Il mange à sa faim. Le chant du corbeau provoque la pluie. Marcel Broodthaers ne parle pas, ne se tait pas, il écrit. Il pleuvait sur l’agora. Sous la pluie, les lettres s’effacent à mesure qu’il les trace. Comme le chien qu’observe Stephen Dedalus (dans Ulysse de James Joyce), qui efface avec ses pattes arrière ses empreintes de pas dans le sable, tandis que les vagues produisent des onomatopées. Ce chien, on s’en souvient, est, tel Argos, le premier à reconnaître son maître, mais nullement son congénère mort qu’il renifle sur la plage. C’est peut-être le même chien, qui revient des centaines de pages plus loin, dont Leopold Bloom craint qu’il prenne sa jambe pour un réverbère.

Damien Guggenheim




Marcel Broodthaers, Catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992
Jean-Claude Milner, La Puissance du détail, Éditions Grasset, 2004
Patrick Dandrey, La fabrique des Fables, Klincksieck, 2010
James Joyce, Ulysse, éditions Gallimard, Folio-Classique, traduction de Jacques Aubert, 2013
Jean de La Fontaine, Fables, éditions Gallimard, Folio-Classique, 2015
Ésope, Fables, éditions Gallimard, Folio-Classique, traduction de Julien Bardot, 2019







L’article Marcel Broodthaers,<br> Le chant du corbeau est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/marcel-broodthaers-le-chant-du-corbeau/feed/ 0
Gotham Handbook de Paul Auster et Sophie Calle http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/gotham-handbook-de-paul-auster-et-sophie-calle/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/gotham-handbook-de-paul-auster-et-sophie-calle/#respond Fri, 06 Nov 2020 16:17:14 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35553 Dans son roman « Léviathan », Paul Auster s’inspire de Sophie Calle, de ses rituels, de ses pratiques artistiques et photographiques pour créer un de ses personnages, Maria …

L’article Gotham Handbook de Paul Auster et Sophie Calle est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Dans son roman « Léviathan », Paul Auster s’inspire de Sophie Calle, de ses rituels, de ses pratiques artistiques et photographiques pour créer un de ses personnages, Maria.

Sophie Calle a développé ses rituels dans la série d’ouvrages « Double-jeux »1, et elle précise ceux auxquels Paul Auster s’est référé : La suite vénitienne, La garde robe, Le strip-­tease, La filature, L’hôtel, Le carnet d’adresses, Le rituel d’anniversaire.

Léviathan de Paul Auster (couverture)



« D’autres travaux avaient suivi, tous engendrés par le même esprit d’investigation, le même goût passionné du risque. Son sujet était l’œil, la dramaturgie de l’œil qui regarde en étant regardé … » 

« Le carnet s’était mué pour elle en un objet magique, réserve de passions obscures et de dessins informulés. Le hasard l’avait amenée à le découvrir, et maintenant qu’il était à elle, elle y voyait un instrument du destin. » Paul Auster, Léviathan.


Dans le cours du roman, le personnage de Maria se détache de son modèle pour prendre sa personnalité propre et Sophie Calle, à son tour, s’inspire de Maria, mêlant réalité et fiction.

Paul Auster a ajouté dans son roman, des rituels de son invention auxquels Sophie Calle décide de se soumettre. Puis elle demande à Paul Auster d’inventer un personnage de fiction qu’elle prendrait comme modèle. L’écrivain, craignant ce qui pourrait se produire si son amie suivait un de ses scénarios, lui propose un mode d’emploi pour la vie à New-­York. Il la met en garde contre les dangers de la ville et lui donne quelques instructions : Sourire quoi qu’il advienne, entamer la conversation, s’intéresser aux sans‐abris et aux mendiants, distribuer des sandwichs et des cigarettes, s’approprier un lieu, l’embellir, prendre des notes et des photos.

Sophie Calle se lance dans la ville, munie des précieux conseils de Paul Auster et elle investit une cabine téléphonique où elle peut observer la vie des New-Yorkais. Cela donnera naissance à « Gotham Handbook ».


« Bonjour, quel beau chapeau vous avez. J’ai un sandwich en trop, le voulez‐vous ? » Il a souri mais il a continué son chemin. J’aurais pu tenter d’engager la conversation mais j’étais encore fatiguée de mon effort précédent, alors j’ai laissé aller, non sans lui avoir, bien entendu, rendu son sourire. » Sophie Calle in. Gotham Handbook.


La compagnie de téléphone AT & T met fin, par la menace et la destruction des aménagements, à la mission donnée par Paul Auster.

Auscultation d’une société, intérêt pour la ville et la vie des autres, finesse d’observation. Dans ce chassé-­croisé entre réalité et fiction, Sophie Calle et Paul Auster ont mis leur sensibilité en commun pour scruter la vie à New-­York.


Nathalie Laberrigue


Gotham Handbook, Sophie Calle, Paul Auster, Actes Sud, 2ème édition 2019, en correspondance avec Léviathan, Paul Auster, éditeur original Viking Penguin Inc., New-­York 1992, Actes Sud 1993 pour la traduction française.

References[+]

L’article Gotham Handbook de Paul Auster et Sophie Calle est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/11/gotham-handbook-de-paul-auster-et-sophie-calle/feed/ 0
Joan Jonas, l’art de la palinodie http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/joan-jonas-lart-de-la-palinodie/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/joan-jonas-lart-de-la-palinodie/#respond Wed, 28 Oct 2020 09:43:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35522 "Alors que Lines in the Sand aborde le concept du double ou du fantôme d'Hélène, j'irai à Las Vegas, le casino du désert, afin de copier une copie des icônes égyptiennes dans une ville d'illusion et de hasard. J'utiliserai aussi des vieilles photographies et des maquettes dans l'atelier pour faire des vidéos en toile de fond". Joan Jonas

L’article Joan Jonas, l’art de la palinodie est apparu en premier sur le magazine.

]]>

« Alors que Lines in the Sand aborde le concept du double ou du fantôme d’Hélène, j’irai à Las Vegas, le casino du désert, afin de copier une copie des icônes égyptiennes dans une ville d’illusion et de hasard. J’utiliserai aussi des vieilles photographies et des maquettes dans l’atelier pour faire des vidéos en toile de fond ». Joan Jonas

 Allan Kaprow rattachait l’invention de ses premiers happenings aux actions painting de Jackson Pollock. Ce qu’attestent les photographies et les films de Hans Namuth qui documentent la danse du peintre autour de ses toiles posées à terre. Allan Kaprow insistait sur l’action au détriment de l’œuvre produite qui, dans le cas de Jackson Pollock, pose à long terme des soucis colossaux aux restaurateurs confrontés à des coulures et des éclaboussures qui s’effritent irréversiblement. Joan Jonas poursuit cette tradition devenue classique du happening : la grandeur et la décadence du théâtre de geste. Mais elle ajoute aux happenings éphémères de Kaprow la dimension du simulacre. Chaque geste est un signe qui fait illusion ou semblant. La performance simulée n’a pour ainsi dire pas lieu (c’est dans le film seulement). Lorsqu’elle dessine à l’aide d’une craie fixée au bout d’un long bâton, sur un panneau d’ardoise, sur du sable ou une toile, son geste entre dans une scénographie orientée par un dessin, qui s’avère avoir été le script. Aussitôt réalisé, il peut être détruit ; et le froissement du papier jeté en boule produit un son destiné avant tout au bruitage

 Sur cette scène simulée, qui participe autant du plateau de télévision que d’une scène de théâtre, le poète redevient un personnage, un récitant, un rhapsode, un coryphée. Il commente les images qu’il fait défiler sur les écrans. Il double les films qui se succèdent. Il entre et sort de la scène qu’il délimite au grès des délais et des circuits de diffusion. Il s’interpose entre les images en leur faisant écran ou en assurant leur relais. Il joue tour-à-tour le rôle de Narcisse et celui d’Echo. Joan Jonas diffracte le temps présent de la performance par des temporalités erratiques, spectrales, asynchrones. Elle mêle récit épique et domestique. Sa poétique antinaturaliste se déploie comme une palinodie généralisée qui récuse le théâtre par la performance, la performance par le film, le film par l’installation, l’installation par la sculpture, la sculpture par le dessin, etc. Le film, par exemple, ne documente pas la performance, il est inclus dans cette dernière ; l’installation elle-même n’est pas plus ce qui reste que ce qui précède la performance. Tout est disposé, comme au théâtre, dans une répétition avant une première qui n’aura pas lieu. « Alors que la représentation tente d’absorber la simulation en l’interprétant comme fausse représentation, la simulation enveloppe tout l’édifice de la représentation lui-même comme simulacre ».

 

   La légende rapporte que pour avoir diffamé la plus belles des femmes (Hélène de Sparte, la femme aux deux, aux trois maris, l’infidèle épouse) dans les mêmes termes que ceux du récit d’Homère, Stésichore perdit la vue. Il ne la recouvrit qu’après s’être récusé en composant une palinodie. La palinodie est un contre-chant où le poète revient sur ses pas ; il rature son accusation pour lui substituer une louange.  Elle désigne une rétractation, qui efface, en le reprenant, ce qui a été avancé. C’est une façon de se dédire, de revenir sur ce qui a été énoncé, de le dénoncer. C’est un contredit, un dé-tissage, mais qui en rajoute. La palinodie s’attaque à ce qui n’aurait pas dû avoir lieu. Elle propose une autre version de la fable qui réhabilite la femme honnie tenue pour responsable de la guerre de Troie. L’aveuglement est bien sûr porté par la légende que les récits homériques incommodaient. Mais la rétractation laisse des traces grossières : « Non, ce récit n’est pas vrai : tu n’es pas montée sur les navires aux beaux tillacs et tu n’es pas entrée dans la citadelle de Troie. » La palinodie garde à travers sa double négation, en plus de la première version qu’elle conteste, les contestations de la censure. Elle tord la légende pour la faire dériver ailleurs, elle corrige le récit mais sans le supprimer. Elle se contente de superposer une version posthume qui cohabite avec la première en la rendant incertaine. Elle repose sur le pouvoir de fictionnement des légendes en ramenant leur invention au conditionnel. 

   C’est cette palinodie qui inspira après-guerre la poétesse Hilda Dooliltle (H.D.) dans son poème « Hélène en Egypte ». Pour de toutes autres raisons que celles qui contraignirent Stésichore, son récit repose sur l’hypothèse que les guerriers n’aperçurent sur les remparts de la ville assiégée que l’image d’Hélène, son effigie. C’est l’incipit de ce long poème que récite Joan Jonas dans son installation- performance « Lines in the Sand » (2002) : « Nous connaissons tous l’histoire d’Hélène de Troie mais peu d’entre nous ont suivi ses pas jusqu’en Egypte. Comment y est-elle allée ? Stésichore de Sicile, en sa Palinodie, fut le premier à nous en parler / Selon la Palinodie, Hélène ne fut jamais à Troie. Elle avait été transportée ou transférée de Grèce en Egypte. Hélène de Troie fut un fantôme, substitué à la véritable Hélène / Les Grecs et les Troyens ont donc combattu pour une illusion ». Puis, plus loin : « Ose-t-il se rappeler l’irréalité de la guerre, en ce lieu enchanté ? / Peut-on mettre en balance les milles navires avec un baiser dans la nuit ? « . Elle clôt la performance par une autre citation de H.D. tirée de son journal, au temps de son analyse avec Freud : « J’ai vu le monde à travers ma double lentille, il me semblait que tout était cassé sauf cela. »

 Le simulacre assemble des choses qui ne sont pas à leur place (elles n’ont pas de place assignée), la simulation déjoue l’illusion de la présence (la seule présence réelle est la guerre au loin retransmise à la télévision comme spectacle). Hélène n’était pas à Troie, l’Égypte est à Las Vegas, le dessin que Joan Jonas trace en live ne correspond pas à celui qui est projeté simultanément. Le décor et les accessoires de sa performance-installation composent un paysage contrefait en attente de récit ou qui témoignent d’un récit passé que la récitation ne vient pas combler. Les voix ajoutées aux images du film envoûtent comme les paroles murmurées d’un hypnotiseur, mais le pouvoir de la voix qui nous berce n’en a pas moins le pouvoir inverse de nous tirer hors du songe cinématographique, comme une parole entendue en rêve parfois provoque le réveil. Les voix et les images se mêlent et se juxtaposent sans jamais se recouvrir, au sens où pas plus qu’elles ne s’annulent, elles ne vont à l’unisson. Il fut un âge d’or du cinéma muet où le film tout entier était mû par l’absence de la parole qui renforçait la puissance expressive du décor. Un piano improvisait parfois un accompagnement. Mais en 1929, comme nous le rapporte Lotte Eisner, la première projection d’un film parlant en Allemagne signa la fin du cinéma expressionniste : « Quand Dita Parlo prononça dans un des premiers films parlants Mélodie du cœur (1929) de Hans Schwarz, le mot « Pferd » [cheval], la salle entière éclata de rire et les critiques cinématographiques rentrèrent chez eux pour écrire de longs articles où ils déclaraient que le film parlant n’avait aucun avenir. »




Damien Guggenheim


Simon Joan, In the Shadow a Shadow: the Work of Joan Jonas, Hatje Cantz, 2015


Ce livre largement illustré et faisant autorité, contient des centaines d’images en couleur et présente la collection définitive de l’œuvre de Jonas. Première monographie de la pionnière du multimédia, elle couvre plus de 40 ans de performances, films, vidéos, installations, textes et sculptures. En plus de la documentation des projets cruciaux de l’artiste, In the Shadow a Shadow comprend des essais de Douglas Crimp, Barbara Clausen et Johanna Burton, un texte d’enquête majeur de Joan Simon, des textes de Joan Jonas elle-même sur plusieurs de ses œuvres phares, ainsi que des photographies et des dessins inédits des archives de Jonas.




