blogsmaster – Peau de Rat http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado par Beatriz Preciado Fri, 02 Aug 2013 10:40:06 +0000 fr-FR hourly 1 Mariage Ecosexuel pour Tous avec Annie Sprinkle et Beth Stephens http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/06/10/mariage-ecosexuel-pour-tous-avec-annie-sprinkle-et-beth-stephens/ Mon, 10 Jun 2013 12:41:46 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=325 À la fin de la semaine dernière, j’étais au musée Reina Sofia de Madrid pour un atelier écosexuel, suivi d’une conférence, avec les artistes Annie Sprinkle et Beth Stephens. Ça m’a fait jubiler de penser que pendant que les catholiques …

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Ecosexual Performance, Annie Sprinkle and Beth Stephens, SF MOMA, June 2, 2013.

Performance « Ecosexual », Annie Sprinkle et Beth Stephens, SF MOMA, 2 juin 2013.

À la fin de la semaine dernière, j’étais au musée Reina Sofia de Madrid pour un atelier écosexuel, suivi d’une conférence, avec les artistes Annie Sprinkle et Beth Stephens. Ça m’a fait jubiler de penser que pendant que les catholiques intégristes et l’extrême droite défilaient dans les rues de Paris contre le mariage homosexuel et la filiation homoparentale, Sprinkle et Stephens célébraient avec un groupe de quarante personnes une cérémonie de mariage collectif avec la Terre, dans le parc du Retiro de Madrid. Voilà quels furent nos vœux : “Terre, nous promettons d’être tes amants. Ne nous laisse pas nous éloigner de toi. Nous promettons de t’aimer jusqu’à ce que la mort nous rapproche définitivement de toi.”

Au moment où nous nous mariions collectivement avec la Terre, les manifestants contre le mariage gay faisaient de la “nature” le garant de l’hégémonie humano-hétérosexuelle. En tête de cortège, ils avaient amené deux ânes sur le dos desquels ils avaient collé le slogan “je suis si âne que j’ai voté pour Hollande”. Ils brandissaient également des banderoles assimilant le mariage gay à une forme de “négationnisme du naturel” (dans un retournement pervers de la rhétorique anti nazi), et des pancartes qui montraient la photographie d’un chimpanzé sur laquelle était inscrit “et pourquoi ne pas l’épouser, lui?”

Nous sommes dans un moment historique décisif, au cours duquel de nouvelles technologies et de nouvelles relations de pouvoirs re-codifient le travail immatériel (la production de signes) et la production biopolitique (les relations sociales, la reproduction de la vie, le travail affectif). Sur fond de crise économique, les tensions ne cessent de s’attiser entre naturalistes conservateurs et ceux/celles qui luttent pour inventer des pratiques d’émancipation sociale. Une armée d’amants se lève contre l’empire de la guerre.

Ecosex, Madrid

Ecosex, Madrid

Ces actions publiques (la manifestation contre le mariage homosexuel et le mariage collectif avec la Terre de Sprinkle et Stephens) sont paradigmatiques de deux façons de comprendre la nature et le champ politique, et proposent deux programmes divergents d’organisation sociale, de production et de reproduction de la vie. Il y a d’un côté la tradition de l’anthropocentrisme hétérosexiste, modèle épistémo-politique central du capitalisme colonial, dans lequel l’humain hétérosexuel est “par nature” le seul capable d’accéder aux techniques de gouvernance. Au lumpenprolétariat biopolitique (les femmes seules, les animaux, les non hétérosexuels, la Terre, les handicapés) d’être gouverné, ou exploité, ou dévoré. De l’autre côté, un projet politique dissident cherche à redistribuer l’accès aux techniques de gouvernement entre tous ceux qui, ensemble, forment un écosystème vivant.

S’inspirant du travail de Linda Montano, Annie Sprinkle et Beth Stephens ont initié en 2005 un projet se déroulant sur sept années de rituels publiques de mariages. Elles se sont, depuis, mariées plus de cinquante fois avec la terre, les montagnes, les forêts, l’eau, la mer, la lune, les roches, le soleil… et avec plus de 3000 personnes.

