jeudepaumeblog – Each Dawn a Censor Dies* http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez par Nicole Brenez Thu, 19 Jul 2018 13:02:08 +0000 fr-FR hourly 1 « La censure est le symptôme d’une société craintive, n’est-ce pas ? » http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2017/01/31/la-censure-est-le-symptome-dune-societe-craintive-nest-ce-pas/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2017/01/31/la-censure-est-le-symptome-dune-societe-craintive-nest-ce-pas/#respond Tue, 31 Jan 2017 10:10:13 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/?p=307 Censors Must Die, Ing K, 2013. 29 janvier 2017. Nouvel an chinois. À Paris, les traditionnelles festivités qui se déroulent dans le XIIIe arrondissement sont annulées « pour raisons de sécurité ». Depuis cet été, sous nos yeux, la Turquie …

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Censors Must Die, Ing K, 2013.


29 janvier 2017. Nouvel an chinois. À Paris, les traditionnelles festivités qui se déroulent dans le XIIIe arrondissement sont annulées « pour raisons de sécurité ». Depuis cet été, sous nos yeux, la Turquie se transforme en dictature aussi rapidement que fond la banquise. Comme dans les années 1930 en Europe, devrons-nous constater une fois encore à quelle vitesse foudroyante les acquis de la culture et de l’éducation peuvent être balayés ? Ce blog se termine tandis que la Trumperie commence à propager une tempête de chaos, falsification, racisme, égoïsme, ignorance béate et cruauté partout dans le monde. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et ses promesses de reconstruction, comment avons-nous régressé si rapidement ? Que faire, et que faire avec les armes de l’art ?

 film Macbeth Satan, Death and the Director

Macbeth, Satan, la Mort et l’auteur, photographie de tournage de Shakespeare Must Die,
Ing K (2013). ©Ing K.


Avec son Witz et son énergie coutumières, la cinéaste Ing K, qui depuis presque 40 ans lutte au quotidien contre l’oppression en Thaïlande, via son blog intitulé « Bangkok Love Letter » nous envoie quelques nouvelles et principes imagés au sujet de la censure et de l’autocensure.


« Dans le monde de l’art thaïlandais aussi, c’est la fin d’une époque – disons la fin du chapitre 2 de l’art contemporain thaï (l’Institut Bhirasri représentant le chapitre 1*), avec la fermeture imminente du Centre d’Art de l’Université de Chulalongkorn qui a organisé son dernier vernissage le 19 janvier, pour sa dernière exposition intitulée Acknowledgement, rétrospective comprenant cinquante des artistes qui y furent montrés depuis sa fondation en 1995. Le directeur du Centre d’Art, Ajarn Suebsang Sangwachirapiban, m’a dit en riant : « J’ai perdu mon temps à m’inquiéter pour ton travail [un portrait de la veuve de Chit Singhaseni**], au fond le seul problème que nous ayons jamais eu concernait en fait Ajarn Apinan. » Il nommait là Apinan Poshyananda, le directeur et fondateur du Centre d’art lui-même, devenu le Secrétaire permanent du ministère de la Culture, c’est-à-dire le Bureaucrate n°1. Hélas, ce n’est pas le ministère qui a effacé les paroles concernées, mais l’autocensure des éminences universitaires.

(…)

Trump, Duterte, Thaksin, Mao, Hitler, Mussolini : par leur influence létale, ce ne sont pas des humains ordinaires comme vous et moi, mais des forces implacables dans le cours de l’histoire, dont la forme s’alimente des émanations qui s’élèvent depuis les peurs et les désirs secrets des masses. Nous les tissons avec le fil de nos cauchemars pour incarner notre moi le plus sombre, qui peut ensuite être exorcisé. Or, comme le sait quiconque a vu un film d’exorcisme, vous ne pouvez pas expulser le démon avant de connaître son vrai nom.

Comme bien des cinéastes ayant nourri le fantasme de réaliser un film d’exorcisme, j’ai effectué des recherches pour rédiger un scénario. Toutes les sources et traditions semblent s’accorder. Règle n°1 : ne jamais céder à la tentation d’argumenter ou de débattre avec le démon, en particulier sur les abstractions et la philosophie. Il est le maître de la mystification qui vous affaiblira et vous confondra. Règle n°2 : concentrez toute votre volonté sur le fait de forcer le démon à révéler son vrai visage et son vrai nom. Et règle n°3 : exorcisez le démon au nom de quelque chose de sacré, abandonnez l’illusion arrogante de ne compter que sur vos propres forces, sinon le désastre frappe. (Voyons ce que le minutieux et clandestin vérificateur de faits dit à ce sujet.)

Le coq chante. Réveille-toi, lève-toi et brille, mon ami. Bonne année chinoise du Coq à toi, même si celle-ci s’avérait un tout autre animal. J’ai entendu une tête parlante à la télévision la baptiser Année du Cygne de Feu (« Hongse Fai »). L’être insouciant pourrait se lécher les lèvres, anticiper un résultat délicieux, c’est-à-dire un bon poulet grillé thaï. Mais la tête parlante a expliqué que cela signifiait le Phoenix, lorsque des personnes profondément enterrées et apparemment mortes, des histoires, des secrets et des affaires classées renaissent de leurs cendres. Bonne chance, cher ami. En espérant que tu n’as enterré personne ni quoi que ce soit d’encore vivant. »***

Je remercie infiniment Marta Gili, Marta Ponsa et Adrien Chevrot pour leur généreuse invitation, Brad Stevens pour ses traductions, les lecteurs de ce blog, les admirables artistes Bani Khoshnoudi, Ing K, Jocelyne Saab, Tan Pin Pin pour la lumière qu’elles introduisent dans le monde. Et pour nous octroyer encore une dernière rasade de courage en ces temps crépusculaires, n’oublions jamais le viatique méta-hégélien d’un brillant pourfendeur de tyrans et de bureaucrates, l’un de ceux qui, à l’instar de René Vautier, jusqu’à présent a gagné tous ses combats, le sinologue, éditeur, cinéaste et vigneron situationniste René Viénet : « L’oiseau de Minerve nous réserve ses surprises à la tombée de la nuit ». (La Dialectique peut-elle casser des briques ?, 1972).

08. Image René Viénet Kamaré N'allez pas voir ce filmlight

René Viénet, affiche pour Les Filles de Ka-Ma-Ré (1974), collection de l’auteur. ©René Viénet.



Nicole Brenez

* Le Bhirasri Institute of Modern Art ouvre à Bangkok en 1973.
** Chit Singhaseni était l’un des deux domestiques royaux poursuivis à tort et condamnés à mort pour avoir fomenté l’assassinat du roi Rama VIII le 9 juin 1946.
*** Extrait du blog d’Ing K, “Bangkok Love Letter”, janvier 2017 :

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TAN PIN PIN. JAMAIS DE VACANCE POLITIQUE. http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/04/07/tan-pin-pin-jamais-de-vacance-politique/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/04/07/tan-pin-pin-jamais-de-vacance-politique/#respond Thu, 07 Apr 2016 07:17:05 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/?p=245 Cinéaste, photographe et plasticienne, Tan Pin Pin représente aujourd’hui l’une des grandes voix de la scène artistique à Singapour, la Cité-État à laquelle elle a consacré la plupart de ses œuvres. Son travail frappe d’abord par sa diversité formelle, offrant …

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Tan Pin Pin. Photo: Karine Azoub


Cinéaste, photographe et plasticienne, Tan Pin Pin représente aujourd’hui l’une des grandes voix de la scène artistique à Singapour, la Cité-État à laquelle elle a consacré la plupart de ses œuvres. Son travail frappe d’abord par sa diversité formelle, offrant chaque fois la radicalisation d’une ressource filmique : à la documentation de l’exhumation et du déplacement d’une tombe (celle des grands-parents de l’auteur) pour cause d’urbanisation galopante, Moving House (1996), répond l’invention de l’immolation en direct d’une poupée Barbie, Microwave (2000) ; au plan-séquence de 38 minutes pris du Pan Island Expressway pour traverser l’île, 80km/h (2003), succède un portrait pointilliste de la ville par ses chants et dialectes interdits, Singapore Gaga (2005) ; au collage cinétique strictement visuel des archives léguées par quatre décennies de célébration nationale, 9th August (2006), succède l’enquête sémantique et strictement graphique conduite autour du terme « souvenir » par Thesaurus (2012). Si chaque film déploie une forme nouvelle, toutes sont traversées par une même énergie critique qui consiste à décrire, sauvegarder et défendre un Singapour multi-ethnique, multi-culturel et fraternel face aux politiques coercitives d’uniformisation gouvernementale. Moving House (2001), Gravedigger’s Luck (2003), Invisible City (2007), The Impossibility of Knowing (2010), Yangtze Scribbler (2012) se confrontent à la mort, à la vie criminelle, aux vestiges parfois infimes que laisse derrière elle une existence humaine même la plus modeste, et s’arc-boutent contre la disparition. Un tel sens des responsabilités face à l’histoire collective, qui emporte les individus vivants et les corps morts comme fétus dans un torrent, cherche tous les moyens visuels et sonores possibles pour contrer terme à terme l’idéologie du progrès imposé à marche forcée depuis l’Indépendance par les autorités de Singapour et pour en contrebalancer les dégâts mémoriels, culturels et affectifs.

Dès son premier court-métrage, Lurve Me Now (1999), fantaisie érotique à base de deux poupées Barbie – pourtant bien sage si l’on pense au Barbie también puede estar triste que réalise deux ans plus tard Albertina Carri en Argentine –, Tan Pin Pin subit la censure. Son premier documentaire à rencontrer un succès international, Singapore Gaga, eut maille à partir avec la censure, au simple motif de l’usage d’un mot ambigu en malais (« animaux ») aussitôt taxé de « menace pour la Sécurité nationale ». Mais c’est avec To Singapore, With Love (2013), qui donne la parole aux exilés politiques singapouriens, que l’interdiction frappe un film entier, interdiction à ce jour non seulement maintenue, mais étendue à tous les supports de diffusion disponibles.

Nicole Brenez

Tan Pin Pin propose tous ses films en accès sur Vimeo : https://vimeo.com/tanpinpin
On peut consulter ici une liste de films censurés à Singapour



Nicole Brenez : Pouvez-vous nous décrire vos antécédents familiaux, votre éducation, votre environnement artistique ? Votre formation en Droit à Oxford vous a-t-elle aidé à affronter les situations de censure ?

Tan Pin Pin : J’ai grandi dans le Singapour des années 1970 et 80, à un moment où les impératifs économiques éclipsaient tout autre impératif. La nation entière s’est vue mobilisée pour la création de richesse et l’amélioration de notre PIB. Mon enfance a été saturée de rengaines telles que « Mieux meilleur que bien, ne néglige jamais rien ! ». La qualité de notre vie matérielle s’est améliorée rapidement, mais les droits civils étaient suspendus. Par exemple, j’ai découvert récemment en faisant des recherches pour To Singapore, With Love (2013) que, au cours de la seule année 1970, plus de 800 personnes ont été arrêtées en vertu de la Loi sur la Sécurité intérieure, pourcentage énorme pour une petite population de 2,3 millions. En ce temps d’avant l’Internet, les arrestations se déroulaient sous les radars, les gens tout simplement disparaissaient ou plus tard furent exilés. Il reste tellement à découvrir de ce qui s’est passé au cours des années 1970 dans l’histoire de Singapour.

Mes parents furent les tout premiers de leur famille à aller à l’université. Ils étaient architectes, de sorte que nous avons eu la chance d’avoir une enfance très intéressante, à passer des week-ends sur des sites de construction. Je suis allée à l’école publique, où les programmes ne réservaient qu’une toute petite place à l’art. Pendant mon adolescence, je découvre le BBC World Service sur le cadran de la FM. Au sortir de l’école secondaire, je savais que je voulais partir de Singapour pour me rendre en en Angleterre, qui semblait plus libre et plus humaine.

J’ai gagné une bourse pour étudier le Droit à l’Université d’Oxford, le Droit sans autre raison particulière que d’obtenir une bourse de Singapour dans cette discipline. À Oxford, je découvre la photographie et les rayons d’histoire de l’art dans la bibliothèque municipale. Dès le premier semestre, je savais que j’étais dans la mauvaise voie, j’aurais dû m’inscrire dans une École d’art. Mais je décide de terminer le cursus afin de conserver ma bourse. Pendant ce temps, je passe tout mon temps libre à prendre des photos et développer des épreuves en chambre noire. Si je n’avais pas quitté Singapour, je ne suis pas sûre que je réaliserais des films aujourd’hui. Mais en ces temps de restriction, la création artistique semblait une entreprise trop frivole et je n’aurais trouvé aucun soutien.

Je suis restée avocate pendant six jours avant de quitter la profession. De fait, je réalise mon premier film, Moving House (1996), en tant qu’avocate stagiaire. Grâce aux cours de Droit, j’ai compris comment le pouvoir s’organise et s’exerce. J’ai aussi appris la différence entre justice légale et justice morale. À Singapour, tous deux s’avèrent parfois très éloignés.

NB : Quelle fut votre première rencontre avec la censure de Singapour ? Pouvez-vous expliquer les raisons alléguées ? Avez-vous effectué des coupes dans le film concerné ?

TPP : Ma première confrontation avec la censure et l’autocensure singapouriennes eut lieu dans les années 1990, dans la rue, à l’occasion d’une rencontre avec le premier député de l’opposition parlementaire, le légendaire J.B. Jeyaretnam [Dirigeant du Parti des Travailleurs, centre-gauche, de 1971 à 2001, NdT]. À cause d’une série de procès en diffamation menée par les dirigeants du PAP [People’s Action Party, centre-droit, au pouvoir sans discontinuer depuis 1959, NdT], il a fait faillite et ne pouvait plus se présenter aux élections. Je l’ai vu dans la rue, agitant une cloche, vendant des exemplaires d’une brochure de son Parti, je voulais en acheter un mais j’avais trop peur d’être vue, comme si j’avais pu être jugée coupable par association, coupable de quoi, je ne savais pas trop.

Jusqu’à aujourd’hui, le spectacle de cet homme solitaire cherchant un espace public pour s’exprimer, et mon déplorable évitement, ne cessent de me hanter. Plus tard, trois enseignants de cinéma de Singapour lui ont consacré un court métrage documentaire, Vision of Persistence [2002, par Kai Sing, Mirabelle Ang et Christina Mok, NdT]. À la dernière minute, le film a été mystérieusement écarté de la sélection du Singapore International Film Festival (SIFF). J’ai entendu dire que les cinéastes ont été menacés et que le film a disparu.

Ma première rencontre personnelle avec la censure se produisit pour mon court-métrage, Lurve Me Now (1999). Il devait être montré au SIFF. Il montrait une poupée Barbie caressée par une main au son d’une lourde respiration. Le film a été interdit par les censeurs pour, avant tout, sa bande sonore. La censure, que ce soit par le biais d’une interdiction totale, par la suppression de tout dialecte chinois dans les médias de masse à la fin des années 1970 ou par le retrait soudain de Vision of Persistence, suffisait à faire basculer le travail dans le néant. Je n’ai rien coupé pour échapper à la censure, cela ne m’est même pas venu à l’idée de me plier à leur volonté.

NB : Au moment de décider de tourner To Singapore, With Love, saviez-vous déjà que votre documentaire encourrait la censure ?

TPP : Je n’ai pas décidé de tourner ce documentaire. Comme beaucoup de mes autres films, To Singapore, With Love a pris forme organiquement. Je tournais une vidéo sur le littoral de Singapour vu de loin. Au cours de ma recherche sur l’idée d’extériorité, je suis tombée sur Escape from the Lion’s Paw [Escape from the Lion’s Paw: Reflections of Singapore’s Political Exiles, Soh Lung Teo, Yit Leng Low, Singapore, Function 8, 2012, NdT], un livre de témoignages à la première personne par des exilés politiques singapouriens, des gens qui restent en dehors du pays, mais pas par choix. J’ai décidé d’interviewer l’un d’eux, le Dr Ang Swee Chai, résident à Londres, qui par hasard à ce moment-là se trouvait tout près, en Malaisie. Son récit d’exil m’a tellement émue que j’ai décidé de changer de sujet et ainsi naquit To Singapore, With Love. Plus tard, j’ai interviewé huit autres exilés à Londres, en Malaisie et en Thaïlande. Certains n’étaient pas revenus depuis plus de 50 ans. Ils parlent des causes de leur départ, mais ils parlent surtout de leur vie aujourd’hui et de leurs relations avec Singapour. Ils appartiennent à différentes sensibilités politiques et à différentes générations de militants. Certains étaient communistes, certains des militants étudiants, d’autres de la gauche chrétienne.