Joan Jonas, “Lines in the Sand”, In the Shadow a Shadow: The Work of Joan Jonas, Hatje Cantz, 2015, p.383-384
Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981, p.16
Platon, Phèdre, traduction E. Chambry, Flammarion, 1964 (243 a).
H.D., Hélène en Égypte, éditions de la Différence, traduit par Jean-Paul Auxeméry, 1992, p.21, 50, 51.
Hilda Doolitle, Pour l’amour de Freud, traduit par Nicole Casanova, éditions des femmes / Antoinette Fouque, 2010 p.164
Lotte H. Eisner, L’écran démoniaque, éditions André Bonne, 1952, p.167
Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme, les empêcheurs de penser en rond, 2000

L’article Joan Jonas, l’art de la palinodie est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/joan-jonas-lart-de-la-palinodie/feed/ 0
Susan Hiller : lieux-dits http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/susan-hiller-lieux-dits/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/susan-hiller-lieux-dits/#respond Tue, 27 Oct 2020 23:35:02 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35532 « Il recherchait ce qui avait disparu et ce qui était rejeté. Aussi, de telles images prennent-elles le contrepied de la connotation exotique, fastueuse, romantique attachée aux noms des villes ; elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule. »
Walter Benjamin

L’article Susan Hiller : lieux-dits est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Il recherchait ce qui avait disparu et ce qui était rejeté. Aussi, de telles images prennent-elles le contrepied de la connotation exotique, fastueuse, romantique attachée aux noms des villes ; elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule. »

Walter Benjamin

 

 

 

 C’est à l’expérience des premières fois que Claude Lanzmann conduit les témoins qu’il interroge à se souvenir, avant que la stupeur ne s’intègre dans une nouvelle réalité reconduite par la routine. C’est un seuil qui ainsi se repère où les choses se tiennent à la frontière entre deux mondes ou deux époques, à partir duquel  le témoin (survivant juif, témoin polonais ou bourreau nazi) percevait encore le monde avec les yeux de celui qu’il avait été, avant sa découverte de la réalité de l’extermination. À rebours, Lanzmann fait l’expérience d’un seuil, qui n’est pas celui d’un moment de bascule d’un monde habitable, mais d’une permanence des choses que les événements historiques n’ont pas touché. Cet ébranlement fait écho au premier. Il repose sur la levée d’une négation qui définit la solution finale comme impossible. Le crime ne se sépare pas de la dénégation qui le couvre, le prépare, l’accompagne et le perpétue. Que le panneau de Trebinka soit resté en place, que le village ait gardé son nom, atteste du présent continu de la Shoah. Lanzmann se demande comment restituer ce passage d’un seuil,  ce point de réel, pour  » le faire surgir à la fois comme un scandale et comme une fatalité (Le lièvre de Patagonie, p.509) ».

   « La pancarte « Treblinka », sur la route, l’acte même de la nomination, a été un choc inouï. Soudain, ça devenait vrai. Ces lieux sont si chargés d’horreur qu’ils en deviennent « légendaires » » (Au sujet de Shoah, p. 299). « Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles et son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz, autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière me mit en émoi. Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka, la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu, d’ordre quasi ontologique, et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende. La confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre sa plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes, ne pouvait être qu’explosive » (Le lièvre de Patagonie, p.491-492).

   C’est à se tenir à cette première impression que se rend fidèle Susan Hiller en répertoriant et collectant des prises de vue des panneaux de nom de rue qui, dans toute l’Allemagne, comporte le préfixe « Juden » (Judenstrasse, Judengasse, Judenweg, etc.), se refusant de laisser s’émousser l’étonnement qu’elle éprouva en arrivant étrangère en pays étranger, fût-il naïf, face à un signe dont la référence a disparu. Inutile de les enterrer pour rendre ces monuments involontaires invisibles. Les lieux qu’elle photographie pour eux-mêmes, sans autre prétexte, confèrent  à ses prises de vue, comme Benjamin le remarquait déjà chez Atget, l’apparence de scène de crime et aux passants des allures de criminel. C’est qu’il est parfois inutile d’inventer de nouvelles représentations ou de raconter des histoires tant le réel sort de l’ordinaire. Tandis que d’autres fois (parfois les mêmes), c’est l’ordinaire lui-même qui se présente dans toute son étrangeté. Ce qui n’apparaît alors ici qu’à la faveur de la mise en série de ces trois cents prises de vues  (encadrées au mur, publiées en volume ou enchâssées dans un film) qui répercutent autant de fois cette première impression.

 

 

   Les noms des rues s’affichent dans chaque photographie comme sa légende. Le paysage a beau varier avec les saisons, passer d’un décor urbain à un paysage champêtre, chaque endroit se révèle être en tous lieux ce lieu du crime, celui permanent de l’oubli, sur lequel repose et découle la vie quotidienne. L’anonymat des passants fait pendant à celui des absents. L’oubli est figé dans ces prises de vues banales et répétitives, elles-mêmes n’ayant d’autres qualités que celles d’une photographie amateur, sans effet de style ou de signature. La neutralité hypothéquée du documentaire se réfléchit dans le panneau de signalisation : il n’est là seulement que pour indiquer une place ou une rue. Mais quand au lieu de regarder ce qui est indiqué, de suivre la flèche, l’on regarde, comme le sage chinois, « le doigt qui montre cela », alors le sol se dérobe à nos pieds, la terre se met à vaciller. Où sommes-nous ? La toponymie ouvre à un vertige qu’aucun génie du lieu ne pourra abréger. Le signifiant « Juden » flotte suspendu entre terre et ciel. Il renvoi à une absence qui ne se remarque pas. Il légende l’écart entre un paysage indifférent et l’histoire qui l’a traversé sans laisser d’empreinte. Mais cet écart maintient présent dans l’instantané un passé qui ne passe pas en rendant présent l’absence d’une vie juive millénaire et allemande.

   Si Susan Hiller, dans sa série de photographies, nous donne à voir à son tour le doigt qui pointe une absence, c’est que ce déictique est aussi celui pointé contre une minorité, écartée des villes ou confinée dans des ghettos à l’intérieure des villes. Ces noms de rue viennent d’une longue histoire de la ségrégation, plus ou moins contraignante mais constante, qui a précédé les déportations et l’extermination. Autant ces noms de rue témoignent de cette ségrégation, autant la ségrégation était portée par cet acte de nomination publique. Avant de s’en prendre aux corps qu’ils désignaient, ces toponymes ont été supprimés par les municipalités nazies qui entendaient effacer la moindre trace d’une présence passée et historique des juifs allemands. Ce négationnisme a précédé et annoncé la solution finale. Le choc qu’éprouva l’artiste à l’origine de ce travail est donc paradoxal. Il porte peut-être plus sur l’oubli que sur ce qui est oublié. Militant en quelque sorte contre l’oubli de cet oubli qui parachèverait l’absence en faisant se rejoindre le négationnisme précédant avec celui d’aujourd’hui. « Une photographie ne peut jamais représenter les choses telles qu’elles sont dans le moment présent où l’image est prise », écrit Susan Hiller. C’est avec la photographie documentaire qu’elle montre ce qui échappe à sa neutralité objective.


 Damien Guggenheim


Cette monographie a été publiée à l’occasion de l’exposition The J Street Project qui s’est tenue à Compton Verney (Warwickshire en Angleterre) entre septembre et octobre 2005. Susan Hiller (1940-2019) est née à Tallahassee, en Floride, et a vécu et travaillé principalement à Londres à partir du début des années 1960. Elle a étudié le cinéma et la photographie à Cooper Union et la linguistique et l’archéologie au Hunter College de New York, avant de mener des travaux anthropologiques sur le terrain au Mexique, au Belize et au Guatemala. Son travail est présenté dans de nombreuses collections permanentes à travers le monde. Une grande exposition rétrospective lui a été consacrée à la Tate Britain à Londres en 2011.




Susan Hiller, The J. Street Project, Compton Verney / DAAD, 2005.
Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, (traduction Lionel Duvoy), éditions Allia, 2019, p.39.
Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, éditions Gallimard, 2009.
Au sujet de Shoah, (collectif dirigé par Michel Deguy), éditions Belin, 1990.

L’article Susan Hiller : lieux-dits est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/susan-hiller-lieux-dits/feed/ 0
Old Paris and Changing New York. Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/old-paris-and-changing-new-york-photographs-by-eugene-atget-and-berenice-abbott/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/old-paris-and-changing-new-york-photographs-by-eugene-atget-and-berenice-abbott/#respond Sun, 04 Oct 2020 22:28:15 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35472 Dans cet ouvrage, publié à l’occasion de l’exposition Paris to
New York : Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott *,
les photographies d’Eugène Atget et de Berenice Abbott se
répondent.

L’article Old Paris and Changing New York. Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Atget ; Abbott

Dans cet ouvrage, publié à l’occasion de l’exposition Paris to New York : Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott *, les photographies d’Eugène Atget et de Berenice Abbott se répondent.

Eugène Atget, père de la photographie documentaire, se démarque du style pictorialiste, qui transforme le réel. A la fin du XIXème et au début du XXème siècle, il enregistre, donne un état des lieux des différents quartiers de Paris. Il travaille par séries, chacune axée sur un thème précis : l’architecture, les devantures de boutique, les vendeurs de rue, les parcs … Ses photographies, avec leur charme, leur mystère et leur nostalgie, témoignent de la ville et de la société de l’époque.

En 1929, Berenice Abbott, déjà très appréciée dans le cercle de Man Ray pour ses portraits, est inspirée par les photographies d’Atget et lance son projet Changing New York. La ville est en pleine transformation, s’élançant vers le ciel. Berenice Abbott trouve son propre style pour photographier les gratte-ciels fuselés qui côtoient les immeubles anciens et les quartiers pauvres – prises de vues du haut des buildings ou
dans une aspiration vers le ciel.

« Quoique je pense et ressente à propos des gratte-ciels, je le dis à travers une compréhension et une application dans la composition. Les lignes verticales semblent basculer les unes vers les autres, ou bien s’affaisser, prêtes à s’effondrer ; elles ne forment pas un ensemble équilibré. D’un autre côté, le photographe doit représenter le gratte-ciel d’une manière telle que la verticale balance dans un rythme majestueux et gracieux exprimant l’ordre et l’unité. » (Berenice Abbott in Abbott’s Guide to Better Photography, 1941, traduction proposée par l’auteure).

Kevin Moore, le commissaire de l’exposition, décrit le travail et le parcours des deux photographes, et leur rencontre. Il explique très bien comment Berenice Abbott a sauvé et valorisé les archives d’Atget, imprimant ses photos et publiant des albums après la mort de celui-ci.

« Pendant les quelques visites faites à Atget dans son appartement de Montparnasse, Abbott a été frappée par le style direct et sans fioritures des photographies d’Atget. […] Abbott décrivit plus tard “un éclair immédiat de reconnaissance – le choc du réalisme sans faille,” une déclaration présageant un changement radical d’orientation pour elle en tant qu’artiste, et pour le domaine de la photographie d’art dans son ensemble. » (Kevin Moore in Old Paris and Changing New York, traduction de l’auteure)

Eugène Atget et Berenice Abbott ont ouvert une nouvelle voie à la photographie, donnant au documentaire ses lettres de noblesse et inspirant de nombreux artistes.


Nathalie Laberrigue


Kevin Moore, Old Paris and Changing New York. Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott, Yale University Press, 2018


* Exposition présentée au Taft Museum of Art, Cincinnati, 6 octobre 2018-20 janvier 2019, commissaire Kevin Moore.

L’article Old Paris and Changing New York. Photographs by Eugène Atget and Berenice Abbott est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/old-paris-and-changing-new-york-photographs-by-eugene-atget-and-berenice-abbott/feed/ 0
Une ville sans adresses. Dead cities, de Guillaume Greff http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/une-ville-sans-adresses/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/une-ville-sans-adresses/#respond Sun, 04 Oct 2020 22:28:08 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35468 Une rue déserte dont l’asphalte laisse passer quelques touffes d’herbe, un ensemble immobilier aux volets tous identiquement fermés, une grappe de pavillons dont on ne sait s’ils sont flambants neufs ou abandonnés : voici la vision que Guillaume Greff nous offre dans son ouvrage Dead Cities.

L’article Une ville sans adresses. <em>Dead cities</em>, de Guillaume Greff est apparu en premier sur le magazine.

