Peau de Rat http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado par Beatriz Preciado Mon, 15 Feb 2016 21:22:00 +0000 fr-FR hourly 1 Oiticica : Pharmacofictions http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/10/30/oiticica-pharmacofictions/ Wed, 30 Oct 2013 07:55:27 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=550 Le MMK (Museum für Moderne Kunst) de Francfort présente jusqu’au 12 janvier la première grande rétrospective européenne de l’œuvre de l’artiste brésilien Hélio Oiticica. Vous connaissez probablement Oiticica, même sans le savoir, puisqu’en 1968 Caetano Veloso reprit le titre de …

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Hélio Oiticica avec Bólides et Parangolés dans son atelier rue Engenheiro Alfredo Duarte, Rio de Janeiro, ca. 1965. Photo : © Projeto Hélio Oiticica

Hélio Oiticica avec Bólides et Parangolés dans son atelier rue Engenheiro Alfredo Duarte, Rio de Janeiro, ca. 1965. Photo : © Projeto Hélio Oiticica.

Le MMK (Museum für Moderne Kunst) de Francfort présente jusqu’au 12 janvier la première grande rétrospective européenne de l’œuvre de l’artiste brésilien Hélio Oiticica. Vous connaissez probablement Oiticica, même sans le savoir, puisqu’en 1968 Caetano Veloso reprit le titre de l’œuvre Tropicalia pour une chanson qui connut un succès mondial. L’installation Tropicalia de Oiticica s’inspirait des favelas du Brésil, elle rassemblait des baraques, du sable, de vraies plantes et des perroquets vivants. Aujourd’hui chaque musée veut exposer sa Tropicalia, cependant l’œuvre de Oiticia, plus métabolique qu’objectuelle, plus affective que rétinienne, reste à découvrir.

De Oiticica, ne m’intéressent guère les perroquets (qui s’étiolent aujourd’hui absurdement sous la lumière artificielle des musées), ni le revival tropicaliste à la mode. Oiticica m’intéresse en tant que figure susceptible de condenser et anticiper le devenir de l’artiste dans le vingt et unième siècle : migrant, boursier, précaire, écrivain, inventeur, dealeur, vieil enfant et jeune vieux, pansexuel, visionnaire, vulnérable, malade, décédé prématurément. Travailleur cognitif et biopolitique.

En 1971, Oiticica a 35 ans. Il voyage du Brésil à New York grâce à une bourse du Guggenheim. Oiticica a déjà développé une œuvre immense et extrêmement novatrice, annonciatrice du changement de paradigme dont s’empareront par la suite les curateurs et gestionnaires culturels de la fin du siècle – hélas souvent déconnecté de la pratique sociale et politique qui enrichit l’œuvre de Oiticica : le passage de l’œuvre à la relation, de l’individuel à l’intrapersonnel et l’intersubjectif, de la réception visuelle à l’expérience multisensorielle, de l’objet à la subjectivité, de l’art comme diagnostique clinique à l’art comme chamanisme universel.

Hélio Oiticica, Parangolés, 1965-1979. Vue d'exposition MMK Museum für Moderne Kunst, Photo : Axel Schneider © MMK Museum für Moderne Kunst.

Hélio Oiticica, Parangolés, 1965-1979. Vue d’exposition MMK Museum für Moderne Kunst. Photo : Axel Schneider © MMK Museum für Moderne Kunst.

Avant d’arriver à New York, Oiticica avait élaboré non seulement Tropicalia, mais aussi la notion « d’art environnemental », de « couleurs métaphysiques », les « Bòlides »  (structures modulables que le public pouvait manipuler) et les « Parangolès » (pièces de tissu qui servaient à improviser des costumes initiant un rituel social de danse et de création)… Pour Oiticica, l’arrivée à New York et la bourse du Guggenheim ne représentaient pas la consécration, mais la métamorphose : de la même façon que Grégoire se transforme en insecte, Oiticica s’est transformé en émigré du Sud sans ressource, vagabondant dans Manhattan. Quand la bourse se termine, en 1972, Oiticica se voit contraint de vivre de petits boulots, incluant le trafic de cocaïne, de pillules et de hachich. Oiticica meurt en 1980 d’une crise cardiaque.

Durant cette période de survie new yorkaise, l’identité de migrant précaire et dealeur menace de dévorer l’artiste, mais de sa collaboration avec Nelville D’Almeida jaillissent les « Blocks  Experiments in Cosmococa » : un ensemble d’installations relevant du cinéma, de  l’architecture et de la performance qu’Oiticica monte dans son appartement du Lower East Side. S’il n’existe nulle trace visuelle des installations, les textes (protocoles d’installation, conversations, lettres, notes) relatifs à leur réalisation pourraient figurer aujourd’hui dans une anthologie de la meilleure littérature expérimentale du vingtième siècle.

Hélio Oiticica, Bloco-Experiências in Cosmococa – programa in progress, CC2 Onobject, Vue d'exposition, MMK Museum für Moderne Kunst. Photo: Axel Schneider © MMK Museum für Moderne Kunst.

Hélio Oiticica, Bloco-Experiências in Cosmococa – programa in progress, CC2 Onobject. Vue d’exposition, MMK Museum für Moderne Kunst. Photo : Axel Schneider © MMK Museum für Moderne Kunst.

Chaque Block Experiment in Cosmococa est une installation qui assemble au moins quatre éléments : le design d’un espace intérieur définissant les conditions de réception, dans lequel on peut trouver hamacs, matelas, sable, ballons ; la projection d’une série de diapositives (images de la culture populaire : Marilyn, Hendrix, etc) projetés sur les six murs d’un espace fermé (incluant donc sol et plafond) ; le design d’une ambiance sonore ; et un protocole performatif : un ensemble d’instructions qui peuvent être mises en pratique par le visiteur-participant. Une substance ressemblant à de la cocaïne (on ne saura jamais s’il s’agissait en réalité de la vraie cocaïne dont Oiticica faisait commerce) était disposée en lignes parallèles sur les portraits de Marilyn et de Jimi Hendrix.

Une fois de plus Oiticica, telle une sentinelle, annonce la piste à suivre : dans les années 70, toutes les relations entre le Nord et le Sud s’organisent autour de la production et du trafic de drogues. Les États Unis sont reliés au Brésil, au Paraguay, au Pérou, au Chili, à la Colombie, à Cuba… par de longues lignes de cocaïne. Dans la « guerre contre les drogues » que Nixon déclare en 1971, la cocaïne devient le bouc émissaire permettant aux Etats Unis d’acquérir un avantage moral sur ses adversaires politiques. Entrant légalement dans la composition de beaucoup de préparations pharmacologiques, et acheminée illégalement vers les Etats Unis par les routes des Caraibes et de l’Amérique du Sud, la cocaïne est, dans les années 70, un produit de consommation de masse, aussi largement diffusée que la soupe Campbel de Warhol. La différence entre la soupe Campbel et la cocaïne (différence qui sépare également l’œuvre du publiciste Warhol et celle du chaman Oiticica) est que cette dernière est une puissante technologie de modification de la conscience.

Oiticica fait en sorte que le spectateur-participant « sniffe » l’œuvre d’art comme il snifferait un trait de coke. Dans les Cosmococas, Oiticica et Nelville se servent de la cocaïne comme d’une sorte de « ready made » cognitif : ils sortent la cocaïnes des réseaux de trafic et de consommation et l’intègrent à un système de significations au sein duquel elle peut fonctionner comme un dispositif de subjectivation dissidente.