J’ai tourné ce film parce que, pour moi-même, je voulais mieux comprendre Singapour. Je voulais comprendre comment nous sommes devenus ce que nous sommes en traitant de ce qui avait été banni et tu. J’espérais aussi que le film ouvrirait un débat national pour nous permettre de nous comprendre mieux nous-mêmes en tant que nation.

J’ai compris pendant le montage que ce film pourrait être interdit. Deux films traitant d’anciens détenus politiques ayant subi de longues peines et décrivant leur détention sans procès, réalisés par un autre cinéaste de Singapour, Martyn See, avaient été interdits [Said Zahari: 17 years, 2007, au sujet de Said Zahari ; Lim Hock Siew, 2010]. Je savais que toute allusion au fait que la Loi sur la Sécurité intérieure avait été utilisée pour emprisonner et faire taire les opposants politiques (et pas seulement les communistes) serait problématique au regard de la version officielle expurgée de l’histoire de Singapour.

Bien qu’angoissée, j’ai fini le film, inspirée par l’idéalisme des gens que j’avais interrogés. Je n’ai commencé à respirer qu’après avoir envoyé le film hors du pays. Le Festival de Busan (Corée du Sud) l’a montré en premier lieu. Pour finir, le film a en effet été interdit parce qu’il représentait une « menace pour la Sécurité nationale ».

NB : Est-ce que tous les exilés que vous souhaitiez interviewer ont accepté d’être filmés ? Se trouvaient-ils sous surveillance ?

TPP : Les personnes contactées ont toutes accepté d’être filmées. Je leur avais envoyé mes films précédents pour qu’elles puissent avoir une idée de mon travail. Je ne sais pas vraiment si elles étaient sous surveillance. Elles avaient quitté Singapour depuis plus de 35 à 50 ans.

NB : Le Premier Ministre Lee Hsien Loong a déclaré : « Les exilés politiques présentés dans le documentaire ne devraient pas avoir la possibilité de solder à leurs propres bénéfices les comptes quant à la lutte contre le communisme ». Est-il usuel à Singapour qu’un Premier Ministre commente un film ?

TPP : Les fondations du roman national singapourien reposent sur le combat de l’île contre les Communistes, il y a plus de 50 ans. En utilisant toutes les lois et l’arsenal à notre disposition, nous avons gagné cette guerre et voyez où nous en sommes arrivés aujourd’hui. Par conséquent, il incombe au Premier Ministre, lorsqu’il est interrogé, de justifier la censure en utilisant la même rhétorique de guerre froide sur laquelle l’État singapourien moderne a été construit.

Le sous-texte principal du film, en l’occurence l’idée implicite selon laquelle l’État peut abuser de ses pouvoirs pour faire taire les opposants politiques, n’a même pas été évoqué. Au lieu de cela, le Premier Ministre et toutes les réponses du gouvernement ont rabâché les crimes commis par les Communistes (que les interviewés communistes ne nient pas) en ignorant totalement la substance du film, ce qui montre en quel acte de « prise de bénéfices » consistait la censure.

Le Premier Ministre a également dit que mon film était « partial ». Je ne crois pas que l’équilibre ou la neutralité fournissent des moyens utiles pour réfléchir à l’histoire, surtout l’histoire de Singapour. Proposer des alternatives m’intéresse. De fait, ces alternatives « rééquilibrent » les comptes-rendus dominants propagés par les manuels scolaires et la propagande étatique.

Pris dans sa globalité, cet événement a clarifié pour moi que nous ne possédons pas notre propre histoire. Les films sont interdits ou disparaissent, les archives, même celles qui ont trait à des événements d’il y a plus de 50 ans, restent inaccessibles, tout ceci pour protéger la version officielle de notre histoire.

NB : Un collectif de 350 Singapouriens a organisé un voyage en Malaisie pour assister à une projection de To Singapour, With Love. Pouvez-vous nous raconter cet événement ? Votre film reste-t-il interdit à Singapour, même à travers l’internet ?

TPP : Si l’on veut comprendre la portée du pouvoir à Singapour, il suffit d’étudier les suites immédiates de cette interdiction.

Initialement, la première mondiale du film devait avoir lieu avec mes autres films Invisible City (2007) et Singapour GaGa (2005), dans une triple séance organisée par l’Université nationale de Singapour (NUS). Lorsque l’interdiction a été proclamée, l’université est restée silencieuse, alors même qu’elle était l’organisatrice de la séance. Dans des démocraties moins dysfonctionnelles, les organisateurs seraient les premiers à défendre le film.

Au lieu de cela, le même jour, 40 artistes, cinéastes et militants de la société civile, dont la plupart n’avaient pas vu le film, l’ont défendu au moyen d’une courte déclaration demandant à la censure de reconsidérer l’interdiction et de permettre à différentes visions de notre passé de s’exprimer.

Une semaine plus tard, une vingtaine de militants de la société civile, en utilisant les médias sociaux, ont trouvé des donateurs anonymes et organisé un voyage vers l’île voisine de Johor Bahru, en Malaisie, pour découvrir le film, dont la projection était prévue au Festival de la Liberté (FFF). Donc, un après-midi, plus de 350 Singapouriens ont franchi la frontière, curieux de voir ce qu’il en était. Le FFF est un petit festival nomade consacré aux Droits de l’Homme. Pour faire face à cette foule inattendue, il a ouvert plus de salles de projection partout dans l’hôtel. Nous avons dû utiliser des draps de lit pour multiplier les écrans et emprunter des projecteurs supplémentaires. À Singapour, je n’aurais jamais imaginé une telle première du film (en Malaisie !), mais en même temps, je me suis sentie heureuse de ce que mes concitoyens se soient déplacés physiquement pour aller là où les lois de Singapour ne pouvaient pas les atteindre afin de voir et de réfléchir par eux-mêmes.

Aujourd’hui, le film peut être projeté à Singapour dans un cercle privé, mais les projections publiques et payantes restent interdites, et les DVD ne peuvent pas non plus être vendus ici. Le film peut être projeté à l’étranger, donc, en plus du circuit des festivals, les Singapouriens de l’étranger ont également organisé des projections publiques en Australie, à Hong Kong, au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. Des étudiants singapouriens aux États-Unis et à Londres ont organisé des tournées du film sur les campus.

Le film peut être vu en ligne sur le site Vimeo VOD, mais si vous y accédez depuis Singapour, vous ne lirez que le message « Non disponible dans votre région ». Les censeurs interdisent l’accès de mon film à tous ceux qui possèdent l’adresse IP de Singapour.

NB : Comment envisagez-vous l’avenir de Singapour, ce futur qui, en quelque sorte, est le temps dans lequel se déroule votre nouvelle œuvre, Pineapple Town (2015) ?

TPP : Pineapple Town est un court-métrage commandé pour célébrer les 50 ans de l’Indépendance de Singapour. Dans le film, une mère tente d’en savoir plus sur le passé de son bébé adopté. La dernière partie du film se déroule dans le futur, où la mère adoptive emmène sa toute jeune fille visiter la petite ville de Malaisie où elle est née afin de lui faire retrouver son passé, y compris les fragments pénibles. Le film est plein d’espoir, il montre qu’il est salubre de faire face au passé, et non pas de l’enterrer.

NB : Auriez-vous un conseil à formuler pour les cinéastes de par le monde qui se trouvent dans des situations de répression voire de dictatures ?

TPP : Je recommande ce conseil donné par le Dr Poh Soo Kai lors de la publication de son livre. Il est l’un des anciens prisonniers politiques qui témoigne dans To Singapore, With Love. Son ouvrage s’intitule Life in a Time of Deception [Function 8 Ltd and Pusat Sejarah Rakyat, 2016, NdT].
L’auteur cite Paul A. Baran [Professeur d’Économie à Stanford University] qui a dit en 1931, tandis que menaçait le spectre de Hitler : « Si les remugles de la monotonie politique et les déceptions causées par notre dernière décennie causent chez beaucoup d’entre vous le désir d’une certaine tranquillité, le désir de prendre des vacances loin de la politique, vous devez réprimer cette attaque de faiblesse avec la plus grande énergie. Cette désertion du champ de bataille politique est le plus grand crime contre l’humanité que l’on puisse commettre, parce que dans l’autre camp, les forces réactionnaires luttent sans répit et ne s’autorisent jamais de vacance politique. Et si vous, furieux et amers, renoncez maintenant à la lutte politique ; si vous partez à l’écart avec un vague salut dédaigneux de la main ; alors vous abandonnez aux ennemis le champ politique ; alors vous vous soumettez à leur domination ».

Paris-Singapour, mars 2016.
Traduit de l’anglais par Nicole Brenez.
Nous remercions chaleureusement Silke Schmikle.

Site officiel de To Singapore With Love :

http://www.tosingaporewithlove.com

Compte-rendu complet de la censure

http://sensesofcinema.com/2015/documentary-in-asia/to-singapore-with-love-documentary/

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JOCELYNE SAAB, LES VOIES MULTIPLES DE LA CENSURE http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/03/15/jocelyne-saab-les-voies-multiples-de-la-censure/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/03/15/jocelyne-saab-les-voies-multiples-de-la-censure/#comments Tue, 15 Mar 2016 08:59:49 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/?p=220 1. Radio libanaise : première confrontation avec la censure J’animais une émission de musique pop à la radio, « Les Marsupilamis ont les yeux bleus », et avais été marquée par le film Mondo Cane [Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et …

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1. Radio libanaise : première confrontation avec la censure

J’animais une émission de musique pop à la radio, « Les Marsupilamis ont les yeux bleus », et avais été marquée par le film Mondo Cane [Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, 1962] : je proposais un journal d’actualités du même type en cherchant dans les fils de l’AFP des informations sur ces choses un peu étranges qui peuvent se dérouler sur la terre. Un jour de 1970, j’arrive à la radio et on m’annonce l’arrêt de mon émission. Un journaliste m’avait appris à sortir des normes : outrée que l’on m’interdise l’antenne sans raison, j’ai pris le micro quand même, en signalant qu’on voulait me faire taire mais que les marsupilamis auraient toujours les yeux bleus.


2. Télévision libanaise

Après le Septembre noir en Jordanie (1970), je travaille à la télévision libanaise avec Jörg Stocklin. On me dit de supprimer dans un reportage tout ce qui concerne les Israéliens et les Palestiniens. Je proteste, nous avions manifesté aux côtés de ces derniers en 1969. Seul un journaliste qui recevait chaque semaine une enveloppe remplie d’argent venant d’Arabie Saoudite avait le droit d’évoquer ces sujets.

En 1973, bombardements sur les Palestiniens réfugiés au Liban. Nous montons sur les toits, nous voyons les avions larguer leurs bombes, des quartiers entiers attaqués, les fedayin combattant dans les rues. Je prends conscience des interdits à la télévision, dont les dirigeants ne voulaient pas que l’on aborde la présence des combattants palestiniens dans les camps, ni le problème des refugiés.


3. Égypte : premier avertissement

Je quitte le Liban et viens travailler en France. La guerre d’octobre est déclarée en Égypte, un général déclare, « pas de femmes au front ». 400 journalistes, 3 femmes, dont Rosy Rouleau [reporter photographe, cofondatrice de l’agence Sygma] et moi. Dès qu’un état de guerre s’installe, tout s’islamise, on met la religion au premier plan et les femmes en prison. J’apprends à regarder la vie.


4. Kurdistan irakien : coupe

Je pars au Kurdistan irakien réaliser un reportage pour le magazine « 52 minutes ». Délibérément, je franchis une frontière en voiture et me fais kidnapper, afin de ramener des images. La censure officielle intervient, l’ambassade d’Irak entretient alors d’excellents rapports avec la France et demande que les images de l’enlèvement soient retirées. J’ai vu ces images à l’INA. Le reportage est diffusé sans elles.


5. Presse française : diffamation

Parfois on passe entre les gouttes, on reste invisible. En 1974, je réalise Le Front du refus – Les Commandos suicide, sur les jeunes combattants palestiniens de 15-16 ans qui, spoliés de leurs terres, se tournent vers la résistance contre Israël. Le reportage est diffusé sur Antenne 2 en juillet 1975 et passe partout dans le monde. Mais la presse française s’offusque et prétend que les adolescents palestiniens font un salut nazi – ce qui bien entendu est faux, ils faisaient le geste de prêter serment. Les traiter de nazis étaient la pire façon de disqualifier leur combat, le comble de l’horreur politique.


6. Télévision française : refus de diffusion

En 1973, je réalise Les Femmes palestiniennes pour Antenne 2. Je voulais proposer des images de ces femmes, les combattantes palestiniennes en Syrie, qui en avaient si peu alors. Nous sommes alors juste avant la visite de Sadate en Israël, la situation est très tendue. Tandis que je monte le film dans les locaux d’Antenne 2, Paul Nahon, alors chef du service étranger de la rédaction, m’attrape par le col et me sort de la salle de montage. Les Femmes palestiniennes reste au marbre et n’est jamais passé à la télévision. J’en ai déposé une copie aux Archives Françaises du Film à Bois d’Arcy.


7. Liban : destruction de caméra

En 1975, arrive le plus inattendu. Je décide de réaliser un film sur le Liban qui bascule dans la guerre, Le Liban dans la Tourmente, en donnant la parole à toutes les parties en présence, les Communistes, les Phalangistes… Comme pour les autres groupes, je demande aux Phalangistes l’accès à leurs camps d’entraînement. Leur jeune chef, Bachir Gemayel, me le refuse, je passe par son père, Pierre Gemayel, que mon père connaissait. Je pars avec Eric Rouleau et Rosy Rouleau, nous filmons le défilé militaire des Phalangistes dans la montagne libanaise – tous avaient déjà été entraînés en Israël. Nous montons en voiture, une combattante se jette sur moi, m’arrache les cheveux, Rosy essaie de me libérer, elle aura une côte cassée, notre caméra 16mm est détruite, les photographies de Rosy remplaceront le tournage. Je n’en revenais pas d’avoir été tabassée pour avoir simplement fait mon travail de journaliste, je prends conscience de ma fragilité. Ce jour-là, j’ai commencé à faire partie intégrante de l’imagerie de la guerre et cela ne m’a plus jamais quittée, comme si j’étais une pierre détruite dans ce pays détruit. J’étais alors une jeune fille frêle, instruite, rien à voir avec les membres des commandos. Mais l’agression m’obligeait à choisir un camp, alors même que j’étais prête à écouter tout le monde. Je me suis donc engagée, un temps. Mon père, qui avait obtenu ce rendez-vous, était fou de rage. C’était déjà le Liban de la guerre totale entre les communautés.

Les presses française et anglaises, sous influence, inversent le sens des images. Elles placent la civilisation du côté des Phalanges chrétiennes, et la barbarie du côté des Palestiniens. Mais seuls les Phalangistes ont attaqué, sans aucune raison, une jeune fille, et interdit les images en brisant sa caméra. Mais cette censure par la violence physique ne m’a pas empêchée d’achever le film qui, au Liban, est passé en salles mais pas à la télévision, trop liée aux Libanais chrétiens. En France, il est sorti à l’Olympic Entrepôt.


8. Liban : premières menaces de mort

Le 13 avril 1975, à Beyrouth, a lieu le premier massacre de Palestiniens, 27 passagers assassinés dans un bus détourné. C’est le déclenchement direct de la guerre civile. En 1976, coup sur coup, trois de mes films passent à la télévision française, Les Enfants de la guerre, Sud Liban, village assiégé et Beyrouth, jamais plus. Les Enfants de la guerre atteste du grand massacre de la Quarantaine —un quartier de Beyrouth— commis contre les Palestiniens, ce qui déplaît aux Phalangistes. Lors d’un débat sur la guerre civile à la télévision, je n’hésite pas à rétablir la vérité et à répondre à Moshé Dayan au sujet des agressions israéliennes au sud-Liban, et soudain, un matin, je découvre ma caricature dans un journal, avec un bandeau sur l’œil, assortie d’une menace de mort. C’était effrayant. J’achète tous les numéros du journal que je peux trouver à Hamra et les jette à la poubelle. J’en ai toutefois gardé deux exemplaires, pour me souvenir de cette violence. Je reste deux jours sous les draps, pour calmer cette peur. Mais ensuite, je commence à être blasée.