]]>

Une rue déserte dont l’asphalte laisse passer quelques touffes d’herbe, un ensemble immobilier aux volets tous identiquement fermés, une grappe de pavillons dont on ne sait s’ils sont flambants neufs ou abandonnés : voici la vision que Guillaume Greff nous offre dans son ouvrage Dead Cities. Le panneau caractéristique, blanc à liseré rouge, est parfaitement officiel : nous sommes à Beauséjour, dans l’Aisne. Difficile de ne pas voir d’ironie dans le choix du nom de l’endroit, car la ville que nous fait visiter le photographe est une ville factice. En effet cet endroit, avec ses commerces, son hôtel, ses immeubles d’habitation et sa mairie est en réalité le terrain d’entrainement de l’armée française. Les troupes y essaient des manœuvres destinées à être reproduites en terrain de guerre. Ville factice donc, mais pas fantôme, car l’activité n’y manque pas, de jour comme de nuit. Des gens y circulent et y vivent tous les jours, toute l’année. À Fort Town aux États-Unis, équivalent américain de Beauséjour, la population atteint même les 8000 habitants. Le photographe a profité d’une très rare semaine sans activité pour y prendre ses photos ; les clichés de cette ville vide sont donc tout aussi factices que la ville elle-même, car ne reflétant pas la réalité de l’endroit.
Là est justement le point où nous pouvons interroger la démarche du photographe : pourquoi choisir de draper cette ville d’artificialité si elle existe effectivement ? Pourquoi la représenter vide si des gens y mangent, y dorment, y travaillent toute l’année ? Pourquoi serait-elle factice si tout est à échelle 1, si elle a effectivement un nom, et est recensée sur des cartes ? Pourtant, à scruter ces photos, on sent bien que là n’est pas une ville. Qu’elle est, comme le titre de l’ouvrage l’indique, morte. En quoi est-elle donc morte, cette ville ? Serait-ce l’usage militaire, le lieu de répétitions du théâtre de la souffrance et de la violence, qui lui donne cet air de cadavre, ou seulement le vide et l’inactivité représentée ? C’est probable, mais la réponse se trouve peut-être plutôt dans la pratique photographique elle-même.
Des photos de villes ou villages vides, nous en connaissons tous, celles de Raymond Depardon par exemple, mais elles ne distillent pas le même malaise. Car ce que met en avant les photos de Guillaume Greff, c’est l’architecture. L’historien des images Bertrand Tillier déclare que « Beauséjour est une ville reconstituée qui, pour servir à la formation des soldats, doit à la fois posséder toutes les qualités d’un théâtre d’opération et aucune des caractéristiques d’un lieu précis ». Pour ce faire, les constructeurs ont utilisé toutes les idées reçues (les lieux communs ?) d’une sorte de ville-type fictionnelle, laissant ainsi se développer une certaine esthétique du poncif architectural. L’ensemble est cohérent mais peu plausible, car le résultat est une ville « constituée d’édifices qui, à vouloir contenir tous les caractères, n’en ont finalement aucun ». Voilà exactement ce que représente Guillaume Greff, grâce à ses cadrages expressément neutres et documentaires, faisant naître un sentiment qu’on pourra qualifier d’inquiétante étrangeté, de dissonance cognitive, ou de rupture dans la perception. Car comme le souligne justement Jean-Christophe Bailly, dans l’essai qui accompagne les photos : « Le décor est planté et si de l’action qui va s’y jouer les photos ne disent rien, c’est parce que le photographe est resté sur le seuil – mais c’est là justement qu’il fallait se tenir, sans dire mot, dans la stupeur d’une effraction ». Et le spectateur peut, dans cet espace visuel qui ne correspond à aucune réalité objective, laisser libre court à ses effrois, à ses rêveries, à ses associations d’idées, et enfin se demander, peut-être plus intensément que jamais : qu’est-ce qu’une ville ?

Camille Moreau

 

Pour aller plus loin :

Greff, Guillaume, Dead cities, Kaiserin éditions, 2013

Les photos de Fort Town aux Etats-Unis : Sailor, Gregor, The Potemkine Village, Kehrer Verlag, 2017
L’essai de Bertrand Tillier sur Dead Cities : « Dead Cities de Guillaume Greff, la ville morte à l’ère post-humaine », Sociétés & Représentations, 2016/1 (N° 41), p. 137-146 

L’article Une ville sans adresses. <em>Dead cities</em>, de Guillaume Greff est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/une-ville-sans-adresses/feed/ 0
Ben Rivers, l’effet de meute http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/ben-rivers-leffet-de-meute/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/ben-rivers-leffet-de-meute/#respond Sun, 04 Oct 2020 22:28:04 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35484 Première monographie consacrée au travail de Ben Rivers, Ways of Worldmaking explore la diversité et l'ampleur de son œuvre à travers une documentation centrée sur une série d'expositions mettant à l'honneur le cinéaste expérimental britannique.

L’article Ben Rivers, l’effet de meute est apparu en premier sur le magazine.

]]>

 

« I’m interested in the traces of human behavior that remain in places that have since been abandoned. I like the idea of ghost stories, not for any spiritual reason but the idea that history can remain in a place. »

Dans les années 20, au temps où il travaillait sur l’ornement de la masse, Kracauer se rend à Neubabelsberg pour y visiter les studios de la UFA, véritable ville en papier mâché, constituée de décors et d’accessoires de cinéma, lieu de tournage d’une superficie de 350 000 mètres carrés. Il y note ceci : « Certes, le monde y fait retour, tout le macrocosme semble même s’être rassemblé dans cette nouvelle arche de Noé : mais les choses qui se donnent rendez-vous ici n’appartiennent pas à la réalité. Ce sont des copies et des grimaces que l’on a arrachées au temps et mélangées pêle-mêle. Immobiles, elles attendent, de face pleines de signification, de dos pur néant. » Ce monde construit de toute pièce pour être filmé, malgré son entière disponibilité, garde un sens obtus et énigmatique. Il conjugue fééries et rebus. Il se tient entre le désert et l’oasis. Le décor d’une ville y est sans intérieure, fait de pure façade ; il condamne le passant, le visiteur, le spectateur, le figurant à une extériorité sans contraire, offrant un site inhabitable qui réunit pourtant tous les attraits de la carte postale touristique. Cela suffit-il à expliquer le charme inquiétant d’un décor ? En simulant le monde, il le nie. Tout y paraît faux, même un authentique mobilier. Qui entre en ces lieux devient aussitôt l’ombre de lui-même.

À l’évidence un décor se construit à partir d’un vide (un lieu vidé) et autour d’un vide (qu’il contient). Il le rend manifeste. L’inquiétante familiarité que l’on éprouve devant un décor tient sans doute au sentiment qu’il provoque d’un dépeuplement. Rien ne semble pouvoir aller contre ce sentiment : la foule bruyante et animée des figurants ne ferait même qu’aggraver cette dimension catastrophique du décor. C’est le cas avec la clameur d’une foule, où semble vibrer des milliers de voix, que l’on entend dans les rues de la maquette de Ben Rivers, dans sa vidéo We the people. Elle remplit de son vacarme le vide du décor filmé. Elle se fait menaçante, véhémente, houleuse. Elle reste insituable dans la suite des plans qui simule une fuite, une poursuite, une traque dans la ville assiégée. Aucune porte, aucune fenêtre ne résiste ni aux appels ni aux menaces d’une meute en furie qui s’amplifie, puis reflue avant de gronder plus loin. Les toits n’offrent pas d’abri sûr, les murs ne s’érigent pas en rempart face à ce tumulte qui se répand partout. L’immobilité désolée des bâtisses contraste fortement avec l’agitation effrénée du chahut sonore. Il semblerait que cette menace diffuse rendrait dans la réalité n’importe quelle ville à son simulacre. Elle produit à vrai dire un effet irréel. Mais bien que ces voix soient rêvées, et que le décor lui-même soit fantasmé, ces deux hallucinations ne se renforcent pas moins et accroissent mutuellement leur puissance évocatoire et invocatoire. C’est la prouesse de la vidéo de Ben Rivers de faire entendre ce qui reste étouffé et de donner l’illusion d’une profondeur historique à un décor qui ne connaît pas de présent. Seul un décor filmé comme décor peut faire résonner ces voix habituellement assourdies par la parole des acteurs, qui a le pouvoir étourdissant de tenir coi la foule des spectateurs, dans les salles obscurcies des théâtres et des cinémas.





Damien Guggenheim


Ben Rivers, Ways of worldmaking, Mousse Publishing 1 janvier 2018


Première monographie consacrée au travail de Ben Rivers, Ways of Worldmaking explore la diversité et l’ampleur de son œuvre à travers une documentation centrée sur une série d’expositions mettant à l’honneur le cinéaste expérimental britannique. Editée par Bettina Steinbrügge chez Mousse Publishing en 2018, cette monographie comprend des textes (en anglais) de Renee Gladman, Melissa Gronlund, Ed Halter, Andrea Picard, Mark von Schlegell et Jan Zalasiewicz.
Ben Rivers (né en 1972 à Somerset, Royaume-Uni, vit et travaille à Londres) est un réalisateur de films expérimentaux britannique.


Ben Rivers, We the people (2004, vidéo, 1min, 16mm, b/w)
Ben Rivers, Ways of Worldmaking, Mousse Publishing, 2018
Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse, La Découverte, p.247
Elias Canetti, Masse et puissance, Tel Gallimard, 1966.
Ben Rivers (interview with William Rose, Vertigo Magazine, Volume 3, Issue 2, Summer 2006)

L’article Ben Rivers, l’effet de meute est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/10/ben-rivers-leffet-de-meute/feed/ 0
Jacques Henri Lartigue, Chic le sport ! http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/jacques-henri-lartigue-chic-le-sport/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/jacques-henri-lartigue-chic-le-sport/#respond Thu, 24 Sep 2020 16:52:25 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35455 Patineur effectuant une pirouette, coureur sautant un obstacle, tennisman frappant la balle avec adresse, débuts de l’automobile et de l’aviation… Jacques Henri Lartigue photographie avec passion et une même acuité, les sportifs professionnels et les sportifs amateurs de son cercle familial et amical.

L’article Jacques Henri Lartigue,<br> Chic le sport ! est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Patineur effectuant une pirouette, coureur sautant un obstacle, tennisman frappant la balle avec adresse, débuts de l’automobile et de l’aviation… Jacques Henri Lartigue photographie avec passion et une même acuité, les sportifs professionnels et les sportifs amateurs de son cercle familial et amical.

Légèreté, beauté des corps en mouvement, en expansion dans l’air, esthétique et précision des gestes …, la vibration de l’air, la présence de l’eau, des vagues, de la neige sont palpables.

« Ces images révèlent combien son corps photographe est sportif, danseur souple, prompt et leste chasseur, combien il épouse de sa dynamique parfaite celle de ses sujets, leur expansion, leur détente, avec le sens exact de l’espace et de leur trajectoire, dans l’éloignement ou la proximité qui n’enferme ni ne sacrifie la scène au cadre, focale ajustée aux proportions et échelles que dictent l’esprit, l’intelligence de l’instant propre. »
(Anne-Marie Garat)



Jacques-Henri Lartigue, Thierry Terret, Chic, le sport !, Préface d’Anne-Marie Garat, Coédition Hermès Actes Sud, 2013




Thierry Terret apporte une analyse approfondie de l’évolution du sport à partir des années 1880.

« Privilège d’élite mais cette conquête, ainsi que le retrace Thierry Terret, concernera bientôt tout un chacun : clubs et associations se multiplient, les compétitions athlétiques et sportives devenues spectacles de masse attirent le public populaire ; et les femmes, en plein émancipation, s’approprient ce qui était essentiellement une activité virile … »
(Anne-Marie Garat)

Tout d’abord, mode lancée par les anglo-saxons, réservée aux milieux aisés dans lesquels on le pratique en amateur, multipliant les disciplines, le sport se démocratise ; avec les progrès techniques et scientifiques, les compétitions professionnelles se développent, attirant un public populaire et un public bourgeois, le sport devient spectacle, événement relayé par la presse.

Jacques Henri Lartigue avec un style novateur et sensible, nous entraîne dans ce monde du sport. Ses photographies saisissent un moment magique ; spectateurs, nous sommes transportés, témoins de cet instant d’émerveillement.

Nathalie Laberrigue


Jacques-Henri Lartigue, Thierry Terret, Chic, le sport !, Préface d’Anne-Marie Garat, Coédition Hermès Actes Sud, 2013

L’article Jacques Henri Lartigue,<br> Chic le sport ! est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/jacques-henri-lartigue-chic-le-sport/feed/ 0
Pina Bausch, à l’écoute de la beauté et des problèmes du monde http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/pina-bausch-a-lecoute-de-la-beaute-et-des-problemes-du-monde/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/pina-bausch-a-lecoute-de-la-beaute-et-des-problemes-du-monde/#respond Tue, 15 Sep 2020 08:27:33 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35419   Pina Bausch, une des plus grandes chorégraphes du 20ème siècle, la première à mêler avec audace, le théâtre et la danse dans ses créations. Cet album, avec le texte très bien documenté de Rosita Boisseau, et les superbes photographies de Laurent Philippe, qui a suivi la compagnie de Pina Bausch pendant de nombreuses années,[.....]

L’article Pina Bausch, <br>à l’écoute de la beauté et des problèmes du monde est apparu en premier sur le magazine.

]]>

Pina Bausch de Rosita Boisseau et Laurent Philippe, Nouvelles éditions Scala, 2019  

 

Pina Bausch, une des plus grandes chorégraphes du 20ème siècle, la première à mêler avec audace, le théâtre et la danse dans ses créations.

Cet album, avec le texte très bien documenté de Rosita Boisseau, et les superbes photographies de Laurent Philippe, qui a suivi la compagnie de Pina Bausch pendant de nombreuses années, met en lumière ce qui était aussi un formidable travail d’équipe :

  • – Pour les scénographies, tout d’abord celles de son complice, Rolf Borzik  – ambiance un peu sombre dans les cafés de l’Allemagne d’après guerre – humour et une certaine agressivité (le mobilier valse sur scène…). Puis, à partir de 1980, celles de Peter Pabst, inspirées par la nature, lumineuses et multicolores.
  • – Pour la recherche de musiques – avec Matthias Burkert à partir de 1979 – mélange original de musiques et chansons contemporaines et classiques.
  • – Pour le travail avec ses interprètes, du vécu desquels elle s’inspirait beaucoup pour atteindre à l’universel. Sketchs, solos, danse de groupe… comme une cinéaste, elle assemblait les différentes séquences de ses créations,  retravaillant le montage inlassablement.

 

Interprète : Julie Shanahan.
Wuppertal, Schauspielhaus, 2008.
Photographie de Laurent Philippe
Copyrigth Nouvelles Editions Scala, 2019

 

« Le danseur chez Pina Bausch ne se contente pas de nager en brasse coulée dans les eaux profondes d’une oeuvre en prise directe avec l’inconscient, il l’ouvre aussi et prend la parole. Il raconte et il joue, met la comédie au service du mouvement et fait grincer le théâtre en flirtant avec le cabaret. » 

Rosita Boisseau dans « Pina Bausch » 2019

 

Pina Bausch s’imprégnait des traditions des pays qu’elle traversait. Elle était à l’écoute de la beauté et des problèmes du monde, si divers soient-ils, la force et la profondeur de ses créations en témoignent.

Les images étonnantes de ses chorégraphies, joyeuses ou plus conflictuelles, mais toujours pleines d’humour, restent imprimées dans notre mémoire collective.