Chaque Cosmococa est une texture multimédia qui, selon Oiticica, « fonctionne comme un programme ouvert d’opérations de hasard » capable de déclencher un ensemble de techniques de dés-habitudes cognitives, corporelles, sensorielles. Oiticica pense à la matérialité organique des processus de subjectivation que l’art propose et à la possibilité de créer un bio-public : un spectateur vivant dont le métabolisme est ouvert à la mutation.

Portrait d’Hélio Oiticica, 1979. Photo : Ivan Cardoso © Ivan Cardoso. Courtesy Museum Für Moderne Kunst, Frankfurt am Main.

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Revenir à la Womanhouse http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/10/03/revenir-a-la-womanhouse/ Thu, 03 Oct 2013 10:00:14 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=488 Le collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque re-édite en octobre la vidéo documentaire de Johanna Demetrakas Womanhouse (1974, 47 min.) pour la distribuer en France. Je me souviens de la première fois que j’ai vu ce documentaire, un soir …

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Womanhouse, Miriam Shapiro et Judy Chicago, 1972

Couverture du catalogue Womanhouse (avec Judy Chicago et Miriam Schapiro). Graphisme de Sheila de Bretteville. (Feminist Art Program, California Institute of the Arts, 1972). Photo © Donald Woodman. Courtesy Archives “Through the Flower”

Le collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque re-édite en octobre la vidéo documentaire de Johanna Demetrakas Womanhouse (1974, 47 min.) pour la distribuer en France. Je me souviens de la première fois que j’ai vu ce documentaire, un soir de printemps à New York, chez Laura Cottingham. Laura avait effectué une scrupuleuse recherche sur les pratiques artistiques féministes dans les Etats Unis des années 70s, afin de réaliser Not For Sale (1998), sans doute le meilleur documentaire sur le thème à ce jour. La vidéo de Demetrakas était dans ses archives. Je me définissais alors, politiquement, comme queer, quant à Laura, elle continuait de se positionner comme féministe radicale. Regarder ensemble le documentaire sur la Womanhouse fut l’occasion d’une réconciliation évidente, sans que nous ayons besoin de passer par un interminable débat sur la critique post-structurale et le féminisme socialiste. Nous avions une histoire commune. Prétextant qu’elle avait des doubles de tous les documents, avec une frénésie de contrebandier ou de passeur d’un message qui attend d’être lu depuis des années, Laura avait rempli mon sac-à-dos encore inexpert de vidéos de Demetrakas, Martha Rosler, Yoko Ono, Ilege Segalove, Faith Ringgold, Adrian Piper, Ana Mendieta… et une copie de Not for Sale. De retour dans mon appartement de Brooklyn, j’ai passé une semaine entière à déchiffrer les vidéos, comme si elles avaient été réalisées uniquement pour moi, en prenant des notes qui allaient constituer plus tard mes premiers cours sur le genre et la performance à l’Université de Paris VIII, au début des années 2000. L’art féministe des années 70s n’était ni un style ni un mouvement, mais plutôt un ensemble hétérogène d’opérations de dénaturalisation des relations entre sexe, genre, représentation et pouvoir. Le documentaire sur la Womanhouse avait bouleversé ma manière de penser la pratique artistique en me faisant comprendre qu’il était possible de transformer l’université et le musée en espaces d’émancipation sexuelle et politique.

Ignoré pendant des années par la narration hégémonique de l’histoire de l’art, le projet de la Womanhouse apparaît aujourd’hui comme un travail indispensable non seulement pour comprendre la pratique artistique des années 70s, mais aussi pour penser le futur de la pédagogie de l’art et les relations entre architecture, performance et activisme social. Le documentaire de Demetrakas nous permet de découvrir le premier projet de pédagogie féministe réalisé au California Institute for the Arts (CalArts) par Judy Chicago, Miriam Shapiro et un groupe d’étudiants dans les années 70s. Pendant l’automne de 1971, Judy Chicago et Miriam Shapiro sollicitent la création d’un Programme d’Art Féministe à l’école d’art. L’école est en travaux, elles n’obtiennent aucune réponse institutionnelle. Chicago et Shapiro s’emparent de l’idée de Paula Harper : louer une maison et faire de sa transformation le centre d’un projet féministe. Elles trouvent une maison abandonnée et vouée à la démolition dans Mariposa Street, une zone résidentielle de Hollywood. Malgré l’état de la maison, Judy Chicago est convaincue que le papillon [Mariposa], son animal fétiche, leur portera chance. Pendant six semaines, un groupe de vingt-cinq femmes vivront et travailleront dans la demeure, en transformant intégralement chacun de ses espaces et de ses 17 pièces. Demetrakas filme les séances collectives de travail de la Womanhouse, ainsi que le lieu transformé en espace d’exposition entre le 30 janvier et le 28 février 1972. Allégorie politique ou mauvaise blague de l’histoire, la première exposition d’art féministe se déroule dans une vieille maison abandonnée, dans un espace domestique promis à la démolition, transformé d’abord en œuvre d’art collaborative totale puis en galerie éphémère.

Vickie Hodgetts, Robin Weltsch, and Susan Frazier.
Nurturant Kitchen at Womanhouse, 1972.

Dans la Womanhouse, c’est l’espace domestique en tant que tel, historiquement naturalisé comme “féminin”, qui est transformé en objet de la critique et de l’expérimentation artistique. Le foyer hétérosexuel, espace disciplinaire privatisé, se voit ainsi politisé et dénaturalisé à travers le langage, la peinture, l’installation ou la performance. Ce processus de recherche commence en 1969 à Fresno State College (aujourd’hui California State University) lorsque, en réponse à l’exclusion des femmes des lieux de production de savoir à l’université et des circuits expositifs d’art, Judy Chicago s’éloigne de l’art abstrait et organise le premier cours d’art et féminisme en dehors des bâtiments de l’école d’art. Dans le désormais mythique « Kitchen consciousness group » Judy Chicago met en pratique avec Kathie Sarachild un dispositif d’apprentissage collectif à travers la parole et la théâtralisation de l’exclusion. Le langage prend la place que la peinture avait et la performance vient remplacer la sculpture. L’idée novatrice de Chicago était que l’art pouvait transformer la conscience et donc devenir un instrument d’émancipation politique, en même temps que les stratégies « d’empowerment » et les séances de prise de conscience devenaient des outils pour produire de l’art. En déstabilisant la hiérarchie professeur-élève, les participants construisent un récit autobiographique collectif à partir de l’expérience politique d’être femme artiste. Le viol, la discrimination, l’avortement, la maternité, le lesbianisme, la masturbation, le divorce, la contraception…deviennent des espaces d’intervention aussi bien politiques que artistiques. À travers un processus de dématérialisation de l’art et d’intensification de la critique, l’apprentissage de la pratique artistique se déplace des techniques de fabrication et invention plastiques vers l’art en tant que processus d’émancipation cognitive et somatique.

L’objectif de l’art n’est plus la production d’un « objet », mais plutôt l’invention d’un dispositif de re-subjectivation susceptible de produire un autre « sujet », une autre conscience, un autre corps.