Annie Sprinkle et Beth Stephens, Musée Reina Sofía, Madrid

Beth Stephens y Annie Sprinkle, Museo Reina Sofía de Madrid

Avant leur rencontre artistique, les trajectoires individuelles de Sprinkle et de Stephens incarnaient deux lignes de forces majeures de ce qui, suivant la dénomination de Lucy Lippard et Laura Cottingham, a été appelé l’“art féministe” : Stephens opérait dans les codes artistiques de la galerie et de l’art vidéo, en y introduisant les représentations de la culture lesbienne et queer ; Annie Sprinkle, actrice porno et activiste, faisait un travail d’analyse et de critique des codes de la représentation sexuelle dans la pornographie dominante, en même temps qu’elle militait pour les droits des travailleu/r/ses sexuel/l/es. Annie Sprinkle est une figure essentielle pour comprendre les débats autour de la pornographie qui ont marqué les années 80 et 90 aux Etats Unis : face au féminisme pro-censure, représenté par des auteures comme Andrea Dworkin et Catherine MacKinon, Spinkle (anticipant la désontologisation du genre de Gayle Rubin et Judith Butler) a cherché à rendre explicites les techniques performatives qui produisent la « vérité du sexe » ainsi que la féminité et la masculinité dans la pornographie dominante. Sprinkle a appelé “post porno” ce tour critique et les stratégies d’agencements collectifs qui en découlent. La pièce Post-Porn Modernist, chorégraphiée par Annie Sprinkle et Emilio Cubeiro (qui collabora aussi avec  d’autres artistes comme Richard Kern, David Wojnarowicz ou Rosa Von Praunheim) et la performance The Public Cervix Announcement, dans laquelle Sprinkle invitait le public à observer le col de son utérus avec un speculum, sont quelques un des moments les plus significatifs de ce processus critique.

Alors que les années 80 furent marquées par les tensions entre le féminisme pro-censure et le féminisme pro-sexe, la première décennie de ce siècle se caractérise par l’émergence d’un ensemble de stratégies politiques et esthétiques de dés-identification à la catégorie femme (culture drag King, mouvement intersexuel, transgenre, diversités fonctionnelles, handi-queer, indigénisme queer…) qui viennent secouer et déstabiliser les normes coloniales et biopolitiques  de production du corps, du genre, de la race et de la sexualité. Ici le terme de “post-pornographie”, davantage que la définition d’une théorie ou d’une esthétique, devient un concept-carte, qui permet de connecter une multiplicité de stratégies d’interventions et de représentations sexuelles dissidentes.

Les mariages éco-sexuels sont des laboratoires de transformation de la subjectivité, au cours desquels les participants modifient la structure de leur perception, en construisant des relations et des filiations qui dépassent l’alliance binaire unissant deux corps humains de sexes différents (ou de même sexe). Il s’agit, comme le voulait Guattari, de provoquer une révolution dans “les domaines moléculaires de la sensibilité, de l’intelligence et du désir”.

Sprinkle et Stephens refusent les catégories sexuelles médico-juridiques (homosexualité/hétérosexualité) et se déclarent “amantes de la Terre”, « aquaphiles », « terraphiles », « pyrophiles » ou « aérophiles ». Elles initient de la sorte un processus d’érotisation du monde qui vient remettre en question la hiérarchie des espèces, la définition reproductive de la sexualité et la segmentation politique du corps :

nous caressons les pierres, jouissons des courants d’eau, nous admirons la courbe de la terre. Nous faisons l’amour avec la Terre avec tous nos sens. Nous sommes sales.

Cette prolifération affective s’étend à tous et à toutes. Il ne s’agit pas uniquement d’un exercice de dés-hétérosexualisation de la relation, mais bien de dés-humanisation des liens, qui cherche à redéfinir l’amour (hors le langage romantique, religieux et institutionnel) en termes écologiques et artistiques.

Quand Annie Sprinkle et Beth Stephens proposent un mariage avec la Terre, c’est, entre autres choses, pour accorder à la terre les mêmes droits que le conjoint obtient par l’“humaniste” loi du mariage. C’est une proposition proche de celle des activistes indigènes Boliviens ou Amazoniens quand ils demandent que l’Eau ou la Terre soient reconnus comme “sujets de droit” dans la “Constitucion del Buen Vivir” (La Constitution du Bien Vivre). Bruno Latour explore des domaines similaires quand au nom de “Gaia” il nous invite à étendre la théorie politique au delà de l’humain et appelle à la formation d’un “parlement des choses” qui inclurait les humains, mais aussi tout ce qui participe du système technovivant global.