Nathalie Laberrigue


Rosita Boisseau et Laurent Philippe, Pina Bausch, Ed Scala, 2019

L’article Pina Bausch, <br>à l’écoute de la beauté et des problèmes du monde est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/pina-bausch-a-lecoute-de-la-beaute-et-des-problemes-du-monde/feed/ 0
Sport de Vie, Documentation céline duval http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/sport-de-vie-documentation-celine-duval/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/sport-de-vie-documentation-celine-duval/#respond Tue, 08 Sep 2020 09:00:56 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35406 Le sport est-il un loisir ou une performance ? Avec l’avènement de la presse illustrée à partir des années 1920, la pratique de la photographie sportive accompagne l’idée que le sport est une occupation professionnelle ou tout du moins une activité d’initiés. Les clichés des photographes professionnels montrent les athlètes en pleine performance, dans des postures de demi-dieux, la photographie permettant de supprimer visuellement toute idée de gravité, de difficulté ou d’effort. Seul l’instant de l’exploit est montré, occultant presque tout ce qu’il a fallu de sacrifices – entraînements, échecs, blessures – pour arriver à un tel résultat. Documentation céline duval met au défi ce paradigme dans Sport de vie...

L’article Sport de Vie, Documentation céline duval est apparu en premier sur le magazine.

]]>

Sport de vie, documentation Céline Duval, 2010

 

Le sport est-il un loisir ou une performance ? Avec l’avènement de la presse illustrée à partir des années 1920, la pratique de la photographie sportive accompagne l’idée que le sport est une occupation professionnelle ou tout du moins une activité d’initiés. Les clichés des photographes professionnels montrent les athlètes en pleine performance, dans des postures de demi-dieux, la photographie permettant de supprimer visuellement toute idée de gravité, de difficulté ou d’effort. Seul l’instant de l’exploit est montré, occultant presque tout ce qu’il a fallu de sacrifices – entraînements, échecs, blessures – pour arriver à un tel résultat.

 

Documentation céline duval, nom sous lequel l’artiste Céline Duval officie, met au défi ce paradigme dans Sport de vie. Livre de moyen format publié par ses soins, Sport de Vie rassemble des clichés d’anonymes en pleine pratique sportive. On y voit des femmes, des hommes et des enfants s’exercer, cultiver et réaliser leurs performances. Or la manière dont ces clichés sont présentés incite à repenser la quasi-divinité du sportif. La photographie amateure, qui se développe en même temps que l’essor de la presse illustrée, se plaît à imiter la photographie professionnelle, et dévoile ainsi les lieux communs présents dans les pratiques professionnelles de la prise de vue. Le sport ne fait pas exception, et déjà dans Les Trophées (2011), documentation celine duval explorait ce ressort. Mais contrairement aux Trophées, qui démontrait justement ce mimétisme, Sport de Vie raconte plutôt comment le sport, loin d’être une performance, s’immisce dans les loisirs sans que l’on ne s’en aperçoive vraiment. Une page nous montre des nageuses, que l’on pourrait croire en pleine compétition, pour les révéler la page suivante alanguies sur une pelouse près de l’eau… Tout cela nous ramène à un temps où la pratique sportive n’était pas encore professionnalisée et rend la frontière entre sport et loisir plus mince encore. Cela est réjouissant de voir que l’effort sportif et la paresse vont en réalité main dans la main, et que le réconfort qui vient après l’effort fait partie de la pratique complète du sport.

Sport de vie, documentation Céline Duval, 2010

Le livre en lui-même, joli objet toilé sans aucun texte, avec ses photos en pleine page, sans légende, invite le lecteur à la rêverie et au déploiement de son imagination. L’artiste qui rassemble ces clichés nous offre cela avec la simple intention de célébrer l’être au monde, et la joie et l’énergie que ce sentiment suscite : en d’autres mots, le sport de la vie.



Camille Moreau


Documentation céline duval, Sport de Vie, 2020

L’article Sport de Vie, Documentation céline duval est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/sport-de-vie-documentation-celine-duval/feed/ 0
James Coleman, description d’un combat http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/james-coleman-description-dun-combat/ http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/james-coleman-description-dun-combat/#respond Tue, 01 Sep 2020 09:00:44 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=35383 C'est à l'occasion de l'exposition consacrée au travail de James Coleman, à l'Irish Museum of Modern Art, en 2009 à Dublin, que cette monographie fut publiée. Son travail, au-delà de sa richesse intrinsèque, fut décisive pour plusieurs générations d'artistes d'une école dublinoise prolifique. On trouve dans cet ouvrage un essai très complet de Dorothea von Hantelmann sur son installation-vidéo Box.

L’article James Coleman, <br>description d’un combat est apparu en premier sur le magazine.

]]>
C’est à l’occasion de l’exposition consacrée au travail de James Coleman, à l’Irish Museum of Modern Art, en 2009 à Dublin, que cette monographie fut publiée. Son travail, au-delà de sa richesse intrinsèque, fut décisive pour plusieurs générations d’artistes d’une école dublinoise prolifique. On trouve dans cet ouvrage un essai très complet de Dorothea von Hantelmann1 sur son installation-vidéo Box.

Reproduction : James Coleman, Irish Museum of Modern Art, 2009 (couverture)

Du combat de boxe, on peut reprendre ce qu’écrivait Roland Barthes dans ses Mythologies2 à son propos, comparé au catch duquel il se différencie point par point dans une opposition éclairante : « Le match de boxe est une histoire qui se construit sous les yeux du spectateur ; au catch, bien au contraire, c’est chaque moment qui est intelligible, non la durée. Le spectateur ne s’intéresse pas à la montée d’une fortune, il attend l’image momentanée de certaines passions. Le catch exige donc une lecture immédiate des sens juxtaposés, sans qu’il soit nécessaire de les lier. » N’est-ce pas là ce que l’on retrouve précisément dans le montage de la vidéo de James Coleman (Box, ahhareturnabout, 1977), qui donne à voir des images brutalement syncopées d’un match de boxe historique qui opposa un jour Tunney contre Dempsey ? Le récit du combat – son développement et son issue – est suspendu au profit d’images parcellaires, entrecoupées de noirs, dues à la soustraction de très nombreuses photographies de la pellicule du film. Le positionnement des adversaires dans le jeu, les avantages pris ou les revers subis, sont de la sorte rendus difficiles à départager. La bande sonore seule n’est pas discontinue : on entend sourdre un monologue tourmenté derrière une respiration lourde et éreintée. On peut présumer, au spectacle de ce duel, que la voix, de parler seule, n’en charrie pas moins dans son monologue intérieure un interlocuteur féroce. Mais à l’inverse, on peut constater que ce halètement se prête aussi bien à l’un qu’à l’autre des lutteurs. De sorte que l’on peut dire que la mise en morceau du récit ne va pas sans une forme de dépersonnalisation.

James Coleman ; Minimal art ; video ; Box ; Sport ; body ; semiotics

Reproduction : James Coleman, Irish Museum of Modern Art, 2009 (page 67)

« Avec l’art minimal, l’intention première était de s’opposer à la critique d’art de l’époque et de produire une forme d’art qui refusât toute appropriation subjective ou linguistique. L’œuvre de Coleman Box introduit un champ d’expérience dans l’art qui n’exclut pas le sens, le langage, la critique et l’histoire, mais donne à ces catégories une forme concrète, en tant qu’elles sont le substrat nécessaire à toute expérience. Le sujet est présenté dans un contexte social et géopolitique déterminé, en même temps qu’il est mis en scène sur le terrain incontrôlable des affects et de réactions physiques – à cet égard – inconscientes. Le corps est ainsi conçu simultanément comme matériau concret, comme vecteur sémiotique de sens et comme être psycho-physiologique. C’est en ce sens que Coleman enracine l’expérience individuelle dans un contexte historique concret. Mais il ne le fait pas sans un réel souci de recréer une tradition cohérente. »3

James Coleman ; Box ; Sport ; Minimal ; Video

Reproduction : James Coleman, Irish Museum of Modern Art, 2009 (page 74)

Cette dissolution en miroir dans l’affrontement (qui est aussi la visée de la confrontation dans le KO de l’adversaire) va au plus près des gestes réflexes, de ces gestes pulsionnels et animals. L’identité des parties qui s’opposent sur le ring devient ici indifférente. Ce que l’image d’une captation de mauvaise qualité ne manque d’ailleurs pas d’accentuer. Car en effet ces champions d’une autre époque, même s’ils ne sont pas oubliés de quelques rares connaisseurs, apparaissent difficilement reconnaissables sous la patine du grain de l’image au contraste saturé, sans compter la rapidité des flashs. Ils n’ont pour ainsi dire plus de visages ; ils sont déjà défigurés, épuisés comme sujet. Seulement là où Barthes parle d’emphase à propos du catch, qui joue d’une forme de théâtralité (parce que les signes du jeu sont comme surlignés à l’adresse des spectateurs), c’est au récit d’un combat non seulement brisé que nous livre Coleman, mais qui demeure aussi répétitif qu’il est irrésolu, sans victoire ni défaite. Ce qui définit un état cauchemardesque dans lequel les protagonistes sont absorbés, et qui faute d’avancer ou de progresser, piétinent sur place. Images momentanées, sens juxtaposés et déliés : on reconnaît ce qui de Manet à Coleman alimente une passion moderne pour le fragment.

Damien Guggenheim

References[+]

L’article James Coleman, <br>description d’un combat est apparu en premier sur le magazine.

]]>
http://lemagazine.jeudepaume.org/2020/09/james-coleman-description-dun-combat/feed/ 0
Histoire d’un regard. Temps profond de Denis Roche http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/12/denis-roche/ Mon, 30 Dec 2019 11:24:35 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=34260 Une chronique de Camille Moreau, libraire.

La carrière de Denis Roche a pu en déstabiliser plus d’un, à l’époque où il parait suspect qu’un photographe soit aussi poète, éditeur, essayiste, traducteur, écrivain. Quelle cohérence trouver à ce travail disparate, à l’heure où les penseurs esthétiques réclament à cor et à cri « l’unité » de l’œuvre ? Paru cette année, soit quatre ans après sa disparition, Temps profond, essais de littérature arrêtée, 1977-1984, lève un peu le mystère de cette œuvre abondante et hétéroclite.

L’article Histoire d’un regard. <br><em>Temps profond</em> <br>de Denis Roche est apparu en premier sur le magazine.

]]>
La carrière de Denis Roche a pu en déstabiliser plus d’un, à l’époque où il parait suspect qu’un photographe soit aussi poète, éditeur, essayiste, traducteur, écrivain. Quelle cohérence trouver à ce travail disparate, à l’heure où les penseurs esthétiques réclament à cor et à cri « l’unité » de l’œuvre ? Paru cette année, soit quatre ans après sa disparition, Temps profond, essais de littérature arrêtée, 1977-1984, lève un peu le mystère de cette œuvre abondante et hétéroclite.

Constitué des feuillets de journal que Denis Roche a tenu au début des années quatre-vingt, l’ouvrage vient de paraitre au Seuil, et révèle une part cachée de l’artiste. On y découvre la description du quotidien de l’homme, dans tout le prosaïsme d’une vie courante qu’il s’échine à n’habiller d’aucun lyrisme. C’est le monde, observé par un être qui, étant à la fois poète et penseur, vit dans une éternelle oscillation entre sensibilité et raison. Ainsi cette description, qui est presque une photographie en langage, d’une image qui l’a marqué et dont il pense faire un jour un cliché :


« Je vois le pied de ma lampe en albâtre qui est très éclairé par l’ampoule au-dessus se refléter dans les verrières d’en face, plaqué quasiment sur l’ombre noire de la façade de l’immeuble de brique trouée çà et là par le trou brillant de trois ou quatre fenêtres » (p. 129)


Denis Roche semble n’exposer que des faits ou des images, sans position, sans parti-pris, presque sans jugement ou position. Pourtant, il y a là une voix, identifiée, que l’on perçoit, et qui appartient à la même personne que le regard qui fera les photos que l’on connaît. Ce qui nous la fait justement percevoir, c’est la temporalité du journal, son déroulement lent. Le temps est effectivement profond chez Denis Roche, et le diarisme dévoile le processus à l’œuvre, non pas méticuleusement et linéairement comme chez Gide ou Pontormo, mais en embrassant toute la complexité de la vie, sa non-linéarité, son chaos. La vie, le sexe, les voyages, la famille, l’amour, le travail, tout cela est imbriqué dans un ensemble compact, que l’on aurait tort de lire en butinant tant sa temporalité est hypnotisante.

Et pour lier tout cela, un seul mortier : l’écriture, belle, avec des fulgurances de lucidité et de magnificence, mais qui ne cache jamais la banale succession des jours. La question – tristement d’actualité – de savoir si l’on peut séparer l’auteur de l’œuvre paraîtrait probablement incongrue à Denis Roche. Ce journal, qui se lit comme un long poème temporel, rend à l’œuvre sa cohérence, en démontrant justement que toute son énergie était dirigée vers la recherche d’éclats de beauté et de vérité, dont les photos, les poèmes, les livres et les voyages ne sont que les mediums.

« Voir c’est la permission de ne pas penser la chose », écrit-il, mais il nous prouve que lire, c’est l’autorisation de penser le regard. Et l’œuvre apparaît, dans toute la cohérence de sa complexité.

Camille Moreau



Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 388 p, 2019

L’article Histoire d’un regard. <br><em>Temps profond</em> <br>de Denis Roche est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Kodachrome de Luigi Ghirri http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/05/kodachrome-livre-luigi-ghirri/ Tue, 21 May 2019 09:03:59 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33455 Une chronique d'Ève Lepaon, conférencière et historienne de la photographie.

Kodachrome : un livre de photographies, un manifeste, un jeu... Le titre évoque l'emblématique film couleur développé par Kodak. Luigi Ghirri le dit très simplement : « Mes photographies sont en couleur parce que le monde réel n'est pas en noir et blanc et parce que les pellicules et les papiers pour la photographie couleur ont été inventés ».

L’article <em> Kodachrome </em> de Luigi Ghirri est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Kodachrome est un livre de photographies.