Sandy Orgel, Linen Closet, 1972, Projet « Womanhouse »

Parcourir aujourd’hui grâce au documentaire de Demetrakas l’intérieur de la Womanhouse, assister aux séances collectives de prise de conscience, rentrer dans la cuisine transformée par Vicki Hodgetts en un espace intégralement rose où les œufs au plat deviennent des seins nourriciers tapissant les murs, ou dans la « Menstruation Bathroom » que Judy Chicago a rempli de tampons hygiéniques colorés en rouge – et qui deviendront, hélas, le cliché dénigré de l’art féministe, sans comprendre que Chicago pointait avec raison les nouvelles techniques biopolitiques et hygiéniques qui « pénétraient » les corps-, aller jusqu’à l’armoire de Sandy Orgel dans lequel un corps de femme, métamorphosé en étagère à draps, est enfermé,  regarder Chris Rush performer « Scrubbing », où elle nettoie le sol en temps réel face à un public aussi mal à l’aise que surpris, regarder Faith Wilding (aujourd’hui internationalement reconnue pour son travail cyberféministe) performer « Waiting » en racontant la vie d’une femme comme une série interminable et terrible d’attentes, ou encore Faith Wilding et Janice Lester, habillées respectivement en pénis et vagin, dans la performance écrite par Judy Chicago « Cock and Cunt Play. »

Photogramme du documentaire Womanhouse de Johanna Demetrakas (1974, VOSTF). Faith Wilding et Janice Lester, The Cock and Cunt Play, performance. Projet « Womanhouse », 1972

Ce projet pédagogique opère une intervention critique de dénaturalisation qui touche quatre appareils institutionnels et leurs relations normatives : l’université, le musée, l’espace domestique et le corps. La Womanhouse nous apprend à voir l’espace domestique comme une technologie de production et de domination du corps féminin et les institutions matrimoniales et sexuelles comme autant de régimes d’enfermement et de discipline. La délocalisation de ces deux premiers projets de pédagogie féministe de l’art à deux espaces domestiques (la cuisine de Judy Chicago et la Womanhouse) à l’extérieur de l’université et du musée indique les limites épistémologiques des institutions éducatives en art dans les années 70s. La critique féministe remet en question l’architecture du savoir et ses frontières disciplinaires. J’aime penser la Womanhouse en rapport avec les travaux de critique institutionnelle menés par d’autres artistes (Michael Asher, Robert Smithson, Daniel Buren, Hans Haacke, Marcel Broodthaers…) à la même époque, mais étendus désormais vers l’institution domestique et ses relations avec les institutions éducatives et muséales.

Le mépris des institutions vis à vis des pratiques artistiques et critiques féministes conduira à l’oubli et même à la destruction de l’archive de l’art féministe des années 70s : la maison de Mariposa Street, ses installations, ses peintures murales et ses modifications architecturales seront réduites en cendres pendant le mandat de Ronald Reagan. Mais les images de Demetrakas nous parviennent aujourd’hui, pour le dire avec Georges Didi-Huberman et Aby Warburg, comme des fantômes ou des survivants nous permettant de rêver notre propre histoire et d’imaginer les mutations à venir des institutions artistiques.

Collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque
Womanhouse, un film de Johanna Demetrakas (1974, VOSTF)

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Gironcoli versus Money, ou l’art comme invention d’appareils de vérification dissidents http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/09/11/gironcoli-versus-money-ou-lart-comme-invention-dappareils-de-verification-dissidents/ Tue, 03 Sep 2013 10:32:24 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=427 Il y a quelques jours, la Cour constitutionnelle Allemande a créé la surprise en annonçant la possibilité légale, à partir de novembre 2013, d’inscrire les nouveaux nés sous le terme « troisième genre » sur les certificats de naissance. L’Allemagne …

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Bruno Gironcoli, Sans titre (détail), 1995/96. License Creative Commons

Il y a quelques jours, la Cour constitutionnelle Allemande a créé la surprise en annonçant la possibilité légale, à partir de novembre 2013, d’inscrire les nouveaux nés sous le terme « troisième genre » sur les certificats de naissance. L’Allemagne devient ainsi le premier pays de la Communauté Économique Européenne à reconnaître un troisième genre administratif. Même si, selon le gouvernement allemand, le « troisième genre » ne sera qu’une inscription temporaire, permettant aux parents de laisser le temps à l’enfant de faire un choix autonome, la perspective d’une alternative administrative au binarisme introduit un point de fuite dans le modèle d’adéquation somatique du genre, selon lequel il n’y avait que deux sexes naturels et sains auxquels correspondaient deux genres psychiques et sociaux. L’Australie et l’Argentine ont également voté ces dernières années des modifications administratives à l’assignation du sexe à la naissance. Ces changements ne sont pas fortuits. Nous sommes face à une crise épistémologique du système de représentation du sexe comparable à la crise qui, au XVIe siècle, nous fit passer d’une représentation ptolémaïque du mouvement des planètes à une conception hélio-centrée. N’en déplaise à ceux qui jusqu’à présent se trouvaient dans une position d’hégémonie politico sexuelle, une révolution Copernicienne est à l’œuvre dans le système de représentation du sexe.

L’assignation du sexe du nouveau-né est un processus social et politique hautement régulé. Le sexe d’un corps ne peut être déterminé qu’à l’intérieur de ce que l’on pourrait appeler avec Michel Foucault un « appareil de vérification » donné, c’est à dire un ensemble de pratiques discursives, administratives, institutionnelles et de techniques de représentation visuelle qui permettent de distinguer les énoncés vrais des faux. Les sociétés capitalistes et coloniales de l’Europe de la fin du XIXe siècle ayant pour but la maximisation de la reproduction nationale, elles se dotèrent d’un « appareil de vérification » du sexe binaire, qui fonctionnait avec un ensemble de techniques de gouvernement permettant de gérer les corps de forme différentielle, selon qu’ils étaient envisagés comme utérus potentiellement procréatifs ou en tant que potentiels producteurs de sperme. La crise de ce système de représentation se fait sentir dès la fin du XIXe siècle avec la gestion brutale des « hermaphrodites », dont l’anatomie génitale ne pouvait être qualifiée ni de masculine, ni de féminine. À partir de là, le discours médico-légal est confronté à l’existence d’une multiplicité de corps qui excédent et débordent l’appareil de vérification binaire. Les protocoles d’assignation sexuelle utilisés encore aujourd’hui pour déterminer le sexe des nouveaux nés en Occident ont été élaborés dans les années 1950s par un groupe de pédo-psychiatres de l’Hôpital John Hopkins de Baltimore pour résoudre cette crise épistémologique du système binaire. L’équipe de John Money décida qu’il était probablement plus rentable politiquement de modifier les corps des bébés hermaphrodites (qu’il va nommer « intersexuels »), à l’aide de techniques chirurgicales et hormonales violentes, plutôt que de transformer l’appareil de vérification binaire du sexe.

S’il est vrai que nous fonctionnons encore avec les protocoles Money, les nouvelles techniques de lectures chromosomiques, génétiques ou biochimiques inventées ces dernières années sont venus troubler davantage la validité de cet appareil de vérification binaire. Les débats scientifiques évoquent aujourd’hui 5, 6, 7 ou encore n+1 sexes.  Les activistes intersex, queer, transféministes et militants handi pour la diversité fonctionnelle demandent la reconnaissance de la multiplicité somatique, psychique et politique des corps et réclament un changement urgent des protocoles d’assignation sexuelle. Cependant, la modification des appareils de vérification à travers lesquels un corps est reconnu en tant qu’humain et socialisé sont aujourd’hui confisqués par les nouveaux « experts » : non seulement des biologistes et des médecins, mais aussi des ingénieurs sociaux, des représentants religieux, des lobbys des industries pharmacologiques, textiles, alimentaires… des managers et des gestionnaires politiques de toute sorte. Mon hypothèse est qu’une société ne peut pas se dire démocratique si ces citoyens ne peuvent accéder à la production et à la modification des appareils de vérification avec lesquels ils sont gouvernées. La démocratisation effective se mesure à ce critère essentiel : la participation et l’accès à la définition des contours et à la modification des termes des appareils de vérification à travers lesquels nous sont attribuées les opportunités de vie et de mort – de normalité et de pathologie, de santé et de maladie.