Beyrouth est divisée en deux, je me cache sous le tapis d’une voiture pour aller voir mon père en zone chrétienne, je redescends par Byblos, je fais le tour du Liban sud en zone musulmane et reviens à Beyrouth Ces voyages par les cimes, dans une nature magnifique, me redonnent de l’air, m’offrent un point de vue.


9. Égypte, Suède. Première interdiction de territoire, première nuit en prison

1976. Beyrouth s’effondre. Seule, je pars en Égypte, tourner un film sans commande ni intention, Égypte, Cité des morts. À l’époque, les militants de la gauche arabe, tel Khaled Mohieddine (membre du RCC, le Revolutionary Command Council), sont particulièrement courageux, le pouvoir les met en prison pour un oui pour un non, ils pensent, ils créent, ils chantent, ils filment. J’ai tout appris auprès d’eux, ils sont des artistes et des hommes politiques totalement impliqués dans la lutte et dans la vie. Je visite toute la gauche égyptienne, en particulier Mohamed Sid Ahmed, journaliste, ancien militant communiste et figure politique qui en 1976 participe à la co-fondation du Parti du Rassemblement (le Tagammu), où se sont retrouvés les penseurs marxistes et les nassériens de gauche, et Loutfi al-Kholi, le scénariste du Moineau (1972) et du Retour de l’Enfant prodige (1976) de Youssef Chahine, un grand ami de Bernadette Lafont. Je filme Ahmad Fouad Nagm, un grand poète emprisonné pendant 18 ans, et son ami Cheikh Imam, le chanteur révolutionnaire. En même temps, je me rends à la Cité des Morts, qui représentait alors quelque chose qui était en train de disparaître en Égypte, où soudain les vitrines offraient des tonnes de produits à destination d’une petite classe aisée, tandis que tous les autres mouraient de faim. C’est le début de la globalisation. Sans aucune arrière-pensée, je filme la Cité des Morts, plus séduisante que le reste du Caire. À l’époque, mes films étaient montrés dans le monde entier, et cette fois c’est de l’ambassade d’Égypte en Suède que vient une plainte. Je reçois un appel de Loutfi al-Kholi, « mais Jocelyne, tu nous as trahis ! ». Il vient voir le film dans une salle de montage du XIIIe arrondissement et ne comprend pas ce qui dans le film peut déranger quiconque en Suède… Après coup, on m’a expliqué que sans doute, la Cité des Morts se trouve sur le passage des pèlerins pour La Mecque et dès lors, associer ce lieu saint et des poètes révolutionnaires comme Ahmad Fouad Nagm et Cheikh Imam pouvait être intolérable pour certains croyants, qui auraient porté plainte auprès de l’Attaché culturel de Suède. Cela m’a valu sept ans d’interdiction de territoire en Égypte, interdiction finalement levée le 6 octobre 1981, le jour où Sadate a été assassiné. Pourtant, lorsque j’y retourne deux ans plus tard on m’arrête et je me retrouve dans la prison de l’aéroport où je passe toute une nuit, j’étais encore sur une liste noire, ou rouge. Je ne parle plus pendant trois jours, qu’avais-je fait pour que l’on me maltraite ainsi ? On interdisait la présence de mon corps, de ma pensée. C’était très dur. Je réalise aujourd’hui d’où vient Dunia, qui lui aussi va me prendre sept ans de ma vie.


10. Sahara, Maroc. Seconde nuit en prison

Faute d’Égypte, je me rends au Sahara. J’y pars en journaliste professionnelle. Ce qui s’est interrompu avec Le Liban dans la tourmente, je le reprends avec Le Sahara n’est pas à vendre (1977), sur le conflit qui fait rage entre les Algériens, les Marocains et le Front Polisario des Sahraouis. Je demande donc les autorisations nécessaires, afin de pouvoir à nouveau interroger toutes les parties en présence, et en particulier les Touaregs, les derniers chevaliers du désert. Le tournage est passionnant et difficile, le chef opérateur qui tourne la première partie, Arnaud Hamelin, prend une balle dans la main. Je filme des combattants tout jeunes, presque des adolescents, en croyant que les chefs du Front Polisario se trouvaient ailleurs, mais non, c’étaient bien eux, ces tout jeunes gens. Le film sort à Paris, la presse internationale est excellente, mais la censure frappe toujours par surprise juste là où on ne s’y attend pas. Tollé dans la presse marocaine, qui y voit un crime de lèse-majesté : il est interdit de dire ce que tous les historiens savent, que dans le Sahara occidental des tribus sahraoui existaient bien avant que n’existe le royaume du Maroc. Aujourd’hui, elles se trouvent en territoire islamiste.

Dix-sept ans après le tournage du Sahara n’est pas à vendre, je me rends au Maroc, pour un Festival près de Tanger. Insouciante, je loue une voiture pour me promener avec mon fils, âgé de 4 ans. Le chauffeur se met à trembler, il s’arrête à une station d’essence et soudain, la voiture prend feu. J’arrête une voiture et retourne au Festival, où Chahine me protège. Je repars le lendemain depuis l’aéroport de Tanger où l’on m’arrête, je donne de l’argent au garde qui me laisse téléphoner à l’Ambassade de France. On me libère, j’arrive à l’aéroport de Casablanca où l’on m’arrête à nouveau, et j’y passe ma seconde nuit en prison.


11. Télévision française : suppression arbitraire

Juillet 1982, le siège de Beyrouth par l’armée israélienne commence. Je réalise Beyrouth, ma ville, qui passe sur France 3, mais je ne le regarde pas à l’époque. Ce n’est que récemment, en mettant le film en ligne, que je découvre que mon texte a été coupé, sans que l’on m’ait demandé la moindre autorisation. Mes réflexions, ma marche, mon corps dans la ville faisaient plus que jamais partie de la guerre, comment peut-on couper cela ? Encore aujourd’hui, je n’en reviens pas que la Télévision française ait ainsi tailladé dans le film et pris des gants pour le diffuser.


12. Égypte : censure avant tournage

1985. Je retourne en Égypte pour tourner six reportages dans le cadre d’un magazine de FR3 intitulé « Taxi ». L’un de mes sujets concerne la banque islamiste : qui la contrôle, qui la finance ? Mais on me refuse l’autorisation de rencontrer certains interlocuteurs, et on m’oblige à en interviewer d’autres. Les Services de renseignements me paralysent, je ne peux pas tourner mon film.

Forte de cette expérience, lorsqu’en 1989 je tourne Les Almées pour Canal+, sous surveillance là encore car le gouvernement égyptien ne souhaite pas répandre l’image de ces femmes très libres, je trouve les moyens de filmer clandestinement.


13. Vietnam : tournage sous haute surveillance

1998, je veux tourner au Vietnam un portrait du Docteur Hoa, étudiante en France, adhérente du PCF, emprisonnée au Vietnam en 1960, maquisarde en 1968 pendant sept ans, ministre de la Santé du gouvernement révolutionnaire sud-vietnamien, qui en 1974 quitte le Parti dont elle dénonce la corruption et la tyrannie, et se trouve depuis sous l’étroite surveillance du gouvernement communiste. Elle est un modèle pour moi. Nous entrons dans le pays, sans visa. Nous résidons dans une maison qui appartient à sa famille, la police vient fouiller pendant que nous partons en tournage. Nous déménageons les cassettes Béta et les cachons chez le Docteur Hoa. Au moment de partir, nous présentons deux cassettes inutilisées à la douane. Pour rapatrier les autres en France sans passer par la police des frontières, le Docteur Hoa recourt à Claude Blanchemaison, diplomate au Quai d’Orsay du temps où elle était au maquis. Grâce à lui, les cassettes passent par la valise diplomatique, je peux monter La Dame de Saïgon, le film est diffusé sur France 2 puis sur TV5 Monde, tout le Vietnam le regarde. J’ai été bouleversée par la solidarité maquisarde qui perdure si longtemps après la guerre.


14. Égypte : censure avant et après tournage, secondes menaces de mort

Dunia, terminé en 2005, a mobilisé au total sept ans de ma vie. Chaque étape de ce film s’est confrontée à la censure et à toutes sortes d’obstacles, juridiques, économiques, corporatistes. Je voulais raconter comment on empêche les femmes de jouir de l’existence. En 2002, je confie une enquête à une amie libraire sur la sexualité des jeunes Égyptiens : les réponses arrivent, très perturbées, rédigées dans un vocabulaire pornographique, alors même qu’en Égypte le langage de l’amour est si riche. La libraire refuse d’entrer ces réponses dans son ordinateur. Je rassemble alors les questionnaires et les apporte à un scénariste dans la perspective de réaliser un film sur l’excision, coutume épouvantable qui concerne non seulement l’Égypte mais toute l’Afrique. Je rédige le scénario en langue dialectale libanaise et l’envoie à la censure égyptienne, mais il est interdit. Il ne me reste alors pas d’autre recours que la Cour Suprême de l’État, où sévissent déjà les forces fondamentalistes. Au bout de trois ans de procédure, j’arrache l’autorisation de tournage. Mais il me faut trouver de l’argent pour tourner. Or, le scénario avait déjà circulé dans toutes les revues de cinéma, qui s’en servent sans mon autorisation, je me sens dépossédée. Pas un producteur ni un acteur ne veut tourner avec moi, c’est trop dangereux. Je finis par trouver un producteur, qui accepte contre un bon salaire et parce qu’il n’a rien tourné depuis dix ans. Mon ami le chorégraphe Walid Aouni trouve l’actrice principale, qui avait fait de la prison pour prostitution. Pendant le tournage, chaque nuit, vers 2/3 heures du matin, je reçois des menaces par téléphone. À la fin du tournage, c’est mon anniversaire, l’actrice principale prépare un grand couteau rectangulaire, fait un montage en sucre de ma photo sur le gâteau, et me coupe la tête. Pendant le montage, j’apprends que les syndicats ont reçu la consigne de ne me donner aucun droit, par exemple sur la musique. Au moment de la sortie, on me refuse l’autorisation de projection, sous prétexte que je suis étrangère. Il m’a fallu plaider auprès de chaque Directeur de syndicat pour finalement obtenir le papier nécessaire à la sortie du film. Nous étions tellement démunis que nous mangions au Secours Populaire. Une chaîne de télévision finit par acheter le film, l’ART, une chaîne d’Arabie Saoudite : mais c’est précisément pour en empêcher la diffusion. Nous livrons bien la cassette, selon leurs normes techniques, ils ne nous paieront jamais.

Au Festival du Caire, j’apporte moi-même les bobines 35mm pour ne pas risquer la confiscation. Une foule immense attend devant la salle, et une presse très agressive m’attend dedans. Le débat est filmé, on me traite d’athée, de danger pour la nation, de prostituée, j’explique que je veux seulement défendre les femmes. On m’invite à débattre à la télévision en prime time, un journaliste ne cesse de m’agresser, en raison de mon accident cérébral, je me défends sans aucun détour. En une semaine, je suis plus connue que le Président de la République. Mais le film met deux ans à sortir, je n’ai jamais été payée, et même la programmatrice du cinéma à l’Institut du Monde Arabe en 2005/2006 à Paris empêche la sortie du film en France. Bref, on comprend que ce qui est en jeu, c’est plus encore que l’excision, c’est la structure même de la société, en tant qu’elle repose sur l’assujettissement voire l’asservissement de toute sa partie féminine. Aujourd’hui Dunia se trouve sur internet en libre accès, dans sa version originale sans sous-titres et j’en suis ravie, souvent des jeunes filles viennent me voir et me confient qu’elles l’ont regardé des dizaines de fois en cachette.


Propos recueillis par Nicole Brenez à Paris, le 20 décembre 2015, relus par Jocelyne Saab.




Les films de Jocelyne Saab sont visibles en VOD : http://bit.ly/1M2sq7B

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Jocelyne Saab filme Le Bateau de l'exil

Jocelyne Saab filme Le Bateau de l’exil, 1982


Née à Beyrouth en 1948, Jocelyne Saab est journaliste, photographe, scénariste, cinéaste, productrice, plasticienne. En 1972, l’écrivaine Etel Adnan l’engage dans son journal As Safa, en 1976, elle rédigera le commentaire du film de Jocelyne, Beyrouth, jamais plus. Après avoir réalisé de nombreux reportages pour les télévisions libanaise et française en Égypte, au Sahara Occidental, au Kurdistan irakien, en Iran, en Syrie, au Vietnam…, Jocelyne Saab produit et dirige son premier long-métrage documentaire, Le Liban dans la tourmente (1975). Etel Adnan écrit à ce sujet : « C’est un film extraordinaire. Il saisit le milieu libanais qui a donné lieu à cette guerre comme aucun document jamais écrit ou filmé la concernant. Jocelyne a saisi d’instinct, grâce à son courage politique, son intégrité morale, et sa profonde intelligence, l’essence même de ce conflit. Aucun document sur cette guerre n’a jamais égalé l’importance du travail cinématographique que Jocelyne a présenté dans les trois films qu’elle a consacrés au Liban. C’est une œuvre rare, de première importance pour l’histoire du Liban, mais aussi une étude qui dépasse le Liban et devrait être étudiée dans des facultés universitaires s’intéressant à la sociologie et à la politique du monde d’aujourd’hui. »** En 1979, Jocelyne Saab aide le cinéaste algérien Farouk Beloufa à réaliser le désormais classique Nahla ou la ville qui sombre, allégorie d’un Liban en désintégration sous forme d’une chanteuse qui perd sa voix, en même temps que portrait de groupe de photographes et journalistes engagés assistant à l’émergence de la guerre civile, et dont elle tourne le « making of »***. Elle continue de couvrir conflits et guerre dans son pays au jour le jour et réalise Beyrouth ma ville en 1982, dont le texte est rédigé par Roger Assaf et qu’elle considère comme son travail le plus important. Le film s’ouvre sur l’une des séquences les plus impressionnantes de l’histoire du cinéma : dans les vestiges encore brûlants et fumants de sa maison détruite par un bombardement israélien, Jocelyne s’empare d’un micro et témoigne, en toute rationalité, des 150 ans d’histoire familiale qui viennent de se consumer. « Toi, au péril de ta vie tu portais ta caméra là où il y avait encore des femmes, des hommes, des enfants. Tu étais dans l’urgence de rendre compte d’une ville, d’un peuple exposé à sa disparition. N’est-ce pas cela le cinéma ? »**, demande justement l’écrivaine algérienne Wassyla Tamzali. Assistante de réalisation pour Volker Schlöndorff sur Le Faussaire en 1981, Jocelyne Saab développe parallèlement une veine de fiction, aussi ancrée dans la réalité que ses documentaires sont structurés par la poésie civile. En 1985, elle coproduit et réalise son premier long-métrage de fiction, L’Adolescente sucre d’amour / une vie suspendue, avec Juliet Berto et Jacques Weber, puis en 1994, Il était une fois… Beyrouth, histoire d’une star, fable cinéphilique sur la mémoire visuelle d’une ville en ruines. Dans un texte inédit retraçant la genèse de ce film, elle explique : « Je cherchais par le cinéma à reprendre possession de ma ville, à reposer sur elle un regard moins violent que celui qui s’était imposé avec la guerre. Je ne voulais plus que ma ville soit vue comme un tombeau ouvert ; je voulais retrouver le regard amoureux sur ma ville que j’avais toujours eu ». En 2005, Dunia, film tourné au Caire, consacré à l’excision et au plaisir dans le contexte de l’Islam, lui vaut menaces de mort et censure. En 2009, elle retourne à Beyrouth pour réaliser le long-métrage de fiction What’s going on?, et y fonde en 2013 le Festival International du Film de Résistance Culturelle, qui se déroule simultanément dans plusieurs villes (Beyrouth, Tripoli, Tyr, Saïda, Zahleh…), afin de retisser des liens entre des communautés supposément antagonistes.

Depuis 2007, Jocelyne Saab se consacre aussi à l’art contemporain. Sous le titre « Strange Games and Bridges », elle réalise sa première installation sur 22 écrans, avec pour matériau son travail sur la guerre, au National Museum de Singapour. La même année, elle expose ses photographies à la Dubai Art Fair.