Son titre évoque immédiatement l’emblématique film couleur développé par Kodak. Luigi Ghirri le dit très simplement : « Mes photographies sont en couleur parce que le monde réel n’est pas en noir et blanc et parce que les pellicules et les papiers pour la photographie couleur ont été inventés ». Le titre pose surtout d’emblée son propos : la photographie. Sur la couverture, un dessin enfantin représente un photographe. Tout absorbé à sa tâche, il paraît fusionner avec son appareil. Il semble autant présent à son action qu’absent du monde qui l’entoure. Il prend de la distance pour mieux regarder. En effet, pour Luigi Ghirri, la photographie est un moment de réflexion. La couverture et ses petits carreaux évoquant un cahier d’écolier, son point-virgule en forme de tache d’encre (le logo de la maison d’édition) et ses lettres maladroitement dactylographiées disent toute sa conception de la photographie. C’est une écriture du réel. À l’aide de la lumière. Et possédant son propre langage.


Kodachrome est un manifeste.

Le livre s’ouvre sur une portion de ciel avec quelques nuages, traversé par des fils électriques parallèles. Les lignes qu’ils dessinent prolongent celles de la couverture. Comme l’écolier écrivant, ou comme le compositeur traçant des notes sur une portée musicale, la lumière inscrit et suspend les nuages entre ces lignes. Le livre est conçu comme un flux continu d’images, comme une partition avec ses différents rythmes et ses moments de silence. Le ciel disparaît au fil des pages. Il laisse place à la mer, puis au sable, au monde tangible modifié par l’homme. Un monde avec ses drapeaux, ses panneaux, ses enseignes, ses manèges, ses signes. Ses images aussi, naturelles, déjà là (reflets, ombres, projections, encadrements) ou construites (tableaux, affiches, photographies, maquettes, stéréotypes). Des images dans des images. Les deux dernières pages du livre représentent un dessin de pellicule et un faux appareil photo monumental, ancien magasin du photographe Elio Guerra à Rimini. Entre le début et la fin du livre, c’est comme si l’infini et le réel rentraient dans la boîte, comme la lumière dans la camera obscura, comme le parasol dans la cabine ou les manèges dans le cadre du miroir qui les reflète.


Kodachrome est un jeu.

Ce processus d’emboîtement des images et des formes (intérieur/extérieur, champ/hors-champ, réel/reflet…) est suggéré par leurs rapprochements dans le livre. Il traduit aussi l’expérience ordinaire du passant, du flâneur des villes et des banlieues modernes. Dans le livre, Luigi Ghirri associe les images entre elles, sous forme de diptyques ou d’agencements symétriques qui soulignent des analogies de formes, de couleurs et nous perdent souvent entre le vrai et le faux. La succession des pages produit des échos, des allers et retours entre les photographies. Chacune d’entre elles est aussi une métaphore de la photographie : un cadrage, un fragment, une surface plane, un positif, un négatif, un multiple, une reproduction, un simulacre… Dans l’Italie des années 1970, comme ailleurs, la photographie est partout, le monde semble devenir une image. Luigi Ghirri affirme dans la préface du livre : « la rencontre quotidienne avec la réalité, les fictions, les succédanés, les aspects ambigus, poétiques ou aliénants, semble empêcher toute sortie du labyrinthe, dont les murs sont toujours plus illusoires, jusqu’au point même de nous y confondre ». Ce livre est un voyage à travers les images. Si les manèges d’enfants, les parcs d’attraction, les trompe-l’œil, l’humour y sont si présents et sa lecture si ludique, c’est sans doute aussi parce que, pour Luigi Ghirri, la photographie, et l’image en général, est un jeu, un plaisir. Plus ou moins sérieux. Pour enfants, comme pour adultes. Kodachrome est une invitation à penser en s’amusant, à partir des images, à prendre le temps de regarder et à savourer le plaisir de voir.



Ève Lepaon



Initialement publié en 1978 chez punto e virgola, la maison d’édition fondée par Luigi Ghirri, Kodachrome a été réédité par Mack en 2012.








L’article <em> Kodachrome </em> de Luigi Ghirri est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Une femme en contre-jour de Gaëlle Josse http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/gaelle-josse/ Wed, 10 Apr 2019 06:23:44 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33472 Une chronique de Camille Moreau, libraire.

Que nous apprend la vie d'un artiste sur son œuvre ? Que révèle la personne de chair, d'émotions et d'idiosyncrasies qui se cache derrière le créateur ? Certains critiques - comme Nelson Goodman - ne jurent que par la biographie des artistes pour expliquer leurs œuvres, mais que se passe-t-il lorsque cet artiste, si génial soit-il, est un presque-anonyme, un quidam qu'il faut mettre à jour ?

L’article <em>Une femme en contre-jour</em> de Gaëlle Josse est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Vivian Maier ou la photographe qui n’en finissait pas de disparaître


Que nous apprend la vie d’un artiste sur son œuvre ? Que révèle la personne de chair, d’émotions et d’idiosyncrasies qui se cache derrière le créateur ? Certains critiques – comme Nelson Goodman – ne jurent que par la biographie des artistes pour expliquer leurs œuvres, mais que se passe-t-il lorsque cet artiste, si génial soit-il, est un presque-anonyme, un quidam qu’il faut mettre à jour ?

C’est le cas de Vivian Maier, dont le Jeu de Paume a été l’une des premières institutions publiques à exposer le travail en Europe. De Maier, on connaît l’incroyable histoire de la découverte de son œuvre, sauvée de justesse. Mais de son auteur, on ne sait presque rien. Plus de dix ans après la découverte de la photographe, l’écrivain Gaëlle Josse s’est enfin emparée du sujet. Qui est donc cette femme qui photographie inlassablement les choses et les gens autour d’elle, avec un talent indéniable, tous les jours de sa vie ? Dans Une femme en contre-jour, Gaëlle Josse part sur les traces de cette Vivian-là, la vraie, la personne derrière les photographies, l’humain derrière le génie.

On découvre alors un personnage bien réel, avec une famille (fantasque), des racines (multiples), un caractère (bien marqué), des obsessions (étranges, comme celle de tout garder, d’archiver sa vie jusqu’au moindre prospectus), que l’écriture de Gaëlle Josse rend palpable, proche, et l’on se sent enfin accéder à la vérité d’une existence.

Mais plus le roman avance, plus l’écrivain découvre son sujet, plus le mystère s’épaissit et plus l’œuvre de la photographe devient énigmatique. Car Vivian Maier semble avoir ce don de ne répondre à aucune attente, d’être une femme fondamentalement insaisissable, une femme multiple, qui ne laisse que des fragments, des incohérences et des contradictions. Les traces pourtant nombreuses qu’elle laisse de sa vie semblent narguer le lecteur, qui y cherche en vain une explication franche pour comprendre une démarche photographique exceptionnelle. « Faut-il avoir ce désir fou de dire le monde, de dire les êtres, les vies, chevillé à l’âme pour, durant des décennies, ne vivre que pour cela, ou par cela », écrit Gaëlle Josse, « c’est vertigineux, cela échappe à l’entendement. Tout au long de sa vie, Vivian Maier n’est qu’une vérité qui se dérobe. L’histoire d’un bouleversant effacement devant l’œuvre. » (p.141) Et nous restons effectivement sidérés devant le flou de la vie de la photographe.

Mais cet effacement est loin d’être frustrant, car ses photos y gagnent en magnétisme. Le titre du roman résume tout : on croit enfin voir Vivian Maier, finalement mise en pleine lumière, mais nous sommes en fait aveuglés par le contre-jour de l’aura de son œuvre, et elle nous échappe, encore une fois. Mais le chemin pour la perdre à nouveau aura été flamboyant, intense et riche : la lecture nous plonge dans le même état que ses photos. Une sorte de mélancolie assortie d’une fascination devant la virtuosité, non pas de la photographe, cette fois, mais de l’auteur, qui parvient à nous faire éprouver la fragilité de l’existence humaine et les implacables conséquences collectives des destins individuels.

La vie de Vivian Maier n’explique pas son œuvre. Mais elle illumine son travail qui est désormais, à jamais, enrichi par le mystère.



Camille Moreau




Rencontre avec Gaëlle Josse autour de Vivian Maier, le 28 mai 2019 au Jeu de Paume : plus d’infos
Gaëlle Josse, Une femme en contre-jour, Editions Noir sur Blanc – Notabilia, 2019, 160 pages.

L’article <em>Une femme en contre-jour</em> de Gaëlle Josse est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Fiction et raison, avec Siri Husvedt et Chris Krauss http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/01/fiction-et-raison-chris-krauss-et-siri-husvedt/ Mon, 21 Jan 2019 16:04:41 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=33034 La critique artistique peut prendre diverses formes. Il en est une qui ne vient pas spontanément à l’esprit lorsqu’il est question d’aborder la philosophie esthétique : la fiction. Les deux ouvrages que je vous présente sont deux romans, qui gravitent autour du même thème : la place des femmes artistes dans l’art contemporain. À une longue dissertation, les deux auteures préfèrent substituer la puissance de la démonstration par l’exemple, en enrobant leur pensée dans une histoire fictive et en transformant la leçon en conte. Ce procédé permet de produire deux objets littéraires d’une puissance inégalée.

L’article Fiction et raison, avec Siri Husvedt et Chris Krauss est apparu en premier sur le magazine.

]]>

La critique artistique peut prendre diverses formes. Il en est une qui ne vient pas spontanément à l’esprit lorsqu’il est question d’aborder la philosophie esthétique : la fiction. Les deux ouvrages que je vous présente sont deux romans, qui gravitent autour du même thème : la place des femmes artistes dans l’art contemporain. À une longue dissertation, les deux auteures préfèrent substituer la puissance de la démonstration par l’exemple, en enrobant leur pensée dans une histoire fictive et en transformant la leçon en conte. Ce procédé permet de produire deux objets littéraires d’une puissance inégalée.

Un monde flamboyant de Siri Husvedt est un essai factice sur Harriet Burden, une artiste fictive dont la carrière a pris brutalement fin suite à une tragédie. Faux document universitaire, le roman prend au fil des pages le ton d’une enquête policière, qui suit le parcours de l’artiste dans ses dernières années. L’auteur dévoile petit à petit les détails d’une carrière qui pourrait faire penser à celle d’une Gillian Wearing, d’une Marina Abramovic ou d’une Ana Mendieta. Le lecteur vibre au fur et à mesure que la narratrice (auteur fictive de ce non-moins fictif essai) découvre des pans perturbants de la vie de cette artiste. Mais ces révélations sont intégrées à une réflexion plus globale sur le monde de l’art et le patriarcat inhérent qui y est à l’œuvre, analyse qui prend de plus en plus de sens au fil des dévoilements scénaristiques.

I love Dick de Chris Krauss serait plutôt ce que la critique littéraire appelle une autofiction. L’auteur, étant artiste avant d’être écrivain, met en scène en usant de toute une batterie d’enjolivements une anecdote qui lui est véritablement arrivée. Le “Dick” en question (un faux nom choisit en toute connaissance de cause, pour les sous-entendus qu’il évoque) est un sculpteur renommé, dont l’œuvre pourrait rentrer dans la catégorie du Land Art, et dont les descriptions des sculptures laissent présager qu’il pourrait s’agir de James Turell. Lors d’un vernissage, la narratrice (portant le même prénom que l’auteur) se prend de passion érotique pour ce sculpteur, jusqu’à convaincre son mari d’écrire avec elle des lettres enflammées à son intention. Mais le roman est plus que cet ersatz de soap opera dans le monde de l’art, il fait résonner les scènes de fiction avec des réflexions poussées sur l’économie des rapports de genre dans la création, et spécifiquement dans le milieu artistique aux Etats-Unis. La fiction ici n’est qu’un prétexte pour soulever intelligemment des questions complexes.

Le fait que les deux romans prennent place dans les années 1990 n’est pas anodin, car cette époque a vu les problématiques féministes dans le monde de l’art se révéler de manière exponentielle (rappelons à ce titre que Carl André fut acquitté en 1988 du meurtre d’Ana Mendieta, et que cette décision n’est pas vraiment du goût de la Women’s Action Coalition, qui manifeste en 1992 sous les fenêtres du Guggenheim, portant bannières scandant « Carl André est au Guggenheim, où est Ana Mendieta ? »). Les deux récits restituent parfaitement les enjeux de l’époque autour de cette question, mieux que ne le ferait n’importe quel document didactique, et ce tout simplement car le sujet est trop ancré dans son époque pour être envisagé hors d’elle.

Le roman, avec son amplitude, permet de remédier à ce problème de manière ludique. Le résultat est admirable : les deux histoires, passionnantes, se lisent d’une traite, et le plaisir de lecture est décuplé par le fait que ces romans ne sont pas des romans, mais des essais pensés comme des romans. Une manière de rappeler que la philosophie n’est pas à côté de la vie, mais dans la vie même.



Camille Moreau



HUSTVEDT Siri. Un monde flamboyant. Trad de Christine Le Boeuf. Paris : Actes Sud (Coll. Babel), 2016. 560 p. (Édition originale américaine, A Blazing World, Ed Simon & Schuster, 2014 – 384 p.)

KRAUS, Chris. I love Dick. Trad de Alice Zeniter. Paris : Éditions J’ai lu, 2018. 320 p. (Édition originale américaine, Ed. Semiotext(e), 1997 – 275 p.)

L’article Fiction et raison, avec Siri Husvedt et Chris Krauss est apparu en premier sur le magazine.

]]>
“Essais choisis sur l’art et la littérature” de David Antin http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/01/essais-choisis-sur-lart-et-la-litterature-de-david-antin/ Wed, 09 Jan 2019 07:55:24 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32570 Rien de plus ennuyeux que le formalisme abstrait : c'est avec le constat d'une impasse du modernisme que commence le travail critique de David Antin. L'art abstrait, en quête de son auto-définition, est voué à une répétition sans fin. Alors qu'à l'inverse, l'effondrement du programme moderniste peut lui se décliner plastiquement dans des modalités très variées : par dispersion, flottement, retour, appropriation, parodie.