Face à une société dans laquelle seuls les experts (scientifiques, industriels, professionnels de la pratique gouvernementale…) ont accès à la modification des appareil de vérification, nous avons besoin de défendre une société dans laquelle les appareil de vérification sont ouverts à la créativité sociale. Et c’est là que le travail de l’artiste et celui du critique culturel deviennent essentiels : il s’agit d’imaginer d’autres appareil de vérification possibles. L’artiste et le critique sont des « activistes culturels », pour le dire avec Douglas Crimp, dans la mesure où la pratique artistique et la critique sont les lieux par excellence de création et d’expérimentation collective de nouveaux appareils de vérification et de nouvelles techniques de subjectivation dissidentes.

Au premier plan : Louise Bourgeois, Arched Figure, 1993.
Courtesy Belvedere, Vienna. Photo: Gregor Titze

La pratique artistique peut fonctionner comme une technique de vérification dissidente capable de produire un autre régime de vérité dans lequel le corps n’est plus identifié comme normal ou pathologique via son rapport aux paradigmes politico-sexuels de la masculinité et de la féminité dominantes. L’exposition qui reconstruit le contexte d’émergence de l’œuvre de Bruno Gironcoli (1963-2010) et qui a lieu ce mois-ci à la Galerie Belvedere de Vienne pourrait être pensée comme un exemple de rupture et distorsion de l’appareil de vérification dominant. L’exposition articule autour de la sculpture de Gironcoli un réseau de pratiques qui vont des sculptures de Carl Andre, Louise Bourgeois ou Franz West, aux performances et installations de Joseph Beuys ou Jürgen Klauke, en passant par les peintures de Francis Bacon ou les vidéos de Matthew Barney ou Bruce Nauman. Les pratiques du contexte Gironcoli forment dans leur articulation un appareil de vérification dissident permettant d’élaborer ce que Charles Taylor appelle un « nouvel imaginaire social » ou, pour le dire avec Michael Warner, un « contre-publique » sexuel.

Au premier plan : Bruno Gironcoli, Stimmungsmacher, 1965-69
Au second plan : Jürgen Klauke, Self-Performances (1972-73)
Courtesy Belvedere, Vienna. Photo: Gregor Titze, 2013

La Lying Figure (1969) de Francis Bacon perturbe le fonctionnement de l’appareil de vérification dans lequel un corps féminin devient visible en tant qu’objet de désir du regard masculin hétérosexuel ; dans la Cell (1992-1993) de Louise Bourgeois, le spectateur se trouve face à un corps désubjectivé (littéralement décapité) par le système de représentation de l’hystérie ; les « Adaptatifs » (1970-1987) de Franz West abandonnent leur condition de sculptures portatives pour devenir de véritables prothèses qui modèlent un nouveau corps social ; Jürgen Klauke fabrique dans ses Self-Performances (1972-73) une corporalité matérielle qui déplace et excède le régime de vérité binaire du sexe. Ce n’est pas un hasard si la sculpture et sa relation avec l’histoire des technologies constitue le cœur de l’œuvre de Gironcoli : il s’agit ici d’inventer de nouvelles coordonnées à l’intérieur desquelles la matière devient corps.

Bruno Gironcoli, Mutter Vater, 1967/1978.
Courtesy Belvedere, Vienna. Photo: Gregor Titze, 2013

La sculpture de Gironcoli fonctionne comme un système abstrait de représentation du corps, en opposition aussi bien à l’appareil de vérification de la tradition de l’humanisme classique qu’à celui des protocoles Money. « Gironcoli est un morphologiste des machines, un Dadaïste à l’ère de la reproduction biotechnologique, un Burroughs qui travaille avec des systèmes techniques et des volumes, un hip-hopeur qui mixe des morceaux de l’anatomie politique avec ceux de l’histoire du design… Les sculptures de Gironcoli ne sont ni anthropomorphiques ni zoomorphiques, ni masculines ni féminines, mais plutôt des agencements systémiques d’une multiplicité de corps et d’organes pansexuels. Elles sont des coupes et des plis dans la matière textuelle techno-vivante de l’histoire de la biopolitique… Par exemple, la sculpture Ohne Title est à la production biopolitique du XXIe siècle ce que la Pieta de Michel-Ange était aux représentations théologiques de la maternité dans la Renaissance et ce que l’Éternelle Idole de Rodin était à l’amour hétérosexuel romantique de la fin du XIXe siècle. Pour comprendre le résultat multi-espèce, on est tenté de penser que Ford et Monsanto ont pris les places qu’occupaient Papa et Maman et qu’ils pratiquent de « l’hypersexe » avec Ikea. De cet accouplement sauvage d’industries, des fœtus humanocrocodilomissiles sont en train de naître. »* Ainsi, l’œuvre de Gironcoli permet d’imaginer d’autres modalités d’être-corps, d’exister matériellement, et nous invite à faire l’expérience d’autres manières de gouverner et d’être gouverné/es, d’autres formes de gestion collective de la différence.

La Pietà de Michel-Ange, basilique Saint-Pierre, Rome. Photo : Jean-Christophe Benoist. Licence Creative Commons.

*Voir Beatriz Preciado “After Organicism: Gironcoli’s Techno-Somatic Fictions” dans le catalogue “Gironcoli: Context” edité par Bettina M. Busse et Agnes Husslein-Arco, Belvedere, Vienna, 2013.

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Leçon de style http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/08/02/lecon-de-style/ Fri, 02 Aug 2013 10:40:44 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=378 Comme mon silence sur ce blog ces dernières semaines le laissait facilement imaginer, je me suis volontairement déconnecté d’internet, une petite cure de désintox. Je me suis réhabitué à me nourrir de l’eau, du soleil, et à passer mes journées …

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La Manif pour Tous, post Facebook.

Comme mon silence sur ce blog ces dernières semaines le laissait facilement imaginer, je me suis volontairement déconnecté d’internet, une petite cure de désintox. Je me suis réhabitué à me nourrir de l’eau, du soleil, et à passer mes journées en compagnie des chèvres et des chiens, matières et présences moins volatiles que les signes d’écran. Avant de rallumer l’ordinateur, j’avais pensé vous parler des nouveaux cycles de révolution qui s’annoncent, de l’indigénisme transféministe de Bolivie, du Chili, du Pérou, du Brésil… de l’histoire de la colonisation et des histoires encore à écrire de ceux qui ont résisté à l’économie de la plantation et à l’esclavage, de l’urgence de rééditer en français le livre de Eric Williams et Hébert Aptheker… mais finalement je vous parlerai de tout ça à la fin du mois.

Aujourd’hui, en me reconnectant au réseau, j’ai la tentation de vous parler de la première image que j’ai reçue. Il s’agit d’une photo postée par un groupe de Français de « la Manif pour Tous », qui militent contre le mariage homosexuel et la famille homoparentale. Quatre jeunes garçons, vêtus de pantalons courts roses, torse nus, utilisent leurs corps pour construire une tour, enroulant leurs jambes et entremêlant leurs cuisses aux épaules de leurs collègues pour se hisser au sommet d’une croix tout en arborant le drapeau de la famille hétérosexuelle, avec en toile de fond une chaine de montagnes se découpant sur un ciel bleu. J’ai dû regarder deux fois la provenance de l’image – ma première intuition fut de penser qu’il s’agissait de la couverture « vacances en montagne » de la revue gay Têtu – pour être sûr qu’il s’agissait d’une « action » de militants anti homosexuel. Une déconcertante et similaire impression vous saisit lorsqu’on regarde les images et actions des collectifs proches du catholicisme intégriste et de l’extrême droite, Les Antigones ou le collectif masculiniste Homen (« les hommes, les vrais »). Les Antigones se déguisent en bonnes Marianne (longues robes blanches et bonnet phrygien tricolore) et portent du pain et du sel à l’ambassade Russe pour « montrer leur solidarité avec un peuple ami outragé par les Femen ». Les Homen cherchent à restituer la souveraineté masculine en se montrant torses nus (comme les Femen, mais avec un masque) sur la place de l’Hôtel de Ville.