Reporter de guerre, Jocelyne Saab s’inscrit dans la veine documentaire et plastique de  Elie Kagan, Robert Capa, Gerda Taro ou Maria Eisner. En dépit de son importance, rien de cette œuvre photographique n’est à ce jour publié. Son travail témoigne pourtant de cinq décennies de l’histoire du Tiers-Monde en général et du Moyen-Orient en particulier, histoire saisie par Jocelyne Saab dans l’étendue et la diversité de ses dimensions, ses conflits, blessures, disparitions, traumas, renaissances. Au corps à corps avec les violences de l’histoire, Jocelyne Saab a souvent subi et bravé périls et coups physiques, menaces de mort, et diverses formes de censure dans plusieurs pays (France, Égypte, Maroc, Liban…) qu’elle détaille dans l’entretien à venir. On ne peut que souscrire aux mots envoyés par son amie Etel Adnan en 2015 : « À cause de ses films, et à cause de toute sa vie jusqu’à présent, je vois en elle l’un des êtres les plus courageux, les plus intelligents, et surtout les plus libres que je connaisse. Sa liberté de penser et d’agir lui a coûté très cher. Par moments ce fut une question de vie et de mort. Peu de gens, hommes ou femmes, ont autant souffert pour demeurer dignes d’eux-mêmes, pour survivre d’une façon qui ait un sens, dans un monde si hostile ou si indifférent que celui qui est le nôtre. Jocelyne mérite que son travail soit reconnu à sa juste, à sa grande valeur, et peu de gens méritent autant qu’elle notre admiration.  Je suis heureuse de pouvoir le dire. »**

Une première monographie vient de lui être consacrée : Jocelyne Saab, la mémoire indomptée, par Mathilde Rouxel, Beyrouth, éditions Dar an-Nahar, 2015

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Nicole Brenez, Janvier 2016

* Slogan de Film Socialisme, Jean-Luc Godard, 2010.
** « Jocelyne Saab », dossier coordonné par Nicole Brenez et Olivier Hadouchi, La Furia Umana, n°7, 2015, pp. 205-293.
** Jocelyne Saab, Reportage sur le tournage de ‘Nahla’, 1979, 16mm, 27’, disponible sur le DVD Farouk Beloufa, Nahla, Paris, Les Mutins de Pangée, 2015.

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Entretien avec Ing K http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/01/25/entretien-avec-ing-k/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/01/25/entretien-avec-ing-k/#respond Mon, 25 Jan 2016 09:20:41 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/?p=137 Nicole Brenez : Quels furent votre éducation, votre formation, votre environnement artistique d’origine ? Ing K : Je suis le rejet d’une école des Beaux-Arts, je suis donc formée par la vie plutôt que par une éducation formelle, bien que …

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Nicole Brenez : Quels furent votre éducation, votre formation, votre environnement artistique d’origine ?

Ing K : Je suis le rejet d’une école des Beaux-Arts, je suis donc formée par la vie plutôt que par une éducation formelle, bien que j’aie reçu un excellent enseignement classique à la fois en Thaïlande et plus tard en Angleterre (collège et lycée).

Ing K. Photo : Manit Sriwanichpoom

Ma plus grande influence a sans aucun doute été ma mère, artiste et professeur, activiste très engagée en faveur de l’environnement. Elle était thaï mais est née et a grandi en Angleterre pendant la Première Guerre mondiale (à ce jour, dans notre famille nous ne gaspillons pas la nourriture !). Elle m’a inculqué un amour profond pour la nature, l’art et la musique, en particulier pour la poésie anglaise (Shakespeare, Wordsworth et Blake, mais aussi les poèmes non-sensiques), les mythes du monde et les contes de fées, en particulier la mythologie grecque, qui est probablement ma première religion. Simultanément, à l’école en Thaïlande je me suis ancrée dans la poésie épique thaï que, enfant, j’aimais chanter à la manière traditionnelle. (Le sytème éducatif thaïlandais a depuis évolué vers le pire, le programme actuel néglige presque totalement la rédaction d’essais et l’enseignement de la poésie. La culture thaï est de fait très lyrique ; nous en priver, c’est nous priver de notre notre âme. Je considère ce fait comme l’une des racines de notre mal actuel.)

Je me suis inscrite dans une école d’art plutôt que dans une université parce que je voulais devenir peintre, mais j’ai abandonné après avoir vu à la télévision un film sur la crise de réfugiés cambodgiens, qui m’a fait me sentir coupable et inutile, alors je suis rentrée à la maison pour travailler dans un camp de réfugiés sur la frontière thaïlando-cambodgienne en 1980. Cela m’a conduite au journalisme puis au cinéma.

Spirituellement, les parents de ma mère étaient bouddhistes zen / taoïstes; la mère demi-allemande de mon père était catholique, alors que son père venait d’une famille sacerdotale hindoue de l’Inde, mais ils sont maintenant Thaïs bouddhistes. Donc, ma famille est un complet mélange. Je n’ai aucune religion spécifique, ou plutôt j’emprunte librement à toutes les religions et mythologies. Je voyage beaucoup en Inde, en Grèce et au Népal, que je considère comme mes foyers spirituels.


NB : Comment et pourquoi avez-vous conçu Shakespeare Must Die ? Quel effort cela a-t-il représenté de traduire vous-même Macbeth ?

IK : La poésie a toujours été une grande partie de ma vie. Cependant, en tant qu’écrivain, je suis connue comme journaliste d’investigation spécialisée dans l’environnement. Bien qu’ayant aussi écrit sur le cinéma et un peu de poésie, je n’ai jamais vraiment eu la chance d’exprimer cet ombilic de moi-même. Je suis aussi une junkie du cinéma d’horreur, de sorte que Macbeth, à juste titre considéré par beaucoup comme le Grand Ancêtre de l’Horreur, allie l’ensemble de mes obsessions.

Ma première rencontre avec cette pièce eut lieu à l’âge de 15 ans, à l’école en Angleterre et depuis, elle m’a hantée toute ma vie. Au fond de mon esprit, le rêve était toujours là, la traduire et la transposer en un film d’horreur thaï. Elle contient beaucoup de ce qui peut concerner les Thaïlandais : un tyran obsédé de magie noire avec une épouse effrayante, une exploration de la mégalomanie, une discussion sur le droit divin des rois, des exécutions extra-judiciaires, le sort d’un territoire dans les ténèbres.

En 2008, je venais de terminer Citizen Juling, un documentaire sur les troubles dans le Sud de la Thaïlande, à majorité musulmane. Le chagrin propre à ce film, empreint d’un terrible sentiment de perte, me dévorait. Je me trouvais dans le cadre psychique parfait pour aborder Macbeth qui, comme Shakespeare doit mourir, découle tout naturellement, sous forme de sang et de larmes, de nos conversations avec les gens éplorés du Sud, musulmans et bouddhistes, qui ont eu le plus à souffrir de la part de l’ancien Premier Ministre Thaksin (notre Macbeth, désormais en fuite à Dubaï en raison d’une condamnation pour corruption, mais qui gouvernait toujours la Thaïlande grâce à sa petite sœur Yingluck Shinawatra, la première femme Premier Ministre, qui présidait l’Office national du Cinéma qui a interdit Shakespeare Must Die), qui règne par la cupidité, la peur et la violence.

J’avais estimé que la traduction devrait prendre des années voire se révéler une tâche impossible. Mais elle m’a saisie et, en quatre mois d’isolement, non seulement la traduction était effectuée, mais l’ensemble du scénario rédigé, à ma propre surprise. En un sens, je n’aurais pas dû m’en étonner, puisque j’avais déjà traduit beaucoup de textes différents, du Droit jusqu’à la poésie, et j’ai toujours trouvé que plus l’écriture est belle, plus elle s’avère facile à traduire. Dans la traduction, on doit subordonner sa personnalité au style et à l’âme de l’écrivain, donc, si celui-ci écrit dans un style informe et maladroit, l’esprit se rebelle contre lui. Shakespeare associe tant de couches de sensations et de significations en une seule ligne, en un seul mot, qu’il semblerait a priori impossible à rendre. Pourtant, il est si délectable que l’effort de plier mon esprit à son service ne me coûtait rien. J’ai vite ressenti que les sonorités et l’imagerie de Shakespeare possèdent quelque chose de profondément universel et instinctif. (Il fallait bien sûr changer certains éléments, par exemple : le “Je ne vais pas jouer le fou romain…” de Macbeth devait devenir “Je ne vais pas jouer le fou Samuraï”… faute de temps pour expliquer la culture romaine à un public thaï à ce moment-là, tandis que nous avons tous entendu parler des samouraïs japonais qui commettent le hara-kiri).

NB : Comment la production de Shakespeare Must Die a-t-elle été possible ?

IK : Shakespeare Must Die a été financé en partie par le Creative Thailand Film Fund du Ministère de la Culture, une initiative du gouvernement précédent (Abhisit Vejjajiva/Démocrate), qui n’existe plus maintenant. Au moins 50 autres films ont reçu ce financement, dont la plus grande part est allée aux grands studios plutôt qu’à des indépendants comme nous. Shakespeare Must Die fut le dernier film à recevoir ce financement, alors même que le Comité se montrait réticent à notre représentation de la scène de régicide. Nous avons dû tourner la scène et leur montrer toutes les images pour les convaincre de notre sincérité shakespearienne. Tous les autres films avaient seulement eu à soumettre un résumé et un traitement.

On me suspecte parce que je n’ai aucune doctrine, hormis celle de John Keats, « Beauté est Vérité » ; mes racines créatives sont purement du récit organique. Quand les gens ne peuvent pas vous classer comme «gauche» ou «droite», «moral» ou «immoral», «classique» ou «postmoderne», etc., ils deviennent soupçonneux; ils ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. Je sais que cela est vrai partout, mais surtout ici parce que les Thaïlandais sont éduqués par la propagande étatique. (Pour expliquer cela, je vous renvoie à la Seconde Guerre mondiale. Imaginez si en France, au lieu d’honorer la Résistance, on honorait les collaborateurs nazis et vilipendait la Résistance. Voilà à peu près ce qui est arrivé ici. Ma famille faisait partie de la Résistance thaï pendant la guerre, nous connaissons donc «l’histoire interdite» et ne croyons pas en la propagande fasciste.)

NB : Shakespeare Must Die est remarquable pour son courage et pour son style unique. Toutefois, avez-vous été inspirée par d’autres artistes, par exemple Hans Jürgen Syberberg pour le début et la fin du film, auquel on pense en raison du travail très impressionnant sur le décor en fond d’images ?

IK : Je suis profondément honteuse de dire que je n’avais jamais entendu parler de Hans Jürgen Syberberg! Je l’ai googlé après votre question et vais prendre le temps de m’asseoir pour regarder son Hitler. Un film d’Allemagne, dès que j’en trouve le temps ; ce film semble incroyable. Merci pour la recommandation.

Je suis une personne visuelle en ce que, au fond de mon cœur, je me considère toujours comme le peintre que j’étais formée pour devenir. (Je peins toujours à l’huile sur toile.) En tant que cinéaste, je dois travailler avec de très petits budgets, donc le meilleur moyen d’améliorer la production est de compter sur ce dont nous disposons – un puissant département artistique ainsi que des amis artistes qui peuvent nous prêter leur travail (qui possède souvent plus de valeur que l’ensemble du film, telles les étranges statues exubérantes sous l’arbre des sorcières et le tableau derrière Macbeth et Lady Macbeth dans son boudoir). Je résous les problèmes de budget grâce à la structure du film et en tirant le meilleur parti de nos moyens propres. Ç’aurait été génial de tourner un Macbeth réaliste avec un coup d’État et de vrais chars dans les rues, etc., mais évidemment, cela reste impossible, donc j’ai utilisé le dispositif shakespearien du “théâtre dans le théâtre”. Ce que je ne pouvais me permettre, je l’ai transféré sur une scène de théâtre, de sorte que les artefacts de la scène et des épées à bas prix deviennent acceptables, à la manière dont Shakespeare pose un acteur entre deux amants et le nomme « mur » dans Le Songe d’une nuit d’été. Cette artificialité valorise de fait le contraste avec la violence réaliste du lynchage dans le “monde réel” à la fin. En même temps, comme la Thaïlande n’a jamais été une colonie occidentale et ne possède aucune culture shakespearienne à proprement parler (pour la plupart des Thaïlandais, Shakespeare est juste une « marque haut de gamme », à l’instar de Prada ou Chanel), je voulais que le public thaïlandais fasse l’expérience de sa théâtralité, ainsi que révéler la prédilection de Shakespeare pour le fait de sauter d’une « réalité » à l’autre sans avertissement, à tout moment, à volonté. J’adore la façon dont il transfuse les sens les uns dans l’autre et une dimension dans une autre. Nous entrons et sortons de la tête des gens à volonté.

Plus généralement, si j’aime le cinéma, je suis plus influencée par l’art, la littérature et les actualités télévisées que par les films. Pour Shakespeare Must Die, j’ai pris la décision consciente de faire confiance à Shakespeare absolument, partout où cela pourrait conduire, peu importe à quel point effrayant ou « âpre » cela pourrait parfois se révéler. L’opéra populaire thaï (merveilleux mélange de minimalisme et de maximalisme) et le soap télévisuel sont d’autres influences fortes pour le film. Je voulais utiliser une partie de leur grammaire pour apprivoiser l’auditoire thaï (addicté aux mélodrames de télévision) au moyen d’une familiarité apparente, pendant que le dialogue shakespearien l’hypnotiserait sur un tout autre niveau.

Vous mentionnez l’ouverture du film, je suppose que vous pensez à la jeune fille marchant dans un cimetière pour faire des offrandes lors du simulacre d’un rite au rabais à la déesse hindoue Durga. En Thaïlande, avant chaque représentation, depuis l’opéra populaire jusqu’à la boxe, se déroule toujours une brève cérémonie de « culte Gourou ». J’utilise la déesse Durga pour le « culte Gourou » de notre film parce que celle-ci pourfend la peur et l’ignorance ; comme Kali, elle est le professeur des leçons douloureuses. Dans le film, son visage est un trou, comme les découpes dans lesquelles les gens posent pour des photos lors de fêtes foraines. Dieu n’est personne ; Dieu est vous. À travers le trou, nous pénétrons dans l’histoire, dans le manoir de Macbeth, comme si la déesse elle-même vous montrait ce drame de la moralité. Encore une fois, je suis arrivée à cette solution économique du décor parce que je ne pouvais me permettre une vision de la Déesse avec des effets spéciaux. Cette découpe pouvait alors être utilisée à nouveau pour la scène des enfants de la propagande (la scène d’Hécate dans Macbeth).

NB : Hormis par la censure, comment le film a-t-il été vu en Thaïlande ? Grâce à des projections clandestines ?

IK : Nous avons organisé environ 4 projections privées dans les universités. La réponse a été merveilleuse. Avant la censure, ma plus grande crainte était la réaction des Shakespeariens locaux, mais ils furent les plus enthousiastes. Le meilleur commentaire est venu d’un professeur de sciences politiques qui m’a dit qu’à présent, il comprenait pourquoi les Occidentaux appréciaient Shakespeare. Il m’a fait sentir que mon projet avait réussi. C’est tellement dommage de n’avoir pu sortir le film à temps. Il aurait été montré pendant la grève générale à Bangkok [décembre 2013, NdT]. Cette atmosphère révolutionnaire aurait été le moment idéal pour projeter Shakespeare Must Die dans les cinémas.

Quelqu’un qui connaissait les organisateurs de la contestation m’a dit que je devrais essayer de montrer le film sur le site principal des manifestations, c’est-à-dire le Monument de la Démocratie (un immense site de campement, entrecoupé d’écrans pour relayer les discours des leaders de la contestation pour les gens assis loin de la scène principale). Ç’aurait été magnifique. Toutefois, aucun film n’a jamais été montré pendant les manifestations et un film d’horreur ne constitue pas vraiment un bon choix dans une telle situation (presque tous les soirs, il y avait des fusillades par des snipers et des attaques policières contre des gens en colère dont les amis étaient morts). Dans le pire des scénarios, arguant que le film se moquait de leur héros, une bande de fanatiques de Thaksin aurait pu choisir le temps d’une projection pour attaquer les manifestants (ce qu’en effet ils ont menacé de faire), puis les censeurs auraient triomphalement pu se vanter d’avoir eu raison d’interdire le film en tant que menace pour la sécurité nationale. Un tel scénario aurait fait régresser pour des années notre campagne en faveur d’une nouvelle législation pour le cinéma.