L’article “Essais choisis sur l’art et la littérature” de David Antin est apparu en premier sur le magazine.

]]>
On peut affirmer sans trop exagérer que Richard Nixon
a donné naissance au postmodernisme américain.1


Rien de plus ennuyeux que le formalisme abstrait : c’est avec le constat d’une impasse du modernisme que commence le travail critique de David Antin. L’art abstrait, en quête de son auto-définition, est voué à une répétition sans fin. Alors qu’à l’inverse, l’effondrement du programme moderniste peut lui se décliner plastiquement dans des modalités très variées : par dispersion, flottement, retour, appropriation, parodie. Par la même occasion, en abandonnant l’exigence d’un art « pur », la signature d’un artiste n’est plus attachée à une persistance des formes. À l’instar de Robert Morris, dont David Antin fait le héraut de cette période charnière ; et qui passe sans encombre du Minimalisme au Process art, du Land art à l’art conceptuel. Ses changements de style et la diversité de sa pratique lui valurent d’ailleurs un article accablant, dans lequel un critique d’art, sous couvert d’un pseudonyme, l’accusait d’insincérité et de plagiat. Et pour cause, de la parodie à l’ironie se distend encore plus la relation de l’artiste à son œuvre. Ainsi l’accusation de plagiat s’aggravait, avec un soupçon de manipulation, jetant rétrospectivement un doute sur la période minimaliste de Robert Morris, durant laquelle il se montrait particulièrement dogmatique. Mais c’est sans compter, comme le suggère David Antin dans sa défense ingénieuse, que la contestation du modernisme aurait conduit l’artiste à s’attaquer lui-même publiquement sous un faux nom.


Dans les pas de Robert Morris, David Antin cherche des échappatoires au nouveau classicisme moderne. En appliquant le précepte de Clement Greenberg d’un art fondé sur ses propres constituants, à l’art vidéo naissant – après la peinture et la sculpture – il en démontre les limites mais aussi les effets inattendus. Le plus étonnant est que le dispositif vidéographique réduit à ses traits les plus élémentaires aboutit très vite à une forme de transgression. Cela tiendrait au fait que l’art vidéo n’a pas son origine en lui-même ; il est d’emblée tributaire de la télévision, « parent effroyable » qui à l’époque se répandait dans tous les foyers. « La vidéo d’artiste semble à première vue se définir par l’absence totale des caractéristiques qui définissent la télévision. Mais ce manque apparent de relation est en fait une relation inverse éminemment définie et prévisible. » (p.125) Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de la prise d’otage par Chris Burden d’une présentatrice sur un plateau de télévision (Still from TV Hijack), filmée en direct en 1972.


D’autres artistes tels que Dan Graham, Peter Campus ou Bruce Nauman, en plaçant au centre du dispositif télévisuel le spectateur, soumis à une expérience interactive, s’emparent par d’autres voies, sans doute plus ludiques, d’un média industrialisé et largement réservé. « Les caractéristiques distinctives du médium » qui séparent l’art vidéo du cinéma, mais qui l’unissent à la télévision, sont accentuées de la sorte par la distance spatiale et les délais temporels qui introduisent ainsi du jeu entre la captation et la retransmission vidéo, précisément dans cet entre-deux que le direct n’a de cesse de vouloir escamoter. Mais l’art vidéo est encore redevable d’autres caractéristiques propres à la télévision, qui sont proscrites justement du cinéma, telles que le regard caméra et la parole directement adressée au spectateur. Ce que parodie Vito Acconci dans Undertone (1972) : assis au bout d’une table, il nous prend à témoin face caméra pour tenter de nous convaincre, en remuant sur sa chaise, qu’il y a une femme sous la table, cherchant ainsi à instaurer avec les spectateurs une complicité ambigüe. David Antin voit dans l’allocution présidentielle de Nixon son modèle et sa cible. Il se pourrait bien que le mensonge d’État médiatiquement retentissant que fut le Watergate et le postmodernisme, tel que cherche à le définir David Antin, s’éclairent mutuellement d’une façon singulière. Il montre en tous les cas que l’on parvient à se défaire du formalisme greenbergien – qui se voulait transparent – à la condition de faire mentir les formes et de renouer avec les faux-semblants. L’art vidéo ne devra alors plus rien à la télévision, fût-ce négativement, lorsqu’il aura trouvé, comme avec Bill Viola, l’artifice du ralenti ou, comme avec Rodney Graham, celui de la boucle.

Damien Guggenheim




David Antin, Essais choisis sur l’art et la littérature, 1966-2005, éditions ˂o˃ future ˂o˃, 2017. Traductions de l’anglais (États-Unis) Jean-François Caro & Camille Pageard.

References[+]

L’article “Essais choisis sur l’art et la littérature” de David Antin est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Protégé : “Caspian: The Elements” de Chloe Dewe Mathews http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/11/chloe-dewe-mathews/ Mon, 05 Nov 2018 09:02:11 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32605 Il n’y a pas d’extrait, car cette publication est protégée.

L’article Protégé : “Caspian: The Elements” de Chloe Dewe Mathews est apparu en premier sur le magazine.

]]>

Cette publication est protégée par un mot de passe. Pour la voir, veuillez saisir votre mot de passe ci-dessous :

L’article Protégé : “Caspian: The Elements” de Chloe Dewe Mathews est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Des histoires d’expérience : “Land art travelling” de Gilles A. Tiberghien http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/10/histoires-experience-land-art-travelling-tiberghien/ Thu, 18 Oct 2018 04:22:45 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32478 « Le land art est une expérience du corps, ce que les photos des œuvres tendent à nous faire oublier. Lire Land Art Travelling de Gilles A. Tiberghien, paru aux éditions Fage en début d’année, c’est justement s’en souvenir. »

Une chronique de Camille Moreau, libraire

L’article Des histoires d’expérience : “Land art travelling” de Gilles A. Tiberghien est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Le land art est une expérience du corps, ce que les photos des œuvres tendent à nous faire oublier. Lire Land Art Travelling de Gilles A. Tiberghien, paru aux éditions Fage en début d’année, c’est justement s’en souvenir. Car si les livres sur le land art abondent, celui-ci adopte une forme en adéquation lucide avec son objet. « Le discours sur les œuvres peut prendre toutes sortes de formes dont l’avantage est de pouvoir être partagées par tous, quel qu’en soit le ton » écrit Gilles Tiberghien (p. 17), non sans quelque malice, car la forme de discours que prend son essai est, pour le propos, particulièrement pertinente. Il s’agit de divers fragments de journaux intimes, écrits lors de voyages effectués pour aller voir les œuvres de quelques artistes, parfois en présence de ceux-ci (Michael Heizer, Walter de Maria, James Turell pour n’en citer que quelques-uns). Si Barthes dans Le bruissement de la langue s’inquiétait de la légitimité de publier des journaux intimes, nul doute qu’ici, l’utilisation de ce genre particulier est véritablement judicieuse.

Car le genre spécifique du journal permet de réintroduire le corps du spectateur dans le discours sur les œuvres. Cette forme, hautement émotionnelle, permet de se souvenir que les conditions de l’expérience esthétique sont toujours un facteur déterminant la réception de l’œuvre. Les déceptions, l’égarement, la fatigue font également partie de l’expérience esthétique, la conditionnent ou l’influencent. L’omniprésence du paysage dans ces pages nous rappelle aussi combien les œuvres du land art sont aux antipodes de l’espace aseptisé de la galerie, du « white cube » théorisé par Brian O’Doherty, et sont dépendantes du site qu’elles habitent. Seul un voyage jusqu’à elles peut permettre de les appréhender et d’en rendre compte. Par la lecture des souvenirs de l’auteur, nous faisons nous aussi ce voyage. Nous nous surprenons à ressentir la chaleur, le froid ou le vent présent sur le site, à réintroduire à la réception de l’œuvre d’autres sens que la vue, oubliant pour une fois la photographie pour privilégier une appréciation plus sensorielle de l’œuvre. Gilles Tiberghien, dont le livre est par ailleurs largement illustré, notamment de photographies des œuvres, mais aussi de croquis ou de cartes, ne s’en remet pourtant pas à l’image pour asseoir son propos : outre le journal déjà très détaillé en lui-même, le texte est entrecoupé de commentaires, compléments, digressions, addenda qui introduisent des réflexions plus poussées sur chacune des œuvres décrites.

Mais décrire l’expérience depuis un point de vue particulier, c’est s’éloigner de la perspective universelle, et plus on décrit l’œuvre sous un éclairage émotionnel, plus on met de distance entre son essence et le lecteur, car aucun arrangement de mots ne pourra jamais circonscrire universellement une expérience particulière. À propos de Spiral Jetty de Robert Smithson (le livre par ailleurs pourrait être lu entièrement comme un roman racontant la quête de cette œuvre particulière, explorant les diverses péripéties qui mène le personnage principal à faire enfin l’expérience effective de cette œuvre lors d’un dénouement hautement cinématographique), l’auteur conclut par cette déclaration lapidaire : « Pour en faire vraiment l’expérience il fallait être sur place ». Comme une gifle qui nous rappelle que tout ce que nous venons de lire, bien que restituant une expérience par la magie du langage et de l’identification inévitable du lecteur au diariste, ne pourra jamais nous donner qu’une vague idée de l’expérience réelle. Mais, par le processus même qui crée cette frustration, le propos devient une incitation douce mais ferme à aller faire par soi-même l’expérience de ces œuvres. Land Art Travelling porte bien son titre : le livre est à la fois un voyage et un panorama, mais également un encouragement à faire l’expérience d’une forme de déplacement esthétique.



Camille Moreau



Gilles A. Tiberghien, Land Art Travelling, Ed. Fage, 2018
Sébastien Marot, Trois phares de Gordon Matta-Clark

L’article Des histoires d’expérience : “Land art travelling” de Gilles A. Tiberghien est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Création/Destruction. Vandalism de John Divola, éditions Mack, 2018 http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/08/creation-destruction-vandalism-de-john-divola/ Tue, 07 Aug 2018 10:31:26 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=32018 Une chronique d'Ève Lepaon, conférencière

L’article Création/Destruction. <em>Vandalism</em> de John Divola, éditions Mack, 2018 est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Vandalism rassemble des photographies de John Divola, prises entre 1973 et 1975 à Los Angeles. Cette série présente des images de ses interventions éphémères réalisées dans des bâtiments abandonnés et en ruine, oscillant entre la peinture, la sculpture et la photographie. Vandalism trouve un écho singulier dans l’exposition « Gordon Matta-Clark. Anarchitecte » présentée en ce moment au Jeu de Paume.

John Divola ; Los Angeles ; Vandalism

John Divola, série “Vandalism”, Los Angeles, 1973-1975 © John Divola

Le travail de John Divola est avant tout expérimental. L’artiste repère un espace dans lequel intervenir, observe la façon dont l’ombre et la lumière s’y déploient, puis il produit des formes planes ou au contraire donnant l’illusion du volume à l’aide de différents matériaux (bombe aérosol, ficelle, découpe de papier peint, etc.). La prise de vue arrive ensuite, fixe puis suit les étapes successives du processus créatif, comme un palimpseste. La cadence des pages produit des allers et retours entre l’avant et l’après, l’absence et l’apparition de la forme.

À cela s’ajoute une dimension conceptuelle et réflexive. John Divola questionne les lieux et leurs traces mais aussi la société qui en désigne la valeur ou l’obsolescence. Il interroge aussi le médium qu’il utilise pour s’exprimer : la photographie. Enregistrant des traces de ce qui va disparaître, jouant avec l’instantané qui suspend le temps et les formes entre flottement et chute, il met en avant la valeur d’empreinte de la photographie.

John Divola ; Los Angeles ; Vandalism

John Divola, série “Vandalism”, Los Angeles, 1973-1975 © John Divola

Dans Vandalism, La lumière tient une place essentielle. Elle constitue le matériau et le sujet même de ses images. John Divola s’attache notamment à accentuer les projections lumineuses en les rehaussant à l’aide de couleur argentée. Peinture et lumière rivalisent de puissance. Lointain vestige de la Factory de Warhol, ces tracés irradient les ateliers de fortune, aveuglant le spectateur. L’espace et la temporalité de la lumière se matérialisent soudain. De la même façon, quand Gordon Matta-Clark, dans Day’s End, en 1975, découpe une partie de la façade d’un ancien hangar désaffecté donnant sur l’Hudson, il peint l’espace intérieur avec la lumière naturelle, et cette peinture se déplace en fonction du temps. La même année, son œuvre intitulée Conical Intersect transpose la forme de la projection lumineuse de Line Describing a Cone [Ligne décrivant un cône] d’Anthony McCall (1973) dans l’espace architectural et urbain de Paris, révélant ainsi, par l’irruption de la lumière, la stratification des lieux et du temps.

Dans les photographies de John Divola, le flash révèle souvent la matière en déréliction et exacerbe les contrastes. Il met en lumière les fissures et l’écaillement des surfaces abîmées ou brûlées par endroits, au point de transformer ces images positives en négatifs. Les contrastes semblent inversés, les surfaces surexposées ou parfois comme charbonneuses. La surface du mur, du sol ou du plafond se confond ainsi avec la surface brûlée par la lumière de la photographie elle-même. John Divola semble trouver fortuitement, dans ces espaces détruits, les constituants mêmes de l’image qui n’est pas encore apparue. Les pièces photographiées par John Divola, comme les lieux sur lesquels intervient Gordon Matta-Clark, sont pareilles à des chambres obscures : la lumière qui y pénètre produit une projection puis une image.