Collectif Homen (Capture d’écran, vidéo YouTube)


Les Femen © Alvaro Canovas

Si je me permets de vous parler de ces images dans un blog dédié aux pratiques artistiques, c’est que je me risquerais à affirmer qu’il y a, derrière ces nouveaux activismes réactionnaires et d’extrême droite, un problème (appelons le confusion ou dérive… ) d’ordre esthétique et performatif. Ma modeste hypothèse est que le réveil du nouveau mouvement civique de droite et d’extrême droite s’accompagne d’une référence paradoxale aux esthétiques et aux formes d’action performatives inventées par les mouvements de la gauche radicale : les mouvements noirs, les féminismes, les mouvements de dissidence sexuelle ou encore l’activisme anti sida.

Les raisons de ce glissement esthétique sont complexes à élucider. Peut être la droite a-t-elle oublié son héritage culturel ? Quand la droite homophobe en appelle à l’homosexuel résistant communiste Jean Moulin, sommes-nous face à un oubli, une négation ou une banale méconnaissance de l’histoire ? Comment comprendre autrement la récupération d’Antigone en tant qu’héroïne habillée de blanc qui porte pain et sel chez Poutine ? Bécassine n’aurait elle pas mieux fait l’affaire ? Ou peut être la droite n’a-t-elle pas encore le courage d’assumer ses véritables références politico visuelles : le futurisme, les esthétiques fascistes, le naturalisme.

La droite envie le potentiel émancipatoire, la créativité sociale et l’esthétique de la gauche : elle envie nos manifestations et nos corps, elle envie notre façon de montrer la peau, elle envie l’énergie sexuelle de nos protestations, elle envie le style de la révolte, elle envie la force de notre désir qui déborde l’espace domestique pour envahir la place publique et transformer l’assemblée en fête, elle envie l’insolence de nos banderoles, elle envie la violente intelligence d’Act Up, la fureur post porno des Pussy Riot, l’efficacité pop des Femen, elle envie notre musique et nos signes. Envie sémiotique, envie somatique. Envie esthétique, envie performative.

Historiquement, les actions des Noirs, des féministes et des homosexuels se sont caractérisées par l’usage dissident du corps dans l’espace public. Dans les années 1960, dans un contexte géopolitique de guerres de décolonisation, les minorités des classes raciales et sexuelles inventaient de nouvelles formes d’intervention politique : les Afro-Américains refusaient d’être une force de travail invisible et ségréguée ; les femmes hétérosexuelles refusaient d’être force de reproduction enfermées dans l’espace domestique ; les homosexuels/les travesti/e/s et transexuels  refusaient la condition de « malades », leur exclusion de la vie publique et défendaient leur droit à une citoyenneté pleine. La présence insistante du corps des femmes, des Noirs, des homosexuels ou des transexuels dans l’espace public est une réponse aux formes spécifiques d’oppression et de contrôle biopolitique. Comme l’a bien formulé Dick Hebdigue  dans Sous Culture, le Sens du Style, les minorités sociales et politiques ont recours au style corporel (de la nudité jusqu’au voile) comme stratégie leur permettant d’interrompre le processus de normalisation : en se réappropriant un corps-code qui leur a été confisqué, ou en re-signifiant un objet ou un espace auquel ils ont été associé normativement. Mais ce processus de réappropriation, détournement et résistance sémiotique, n’est possible qu’à condition de faire usage d’un code qui s’oppose à ceux de la communauté sémiotique dominante. Et c’est là que les actions de la Manif pour Tous, des Antigones ou des Homen commencent à sonner faux. En manipulant des signes et des codes empruntés aux groupes subalternes, nos concitoyens de droite, représentants d’une majorité encore largement dominante, finissent par perdre (ou retrouver) les pédales. Les petites robes blanches des Antigones ne peuvent effrayer que les amants de la mode, et les poitrines découvertes des Homen, malgré les masques de partouzeurs, font immanquablement penser à un groupe de Bears qui vont prendre un verre dans le marais.

Deleuze l’avait bien dit : la différence fondamentale entre la droite et la gauche, c’est qu’à gauche, il faut réfléchir.

Et bonnes vacances.

Donna Ann McAdams, Carnival Knowledge, Feminists and Porn Stars, New York City, 1984. ©Donna Ann McAdams

Dona Ann McAdams, Carnival Knowledge, New York City, 1984. ©Dona Ann McAdams

Collectif Les Antigones, Paris, 2013. Capture d’écran vidéo, Youtube.

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Mariage Ecosexuel pour Tous avec Annie Sprinkle et Beth Stephens http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/06/10/mariage-ecosexuel-pour-tous-avec-annie-sprinkle-et-beth-stephens/ Mon, 10 Jun 2013 12:41:46 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=325 À la fin de la semaine dernière, j’étais au musée Reina Sofia de Madrid pour un atelier écosexuel, suivi d’une conférence, avec les artistes Annie Sprinkle et Beth Stephens. Ça m’a fait jubiler de penser que pendant que les catholiques …

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Ecosexual Performance, Annie Sprinkle and Beth Stephens, SF MOMA, June 2, 2013.

Performance « Ecosexual », Annie Sprinkle et Beth Stephens, SF MOMA, 2 juin 2013.

À la fin de la semaine dernière, j’étais au musée Reina Sofia de Madrid pour un atelier écosexuel, suivi d’une conférence, avec les artistes Annie Sprinkle et Beth Stephens. Ça m’a fait jubiler de penser que pendant que les catholiques intégristes et l’extrême droite défilaient dans les rues de Paris contre le mariage homosexuel et la filiation homoparentale, Sprinkle et Stephens célébraient avec un groupe de quarante personnes une cérémonie de mariage collectif avec la Terre, dans le parc du Retiro de Madrid. Voilà quels furent nos vœux : “Terre, nous promettons d’être tes amants. Ne nous laisse pas nous éloigner de toi. Nous promettons de t’aimer jusqu’à ce que la mort nous rapproche définitivement de toi.”

Au moment où nous nous mariions collectivement avec la Terre, les manifestants contre le mariage gay faisaient de la “nature” le garant de l’hégémonie humano-hétérosexuelle. En tête de cortège, ils avaient amené deux ânes sur le dos desquels ils avaient collé le slogan “je suis si âne que j’ai voté pour Hollande”. Ils brandissaient également des banderoles assimilant le mariage gay à une forme de “négationnisme du naturel” (dans un retournement pervers de la rhétorique anti nazi), et des pancartes qui montraient la photographie d’un chimpanzé sur laquelle était inscrit “et pourquoi ne pas l’épouser, lui?”

Nous sommes dans un moment historique décisif, au cours duquel de nouvelles technologies et de nouvelles relations de pouvoirs re-codifient le travail immatériel (la production de signes) et la production biopolitique (les relations sociales, la reproduction de la vie, le travail affectif). Sur fond de crise économique, les tensions ne cessent de s’attiser entre naturalistes conservateurs et ceux/celles qui luttent pour inventer des pratiques d’émancipation sociale. Une armée d’amants se lève contre l’empire de la guerre.