NB : Quand avez-vous décidé de réaliser Censor Must Die ? Pouvez-vous expliquer comment le tournage de Censor Must Die a été rendu possible ? Par exemple, pourquoi et comment les différents responsables administratifs ont-ils acceptés d’être enregistrés ?

IK : Je n’ai pu filmer Censor Must Die que parce que personne d’autre n’avait encore eu le courage de filmer les censeurs.

Quiconque vit derrière la caméra, d’une manière ou d’une autre apprend vite à devenir à la fois invisible et impavide. Comme les censeurs n’ont cessé de différer leur verdict et que les choses tournaient vraiment mal pour Shakespeare Must Die, j’ai commencé à suivre mon producteur avec une caméra, pour les alarmer, pour insinuer que le monde les regardait et qu’ils devraient peut-être s’inquiéter du résultat, et aussi pour garder un enregistrement qui puisse nous servir de protection juridique.

Mais soudain, le chef du bureau de la censure a commencé à réagir à ma caméra. Nous avons entretenu un flirt humoristique, une vraie relation, comme un réalisateur d’Hollywood avec son étoile. Je tenais mon homme, un chœur grec absurde qui avertit et recommande en ajoutant : « Je vous l’avais bien dit » de la manière la plus douce. En termes cinématographiques, il m’a rappelé Renfield, le caniche humain de Dracula. C’est juste son horrible travail de servir les puissances des ténèbres. Mais il était un personnage sympathique et nous nous respections les uns les autres comme des êtres humains. Quand il me demandait d’éteindre la caméra, je le faisais toujours. Dans ma vie de documentariste, j’ai secrètement filmé beaucoup de faits criminels, avec la conscience tranquille, mais ce film traite d’être humains, pas seulement d’un problème comme voler de l’eau ou utiliser des pesticides.

Comme s’éternisait le processus horrible d’être interdit et interdit à nouveau (quand nous avons perdu l’appel à l’Office national du Cinéma), je me suis laissée aspirer dans cette histoire, qui est ma propre histoire après tout, sauf que j’avais essayé de (ne pas) la vivre à travers un œil de verre. Inévitablement, des situations surgirent où je devais poser la caméra, puis je l’ai perdue. Dans la salle d’audience du Sénat, on nous a dit de ne pas filmer, mais en l’occurrence, de toutes façons je ne pouvais pas filmer et répondre à des questions hostiles en même temps. Nous avons seulement enregistré le son, y compris mon cri au moment où j’ai perdu tout espoir. Vous pouvez imaginer à quel point ce cri était difficile à utiliser dans le film. Je savais que je l’utiliserais s’il avait été le cri de quelqu’un d’autre. Le film avait la priorité, alors j’ai dû l’utiliser.

En dernière analyse, je n’ai réussi à filmer Censor Must Die que parce que je tournais tout par moi-même. Avec toute une équipe à la caméra et un preneur de son, personne n’aurait été admis à filmer. J’avais le droit d’être là parce que j’allais être mise en jugement. Et c’est quelque chose que vous ne pouvez faire qu’une seule fois. Personne d’autre ne sera jamais autorisé à réaliser à nouveau un tel film. Pour autant, je ne me sens pas coupable ; il ne peut pas en aller autrement.

Autre phénomène remarquable : en dépit du fait qu’il s’agit du tout premier documentaire explicite et de première main sur l’interdiction d’un film, aucun festival n’a voulu montrer Censor Must Die, à l’exception du Festival du Film Asiatique du Sud-Est et du Festival de la Résistance culturelle du Liban à Beyrouth, où il a remporté le prix du Meilleur documentaire. Après avoir blacklisté Shakespeare Must Die en tant que « discours de haine fasciste », dont un gouvernement « démocratique » – dirigé par une charmante Premier Ministre –, avait justifié l’interdiction au titre de menace à la sécurité nationale, les festivals de toute évidence n’allaient pas montrer un documentaire sur son interdiction. Je le savais, mais je l’ai envoyé en toute confiance à un couple de festivals «cinéaste-friendly» comme ceux mentionnés ci-dessus, pour confirmer mes conclusions d’une manière «scientifique». (Pour plus de détails, avant de me rejeter comme théoricienne du complot, cherchez ces termes : lobbyistes pro-Thaksin Shinawatra, Lord Tim Bell de Bell Pottinger, Sam Moon, etc., et explorez le site New Mandala, celui des Études asiatiques de l’Université nationale australienne.)

La telle confusion est telle au sujet du « discours de haine ». Les gens sont tellement terrifiés par le politiquement correct, ils ont peur de penser par eux-mêmes. Cela rend tout presque trop facile pour le lobby industriel colonial, d’autant plus que désormais, un si petit nombre de mains contrôlent tout, à commencer par les médias, y compris les festivals de cinéma. Quand vous y réfléchissez, surtout après avoir été vous-même la victime d’une campagne de dénigrement vicieux et systématique, vous comprenez que le mensonge est le principal discours de haine, vraiment. Le mensonge tue. L’injustice remplit les êtres d’amertume. Ils se sentent tellement impuissants. Je nomme cela être Palestinisé. Rien à faire sauf exploser. Les commentateurs de par le monde se tordent les mains en pleurant : « Où sont les modérés ?! » Mais la machine est brisée qui saurait transmettre au monde leurs voix et leurs versions de l’histoire. La structure entière est infestée et pervertie par les maîtres de l’univers qui emploient la « Responsabilité Sociale des Entreprises », la propagande verte et les gens « groovy » qui ont appris à parler votre emoji. Et c’est l’éclipse totale.

Censor Must Die, Ing K, 2013, vidéo, couleur, Thailand, 150 minutes (vo st ang)

Censor Must Die, Ing K, 2013, vidéo, couleur, Thaïlande, 150 minutes (vo st ang)


NB : Est-il possible de montrer votre film Censor Must Die en Thaïlande ?

IK : Censor Must Die n’est pas interdit, en fait, il est le premier film de l’histoire du cinéma thaïlandais à se voir « exempté du processus de la censure », car il a été « fabriqué à partir d’événements qui sont réellement passés ». Les censeurs citent une loi qui exempte de censure les images d’actualité. Mais dans le même temps, ils ont menacé de poursuivre toute salle de cinéma qui projeterait le film, en arguant qu’ils ne nous ont pas donné la permission de filmer dans leur bureau. C’est d’autant plus ridicule que je n’ai jamais tourné clandestinement et qu’ils interagissent avec la caméra tout à fait ouvertement, mais les salles de cinéma thaïlandaises sont détenues par les grands studios et les distributeurs, qui doivent sans cesse soumettre leurs films aux censeurs. Donc Censor Must Die est de facto interdit aussi.

NB : Comment voyez-vous le futur de la Thaïlande ? Et quel type de réponse filmique apporter à une telle oppression politique ?

IK : Le futur de la Thaïlande ? À l’époque des manifestations Occupy Bangkok, je me sentais optimiste. Une énergie réprimée depuis longtemps se libérait enfin. Pour la vérité, il est bon de se nettoyer en se révélant elle-même.

Thaksin est notre instrument de libération. Il nous a libérés de toute crainte ou respect persistant que nous aurions conservé pour les médias et les institutions occidentales. C’est certainement un processus positif et depuis longtemps espéré. Thaksin est notre nemesis, une potion puissante et amère ; comme s’il avait été spécifiquement conçu pour nous tourmenter exactement de la bonne façon afin de réagir, de nous nettoyer et examiner nous-mêmes. Il personnifie le côté sombre de notre psyché collective, à l’instar de Hitler a pour le peuple allemand. Un cadeau de la Déesse des Leçons Douloureuses. Avant lui, nous « happy-go-lucky Thais » n’avions jamais vraiment souffert, pas de la façon dont les autres pays ont souffert, de sorte que nous n’avions jamais été obligés de vraiment venir à bout de notre côté sombre.

Ceci bien sûr provient du sentiment organique d’une cinéaste d’horreur, pas d’une analyse universitaire. Notre situation politique est un film d’horreur en plein soleil. L’horreur que nous vivons à travers Thaksin est, au le sens le plus profond, l’horreur de notre propre faillite morale. Un tel homme ne serait pas possible autrement. La Thaïlande ne ressemble pas à la Bosnie ou au Soudan, mais tout y était toxique. Sur le plan matériel, la corruption était sans vergogne et d’une ampleur inimaginable ; dans la vie publique, régnait un manque total de conscience ; les choses semblaient normales mais les gens disparaissaient. (Recherche : Somchai Neelapaichitr, avocat des Droits de l’homme, et Ekkayuth Anchanbutr, homme d’affaires.)

La grève générale à Bangkok fut un jeu à somme nulle, car ce que je nomme La Bête, la grande masse du peuple, en a finalement eu assez et rejeté toute forme de compromis. Plus de mensonges, point final. Nous ne croirons plus jamais un mot que vous dites et nous voulons votre départ, point final. Nous devons gagner parce que si nous perdons, nous deviendrons un État failli, voilà tout. Voilà pourquoi je suis optimiste ; quand il n’y a pas d’alternative, tous les flux d’énergie convergent dans la même direction.

J’ai enregistré une grande partie de ce qui se passait – merveilleux, des images fascinantes avec un casting de milliers de figurants, gratuit. Au début, je collectais simplement des enregistrements, mais je me suis vite rendue compte qu’un autre film naissait organiquement de ces images et de ces sons, ces sons incroyables : le grondement d’une foule, la voix de la Bête. Avant les événements, je me débattais pour écrire un scénario qui exprimerait cette voix, mais rien de ce que je pouvais rêver n’était assez extrême. Lorsque les manifestations ont éclaté pendant l’Halloween 2013, j’ai compris que le film que j’étais en train d’écrire se trouvait en fait ici, juste devant de moi ; tout ce que je devais faire était d’y aller et filmer. J’espérais construire quelque chose à partir des images, dans un style impressionniste et brut.

Je pense qu’il n’y a pas moyen de « formuler » consciemment une réponse cinématographique à une situation politique oppressive. Cela doit se faire naturellement, instinctivement. Une réponse cinématographique consciemment conçue est susceptible de véhiculer de la propagande; elle peut même être hypocrite et opportuniste, juste réaliser un certain type de film pour remplir une certaine attente. Je pense que vous devez avoir la foi pour laisser se former inconsciemment, non consciemment, le film comme il se fera, non pas comme vous le voulez consciemment.

L’histoire des manifestants m’a aspirée et je suis sortie pour les filmer presque tous les jours pendant sept mois.
Une semaine après que le coup d’État du 22 mai 2014 a renvoyé les manifestants depuis les rues transformées en camps retranchés jusque dans leurs foyers, j’ai ramené les enregistrements dans ma grotte et depuis, je les monte. En termes de politique thaïlandaise, depuis le Coup, la plupart des gens restent en fait assez calmes. Ils sont épuisés par le drame. Les petites gens se sont assez sacrifiés en donnant leur vie ; maintenant, c’est au tour des éléphants de combattre et mourir. Le peuple a consenti à la prise de contrôle militaire pour le moment, parce que nous savons que nous sommes au bord d’une guerre civile et qu’il est préférable d’assurer notre propre maintien de la paix que d’obéir à une force de maintien de la paix sous contrôle des Nations Unies. Nous protégeons notre indépendance et n’apprécions pas l’interventionnisme de puissances extérieures.

Nous sommes debout au bord d’une falaise, comme le reste du monde, mais je maintiens mon point de vue optimiste. Après ce que j’ai vu et filmé, il ne fait pour moi aucun doute que la plupart de ces personnes qui ont tant sacrifié ne resteraient pas à la maison si les promesses de réforme n’étaient pas honorées. Des millions de gens ordinaires, qui n’avaient jamais manifesté auparavant, se sont autonomisées : ces camps étaient comme des camps d’entraînement à l’activisme et à la démocratie en action, plus au bavardage. Même des gens qui regardaient de haut mon « agitation » environnementaliste se sont assis sur le macadam brûlant au soleil, jour après jour. Je n’en croyais pas mes yeux.

Des gens ordinaires de tous les coins du pays ont défilé et campé à côté d’activistes anti-commerce libéral aguerris, d’agriculteurs, d’écologistes, de praticiens disciplinés de la non-violence ; artistes, syndicalistes (du ferroviaire, de l’aérien, de l’énergie), royalistes et communistes ont lutté tous ensemble et réalisé chacun que chacun des autres était comme eux. Ils ont appris à recycler leurs déchets et à s’asseoir stoïquement lorsque la violence menace ; la façon de se prémunir contre les gaz lacrymogènes, construire des abris, recueillir des fonds et organiser des cuisines communes. Cela m’a profondément impressionnée. Ils ont fraternisé avec des amis de toute région, culture, classe, identité sexuelle (2 leaders de la contestation étaient des professeurs de drague), âge, religion, profession. Ils ont assisté ensemble à des funérailles en chaîne. Rien ne sera plus jamais comme avant. Le véritable changement n’est pas flagrant et superficiel, mais profond et de longue portée. Ils venaient de partout et ils retournèrent partout.

En fait, je pense que le monde pourrait beaucoup apprendre d’eux, au lieu de les rejeter comme « funeste mouvement royaliste d’élite anti-démocratique », etc., c’est-à-dire de suivre docilement (et avec opportunisme) le script Thaksinite falsificateur.

NB : Pouvez-vous nous parler de votre nouveau projet ?

IK : Il s’intitule Bangkok Joyride, c’est une série de documentaires cinéma verité sur les épiques manifestations lors de la grève générale de Bangok. Pas de narration, pas d’explication, juste les captations réelles mises bout à bout et entrelacées avec la propagande gouvernementale télévisuelle (enregistée avec mon mobile sur un écran TV, donc très granuleuse). Il file comme un train express suicidaire plein de cris, de gens joyeux prêts à mourir et à faire la fête dans les rues en attendant la mort.

Les images sont tout simplement extraordinaires. Elles m’ont surpris moi-même quand je suis revenue à l’équilibre. Au bout d’un moment, j’ai appris à rester immobile dans le meilleur point de vue possible et à laisser l’histoire venir à la caméra en attente dans la foule. Parfois, je devais tenir la place pendant des heures (5 heures, au plus long) avant de voir arriver la foule en flots, une marée humaine d’une incroyable diversité, avec des drapeaux claquant dans un grande brise, en plein soleil, avançant sur le pont d’une rivière.

J’ai passé beaucoup de temps dans le camp de l’ « Armée Dharma ». Ils sont toujours sur la ligne de front en raison de leur patience et de leur discipline ahimsa (la non-violence). Quand surgissent des problèmes, ils ne paniquent pas ; ils vont s’asseoir et prient pour la libération spirituelle de la police anti-émeute. Ils sont végétaliens, détestent vos cigarettes et l’alcool, mais ils sont pratiques, drôle et courageux (une pancarte au camp disait : « Zone de couchage : Non-fumeur s’il vous plaît ; nous économisons nos poumons pour les gaz lacrymogènes »). Sans eux, beaucoup plus de gens auraient pu mourir.

Je me rends parfaitement compte qu’il n’existe pas de place, dans cet espace et ce temps, pour Bangkok Joyride 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7, mais c’est un document historique que quelqu’un, quelque part, doit établir. Quel scandale que des millions de gens soient sortis dans les rues pour arrêter une ville pendant sept mois, avec une profonde conviction dans l’ahimsa, et qu’il n’existe aucun reportage à leur sujet, de fait, ils sont à peine apparus sur les chaînes d’information internationales. Quand la BBC et CNN les ont montrés, ils ont été décrits par des hommes blancs apparemment moralement outragés, la voix tremblante, comme des forces démoniaques contre Thaksin le Champion de la Démocratie.

C’est un gaspillage d’énergie que de lutter contre un tel monolithe. Je minimise mon contact avec la toxine et me concentre sur ma véritable vocation, qui consiste à être le témoin véridique. Rien d’autre n’a d’importance. Pas de dogme, pas d’enrobage, juste la chose nue telle qu’en elle-même. Notre religion du cinéma offre un exutoire plus sain pour notre juste colère. Nous n’Eclair-Dronons pas ni n’agrandissons les gens. Nous servons le mieux la vérité et la beauté en tendant un miroir.