PS : Si tu veux devenir amant de la Terre, les prochains ateliers écosexuels auront lieu à Emmetrop, Bourges, du 4 au 7 juillet et à Colchester Essex, du 20 au 27 juillet.

www.ecosexlab.org

Annie Sprinkle, Beatriz Preciado, Beth Stephens

Annie Sprinkle, Beatriz Preciado, Beth Stephens

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Carol Rama for ever (2/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/27/carol-rama-for-ever-suite-et-fin/ Mon, 27 May 2013 06:00:50 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=105 Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider …

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Studio de Carol Rama, Turin, 2012, Photo Beatriz Preciado

Carol Rama’s studio, Turin, 2012. Photo Beatriz Preciado

Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider dans le territoire de l’art-dollar par l’expérience et le savoir-faire de Teresa. Nous avions vu des centaines de reproductions, mais jamais d’œuvres directement. De plus, Carol Rama est vivante : née en 1918, elle aura bientôt cent ans.

Nous avions été prévenus de la difficulté d’approcher l’œuvre de Carol Rama. Nous débarquons à Turin comme deux curateurs déguisés en touristes. Notre premier contact est Cristina Mundici, curatrice de plusieurs exposition de Carol Rama et qui s’occupe aujourd’hui, avec un groupe d’experts et des amis, de son archive. Cristina nous ouvre quelques portes : elles nous présente des collectionneurs. Nous verrons en quatre jours plus de trois cent pièces. Beaucoup d’entre elles, après des années dans des dépôts, ne sont toujours ni répertoriées ni publiées dans des catalogues.

Notre hôtel à Turin dont l’unique qualité semblait être le prix modique (l’austérité européenne veut que le musée nous fasse voyager comme si nous participions à Pékin Express) se situe en fait au cœur de la constellation Carol Rama. Cristina Mundici habite juste en face. Depuis la via Principe Amedeo où se trouve l’hôtel, cinq minutes de marche suffisent pour traverser la Piazza Vittorio Venetto jusqu’au fleuve Po, laissant la Mole et le musée du Cinéma derrière nous, pour parvenir au bâtiment dans lequel Carol Rama a vécu la plus grande partie de sa vie, sur la via Napione. Arrivés avec un peu d’avance, nous découvrons que le dernier appartement de l’architecte et ami de Carol Rama, Carlo Mollino, se trouve sur la même rue, côté fleuve.

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

En entrant dans ce qui fut durant soixante-dix ans l’atelier de Carol Rama, ce qui frappe le plus, c’est l’obscurité : toutes les fenêtres de l’appartement ont été aveuglées par des rideaux noirs. De la même façon que Caravaggio, Man Ray ou Dan Flavin travaillaient avec la lumière, nous pouvons dire que Carol Rama travaillait non seulement dans, mais encore avec l’obscurité. La sensation est plus haptique qu’optique : c’est comme si nous étions tombés dans la tasse velue du déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936). Il ne s’agit pas de voir, mais de toucher, de sentir. De cette intense obscurité émergent progressivement des centaines de photos jaunies sur lesquelles nous reconnaissons Carol Rama se métamorphosant à travers les décennies, telle une actrice dirigée par le temps. Peu à peu apparaissent une enclume de cordonnier, des dizaines d’embauchoirs de chaussures, ses aquarelles et bricolages mélangés aux œuvres des autres, cadeaux de Man Ray, de Picasso, de Warhol, un masque africain, des collections d’oeils, d’ongles et de cheveux empruntés aux taxidermistes, et un amas de chambre à air de pneus de vélo (éléments récurrents dans son travail à partir de 1970) qui pendent mollement à une barre, des piles de savons si vieux qu’avec le temps ils ressemblent à des blocs de graisse animale. L’appartement est une archive organique de son œuvre en décomposition.

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

L’œuvre de Carol Rama est une mine endormie dans le sous-sol de l’art moderne. Toucher à une seule de ces œuvres pourrait faire éclater  dans les airs toutes les narrations historiographiques de l’art. Autant l’historiographie dominante que la féministe. Carol Rama est contemporaine et dialogue (parfois intimement, parfois à travers son travail) avec tout et avec tous : Picasso, Duchamp, Luis Buñuel, Man Ray, Jean Dubuffet, Orson Welles, Warhol, Sanguinetti, la Ciccolina et Jeff Koons… Mais elle est une contemporaine invisible.

Elle ponctue durant sept décennies le cours de la pratique artistique. Son œuvre module et modifie ce que nous connaissons de l’avant-garde. Carol Rama invente le  sensurréalisme, l’art viscéral-concret, le porno-brut, l’abstraction organique… et encore, et encore.