Ecosex, Madrid

Ecosex, Madrid

Ces actions publiques (la manifestation contre le mariage homosexuel et le mariage collectif avec la Terre de Sprinkle et Stephens) sont paradigmatiques de deux façons de comprendre la nature et le champ politique, et proposent deux programmes divergents d’organisation sociale, de production et de reproduction de la vie. Il y a d’un côté la tradition de l’anthropocentrisme hétérosexiste, modèle épistémo-politique central du capitalisme colonial, dans lequel l’humain hétérosexuel est “par nature” le seul capable d’accéder aux techniques de gouvernance. Au lumpenprolétariat biopolitique (les femmes seules, les animaux, les non hétérosexuels, la Terre, les handicapés) d’être gouverné, ou exploité, ou dévoré. De l’autre côté, un projet politique dissident cherche à redistribuer l’accès aux techniques de gouvernement entre tous ceux qui, ensemble, forment un écosystème vivant.

S’inspirant du travail de Linda Montano, Annie Sprinkle et Beth Stephens ont initié en 2005 un projet se déroulant sur sept années de rituels publiques de mariages. Elles se sont, depuis, mariées plus de cinquante fois avec la terre, les montagnes, les forêts, l’eau, la mer, la lune, les roches, le soleil… et avec plus de 3000 personnes.

Annie Sprinkle et Beth Stephens, Musée Reina Sofía, Madrid

Beth Stephens y Annie Sprinkle, Museo Reina Sofía de Madrid

Avant leur rencontre artistique, les trajectoires individuelles de Sprinkle et de Stephens incarnaient deux lignes de forces majeures de ce qui, suivant la dénomination de Lucy Lippard et Laura Cottingham, a été appelé l’“art féministe” : Stephens opérait dans les codes artistiques de la galerie et de l’art vidéo, en y introduisant les représentations de la culture lesbienne et queer ; Annie Sprinkle, actrice porno et activiste, faisait un travail d’analyse et de critique des codes de la représentation sexuelle dans la pornographie dominante, en même temps qu’elle militait pour les droits des travailleu/r/ses sexuel/l/es. Annie Sprinkle est une figure essentielle pour comprendre les débats autour de la pornographie qui ont marqué les années 80 et 90 aux Etats Unis : face au féminisme pro-censure, représenté par des auteures comme Andrea Dworkin et Catherine MacKinon, Spinkle (anticipant la désontologisation du genre de Gayle Rubin et Judith Butler) a cherché à rendre explicites les techniques performatives qui produisent la « vérité du sexe » ainsi que la féminité et la masculinité dans la pornographie dominante. Sprinkle a appelé “post porno” ce tour critique et les stratégies d’agencements collectifs qui en découlent. La pièce Post-Porn Modernist, chorégraphiée par Annie Sprinkle et Emilio Cubeiro (qui collabora aussi avec  d’autres artistes comme Richard Kern, David Wojnarowicz ou Rosa Von Praunheim) et la performance The Public Cervix Announcement, dans laquelle Sprinkle invitait le public à observer le col de son utérus avec un speculum, sont quelques un des moments les plus significatifs de ce processus critique.

Alors que les années 80 furent marquées par les tensions entre le féminisme pro-censure et le féminisme pro-sexe, la première décennie de ce siècle se caractérise par l’émergence d’un ensemble de stratégies politiques et esthétiques de dés-identification à la catégorie femme (culture drag King, mouvement intersexuel, transgenre, diversités fonctionnelles, handi-queer, indigénisme queer…) qui viennent secouer et déstabiliser les normes coloniales et biopolitiques  de production du corps, du genre, de la race et de la sexualité. Ici le terme de “post-pornographie”, davantage que la définition d’une théorie ou d’une esthétique, devient un concept-carte, qui permet de connecter une multiplicité de stratégies d’interventions et de représentations sexuelles dissidentes.

Les mariages éco-sexuels sont des laboratoires de transformation de la subjectivité, au cours desquels les participants modifient la structure de leur perception, en construisant des relations et des filiations qui dépassent l’alliance binaire unissant deux corps humains de sexes différents (ou de même sexe). Il s’agit, comme le voulait Guattari, de provoquer une révolution dans “les domaines moléculaires de la sensibilité, de l’intelligence et du désir”.

Sprinkle et Stephens refusent les catégories sexuelles médico-juridiques (homosexualité/hétérosexualité) et se déclarent “amantes de la Terre”, « aquaphiles », « terraphiles », « pyrophiles » ou « aérophiles ». Elles initient de la sorte un processus d’érotisation du monde qui vient remettre en question la hiérarchie des espèces, la définition reproductive de la sexualité et la segmentation politique du corps :

nous caressons les pierres, jouissons des courants d’eau, nous admirons la courbe de la terre. Nous faisons l’amour avec la Terre avec tous nos sens. Nous sommes sales.

Cette prolifération affective s’étend à tous et à toutes. Il ne s’agit pas uniquement d’un exercice de dés-hétérosexualisation de la relation, mais bien de dés-humanisation des liens, qui cherche à redéfinir l’amour (hors le langage romantique, religieux et institutionnel) en termes écologiques et artistiques.

Quand Annie Sprinkle et Beth Stephens proposent un mariage avec la Terre, c’est, entre autres choses, pour accorder à la terre les mêmes droits que le conjoint obtient par l’“humaniste” loi du mariage. C’est une proposition proche de celle des activistes indigènes Boliviens ou Amazoniens quand ils demandent que l’Eau ou la Terre soient reconnus comme “sujets de droit” dans la “Constitucion del Buen Vivir” (La Constitution du Bien Vivre). Bruno Latour explore des domaines similaires quand au nom de “Gaia” il nous invite à étendre la théorie politique au delà de l’humain et appelle à la formation d’un “parlement des choses” qui inclurait les humains, mais aussi tout ce qui participe du système technovivant global.

PS : Si tu veux devenir amant de la Terre, les prochains ateliers écosexuels auront lieu à Emmetrop, Bourges, du 4 au 7 juillet et à Colchester Essex, du 20 au 27 juillet.

www.ecosexlab.org

Annie Sprinkle, Beatriz Preciado, Beth Stephens

Annie Sprinkle, Beatriz Preciado, Beth Stephens

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Carol Rama for ever (2/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/27/carol-rama-for-ever-suite-et-fin/ Mon, 27 May 2013 06:00:50 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=105 Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider …

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Studio de Carol Rama, Turin, 2012, Photo Beatriz Preciado

Carol Rama’s studio, Turin, 2012. Photo Beatriz Preciado

Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider dans le territoire de l’art-dollar par l’expérience et le savoir-faire de Teresa. Nous avions vu des centaines de reproductions, mais jamais d’œuvres directement. De plus, Carol Rama est vivante : née en 1918, elle aura bientôt cent ans.

Nous avions été prévenus de la difficulté d’approcher l’œuvre de Carol Rama. Nous débarquons à Turin comme deux curateurs déguisés en touristes. Notre premier contact est Cristina Mundici, curatrice de plusieurs exposition de Carol Rama et qui s’occupe aujourd’hui, avec un groupe d’experts et des amis, de son archive. Cristina nous ouvre quelques portes : elles nous présente des collectionneurs. Nous verrons en quatre jours plus de trois cent pièces. Beaucoup d’entre elles, après des années dans des dépôts, ne sont toujours ni répertoriées ni publiées dans des catalogues.

Notre hôtel à Turin dont l’unique qualité semblait être le prix modique (l’austérité européenne veut que le musée nous fasse voyager comme si nous participions à Pékin Express) se situe en fait au cœur de la constellation Carol Rama. Cristina Mundici habite juste en face. Depuis la via Principe Amedeo où se trouve l’hôtel, cinq minutes de marche suffisent pour traverser la Piazza Vittorio Venetto jusqu’au fleuve Po, laissant la Mole et le musée du Cinéma derrière nous, pour parvenir au bâtiment dans lequel Carol Rama a vécu la plus grande partie de sa vie, sur la via Napione. Arrivés avec un peu d’avance, nous découvrons que le dernier appartement de l’architecte et ami de Carol Rama, Carlo Mollino, se trouve sur la même rue, côté fleuve.