Le chapitre 1 est presque terminé ; je ne pouvais pas le boucler tant que je n’avais fait le premier montage du reste. La semaine dernière, un pessimiste m’a dit que le gouvernement militaire pourrait essayer de censurer BK Joyride au titre de menace potentielle à l’unité nationale, et que si le parti de Thaksin revenait au pouvoir, le film serait interdit de toutes façons. Cependant, à moins qu’ils ne nous retiennent physiquement, j’invoquerais la décision historique de la censure d’exempter Censor Must Die du processus de censure, « parce qu’il est fabriqué à partir d’événements qui se sont réellement déroulés » (comme les actualités) et ne le soumettrais pas aux censeurs. Trouver un public ne devrait pas être difficile ; même si seulement 10% des manifestants venait se voir eux-mêmes, nous serons heureux.

NB : Quel conseil formuleriez-vous pour les cinéastes qui se trouvent dans des situations de répression, voire sous des dictatures, partout dans le monde ?

IK : Si vous voulez vous suicider, renoncez. Vous pouvez tout aussi bien réaliser des films courageux qui vous tuent, vous ou votre avenir. Je ne plaisante pas vraiment. C’est peut-être bien ce à quoi je me destine.

L’oppression peut nous aigrir, ou bien nous pouvons l’utiliser pour aiguiser notre conviction, elle nous oblige à cristalliser notre raison de réaliser des films. Nous devons réaliser les films que nous voulons inspirés de notre sitation. Il est facile de raconter l’histoire attendue, sur le mode république bananière, qui confirme les préjugés répandus par les maîtres de la culture et donc notre portrait en humains de seconde catégorie – ce qui ici s’avère nécessaire pour faire carrière. Mais j’espère que vous raconterez votre propre histoire, aussi difficile cela soit-il, de sorte que le film se développe de façon organique dans votre propre sol psychique.

Nous sommes envahis de ce que j’appelle le cinéma designé d’art et de protestation, dicté par ou ciblant les curateurs internationaux qui fixnt les agendas tandis que les soi-disant artistes dansent au rythme du battement de tambour synthétique. Non seulement c’est insatisfaisant, mais cela accroît la violence potentielle. Je sais bien ce qui plaît aux dieux ou ce qui passe pour cool, mais c’est ma mission, de paix, de porter atteinte à ces présupposés coloniaux, déshumanisants, répressifs et nocifs.

Si vous vous sentez obligés de raconter des histoires en forme de film, alors vous le ferez de toutes façons, peu importe. La seule façon de rester en bonne santé, épanoui et productif, est de continuer à avancer. Faites un film avec votre téléphone si c’est le seul moyen. La seule manière dont je suis en mesure d’assumer un projet mammouth comme BK Joyride est de travailler et elle me sauve du désespoir. Faites ce que vous êtes autorisé à faire par les circonstances. Par exemple, ma toile naturelle est en fait assez grande, en raison de ma fascination pour le colonialisme et le côté sombre de notre histoire, mais étant donné ma situation, je dois trouver une approche minimaliste et agile pour contrer à la fois le fascisme et les problèmes budgétaires. Peu de gens ont la chance de faire ce dont ils rêvent, mais il ne faut pas en rabattre. Vous pourriez finir avec quelque chose de beaucoup plus inventif encore.

La chose importante est de continuer à franchir les limites. Les freaks et les mégalomanes moralistes poussent toujours plus avant leur ligne; les maîtres de l’univers ne cessent de fermer une porte après l’autre. Si nous n’avançons pas notre propre travail dans notre propre petit chemin, nous sommes sûrs de bientôt n’avoir plus aucun endroit pour exister. Même si vous n’êtes pas en mesure de sortir le film avant de mourir, au moins vous l’avez réalisé, pas de regrets.

Si vous vous en sentez capables, vous pouvez combattre l’oppression directement en essayant de modifier les lois infâmes. Le principal musée d’art contemporain, l’Art Bangkok & Culture Centre (BACC), a accueilli des réunions pour réformer les lois culturelles. Je suis allée à chacune d’entre elles, pour m’assurer que la réforme soumise au Parlement comporte bien la suppression de la censure des films (après le coup d’État, ces réunions ont été tenues de façon sectorielle, pour chaque profession / ville / un intérêt particulier, qui soumirent ensuite leur version de rêve aux législateurs). Nous avons appris comment tous les cinémas en Thaïlande sont la propriété de seulement 2 ou 3 entreprises, dont deux sont liées et possèdent également tous les grands studios ; comment les producteurs indépendants sont taxés de substantiels « frais de détérioration des salles », une nouvelle invention votée, curieusement, par la fédération des producteurs (y compris la guilde des réalisateurs), présidée par le représentant d’une chaîne nationale de multiplexes. En d’autres termes, le propriétaire des salles dirige le syndicat des cinéastes. Nous ne pouvons espérer aucun renfort de l’industrie dans la lutte pour nos droits, et les cinéastes qui se battent sont blacklistés, de sorte que presque personne ne vient aux réunions.

Il est peu probable qu’un gouvernement militaire mette fin à la censure cinématographique, mais arrivèrent d’incroyablement bonnes nouvelles lorsque l’un des juges de la cour administrative annonça que Insects in the Backyard, l’autre film interdit poursuivi par les censeurs, n’était pas obscène, ne doit pas être interdit, et que les censeurs avaient violé les droits humains du cinéaste. Mais le Tribunal administratif ne fit pas de cadeau de Noël au cinéma thaïlandais. Le verdict du 25 décembre 2015 maintint sur l’interdiction sur Insects in the Backyard. Le réalisateur en a assez et ne fait pas appel du verdict, donc nous sommes les seuls désormais à nous battre. L’équipe a dû attendre ce verdict cinq ans. Jusqu’à présent, dans notre périple judiciaire, nous en avons attendu trois pour Shakespeare Must Die.

Le même musée a également organisé une réunion au sujet de la décriminalisation de la marijuana. En contraste total avec nos réunions, la salle débordait. A juste titre : ouverture d’esprit et chaleur, depuis des médecins parlant du cancer et du traitement du glaucome jusqu’à l’observateur dépéché par le gouvernement militaire (je n’ai jamais vu un lors de nos réunions solitaires, de toute évidence pas assez importantes). Les réunions de réforme du droit culturel ont été sinistres, haineuses et hantées de la futilité, fréquentées par de rares ennemis retranchés sur leurs positions.

À en juger donc, je pourrai bientôt fumer de l’herbe en face d’un policier, mais pas réaliser un film thaïlandais stone. Il est possible que la célèbre ganja thaï célèbre soit libre avant que le cinéma thaïlandais ne soit libéré.

Traduit de l’anglais par Nicole Brenez.
Nous remercions Jocelyne Saab et Philip Cheah.

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Shakespeare Must Die de Ing K, 2012, vidéo, couleur, 172 minutes

Shakespeare Must Die de Ing K, 2012, vidéo, couleur, Thaïlande, 172 minutes (vo st ang)

Abandonner ses études en arts plastiques pour secourir les réfugiés à la frontière cambodgienne parce qu’il y a plus d’urgence à secourir son prochain : la démarche de la journaliste et cinéaste Ing K (anjanavanit) peut se résumer dans un tel mouvement. Une telle décision engendre l’effet involontaire mais fondé en nécessité de rebrancher l’art sur la violence du réel et de s’en trouver totalement reconfiguré, comme en atteste le diptyque magistral Shakespeare Must Die (fiction, 2012) et Censor Must Die (documentaire, 2013). Auparavant, Ing K réalise une fiction, My Teacher Eats Biscuits (1998, 16mm), censuré par le gouvernement « démocrate », et quatre documentaires : Thailand for Sale (1991), Green Menace: The Untold Story of Golf (1993), Casino Cambodia (1994) et Citizen Juling (2008), respectivement consacrés aux problèmes économiques, écologiques, sociaux et religieux de son pays, la Thaïlande ou, comme elle préfère l’appeler, le « Siam », selon son nom anté-fasciste.

Ing K surgit sur la scène internationale en 1999, en tant que chef de file des écologistes protestant contre le tournage de The Beach (Danny Boyle, 2000). Il s’agit d’une part de dénoncer le versement d’une somme considérable au Département thaïlandais des Forêts pour obtenir l’autorisation de contourner la loi de protection du site de Phi Phi Le et, de l’autre, d’alerter sur les dommages commis contre l’écosystème de ce parc naturel protégé. Ne reculant devant aucun cliché, de même qu’elle ajoute aux acteurs prothèses et postiches, la Fox en effet avait fait poser (sic) une centaine de palmiers adultes en creusant dans les dunes de l’île pour que celle-ci joue mieux son rôle de supposé paradis tropical. « Ceux-ci meurent en quelques jours et les dunes de sable endommagées se déversèrent sur les récifs coralliens, muant la lagune la plus exquise en désert*. » En 2000, lors de la sortie de The Beach, Ing K et son organisation appellent au boycott et, devant un cinéma, mettent en scène une immolation simulée dont la victime porte un masque de Leonardo Di Caprio. « Le cauchemar The Beach m’a dessillé les yeux sur ce que le monde devenait, et la façon dont les Relations Publiques travaillent à manipuler les médias. En tant que journaliste et documentariste, j’avais aidé à gagner quelques batailles pour sauvegarder le statut du parc national qui le protégeait des complexes hôteliers, mais quand nous avons perdu la bataille The Beach, nous avons perdu la guerre du parc national*. »

Comme Eisenstein tendit le miroir de sa sanglante vérité à Staline avec Ivan le Terrible (1945-1958), Shakespeare Must Die représente brillamment la dictature corrompue et sanguinaire qui règne à Bangkok au miroir d’une adaptation mot pour mot de Macbeth, traduit en thaï par la cinéaste elle-même. Shakespeare Must Die ne ressemble qu’à lui-même, mais évoquons un croisement entre Hans Jürgen Syberberg et Derek Jarman pour en indiquer l’inventivité visuelle. La censure immédiate du film en Thaïlande, sous prétexte de « menace contre l’unité nationale », conduisit l’impavide Ing K à filmer au jour le jour ses démarches auprès des autorités pour libérer son œuvre. Il en naît Censor Must Die, fresque kafkaïenne, description bouleversante des rapports entre un pouvoir répressif et ses opposants, compte-rendu approfondi des tactiques rationnelles et irrationnelles de part et d’autre, mais aussi grand film d’amour pour son protagoniste, le producteur Manit Sriwanichpoom, lui-même l’un des plus grand photographes contemporains.

Censor Must Die, Ing K, 2013, vidéo, couleur, Thailand, 150 minutes (vo st ang)

Censor Must Die, Ing K, 2013, vidéo, couleur, Thaïlande, 150 minutes (vo st ang)

Ing K résume ainsi Censor Must Die : « Partout où [Manit] se rendait, au milieu des bouleversements politiques dans le pays de la peur, une caméra l’a suivi, en des endroits secrets longtemps cachés du soleil où les témoins ne sont pas bienvenus. Le cinéma-vérité qui en résulte est l’histoire vivante d’une lutte pour la justice, pour la dignité humaine, pour le droit fondamental à la liberté d’expression, dont les cinéastes thaïlandais ne disposent pas. C’est la démocratie cinématographique en action, avec ses détails obscènes et déchirants; un sombre compte-rendu d’événements suffisamment burlesques pour être appréciés comme une comédie. »

Sans pour autant libérer Shakespeare Must Die, le 6 août 2013, le Film & Video Censorship Committee autorise étrangement Censor Must Die « à ne pas se soumettre à la censure », « parce que les événements qu’il décrit sont réellement arrivés à M. Manit Sriwanichpoom ». Ainsi le miroir tendu au pouvoir affole-t-il celui-ci jusqu’à l’absurdité, et Ing K remporte-t-elle une surprenante victoire dans sa guerilla d’images.

Aujourd’hui, l’infatigable cinéaste prépare une série documentaire sur les événements révolutionnaires de 2013 à Bangkok. Le titre général de ce blog, qui allie son Censor Must Die et le Each Dawn I Die de William Keighley (1939, autre histoire de journaliste en lutte contre la corruption), rend un bien modeste hommage au brio, à l’exigence, au courage, à l’altruisme, à l’érudition et à l’ironie malicieuse qui caractérisent le travail exemplaire d’Ing K.

Nicole Brenez, Janvier 2016

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Une éthique de la question. Entretien avec Bani Khoshnoudi http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2015/12/21/une-ethique-de-la-question-entretien-avec-bani-khoshnoudi/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2015/12/21/une-ethique-de-la-question-entretien-avec-bani-khoshnoudi/#respond Mon, 21 Dec 2015 09:37:00 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-die/?p=51 « Chaque visage pourrait être celui d’un prisonnier politique ou d’un martyr », explique Bani Khoshnoudi dans son chef d’œuvre The Silent Majority Speaks, tourné à Téhéran en 2009 au moment du Mouvement vert, puis diffusé clandestinement sous le pseudonyme « The …

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Bani Khoshnoudi. Photo : Felipe Perez-Burchard


« Chaque visage pourrait être celui d’un prisonnier politique ou d’un martyr », explique Bani Khoshnoudi dans son chef d’œuvre The Silent Majority Speaks, tourné à Téhéran en 2009 au moment du Mouvement vert, puis diffusé clandestinement sous le pseudonyme « The Silent Collective » jusqu’en 2013. Attester d’un soulèvement populaire contre la dictature, tout en prenant soin de ne pas mettre en danger ceux qu’elle filme, récapituler un siècle de soulèvements politiques plus ou moins insurrectionnels et toujours réprimés dans le sang, réfléchir les fonctions létales, toxiques ou au contraire émancipatrices des images : l’ensemble de ces tâches remplies par The Silent Majority Speaks indique d’emblée l’exigence envers elle-même qui anime la plasticienne, cinéaste et productrice Bani Khoshnoudi. Fuyant tout dogmatisme, elle développe ce que l’on pourrait appeler « un activisme de la question », qui s’est exercé successivement sur les manifestations populaires en Iran, la politique anti-migratoire en France, la culture zapotèque au Mexique. Dans un ouvrage consacré à l’auto-émancipation dont le titre, Les sauvages dans la cité, assone avec le nom choisi par Bani Khoshnoudi pour sa maison de production ainsi placée sous l’égide de Claude Lévi-Strauss, « la Pensée sauvage », l’historien René Parize distinguait « le savoir de soumission » et « les savoirs de révolte »*.




Confronté à la censure politico-religieuse autant qu’aux stratégies d’autocensure, le travail de Bani Khoshnoudi développe non seulement une connaissance experte et des « savoir et savoir-faire de révolte » ingénieux, mais aussi, et surtout, comme on pourra le lire ici, l’essentiel : une infrangible conviction.


Nicole Brenez : Peux-tu nous retracer ton parcours artistique : contexte, formation, réalisations ?

Bani Khoshnoudi : Toute jeune, j’ai commencé mon exploration artistique avec le dessin et la peinture, mais à l’adolescence j’ai été vite séduite par la photographie. Mon lycée avait un laboratoire, je me suis inscrite aux cours de Journalisme afin d’y avoir accès. Je volais de la pellicule à l’école pour faire mes propres photos que je développais et imprimais en cachette. La découverte de la lumière et ses effets sur la pellicule me fascinait, puis ce paradoxe entre les possibilités et les limites de la caméra et de l’argentique m’a conquise. Je ne pouvais pas arrêter de faire des photos et mon père m’a ensuite construit une chambre noire à la maison. Pourtant, quand il fut temps d’aller à l’Université, ma famille n’était pas d’accord pour que je fasse des études d’Art, donc j’ai commencé mes études en Architecture, ce que mon père voyait comme un compromis entre l’art et la science : quelque chose qui me permettrait de trouver un travail plus tard. Même si les aspects esthétiques et historiques de l’architecture m’intéressaient, j’ai senti que ça allait être un métier trop rigide pour moi, puis mon envie d’explorer la photographie et d’autres arts était irrépressible. Après quelques mois, j’ai abandonné mes études d’Architecture et suis allée vers le département de photographie qui se trouvait dans le même immeuble et au sein de la même école que pour les études de Cinéma. Là, j’ai découvert ma cinéphilie et ai commencé à faire des films. Au début par le biais des cours d’histoire de cinéma et de théorie (film studies), mais la philosophie et l’ethnographie ont joué un grand rôle également. Puis, petit à petit, j’ai commencé à collaborer à des projets et à tourner de petits films. Dans les années 90 à Austin au Texas, la communauté du cinéma était en train de grandir. Richard Linklater et d’autres cinéphiles avaient fondé l’Austin Film Society, où j’ai découvert Tarkovski, Oshima, Satyajit Ray et d’autres sur grand écran. On participait aux tournages des réalisateurs locaux et des projets d’école, ce qui m’a permis de vivre un grand moment d’expérimentation et de partage. En même temps, je continuais mes études de Cinéma et d’Italien et, puisque c’était une université publique, j’ai pu explorer les cours de sociologie, philosophie, littérature, histoire. C’est grâce à quelques professeurs remarquables que j’ai découvert Godard, Chris Marker, Jean Rouch, Frederick Wiseman, Dennis O’Rourke, parmi d’autres, mais aussi des écrivains et penseurs comme James Baldwin, Pirandello, Roland Barthes, Hannah Arendt, Cesare Pavese, Donna Haraway, Deleuze… Bref, mes années d’études m’ont marquée profondément. Quand j’ai finalement commencé à réaliser mes propres films, je ne savais pas trop ce que je faisais au début, ni les types de films que je voulais créer, mais une fois à pied d’œuvre, je n’ai plus jamais douté de ma décision ni voulu faire autre chose, même si parfois ce métier s’avère d’une précarité oppressante.