John Divola ; Los Angeles ; Vandalism

John Divola, série “Vandalism”, Los Angeles, 1973-1975 © John Divola

De la même façon que Gordon Matta-Clark pense la découpe des bâtiments comme celle de ses images (par le cadrage, le point de vue, le montage), John Divola considère ses interventions dans l’espace réel (révélation ou disparition des formes, enregistrement des traces, inscription dans le temps) comme il conçoit la photographie. Tous deux envisagent la capacité alchimique de la photographie et sa puissance de transformation. Chaque intervention dans l’espace réel, comme chaque photographie, est ainsi une métaphore de la manière dont la mise en image transforme et agit sur toute situation donnée. Sous l’effet de cette matérialisation, la perception de l’espace et du temps, tout comme la conscience du réel et la relation de ses éléments entre-eux se trouvent nécessairement métamorphosées. Performance éphémère et trace pérenne se rejoignent simultanément. Dans ces gestes, comme dans la photographie, l’acte de destruction coïncide parfaitement avec l’acte de création.



Ève Lepaon
Visuel en page d’accueil : John Divola, Série “Vandalism”, 1973-75 © John Divola



John Divola, Vandalism, Ed. Michael Mack, 20 Mars 2018.




L’article Création/Destruction. <em>Vandalism</em> de John Divola, éditions Mack, 2018 est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« George Brecht, histoire d’un effacement » de Frédéric Valabrègue http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/07/george-brecht-histoire-dun-effacement-de-frederic-valabregue/ Sat, 07 Jul 2018 15:08:34 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=31733 Une chronique de Damien Guggenheim, libraire

L’article « George Brecht, histoire d’un effacement » de Frédéric Valabrègue est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Dans ce que l’on aurait tort d’appeler des installations, les objets que présente George Brecht sont ordinaires, domestiques ; ils n’offrent rien de spectaculaire. Mais ce n’est pourtant pas une indifférence esthétique articulée au hasard d’une rencontre qui a présidé à leur choix. Ou plus exactement : le hasard, l’indifférence et la rencontre sont distribués dans un autre ordre. C’est à repérer les coordonnées de cette redistribution des cartes et de ces nouvelles règles du jeu que l’essai de Frédéric Valabrègue est consacré. En indiquant d’abord que l’arrangement des objets selon George Brecht est à entendre au sens musical ; rappelant au passage l’importance qu’a eu l’enseignement de John Cage. Et de citer un bouddhiste zen : « Un koan demande : « Quel est le son d’une main qui applaudirait sans l’autre ? ». On l’entend et on n’entend rien. » (p.44) Il ne s’agit donc pas de voir chez lui une chaise, par exemple, comme pour la toute première fois dans sa splendeur phénoménale, ni de déchiffrer ses assemblages tels des rébus, mais de les suivre au fil de leur écho sonore. Comme un phonème en-deçà du message, les objets sont des signes ; ils bruissent d’un langage dissonant à leur usage.

« Beaucoup de poètes se sont arrêtés sur la fuite du temps. Brecht n’a pas vu la fuite ni qu’il fallait se dépêcher de cueillir les roses. Il a vu le temps rassemblé dans l’event. » (p.70)

La musicalité signifie pour George Brecht que les objets sont pris dans une temporalité que la quotidienneté n’épuise pas. Ne serait-ce que d’être exposés, ou plus simplement déposés devant nous, en attente. Un event rassemble ce qui arrive dans un précipité qui forme un bloc d’occurrences fixes, où événement et non-événement se confondent. Le spectateur est libre d’en déplier la partition en y apportant sa propre durée. Il en va ainsi de son premier event inaugural que l’on peut définir comme un happening dans l’infra-mince, et qu’il inventa alors qu’il attendait dans sa voiture, en ayant laissé le moteur tourner et les clignotants allumés. C’est dans cette disposition circonstancielle que s’offrent ses arrangements. D’en produire un event lui permet de soustraire ce que l’expérience vécue recèle encore de trop singulier, tout en se refusant à le développer dans une œuvre achevée. Et ceci afin de maintenir sa contingence au plus près de l’insignifiance, sans que la redondance produite par sa reprise, dans une mise en scène ou dans une exposition, ne vienne l’amplifier d’un sens supplémentaire. Spectateur pour ainsi dire fortuit, George Brecht se garde bien de devenir acteur.

On peut dire que ce qui distingue l’event selon George Brecht de la performance est qu’il s’accomplit comme un witz, se compose comme un haïku et se raconte comme une anecdote. Et c’est d’ailleurs dans une anecdote, que rapporte Frédéric Valabrègue, que l’on trouve le mieux résumé (en l’anticipant de quelques décennies) ce qu’est le renversement et l’élargissement de l’art qu’a opéré le geste fluxus, jusqu’à obtenir une forme d’indifférence paradoxale entre l’art et la vie : « Prenant l’ascenseur d’un hôtel aux Etats-Unis dans les années quarante, Darius Milhaud constate qu’on y diffuse de la musique. Le groom l’invitant à l’étage à sortir de l’ascenseur, le compositeur voulut y rester pour, dit-il, attendre la fin du morceau. » (p.37)



Damien Guggenheim, juillet 2018



Frédéric Valabrègue, George Brecht, histoire d’un effacement, Les Presses du réel, coll. Al Dante, 2018



Visuel en page d’accueil : Chair Event, 1962, Courtesy Fondazione Bonotto


L’article « George Brecht, histoire d’un effacement » de Frédéric Valabrègue est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes » de Maria Stavrinaki http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/04/le-sujet-et-son-milieu-huit-essais-sur-les-avant-gardes-allemandes-de-maria-stavrinaki/ Thu, 26 Apr 2018 10:14:13 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=31045 « Oui, la cathédrale de l’âme divine au-dessus du morne quotidien, du chou-navet et du pain à la sciure de bois pour les pauvres, les autres ! Ollé, hoho, hojototo – j’ai failli crier ça – ça c’était bâtir, et pas du bâtisme, du conscient, du voulu, pas quelque chose d’aussi stupide et désagréable que la[.....]

L’article « Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes » de Maria Stavrinaki est apparu en premier sur le magazine.

]]>

« Oui, la cathédrale de l’âme divine au-dessus du morne quotidien, du chou-navet et du pain à la sciure de bois pour les pauvres, les autres ! Ollé, hoho, hojototo – j’ai failli crier ça – ça c’était bâtir, et pas du bâtisme, du conscient, du voulu, pas quelque chose d’aussi stupide et désagréable que la politique ou l’économie. » Raoul Hausmann, Puffke fait de la propagande pour le proletkult, 1921


Le titre « Le Sujet et son milieu » définit la corrélation structurelle et dialectique dans laquelle furent engagés les artistes (tels que Franz Marc, Max Beckmann, Hugo Ball, Kurt Schwitters, et Marcel Breuer, entre autres) à partir de la position souvent conflictuelle et mouvante qu’ils occupaient dans le contexte des avant-gardes allemandes. Dès avant même le bouleversement de la première guerre mondiale, ils délaissèrent cette place que leur avait réservée de longue date une tradition qu’ils contestaient, et qui les maintenait exilés de l’histoire ou en marge de la société. Le décentrement du sujet moderne mit en demeure les artistes d’en aggraver les effets ou d’en colmater les brèches. Les discours qui en témoignent et que l’auteur restitue frappent par leur mégalomanie métaphysique qui paraît très éloignée du regard que l’on porte aujourd’hui sur les œuvres de ces artistes expressionnistes, dadaïstes ou constructivistes. Ils étonnent beaucoup moins venant des prophètes oubliés de la Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art total). Sous les ruptures affichées et les prises de positions contradictoires se glissent des continuités inattendues, des retours en force, des cohérences qui échappent au recul historique comme aux groupements d’écoles, mais qu’en historienne de l’art Maria Stavrinaki suit en détail à travers leurs déplacements et leurs ramifications.

Du programme romantique, les expressionnistes héritèrent d’une division qui s’exacerba entre ceux qui encourageaient la dissolution du sujet dans le monde – son absorption – et ceux qui prônaient un détachement radical. La même division se poursuivit, le « monde » désignant alors moins la nature que la société. On la retrouva chez les dadaïstes, puis au Bauhaus ; à gauche comme à droite, les artistes étaient partagés entre engagement et désengagement, entre un art pur et un art social. Ce qui ne les empêcha pas de passer d’un postulat à l’autre : fuyant par exemple la société, après s’être engagés à corps perdu dans une révolution avortée, ils pouvaient encore concevoir leur art comme la préfiguration d’une société nouvelle. Cette division était elle-même traversée par une autre tension. Celle éclatant d’un long procès de sécularisation, à chaque œuvre recommencée, que soldait l’abandon d’une quête religieuse, exemptant l’art de toute mission salvatrice ou rédemptrice. Seulement, une fois l’art affranchi de l’emprise de la religion, c’est une religion de l’art qui s’affirma souverainement. C’est toute l’ambiguïté d’un désenchantement qui eut du mal à s’imposer : qu’il suscitât les plus grandes résistances ou à l’inverse un engouement héroïque, il conduisit les résurgences spirituelles ou mystiques à faire place peu à peu à une obsession politique révolutionnaire ou utopique, qui n’en commandait pas moins, de la même place, une finalité démesurée à l’art, fondatrice et formatrice.

« Hausmann avait forgé un mot pour désigner le syndrome des artistes et autres Geistiger (hommes d’esprit) à vouloir devenir à tout prix « le facteur de formation nécessaire pour les masses » : le « bâtisme » (Aufbauismus). De vocation totalisante, le bâtisme portait par définition sur le futur. Il se manifestait sous plusieurs formes, tels les projets d’une communauté organique issue soit d’une révolution de l’esprit (cycle de l’Arbeitsrat für Kunst), soit d’une révolution éthique, plus respectueuse du marxisme (cycle de la revue Die Aktion). La « cathédrale du socialisme » était le symbole fort du bâtisme […] Tout le monde savait, et ceux qui en avaient la nostalgie les premiers, que le Grand Art présupposait un Peuple. Mais ce Peuple faisait de toute évidence défaut. Le dadaïsme avait tiré les conséquences de l’absence de sujet collectif, nécessaire pour créer une nouvelle « convention » pour l’art. Ainsi se consacrait-il à un art de « destruction », dont l’objet fut l’illusion qu’un art du peuple, conçu sur le modèle organique fourni par le passé idéalisé, était imminent ou même possible (p. 222). » On retrouve aujourd’hui, sous la même lumière tamisée des musées, les œuvres qui ont heureusement échoué dans ce projet à côté de celles qui tendaient à le mettre en échec.

Damien Guggenheim



Maria Stavrinaki, Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes, Éditions du Mamco, Genève, 2018. ISBN : 978-2-94015-995-6, 17 x 24 cm, 280 pages, 22 euros.

L’article « Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes » de Maria Stavrinaki est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Parler la photographie » d’Étienne Helmer http://lemagazine.jeudepaume.org/2018/02/parler-photographie-detienne-helmer/ Tue, 06 Feb 2018 10:15:13 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=30063 Dans ce court essai, l'auteur revient sur une thèse de Roland Barthes dans La Chambre claire suivant laquelle : « C’est à proportion de sa certitude que je ne puis rien dire de cette photo »

L’article « Parler la photographie » d’Étienne Helmer est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Le court essai d’Étienne Helmer, Parler la photographie, se divise en deux parties. La première est une hypothèse qui revient, dans un style argumentatif, sur une thèse de Roland Barthes dans La Chambre claire suivant laquelle : « C’est à proportion de sa certitude que je ne puis rien dire de cette photo ». Pour la prolonger en son envers, la seconde partie du livre est constituée de variations où, dans un style plus descriptif, une écriture se développe au cas par cas à partir de photographies plus ou moins connues. Ce qu’il avance comme hypothèse et nous démontre dans ses variations est qu’une photographie commence à nous parler – à devenir parlante – à mesure que sa plénitude visuelle vacille. Il suffit pour cela qu’un obstacle en suspende l’évidence ou qu’une obscurité vienne faire tache dans la transparence de notre compréhension intuitive. Ce qui surgit alors, c’est une incertitude : le référent se voile et le photographique, comme une fine pellicule, se décolle de sa fonction d’index. Un doute méthodique s’installe qui fait droit au langage propre de la photographie, à son langage plastique.



Edouard Boubat ; Parler la photographie ; Étienne Helmer ; livre ; Barthes ; Chambre claire

Autrement dit, la photographie peut se parler à partir du moment où on ne lui fait plus porter un autre langage ; que ce soit celui de la publicité, de la propagande, de la preuve juridique, du témoignage historique ou du souvenir personnel. « Le pouvoir subversif ou, plus généralement, politique des photographies réussies, écrit Étienne Helmer, réside là : il ne tient pas au message qu’elles délivrent, au sujet dont elles traitent, au scandale que parfois elles révèlent ou déclenchent, mais à ce que leur génie visuel autorise de pensée et d’imagination chez qui prend le temps de les regarder »(p.31). Ce second temps nous introduit dans la dimension signifiante de la photographie, qui rend sensible, à qui veut bien s’y attarder, son inquiétante étrangeté de représentant de la représentation. La photographie considérée dans ses effets médiumniques nous conduit ainsi de chambres vides en maisons hantées, nous place devant des fenêtres condamnées, nous entraîne le long des rues aux murs placardés d’avis de recherche ; dans des décors peuplés de spectres indifférents, de corps en lévitation et de morts-vivants. C’est un entre-deux mondes qui nous apparaît : à la fois coupé du monde qui a été capturé par l’appareil photographique, et de celui, étranger à cette photographie, d’où nous la regardons maintenant en lecteur absorbé.