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

En entrant dans ce qui fut durant soixante-dix ans l’atelier de Carol Rama, ce qui frappe le plus, c’est l’obscurité : toutes les fenêtres de l’appartement ont été aveuglées par des rideaux noirs. De la même façon que Caravaggio, Man Ray ou Dan Flavin travaillaient avec la lumière, nous pouvons dire que Carol Rama travaillait non seulement dans, mais encore avec l’obscurité. La sensation est plus haptique qu’optique : c’est comme si nous étions tombés dans la tasse velue du déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936). Il ne s’agit pas de voir, mais de toucher, de sentir. De cette intense obscurité émergent progressivement des centaines de photos jaunies sur lesquelles nous reconnaissons Carol Rama se métamorphosant à travers les décennies, telle une actrice dirigée par le temps. Peu à peu apparaissent une enclume de cordonnier, des dizaines d’embauchoirs de chaussures, ses aquarelles et bricolages mélangés aux œuvres des autres, cadeaux de Man Ray, de Picasso, de Warhol, un masque africain, des collections d’oeils, d’ongles et de cheveux empruntés aux taxidermistes, et un amas de chambre à air de pneus de vélo (éléments récurrents dans son travail à partir de 1970) qui pendent mollement à une barre, des piles de savons si vieux qu’avec le temps ils ressemblent à des blocs de graisse animale. L’appartement est une archive organique de son œuvre en décomposition.

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

L’œuvre de Carol Rama est une mine endormie dans le sous-sol de l’art moderne. Toucher à une seule de ces œuvres pourrait faire éclater  dans les airs toutes les narrations historiographiques de l’art. Autant l’historiographie dominante que la féministe. Carol Rama est contemporaine et dialogue (parfois intimement, parfois à travers son travail) avec tout et avec tous : Picasso, Duchamp, Luis Buñuel, Man Ray, Jean Dubuffet, Orson Welles, Warhol, Sanguinetti, la Ciccolina et Jeff Koons… Mais elle est une contemporaine invisible.

Elle ponctue durant sept décennies le cours de la pratique artistique. Son œuvre module et modifie ce que nous connaissons de l’avant-garde. Carol Rama invente le  sensurréalisme, l’art viscéral-concret, le porno-brut, l’abstraction organique… et encore, et encore.

Cependant, le nom de Carol Rama n’apparaît dans aucune histoire. Pas même dans celle qui, à coup d’erreur épistémologique et politique, s’est souvent appelée « histoire des artistes femmes ». La critique d’art italienne Lea Vergine la sauve pour la première fois de cet oubli historiographique en l’incluant en 1980 dans l’exposition « L’Altra Meta dell’ Avanguardia/The Other Half of the Avant-Garde: 1910-1940 ». Vergine est la première à comprendre vraiment Carol Rama. Mais cette volonté ne suffira pas à faire entrer cette œuvre inclassable dans le circuit des musées internationaux. Exceptées quelques expositions réalisées à partir de 1990 (celle du Stedeljik Museum de Amsterdam qui voyagera à Boston), l’éphémère reconnaissance publique du Lion d’Or de Venise en 2003, et l’effort de diffusion mené par la galeriste Isabella Bertolozzi à Berlin (XX), l’essentiel du travail de Carol Rama reste caché dans les dépôts de collectionneurs italiens.

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Une histoire-fiction laisserait imaginer que les œuvres de 1936-1940 ont été réalisées pour être regardées en 2014. La représentation que Carol Rama fait du corps et de la sexualité pourrait être comparée à un genre de Piero de la Francesca qui aurait peint « La Cité Idéale » dans une société qui ne connaîtrait pas voire refuserait la vision en perspective. Une femme accroupie chie, un ornithorynque se fait pénétrer par un pénis humain, un corps ouvre sa vulve à l’aide de ses mains, un serpent sort d’un anus…Les images de Carol Rama excédent le cadre de l’intelligibilité sexuelle de la modernité. Mais comment comprendre sans elles les œuvres à venir de Cindy Sherman, Cosey Fanny Tutti, Kara Walker, Sue Williams, Kiki Smith, Elly Strik, Marlene Dumas, Zoe Leonard… ?

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama anticipe et préfigure les mutations dans la représentation du corps et de la sexualité qui s’effectuent pendant les trente dernières années du vingtième siècle. Dans les aquarelles de la première époque, Rama invente une figure qui, bien que non encore répertoriée par les grands catalogues ni entrée au MOMA, est une des images iconiques de l’art du vingtième siècle : un corps qui porte sur la tête une couronne d’épines transformée en jardin de fleurs jaunes. Dans la série « Appassionata » (1940), ce corps nu, mais avec ses chaussures, apparait allongé sur un lit duquel pendent des ceintures de contention. Au deuxième plan, flotte une structure composée de la superposition et l’enchevêtrement des sommiers métalliques et des ceintures. On pourrait dire que cette structure est l’effet de l’application schématique de certaines lois visuelles du Cubisme que Carol Rama a modifiées en introduisant la variable « affect ». Cubisme-affection, pourrons nous dire avec Deleuze. L’art est un processus d’extraction et d’abstraction de l’image des coordonnées spatio-temporelles pour la transformer en percept et en affect. La structure flottante est en même temps la folie et le système punitif qui l’assujettit, une carte de l’inconscient et de sa relation à l’appareil disciplinaire.

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

La représentation que Carol Rama fera du corps dans les années 30-40 est uniquement comparable par son intensité poétique et par sa lucidité à celle d’Antonin Artaud à la même période. Dans d’autres aquarelles, le corps, cette fois amputé des bras et des jambes, est nu et posé sur un dossier encadré par des roues. Ici, comme dans la structure flottante des sommiers, l’espace-temps des roues est décomposé par un regard qui l’observe d’une multiplicité de points de vue. Cette multiplication des axes perceptifs  ne produit pas, néanmoins, une sensation de mouvement (comme cela aurait été le cas chez Muybridge ou Boccioni), mais bien au contraire, d’incorporation : les roues et les repose-pieds sont devenus des organes prothétiques. Au centre de l’image et en contraste avec la couleur terne du corps, frappe la vivacité chromatique de la tête-jardin, de la langue en érection et de la vulve représentée comme un organe externe et non comme trou. Ce corps devrait être mort, mais il est vivant.

Comment Carol Rama a-t-elle pu faire ces aquarelles à 18 ans ? Toutes les notices biographiques sur elle reviennent sur le même évènement qu’elles prétendent fondateur : son père, un industriel fabricant des bicyclettes, fait faillite et se suicide quand Carol Rama a 22 ans. En parlant avec ses amis, ses collectionneurs et ses galeristes, émerge une autre version : son père était homosexuel et menait une double vie. Le déshonneur qu’implique pour la bourgeoisie de Turin d’être homosexuel dans les années 40 était pire encore que la ruine. Après le suicide, la mère est hospitalisée dans un asile psychiatrique. Mais cette histoire ne répond pas aux questions : Qui est le corps amputé ? Qui regarde ? D’où émane ce désir sexuel?

Dans son appartement, après avoir visité son atelier, nous sommes conduits jusqu’à son alcôve. Le visage transparent et les mains blanches de Carol Rama constituent le seul point de lumière dans un espace totalement opaque. Teresa est plus discrète et préfère rester près de la porte. Je m’approche de Rama comme un insecte qui cherche une réponse à ses questions. Mais il n’y aura aucune réponse : depuis 2005 Carol Rama est entrée dans un processus vertigineux de perte de conscience.