Après mes études, je suis partie vivre en Europe, d’abord à Rome et ensuite à Paris. Cette année-là, j’ai aussi fait mon premier voyage de retour en Iran, après 22 ans. Réaliser alors de petits films expérimentaux me permettait d’explorer ce que je découvrais ici et là-bas, sans me sentir obligée de faire des « déclarations » fortes. En même temps, je travaillais à droite à gauche à Paris et militais indépendamment, et au sein de groupes qui dénonçaient la situation des immigrés en France et en Europe. J’ai visité le camp à Sangatte près de Calais et j’ai rencontré des centaines de personnes, beaucoup venant d’Iran, d’Afghanistan, beaucoup de Kurdes d’Iraq. En 2002, quand Sarkozy (alors Ministre de l’Intérieur) a fermé le camp, on a formé un Collectif pour essayer de faire la lumière sur cette profonde injustice et sur la machine répressive contre ces gens qui avaient traversé le monde. La situation dans les rues de Paris devenait insupportable ; des centaines de personnes (hommes, femmes et enfants) dormaient dans la rue, même l’hiver. En 2004 j’ai réalisé Transit, un court-métrage écrit en m’inspirant des histoires de migrants rencontrés à Sangatte. C’est avec des migrants qui se trouvaient alors à Paris que j’ai fait le film ; ils ont joué leur propre rôle. C’était mon premier « vrai » film, on peut dire, et j’ai été étonnée par la réponse. J’ai obtenu des prix et le film a voyagé partout. J’ai ensuite réalisé A People in the Shadows (Un peuple dans l’ombre), un documentaire sur ma ville natale, Téhéran, en m’inspirant des méthodes de Jean Rouch et de Frederick Wiseman. Le film est une sorte d’errance-transe dans la ville, explorant la ville même, mais aussi ma subjectivité et la puissance de la caméra que je gardais toujours à la main. Après ce film, j’ai été invitée à suivre une année d’études au sein du Whitney Museum of American Art Independent Study Program où j’ai eu l’opportunité de continuer mes recherches en théorie et aussi de travailler de manière plus expérimentale, en montant des installations vidéo et sonores et en réfléchissant à l’archive et au témoignage comme matière. Deux ans plus tard, j’ai réalisé Ziba, mon premier long-métrage de fiction, tourné en Iran, qui marquait un peu la fin d’une époque « iranienne » de mon travail. Aujourd’hui je vis à Mexico, où j’ai plusieurs projets en cours. Et bien sûr, entre 2009 et 2010, j’ai fait le documentaire The Silent Majority Speaks, que j’ai gardé secret jusqu’à aujourd’hui.

NB : Comment la réalisation de The Silent Majority Speaks a-t-elle été rendue possible ?

BK : Tout d’abord, je ne savais pas que je ferais un film. J’étais à Téhéran pendant les élections en 2009 et naturellement, j’avais commencé à filmer dans la rue. Ce que j’ai vu et vécu pendant ces semaines menant aux élections était inédit : on vivait un moment euphorique qui m’a presque mise en transe lorsque j’errais avec ma caméra à la main. En fait, pendant la campagne électorale, c’était comme si on vivait dans un autre pays. C’était un moment de grande liberté et de tolérance où l’on pouvait quasiment tout dire, tout faire, même si on gardait notre discrétion (et pour les femmes, notre voile sur la tête, bien sûr). Je restais parfois 12 heures dehors, marchant, parlant, filmant et ensuite dans la nuit, on sortait avec une amie pour voir les « manifestations » et rassemblements spontanés ; tout ça c’était avant le vote. Le lendemain du vote, quand il fut évident qu’il y avait eu une fraude énorme, on est sorti dans la rue, mais cette fois en colère. J’ai continué à filmer jusqu’au jour où j’ai eu peur pour ma vie – c’était le jour où ils ont tué Neda Agha-Soltan [20 juin 2009, NdE] – puis je suis partie de Téhéran. J’ai pris mes images avec moi, encore frappée par tout ce que j’avais vécu et tout ce qui continuait à se passer en Iran et donc j’ai mis beaucoup de temps avant de vraiment pouvoir retourner à ces images et construire le film. Au début je voulais me débarrasser du matériel, le donner à quelqu’un d’autre, à qui voudrait faire un film, car c’était trop pour moi et je ne savais pas comment le réaliser sans prendre le risque de ne plus pouvoir retourner en Iran. Mais après avoir parlé avec deux, trois personnes, je me suis vite rendue compte que j’avais une responsabilité envers tous les gens qui m’avaient permis de les filmer et qui avaient parlé ouvertement, sans peur, devant la caméra. Puis je me suis intéressée à tout ce qui se passait ensuite sur le net, les vidéos que les gens postaient sur Youtube, etc. C’était comme un signe pour moi qu’il fallait parler de cette nouvelle manière de protester, tout en documentant l’oppression et la violence de l’État. Sans le savoir, les gens étaient en train de créer une archive populaire qui nous servirait dans le présent comme dans le futur. En fait, les protestations en Iran ont établi un précédent dans l’utilisation des réseaux sociaux et de l’Internet, que l’on a vu ensuite utilisé dans beaucoup d’autres pays, la Tunisie et l’Égypte entre autres. Je savais qu’il y avait quelque chose à dire là-dessus et j’ai commencé à développer l’idée du film. Puis j’ai commencé à vraiment travailler avec le matériau dès que j’ai reçu l’appui financier et moral, dont la protection de mon identité, du Jan Vrijman Fund du Festival de documentaire d’Amsterdam (IDFA). Ils m’ont assuré que personne ne se rendrait compte de qui j’étais, et qu’ils voulaient vraiment m’aider à ce que le film existe. Le film n’aurait pas été possible non plus sans la participation de quelques chères personnes très courageuses qui m’ont aidé pour la post-production, et surtout de tous ces gens anonymes qui ont filmé dans les rues de Téhéran et dans d’autres villes d’Iran et qui ont envoyé leurs images sur le net. Ce film est pour eux ; pour leur courage et leur indispensable participation à notre mémoire collective.

NB : As-tu tout de suite souhaité réaliser une grande fresque politique, ou s’agissait-il d’abord de documenter l’histoire immédiate ?

BK : Au début, je pensais que j’allais faire un film assez classique où je traiterais des événements d’avant et d’après les élections de 2009, en rendant compte du sentiment général des gens dans la rue et des événements. De fait, mes intentions avec le film se sont élaborées en plusieurs étapes. Tout d’abord, je voulais documenter ce qui se passait dans les rues pendant la campagne, cette espèce de liberté de paroles si inédite et étonnante dans le contexte iranien actuel ; une preuve de ce dont on était capable quand il n’y avait pas la machine répressive au-dessus de nous. Puis, juste après la fraude, ou « Coup d’État » comme on l’a nommé, je savais qu’il fallait documenter l’histoire immédiate qui se déroulait et la révolte qui se formait, sans savoir où tout cela nous menait (pour le mouvement et pour mes images). Ensuite, une fois partie d’Iran, en commençant à accumuler des documents dans une archive personnelle, en vivant avec les images que j’avais filmées, je commençai à réfléchir à des idées plus larges et plus profondes sur les événements et le moment historique. Pendant ce temps, je relisais des textes que je connaissais déjà et je me suis documentée encore sur l’histoire, la politique et la sociologie iraniennes. J’ai lu des dizaines de livres et textes, parfois sur l’histoire de l’Iran, parfois des témoignages des prisonniers politiques (dans le passé et dans le présent). J’ai effectué ensuite une recherche sur les images et les sons de notre passé et notre présent, qui me paraissaient participer d’une réflexion de notre histoire moderne. Il s’agissait de photos, de films d’archives sur les manifestations et d’autres images des événements politiques, des films de propagandes, des images de télévision, des clips sonores et visuels de la guerre avec l’Iraq, des procès filmés datant de l’époque du Chah et de 2009, et bien sûr les scènes de violences que les gens continuaient à documenter pendant la révolte contemporaine. Durant quelques mois, c’était devenu un peu une maladie pour moi, car l’information et les images n’arrêtaient pas de s’empiler et je n’arrêtais pas de remplir mes disques durs. Avec chaque chose en venait une autre ; je perdais un peu la tête. À un moment donné, j’ai dit « STOP » et commencé à réfléchir au montage, comment trouver un « ordre » pour tout ce matériel. C’est à ce moment que j’ai su que je voulais faire un film plus large et étendu sur les questions de révolte et de révolution en Iran, mais aussi sur l’importance et l’impact des images du passé et du présent sur notre comportement, puis sur les dynamiques d’archive, de mémoire et de volonté collectives.

NB : Avais-tu des repères stylistiques en matière d’analyse politique visuelle, tels L’Heure des Brasiers de Fernando Solanas et Octavio Getino, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker ou La Spirale d’Armand Mattelart ?

BK : Bien sûr. J’ai découvert Solanas, Marker mais aussi La Bataille du Chili de Guzmán et d’autres films similaires de la même époque lorsque j’étais à l’Université. Le Fond de l’Air est Rouge a toujours été un film monumental pour moi, je l’ai vu plusieurs fois. À chaque visionnage je trouve de nouvelles idées, c’est ce que j’adore chez Chris Marker. Ce film m’a influencée car en tant que réalisateur, Chris Marker n’avait pas peur de prendre un peu de distance avec son sujet pour nous amener à questionner la politique et l’idéologie derrière les mouvements et les partis, pour y retrouver le sens de la participation de l’être humain. Son film et son intervention dans ses images sont d’une immense intelligence, une source d’inspiration. J’ai aussi aimé des films cubains des années 60, mais parfois la propagande me dérangeait et je préférais justement quand les films posaient des questions, quitte à les laisser sans réponse, au lieu de nous servir des idées accomplies ou totalisantes. Les films de Marker (et aussi de Godard pour son époque Groupe Dziga Vertov) m’incitaient à me poser des questions et ouvrir mon esprit, ce qui je pense devrait être le but de ce genre de cinéma.

NB : The Silent Majority Speaks est un film particulièrement éloquent et riche sur les fonctions diverses et parfois contradictoires que jouent les images dans l’histoire collective. Comment as-tu conçu et organisé cette dimension de ton essai ?

BK : J’avais constitué ma propre archive, avec toutes sortes d’images, sons et textes, puis avec tout ce que je trouvais sur Internet sur ce thème. J’avais collecté des photos et vidéos de beaucoup de sources différentes. À partir de ma propre documentation, je partais à la recherche d’autres images. J’aime la coïncidence, j’aime le rôle que la participation d’autres personnes peut jouer dans une création artistique, donc j’étais aussi ouverte au hasard et à ce qui m’arrivait pendant ces mois de travail. Après avoir établi une sorte de rough cut de trois heures, j’ai fait appel à une monteuse, qui n’avait malheureusement pas le temps de travailler avec moi, mais elle a regardé le matériel et m’a posé des questions qui ont suscité des idées sur les processus capables de donner un ordre ou sens au montage. J’ai couvert un mur de mon studio de papier et commencé à y épingler des idées, des phrases, des réflexions, mais aussi des photos tirées de mon archive. J’ai établi une espèce de « timeline » avec ces éléments, physiquement sur le mur, et ensuite j’effectuais des connexions et des associations entre ces éléments. Au montage, je me servais des images de mon « archive » et je suivais les associations premières, les images elles-mêmes en provoquaient d’autres et petit à petit les idées centrales du film ont pris forme. Les répétitions que je voyais dans le matériel se sont imposées à moi et j’ai donc rédigé sur cette base un texte en voix-off. Je dirais que l’histoire de ces images, du début du siècle jusqu’au présent, était déjà là, il fallait juste accomplir l’excavation et établir les associations.

NB : Comment le film a-t-il circulé ? Pourquoi a-t-il été possible de dévoiler le nom que recouvrait le pseudonyme initial de “The Silent Collective” ?

BK : Le film a très peu circulé, sans doute justement parce qu’il n’y avait pas « d’auteur » déclaré. Pour des raisons liées à mon envie de pouvoir voyager librement en Iran et pour faire d’autres films là-bas, j’ai gardé le secret pendant un bon moment. Le festival qui a donné de l’argent, IDFA, l’a montré, mais comme ils n’ont pas de branche de distribution, ils n’ont pas pu faire beaucoup plus pour le film. Ensuite, grâce à un ami iranien qui vit en Allemagne, le film a été montré lors de projections dans des galeries et pendant des expositions et événements autour des révoltes dans les pays arabes (le printemps arabe) et aussi liés à sa recherche sur la mémoire collective. Il a montré le film quelquefois, des gens en Égypte l’ont vu et l’ont montré au Caire, où je sais qu’il a eu une résonance forte. Puis c’était tout, jusqu’à ce que j’aie pu révéler mon identité, grâce à ton soutien d’ailleurs, Nicole. Après cela, le film a été montré dans quelques festivals, en commençant par ART OF THE REAL, qui est programmé par Dennis Lim et Rachael Rakes au Lincoln Center à New York, puis à Lussas, Ensuite, il a été programmé par Jocelyne Saab dans son festival au Liban mais c’est là où il a subi la censure et a été interdit, donc finalement elle n’a pas pu le montrer. Aujourd’hui, j’ai envie que le film ait une vie et puisse circuler plus largement. Même si je n’aurai jamais de certitudes, je suis prête à prendre ce risque aujourd’hui. C’est quand même et toujours un risque pour moi, mais je sens qu’il est temps que le film soit vu. Il est le fruit aussi des archives collectives que les gens en Iran ont inconsciemment construites et donc le matériau ne pourra jamais être décrit comme un travail purement individuel ou né seulement de ma propre volonté, même si c’est moi qui ai réalisé le film.

NB : The Silent Majority Speaks partage certains plans avec Where is this place? This is Iran, My Land and yours (2009). Quels sont les rapports entre ces deux films ?

BK : Tu parles des images avec lesquelles je commence le film ? Les plans que j’ai pris de la vidéo publiée sur Youtube, avec la fille à Téhéran qui parle sur les images dans la nuit ? En fait, juste après que la révolte a commencé, quand la nuit tombait sur Téhéran, nous montions tous sur les toits pour crier « Mort au Dictateur » (il paraît que cela se passait de la même manière dans d’autres villes). C’était une manière de continuer la protestation et de communiquer entre nous à travers les toits de la ville, pour se rappeler que nous n’étions pas seuls. De fait, la vie en Iran peut parfois être vécue comme une aliénation intense car ce n’est pas facile d’avoir une vie publique très ouverte ou libre. Donc chacun se replie sur soi-même dans la sécurité du chez soi. Comme dans n’importe quelle révolte, n’importe où dans le monde, quand la nuit tombe, grandit le risque d’arrestations et de disparitions. C’est pourquoi on rentrait chez nous tous les soirs afin de se retrouver sur les toits à 21h pour continuer les manifestations, en criant dans la nuit. J’avais filmé aussi ces sessions de cris nocturnes, mais un matin (le lendemain de la première nuit, me semble-t-il), j’ai découvert la vidéo de cette fille qui circulait sur les réseaux sociaux. J’ai été très touchée, comme beaucoup de monde, et je trouvais qu’elle transmettait une idée claire de notre résistance et de notre situation d’aliénation en Iran. Pour moi, elle transmettait de manière poétique le discours antiautoritaire qui grandissait dans la rue. Cette fille, avec sa voix qui tremble, mais une présence forte, exprimait tout ce que nous ressentions : un désespoir et un sentiment d’être enfermé et coincé, même si on se situait au début d’une révolte immense, la plus grande depuis la Révolution en 1979.