Damien Guggenheim



Parler la photographie, Étienne Helmer, éditions Mix., Paris, 2017. ISBN : 979-10-90951-16-7 / 17,5 x 11,5 cm – 80 pages – 10 €

L’article « Parler la photographie » d’Étienne Helmer est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Les Combarelles » de Michel Jullien http://lemagazine.jeudepaume.org/2017/11/les-combarelles-de-michel-jullien/ Wed, 15 Nov 2017 10:21:59 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=29459 Quand le savoir ajoute de l’obscurité à l’obscurité, au point que la nuit des grottes semble s’approfondir, et que la théorie n’a plus le pouvoir d’éclairer, alors, suggère-t-il, c’est le moment de revenir à ses premières impressions. « Sans cette candeur première, il me semble que ma confrontation avec ces lieux serait compromise ». (p.139)

L’article « Les Combarelles » <br>de Michel Jullien est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Dans l’histoire des études de l’art préhistorique, l’interprétation ritualiste de Breuil a été contestée par celle symbolique de Leroi-Gourhan, elle-même remise en cause par la théorie chamanique de Clottes ou encore celle totémique de Testart. Sans compter que des découvertes ultérieures (Pont-d’Arc, Cosquer) sont venues bouleverser un édifice patiemment construit, semer la pagaille dans les catégorisations, fragiliser les périodisations, creusant un écart temporel de plus en plus monstrueux. Bien qu’instruit par ces nombreuses études contradictoires, le livre de Michel Jullien n’est pas un nouvel essai théorique sur l’art pariétal. Il n’avance pas de nouvelles hypothèses. Il ne tient pas non plus à opposer les sorciers aux mystiques, ces derniers aux académiciens, les tenants d’une école classique et d’un style conservateur de l’art rupestre qui, il faut bien le reconnaître, n’a pas bougé pendant des millénaires : il y a autant d’années qui séparent Lascaux de Chauvet, qu’il y en a de Chauvet jusqu’à nous. L’essai de Michel Jullien est celui, non d’un savant mais d’un amateur. Son objet n’est pas la science mais un vertige qui ne l’a plus quitté, qui a alimenté sa passion, depuis sa première visite aux Combarelles. Quand le savoir ajoute de l’obscurité à l’obscurité, au point que la nuit des grottes semble s’approfondir, et que la théorie n’a plus le pouvoir d’éclairer, alors, suggère-t-il, c’est le moment de revenir à ses premières impressions.

« Sans cette candeur première, il me semble que ma confrontation avec ces lieux serait compromise ». (p.139)

combarelles ; Michel Jullien ; éditions l'équarquillé ; rupestre ; grottes ; découverte ; NASA

“Les combarelles” de Michel Jullien, p148. Editions L’ecarquillé, 15 Juin 2017,
240 pages.


Ces premières impressions (la naissance de l’art), que l’écrivain s’efforce de restituer, s’approchent et reconduisent celles des enfants découvreurs, les « inventeurs » le plus souvent des grottes, parce que leurs jeux les y ont conduits. Mais l’invention ne coïncide pas toujours avec la découverte. Des pièces de monnaies romaines – exemple parmi d’autres – ont été retrouvées dans la grotte d’Arcy-sur-Cure. Au XVIIIe siècle déjà, des curieux s’aventurèrent dans la grotte de Rouffignac, et ce jusqu’au XIXe siècle où l’on pouvait encore surprendre un prêtre inquiet dégrader d’un signe de croix des peintures qu’il jugea sataniques. Tant il est difficile de voir et de reconnaître ce que l’on voit, sans projection, il aura fallu, en plus du carbone 14, attendre qu’advienne l’art moderne, les fauves notamment, pour que notre regard ainsi aiguisé, puis très vite sidéré, y décèle des œuvres d’art inestimables. À rebours de toute projection, Michel Jullien propose une introjection qui diffuse une lumière magdalénienne sur notre époque. L’escalade en haute-montagne, les chevaux de Géricault, les insolations nucléaires, la radiographie, la chronophotographie, les capsules temporelles, les images envoyées par la Nasa dans l’espace intersidéral font tour à tour écho aux gestes, tantôt ingénus, tantôt obscurs de l’homo sapiens sapiens au fond d’une cavité inaccessible. C’est que malgré leur préméditation, ces traces n’étaient pour certaines pas destinées à être vues. Elles situent cependant remarquablement les confins du monde qui sont aussi les limites de la connaissance. Le seul savoir sur lequel se fonde leur beauté auratique est qu’elles n’existent pas pour nous. Elles restent impénétrables tout autant qu’elles nous ignorent. Ce paradoxe explique du moins un peu mieux pourquoi l’on a appelé confusément, et judicieusement, les découvreurs des grottes des inventeurs.

Damien Guggenheim



Michel Jullien, Les Combarelles, éditions L’écarquillé, 2017




L’article « Les Combarelles » <br>de Michel Jullien est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Querelle du kitsch » de Daniel Wilhem http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/07/querelle-du-kitsch-de-daniel-wilhem/ Fri, 11 Jul 2014 12:52:44 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=18764 Une des particularités du kitsch, comme objet élevé à la dignité d’une évaluation critique, est que sa définition semble toujours échapper, et que ceux qui s’y sont aventurés n’ont eu de cesse de se reprendre.

L’article « Querelle du kitsch » de Daniel Wilhem est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Il n’est plus question nulle part de soumettre les objets artistiques à l’ancien verdict des goûts mesurés par les connaisseurs et d’opposer, autant qu’il est nécessaire, aussi longtemps qu’on le voudrait, l’invention aux clichés, la sobriété aux excès, l’ingéniosité à la dégradation. La querelle du kitsch a été certainement reprise, relancée par des philosophes et avant tout par des écrivains qui ont tenté, qui tentent encore, sans craindre les controverses et sans regretter leurs contorsions ou leur palinodies, de définir une « condition postmoderne ». Mais cette querelle interminable n’efface pas le jugement des aînés, qui ont vu dans le kitsch artistique une prétention faite de niaiserie, de sentimentalité, de grandiloquence, de conformisme. C’est ainsi : les querelleurs ne le reconduisent pas, mais le compliquent, ou reportent sa révision. » (p. 112)

Une des particularités du kitsch, comme objet élevé à la dignité d’une évaluation critique, est que sa définition semble toujours échapper, et que ceux qui s’y sont aventurés n’ont eu de cesse de se reprendre. C’est ainsi que l’on croise dans cette chasse au snark (cf. Lewis Carroll, La Chasse au Snark, 1876) plusieurs tireurs à l’affût, camouflés, imitant des cris de bête sauvage, qui courent dans tous les sens, prêts à tirer au moindre bruit, et pour lesquels le plus grand danger reste celui d’être pris pour une proie. Loos le premier crie au crime, Broch tempère et parle d’une dégradation générale, Brecht recourt à un électricien, Kracauer suit les traces de sa propagation massive ; et pendant que Benjamin y décèle le dernier masque du banal, Adorno soupçonne une parodie de la catharsis. Syberberg, arrivé plus tard, après une version sanglante du kitsch, entendra encore se perdre au loin, comme l’écho d’un rêve, un sourd craquement.

Daniel Wilhem, à travers cette querelle centenaire, fait l’hypothèse que le kitsch est plus qu’une simple affaire de goût, de style ou de morale. Qu’il est une valeur sentimentale à quoi l’on peut toujours opposer une remarque sarcastique ou inoubliable, mais en gardant à l’esprit qu’il peut tout aussi bien être la manifestation intensifiée du sarcasme ou de l’inoubliable. Le sentimentalisme kitsch, marginalisant le sentiment du beau ou du sublime, vaut dans notre relation à l’art pour ce qu’un sobriquet désigne dans une parole affective comme le plus intime des poncifs. Ce surnom — ou petit nom – est bien le signe indubitable que l’amateur reste désarmé devant l’objet, aussi précieux qu’insubstituable, de ses préférences.

Damien Guggenheim

Daniel Wilhem, Querelle du kitsch, éditions Furor, 2014

L’article « Querelle du kitsch » de Daniel Wilhem est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Sur l’image qui manque à nos jours » de Pascal Quignard   http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/07/sur-limage-qui-manque-a-nos-jours-de-pascal-quignard/ Tue, 01 Jul 2014 14:21:26 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=19277 Ce livre reprend le texte d’une conférence que Pascal Quignard a donnée en différents lieux, augmentant puis resserrant son propos sur la temporalité singulière des images, qui enchantait déjà Diderot dans la peinture de ses contemporains.

L’article « Sur l’image qui<br> manque à nos jours » <br>de Pascal Quignard   est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Ce livre reprend le texte d’une conférence que Pascal Quignard a donnée en différents lieux (de l’École Normale Supérieure de Paris, au Musée des Beaux-Arts de Lille, en passant par le Collège Iconique, Paris), augmentant puis resserrant son propos sur la temporalité singulière des images, qui enchantait déjà Diderot dans la peinture de ses contemporains. Mais c’est l’exemple des peintures de l’antiquité romaine, dont il expose à la fois la dépendance aux récits et ce qui les oppose radicalement à la narration, qui arrête Pascal Quignard.

S’adressant tour à tour aux peintres, aux photographes, aux cinéastes, aux historiens de l’art, aux spécialistes de l’image, aux conservateurs, aux archéologues, il tire des fresques de l’antiquité romaine un constat : l’anecdote n’y est jamais montrée. On a beau connaître l’histoire ou, plus précisément, son dénouement : l’image ne perd ni ne gagne rien à ce savoir. C’est après-coup que le témoin, le survivant, l’historien, raconte en reconstituant des faits mémorables. Les historiens d’art eux-mêmes considèrent les œuvres d’art comme des faits accomplis. Mais bien que l’on puisse reconnaître dans ces peintures des scènes inspirées de récits mythologiques, loin de s’y référer comme à une source fiduciaire sur laquelle s’accorder, elles suspendent le récit préalable, se soustraient à sa loi, effacent son texte. « La peinture romaine sort du récit auquel elle renvoie selon une modalité très particulière : en préfigurant la scène qu’elle ne montre pas sur la paroi (p. 32) ».

Autrement dit, l’action représentée qui s’accomplit dans l’histoire ne s’accomplit pas dans l’image. Loin d’être un supplément ajouté aux récits (une illustration seconde), les images reviennent en vérité en amont d’eux : « Si la peinture ancienne n’est pas une représentation qui met en scène l’action, c’est parce qu’elle est encore une embuscade qui observe les éléments qu’elle met en place sans qu’elle les assemble encore (p. 22). » Voyez Médée méditant avant son passage à l’acte, que l’on dira alors prémédité. Avant donc que l’histoire ne commence, l’image montre au conditionnel ce que le récit élude dans sa consécution : l’hésitation, l’irrésolution, la tension retenue des issues possibles qui nous maintient dans l’ignorance du sort, avant que l’irrémédiable et l’irréversible que l’on raconte n’y mette un terme. Dans l’anticipation ou la précipitation, acculé à ce qui va peut-être arriver, le moment d’avant devient l’image qui se refuse à la fatalité d’un récit funeste. Funeste, ne serait-ce que parce qu’il est conté, par-delà le drame, à partir d’une fin consumée. L’image montre et affirme ainsi la ténacité du “pas encore”.

Damien Guggenheim

Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, édition Arléa 2014

L’article « Sur l’image qui<br> manque à nos jours » <br>de Pascal Quignard   est apparu en premier sur le magazine.

]]>
« Sur le seuil du temps » de Siegfried Kracauer http://lemagazine.jeudepaume.org/2014/05/sur-le-seuil-du-temps-essais-sur-la-photographie-de-siegfried-kracauer/ Tue, 20 May 2014 08:38:17 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/?p=17837 « On ne saurait surestimer le précoce succès populaire des photographies comme souvenirs. Il n’y a guère de familles qui ne puissent se vanter de posséder un album dans lequel les générations de chers disparus se bousculent dans des décors variés […] »

L’article « Sur le seuil du temps » <br/>de Siegfried Kracauer est apparu en premier sur le magazine.

]]>
Les articles de Kracauer sur la photographie, comme le titre « Sur le seuil du temps » sous lequel ils ont été réunis l’indique, s’attachent à la dimension temporelle propre à la photographie, aussi bien dans sa constitution que dans sa destination. Que ses essais furent initialement publiés dans des journaux prend alors tout son sens, et cette réédition n’a pas manqué de reproduire judicieusement les pages avec les images choisies pour illustrer son propos.

Dans sa constitution d’abord, la dimension temporelle que Kracauer reconnaît en propre à la photographie comme à nul autre art est l’instantané. La photographie instantanée permet en effet de voir ce qu’on ne saurait apercevoir sans cette invention technique qui suspend le cours du temps. Elle surprend des postures saugrenues, elle saisit au vol des expressions grimaçantes, elle immortalise la vie frémissante. En sauvegardant ainsi les choses éphémères et passagères, l’obturateur s’ouvre à l’indétermination, à l’imprévu, au fortuit, qui trouve dans la ville moderne son champ d’action privilégié.

Mais c’est aussi et surtout dans sa destination que Kracauer définit la dimension temporelle spécifique à la photographie. Après être descendu dans la rue pour se mêler à la foule, il entre au hasard dans une maison bourgeoise, s’invite dans une famille honnête, s’assoit confortablement dans un des fauteuils du salon. Puis brusquement il se lève, ouvre une fenêtre et observe la rue selon cette nouvelle perspective : « On ne saurait surestimer le précoce succès populaire des photographies comme souvenirs. Il n’y a guère de familles qui ne puissent se vanter de posséder un album dans lequel les générations de chers disparus se bousculent dans des décors variés. Avec le temps, cependant, la signification de ces souvenirs se transforme sensiblement. À mesure que s’estompe leur pouvoir évocateur s’affirme leur fonction documentaire : leur valeur d’enregistrement éclipse leur séduction originelle en tant qu’auxiliaires de la mémoire. Feuilletant l’album de famille, la grand-mère revit sa lune de miel tandis que ses petits-enfants étudient avec curiosité ces gondoles bizarres, ces modes surannées et d’anciens jeunes visages qu’ils n’ont jamais vus. » (p.75)
Par cette seule évocation, Kracauer parvient à dégager et à condenser les nouvelles problématiques que la photographie introduit dans le champ de la critique esthétique.

Damien Guggenheim


Siegfried Kracauer, « Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie. »
Textes choisis et présentés par Philippe Despoix. Traductions de l’allemand par Sabine Cornille et Claude Orsoni, de l’anglais par Daniel Blanchard. Photographies commentées par Maria Zinfert. Éditions de la Maison des sciences de l’homme. Collection Philia dirigée par Gérard Raulet,2014.

L’article « Sur le seuil du temps » <br/>de Siegfried Kracauer est apparu en premier sur le magazine.

]]>