Il est proprement inouï de commissarier la première grande rétrospective internationale d’une artiste à ce point oubliée par l’histoire de l’art et qui a perdu la mémoire. L’histoire de l’art est l’histoire de notre propre amnésie, de l’oubli de tout ce que nous n’avons pas été capables de regarder, de ce qui résiste à être absorbé par nos cadres de représentation hégémonique.

Je me demande si l’exposition pourra fonctionner comme une micro-technique capable de reconstruire ou d’inventer sa mémoire ou, si au contraire, notre tentative fera partie de ce processus d’amnésie généralisée que Walter Benjamin appelait progrès.  Je me demande si notre acte sera tautologique ou oppositionnel. Si nous sommes une étape de plus dans cet Alzheimer collectif ou si nous réussirons à ouvrir un point de fuite, à défaire l’oubli, à inventer une autre archive.

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Carol Rama for ever (1/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/#comments Fri, 24 May 2013 06:00:24 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=74 En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée …

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Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA), du commissariat d’une exposition de Carol Rama qui aura lieu en 2014.

Même si je travaille dans le contexte du musée depuis dix ans, ma relation avec le format « exposition » a toujours été distante. Le musée, encore plus que l’université, a été pour moi le lieu par excellence dans lequel repenser les relations entre les langages et les représentations de la domination sexuelle, du genre et du corps avec les politiques de résistance à la normalisation. Le musée, en tant que micro-sphère publique, permet d’établir des passerelles entre pratique artistique, mouvements sociaux et sciences humaines. C’est un espace dans lequel il est encore possible d’inventer des contre-fictions politiques, et de tester de nouvelles techniques de subjectivation dissidente. Au MACBA ou au Musée Reina Sofía de Madrid, plutôt que l’exposition, j’ai toujours préféré l’invention de dispositifs de production de discours et de visibilité critique susceptibles d’offrir un haut degrés d’expérimentation et d’action directe. Ainsi par exemple, quand j’ai organisé Le Marathon Postporn au MACBA (2013) sous la direction de Manolo Borja et avec le support de Jorge Ribalta, j’aurais pu élaborer une exposition, mais ce qui faisait vraiment sens était de transformer l’exposition en espace de recherches, débats, expérimentations et productions performatives. L’important était de créer des réseaux de collaboration, d’inventer de nouveaux langages, de nouvelles pratiques.

Quand on travaille sur les politiques minoritaires (féminismes, mouvements de dissidence sexuelle et du genre, mouvement de résistance anticoloniale…) le danger du format « exposition » (la liste d’exemples des dernières années serait longue et ses exploits embarrassants) est double : épistémologique et politique. D’un point de vue épistémologique, les expositions minoritaires courent le risque d’apparaître comme une note de pied de page dans la grande narration historiographique. Elles disent : « il est vrai que l’art moderne a surtout été produit par des hommes blancs centre-européens, mais nous n’oublions pas qu’il y avait aussi Sonia Terk, Liubov Popova, Claude Cahun, Dorothea Tanning… Et de temps en temps, elles ont fait de petites merveilles. » Beaucoup de ces expositions obéissent à un paradigme qui, en dehors de la pédanterie rhétorique de la critique d’art, pourrait parfaitement se résumer à cette phrase d’un éditorialiste de Playboy : « Il n’y avait pas de femmes ni de noirs dans l’art comme il n’y avait pas de bikinis au pôle Nord. »

D’un point de vue politique, les expositions minoritaires peuvent être classifiées, grossièrement, en deux groupes, d’après le critère selon lequel elles réalisent la sélection d’œuvres : certains sont « universalistes », d’autres travaillent avec une logique de « politique d’identité ». Pour les universalistes (tendance dominante encore dans les institutions françaises), l’essentiel n’est pas que ces travaux aient étés réalisés par des « femmes », des « homosexuels », des « fous » ou des « noirs », mais plutôt que l’expérience qui est véhiculée ou représentée permette d’accéder à l’universel – autrement dit, qu’elle peut être absorbée par la narration hégémonique. D’autre part, le critère de « politique d’identité » pousse l’exposition vers de nouveaux périls : Comment décider qui sont les artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » ? En utilisant des critères anatomiques, des tests chromosomiques, d’actes de langage, des confessions de journal intime ? Dans tous ces cas, le risque demeure : au lieu de déconstruire les technologies de domination du sexe, genre, race et sexualité, la plupart des expositions d’artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » contribuent à renaturaliser les rapports de pouvoir, en les intégrant dans la grande histoire en tant qu’anecdote (un mémorial victimaire utilisé pour célébrer une fois par an le jour de « la femme » ou celui de l’abolition de l’esclavage), ce qui, loin de secouer la narration hégémonique, vient la réaffirmer.

C’est peut être à cause de ces multiples raisons que j’ai longtemps hésité à me confronter à l’exercice de l’exposition. Mais, cette fois, il s’agit de Carol Rama.

A la fois colossal et presque inconnu, le travail de Carol Rama s’étend sur sept décennies : de 1936 jusqu’en 2005. Une exposition de son œuvre pourrait fonctionner comme une contre-archive de l’art du XXème siècle permettant une relecture critique de l’historiographie dominante et de ses lieux communs. L’œuvre de Carol Rama est magistrale et subversive, marginale et irréfutable. Je ne pense pas me tromper en affirmant qu’elle sera un jour aussi incontournable que le sont aujourd’hui Frida Khalo et Louise Bourgeois.

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Peau de rat http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/21/article-mis-en-avant/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/21/article-mis-en-avant/#comments Tue, 21 May 2013 14:00:01 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=5 Dans les mois à venir, le blog du Jeu de Paume élargira son champ de débat depuis les pratiques artistiques et culturelles contemporaines vers les politiques du corps, du genre et de la sexualité. Mon projet est d’« installer » …

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Photo : Lea Crespi

Dans les mois à venir, le blog du Jeu de Paume élargira son champ de débat depuis les pratiques artistiques et culturelles contemporaines vers les politiques du corps, du genre et de la sexualité. Mon projet est d’« installer » dans la chambre digitale d’une institution culturelle, un espace de philosophie et de critique transféministe. Un acte que, compte tenu de la résistance des musées français à recevoir les propositions émanant aujourd’hui des politiques d’insoumission du genre et de la sexualité, j’imagine aussi profane et précaire que l’installation d’une niche de rats dans une salle de sport. Et si je pense aux rats c’est parce que le Jeu de Paume fut, avant de devenir un centre d’art, la plus célèbre salle parisienne de jeu de paume, l’un des plus vieux jeux de raquette, ancêtre de la pelote basque, qui consistait à frapper avec la main une balle faite, comme le veut la légende, d’une peau de rat. Ce fut encore dans une autre salle dédiée au jeu de paume, à Versailles, que le 20 juin 1789, l’Assemblée nationale se déclarait constituante contre la volonté du Roi, initiant ainsi un processus de transformation sociale plus connu sous le nom de Révolution française. Comme le tiers état s’est élevé un jour contre le pouvoir souverain de l’Ancien Régime, partout se lèvent aujourd’hui les rats sans peau du capitalisme cognitif qui appellent à une révolution somato-politique et sexo-sémiotique : pédés, gouines, féministes, junkies, migrants, sans papiers, travailleurs sexuels, handis, séropositifs, transsexuelles et transgenres… le jeu des rats est ouvert. Dans la ratière digitale du Jeu de Paume, la révolte peut commencer.

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