NB : Comment The Silent Majority Speaks, 2010, s’articule-t-il avec les installations Paradox Of Time : Studies in Memory (Parts 1 – 3), qui datent de 2012 ?

BK : Comme j’avais besoin de continuer ma recherche sur les questions de répétition – de l’histoire, des révoltes, des traumas, des images, des actes humains – j’ai commencé à faire, bien après avoir terminé le film, une série d’études sur l’image, la durée et ce que cela provoquait au niveau de la mémoire et de l’affect. Je découvrais, en jouant avec la durée et la juxtaposition, que quelque chose de très particulier s’éveille, mentalement et émotionnellement, face à des images d’archives qui renvoient à des moments forts de l’histoire. Ces études, faites avec des images d’archives, révèlent notre profond attachement et notre dépendance à l’égard du passé et de la mémoire collective. Même si on n’était pas présent ou si on ne se rappelle pas bien, l’imaginaire garde ces images (de révoltes, de victoires, de violence, de joie, de douleur) en lui, et le pouvoir des images à provoquer ou stimuler est un phénomène que je voudrais étudier et comprendre mieux. Les images sont surpuissantes, on l’a vécu pendant la révolte de 2009. Les images de violences et de morts documentées par des citoyens et mises en ligne pour que tout le monde les voie, c’était une manière de faire appel à la mémoire et à la volonté collectives pour ensuite provoquer de l’action. Alors que je me méfie du pouvoir des images, surtout des images d’archives, je trouvais essentiel que les gens participent à cette documentation. C’est un problème qui me préoccupe, mais pour lequel je n’ai pas de solution. C’est aussi pourquoi j’ai conçu ces études en forme d’installations, que je continue à monter aujourd’hui.


NB : À l’issue (bien sûr provisoire) de ces très fortes expériences et réflexions sur la représentation de l’histoire collective, où en es-tu de tes conceptions des puissances du film et de l’image en général ?

BK : Je pense que le cinéma et l’image sont encore – et pour toujours – surpuissants et je pense qu’ils ont pris une place encore plus centrale et importante dans nos vies, même si la manière d’entrer en contact avec eux relève désormais presque de l’ordre de la consommation et moins de la sélection. Je dirais que Walter Benjamin avait définitivement raison, même si ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. Pour moi le vrai problème, ou la crise, réside plutôt dans notre incapacité à réfléchir, à analyser voire parfois à rejeter ou être critique devant un film ou face au flux des images. On ne cultive plus notre manière de voir et percevoir, mais nous acceptons facilement les tendances, les jeux et les influences des marchés et de leurs dérivés (l’industrie du cinéma, ses festivals et même ses critiques y sont impliqués). La paresse, le conformisme et l’acceptation des normes et valeurs capitalistes et libérales, en tant que producteurs ou spectateurs des films, ont contribué à la banalisation de notre impuissance. Je dis « impuissance » au sens où souvent, on n’exige plus de comprendre ce qu’on fait ou voit au cinéma. On aime ce qui confirme nos préconceptions, on favorise les films qui ne nous remettent pas en cause et réitèrent un certain eurocentrisme du goût et du langage. De sorte que l’on ne peut plus dire être forcés ou conquis par l’hégémonie américaine, puisque nous la reproduisons spontanément dans nos propres contextes.

NB : Quelles autres initiatives contemporaines en matière de film activiste te semblent les plus marquantes ?

BK : Malheureusement je n’ai pas vu beaucoup de ces films et ne saurais donc pas très bien répondre. Je n’ai pas vu les films réalisés sur les révoltes dans les pays arabes (Égypte, Tunisie). Le groupe Mosireen accomplit un travail intéressant en Égypte, présenté plus dans des contextes d’art contemporain que du cinéma. Souvent, hélas, les films qui émergent des mouvements actuels essaient d’imposer leurs discours sans nuance ni complexité, il n’y existe pas de lieu pour la réflexion, ce qui en définitive m’intéresse le plus. Je pense à certains films qui accompagnent les mouvements anti-globalistes, les Occupy, etc. Beaucoup de réalisateurs se sont intéressés dernièrement aux thèmes politiques mais je trouve que parfois il s’agit d’opportunisme ou d’une manière de rendre lucratif quelque chose qui ne devrait pas l’être. C’est presque devenu un genre. En revanche, je regarde les films courts ou les témoignages filmés des gens en lutte dans des endroits assez oubliés ou peu documentés par ailleurs. Je pense aux vidéos faites par des groupes autonomes de résistance, comme la Police Communautaire par exemple, dans des régions comme Guerrero ou Michoacán au Mexique. Ces documents me semblent très importants car ils ont une fonction dans l’immédiat, qui est de faire sortir les informations et communiquer avec le monde qui reste aveugle à leur situation, et, dans un second temps, de garder ou archiver les témoignages qui plus tard seront nécessaires. Mais en général, je préfère les films sur les politiques de l’image et l’esthétique que sur la politique tout court.

NB : Depuis une dizaine d’années, le monde de l’art réfléchit beaucoup aux traitements des archives documentaires par l’art, ce que Okwui Enwezor avait nommé en 2008 l’“Archive Fever”. Sur ce plan, les travaux de certains artistes et curateurs t’intéressent-ils particulièrement ?

BK : J’aime le travail de Martha Rosler et ses photomontages et celui d’Alfredo Jaar, fascinant. Ces deux artistes très politisés travaillent sur notre regard et notre désir, en plus des sujets qu’ils traitent. Les livres de W.G. Sebald, qui selon moi, ne sont pas seulement de la littérature mais aussi en étroite relation avec le monde de l’art et des archives (fictives ?), m’intéressent aussi beaucoup. La manière dont Sebald parle des origines, d’Histoire, de nos histoires et de notre mémoire, me touche profondément. Au cinéma, Andrei Ujică et son travail infatigable sur la Roumanie, non seulement le film coréalisé avec Harun Farocki en 1992 – Vidéogrammes d’une révolution, qui est un chef d’œuvre – mais aussi le dernier qu’il a réalisé avec les archives personnelles de Ceausescu [L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, 2010 – NdE]. Puis j’aime bien aussi le travail plus ludique mais encore très politisé de Craig Baldwin, dans une tradition proche de René Viénet, car ces films nous permettent de réfléchir sur la fabrication et la manipulation des images, sur notre foi naïve dans ce qu’elles racontent.

NB : Quels sont tes projets actuels ?

BK : Je travaille sur plusieurs projets en ce moment, et la plupart se passent au Mexique, où je vis depuis 6 ans. Actuellement je termine le montage d’un film issu d’une commission du festival CPH:DOX de Copenhague. Il s’agit d’une fiction expérimentale avec des éléments documentaires, mais surtout des références au cinéma et un ton absurdiste, influencé par le théâtre de l’absurde que j’adore. Je l’ai réalisé en collaboration avec des jeunes et certains amis à Teotítlan, un petit village dans Oaxaca où nous avons filmé pendant le Carnaval.

Je me prépare pour filmer en 2016 mon deuxième long-métrage, Fireflies, qui parle de l’exil d’un jeune homosexuel iranien, dans la ville portuaire de Veracruz au Mexique. J’ai écrit cette histoire après avoir lu un fait réel : un jeune irakien s’est retrouvé au Mexique après s’être caché dans un cargo. Ça m’a tout de suite fait penser à ces jeunes Iraniens qui, ces dernières années, constituent une nouvelle vague d’immigration et d’exils. Je développe aussi un autre film de fiction, un long métrage que je filmerai à Paris, dont le scénario est encore en construction. Il touche aussi aux thèmes de l’exil, de la mémoire, et de l’histoire de l’Iran, tout en s’inspirant de certaines règles du thriller. Puis, divers projets de documentaire mûrissent en moi depuis un moment, des exercices expérimentaux ou encore des essais, ainsi que des films qui trouvent une forme petit à petit.

NB : Aurais-tu un conseil à donner, ou un appel à transmettre, ou une solution pratique à envoyer aux autres cinéastes de par le monde qui se trouvent en situation d’oppression ?

BK : C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre car chaque personne vit une situation différente et doit faire face à des défis et dangers différents quand il ou elle travaille. En tout cas, j’ai appris qu’il faut rester honnête avec soi-même, et faire tout son possible dans une situation donnée. L’oppression peut aussi venir de l’intérieur, ou du moins être reproduite en soi-même, par rapport aux pressions vécues à l’extérieur. C’est la seule solution que je vois, de croire en soi et en ses projets et ne pas succomber aux doutes provoqués par l’extérieur. En revanche, nous ne pouvons pas prétendre produire de grands changements en réalisant des films, autrement qu’en exprimant des idées et expériences vécues et contemplées dans leur présent et dans leurs durées. Il faut croire aux projets même contre les forces antagonistes. Je crois qu’il faut aussi écouter sa voix intérieure, ne pas avoir peur de trouver des alliances et créer son propre contexte pour pouvoir s’exprimer tout en faisant face aux obstacles. Chaque contexte et chaque personne change aussi au fil du temps, et il est difficile de savoir comment j’agirais aujourd’hui si je me trouvais dans la même situation qu’en 2009, pendant les élections en Iran. On ne peut pas tout calculer, et encore moins contrôler ce qui se passe autour de nous, mais si nous restons fidèles à nos principes et à une certaine éthique dans nos méthodes, je crois qu’on peut au moins être sûr de ne pas perdre l’essentiel ; notre croyance, notre passion, notre écoute qui nous permettent l’acte créatif et donc combattre l’oppression dans quelque forme que ce soit. Finalement, le silence est toujours pire que de parler et de souffrir des conséquences.

Paris-Mexico, 2013-2015.

Le site de Bani Khoshnoudi :http://www.penseesauvagefilms.com

* René Parize, « Savoir de soumission ou savoirs de révolte ? L’exemple du Creusot », in Jean Borreil (dir.), Les sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1985, pp. 91-103.

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« Prends garde, censeur, regarde cette main de femme palpiter au premier plan, regarde cet œil ténébreux, regarde cette bouche sensuelle, ton fils en rêvera cette nuit et, grâce à eux, il échappera à la vie d’esclave à laquelle tu le destinais. [… Les censeurs] ne reconnaissent pas la toute-puissante vertu libératrice du rêve, de la poésie et de cette flamme qui veille dans tout cœur assez fier pour ne pas se comparer à une porcherie. Malgré leurs ciseaux, l’amour triomphera. Car le cinéma n’est un instrument de propagande que pour les idées hautes. »*

La sensuelle mise en garde de Robert Desnos, publiée en 1927, décrit comment, dans toutes les sphères de l’existence, publique, collective, privée, intime, fantasmatique, il existe des conventions, des interdits et des tabous. L’histoire de la censure institutionnelle et celle des arts s’entrelacent comme deux plantes volubiles autour du cep social.

René Vautier en 1973, pendant sa grève de la faim. Droits réservés.

René Vautier en 1973, pendant sa grève de la faim. Droits réservés.

Bras judiciaire de ce qu’une société refoule comme dangereux pour sa survie, la Censure d’État se trompe rarement. Au mitan du XXe siècle, elle a donc, par exemple, judicieusement tenté de désamorcer trois des films les plus explosifs et programmatiques pour le devenir des formes : Afrique 50, pamphlet anticolonialiste de René Vautier (1950), Un Chant d’amour, poème visuel érotique de Jean Genet (1950), et L’Anticoncept, installation cinétique et sonore de Gil J Wolman (1951). Les deux premiers sont tournés clandestinement et interdits, le troisième censuré « pour imbécillité ». Afrique 50 vaudra un an et un jour d’inculpation à René Vautier. L’intrépidité et l’inventivité des auteurs (de respectivement 22, 30 et 21 ans) ont offert au cinéma trois bombes formelles, toutes trois indissociablement politiques, érotiques et plastiques, et l’on pourrait résumer l’histoire esthétique du XXe siècle en analysant les différences manifestes et les similitudes plus profondes qui traversent cette sublime triade involontaire. Souvent, René Vautier et Armand Gatti rivalisaient à qui des deux avait le plus subi l’honneur violent de la censure, et tous deux ont gagné : René Vautier parce qu’il compte à son actif le plus de films interdits, Armand Gatti parce qu’il a été interdit dans plus de pays. À ses hauts faits politiques, s’ajoute l’allégorie souvent racontée par René. En 1973, à l’issue de ses 31 jours de grève de la faim afin d’obtenir un visa d’exploitation pour Octobre à Paris de Jacques Panijel (1962, tourné clandestinement pour documenter le massacre commis contre des manifestants algériens par la police française aux ordres du préfet Papon), le film reçoit un visa. De fait, il le reçoit dès le neuvième jour, mais il en fallait plus à René Vautier, exigeant aussi que la censure désormais justifie ses arrêts. « Le 27 janvier 1973, au 27ème jour de la grève »**, à l’hôpital de Quimper où il se trouve alité, René reçoit la visite d’un mystérieux fonctionnaire qui s’assoit au pied de son lit et lui explique posément que sa victoire s’inscrit dans un échec plus vaste : la censure politique ne pèse rien au regard de la censure économique.

Aujourd’hui, en ce temps de graves régressions politiques, culturelles, cultuelles, pèsent toujours plus lourdement sur les artistes au moins quatre sortes de censure : la censure politique, objet d’une législation ; la censure économique, informelle ; la censure de la société civile, qui ne cesse de monter en puissance ; et l’autocensure, qui allie consignes sociales et mutilations psychiques. Autant que des formes, des contenus, des élaborations de toutes sortes, les œuvres deviennent des syndromes : non plus seulement au sens où elles se confrontent aux limites et apories de leur temps, à l’instar des Fleurs du Mal poursuivi pour « outrage à la morale publique » ; mais en tant que champ d’exercice de la volonté de puissance d’autrui, otages de plus en plus fréquent dans des démonstrations de force cherchant à tester et révéler la faiblesse, l’aboulie voire la nullité des structures collectives : une galerie, un musée, un État, une société supposée défendre la liberté d’expression. C’est pourquoi nous avons consulté huit artistes parmi les plus courageux de ce temps, qui ont fait leurs preuves face à l’oppression, la répression et la censure, dans plusieurs pays et dans des situations politiques différentes. Nous nous sommes entretenus respectivement avec (par ordre alphabétique) :

Ing Kanjanavanit, dite Ing K, cinéaste (Thaïlande)
Bani Khoshnoudi, plasticienne, cinéaste (Iran)
Jocelyne Saab, cinéaste, plasticienne (Liban)
Tan Pin Pin, cinéaste (Singapour)

Leur pertinence politique, leur bravoure, parfois leur ingéniosité à défier la censure, à monter à l’assaut au lieu de jouer en défense ou passer sous les fourches caudines, offrent autant d’exemples analeptiques, salubres, voire jubilatoires. On aura donc compris que ce blog se consacre principalement à explorer les puissances offensives des images.

« Si les films étaient incapables de susciter le moindre changement, pourquoi seraient-il si nombreux à se voir censurés dans tant de pays ? Pourquoi tant d’efforts concertés pour bloquer Le Sel de la terre à chaque stade de sa fabrication ? Pourquoi faire ‘disparaître’ Raymundo Gleyzer ? Pourquoi maintenir Jafar Panahi en résidence surveillée ? Pourquoi Dhondup Wangchen, cinéaste tibétain, serait-il emprisonné et torturé ? », écrivait le grand cinéaste et activiste John Gianvito***.

Nicole Brenez

* Robert Desnos, Le Soir, 19 mars 1927, cité par Jean-Luc Douin, Dictionnaire de la censure au cinéma, Paris, PUF, 1998, p. 124.
** René Vautier, « Ma peau dans la balance », Caméra citoyenne, Rennes, éditions Apogée, 1988, p. 5.
*** « John Gianvito, la contemplation productive », Cahiers du Cinéma n°676, mars 2012, p. 81.

Crédits
Traduction en anglais : Brad Stevens / Coproduction : Institut Universitaire de France

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