Cependant, le nom de Carol Rama n’apparaît dans aucune histoire. Pas même dans celle qui, à coup d’erreur épistémologique et politique, s’est souvent appelée « histoire des artistes femmes ». La critique d’art italienne Lea Vergine la sauve pour la première fois de cet oubli historiographique en l’incluant en 1980 dans l’exposition « L’Altra Meta dell’ Avanguardia/The Other Half of the Avant-Garde: 1910-1940 ». Vergine est la première à comprendre vraiment Carol Rama. Mais cette volonté ne suffira pas à faire entrer cette œuvre inclassable dans le circuit des musées internationaux. Exceptées quelques expositions réalisées à partir de 1990 (celle du Stedeljik Museum de Amsterdam qui voyagera à Boston), l’éphémère reconnaissance publique du Lion d’Or de Venise en 2003, et l’effort de diffusion mené par la galeriste Isabella Bertolozzi à Berlin (XX), l’essentiel du travail de Carol Rama reste caché dans les dépôts de collectionneurs italiens.

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Une histoire-fiction laisserait imaginer que les œuvres de 1936-1940 ont été réalisées pour être regardées en 2014. La représentation que Carol Rama fait du corps et de la sexualité pourrait être comparée à un genre de Piero de la Francesca qui aurait peint « La Cité Idéale » dans une société qui ne connaîtrait pas voire refuserait la vision en perspective. Une femme accroupie chie, un ornithorynque se fait pénétrer par un pénis humain, un corps ouvre sa vulve à l’aide de ses mains, un serpent sort d’un anus…Les images de Carol Rama excédent le cadre de l’intelligibilité sexuelle de la modernité. Mais comment comprendre sans elles les œuvres à venir de Cindy Sherman, Cosey Fanny Tutti, Kara Walker, Sue Williams, Kiki Smith, Elly Strik, Marlene Dumas, Zoe Leonard… ?

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama anticipe et préfigure les mutations dans la représentation du corps et de la sexualité qui s’effectuent pendant les trente dernières années du vingtième siècle. Dans les aquarelles de la première époque, Rama invente une figure qui, bien que non encore répertoriée par les grands catalogues ni entrée au MOMA, est une des images iconiques de l’art du vingtième siècle : un corps qui porte sur la tête une couronne d’épines transformée en jardin de fleurs jaunes. Dans la série « Appassionata » (1940), ce corps nu, mais avec ses chaussures, apparait allongé sur un lit duquel pendent des ceintures de contention. Au deuxième plan, flotte une structure composée de la superposition et l’enchevêtrement des sommiers métalliques et des ceintures. On pourrait dire que cette structure est l’effet de l’application schématique de certaines lois visuelles du Cubisme que Carol Rama a modifiées en introduisant la variable « affect ». Cubisme-affection, pourrons nous dire avec Deleuze. L’art est un processus d’extraction et d’abstraction de l’image des coordonnées spatio-temporelles pour la transformer en percept et en affect. La structure flottante est en même temps la folie et le système punitif qui l’assujettit, une carte de l’inconscient et de sa relation à l’appareil disciplinaire.

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

La représentation que Carol Rama fera du corps dans les années 30-40 est uniquement comparable par son intensité poétique et par sa lucidité à celle d’Antonin Artaud à la même période. Dans d’autres aquarelles, le corps, cette fois amputé des bras et des jambes, est nu et posé sur un dossier encadré par des roues. Ici, comme dans la structure flottante des sommiers, l’espace-temps des roues est décomposé par un regard qui l’observe d’une multiplicité de points de vue. Cette multiplication des axes perceptifs  ne produit pas, néanmoins, une sensation de mouvement (comme cela aurait été le cas chez Muybridge ou Boccioni), mais bien au contraire, d’incorporation : les roues et les repose-pieds sont devenus des organes prothétiques. Au centre de l’image et en contraste avec la couleur terne du corps, frappe la vivacité chromatique de la tête-jardin, de la langue en érection et de la vulve représentée comme un organe externe et non comme trou. Ce corps devrait être mort, mais il est vivant.

Comment Carol Rama a-t-elle pu faire ces aquarelles à 18 ans ? Toutes les notices biographiques sur elle reviennent sur le même évènement qu’elles prétendent fondateur : son père, un industriel fabricant des bicyclettes, fait faillite et se suicide quand Carol Rama a 22 ans. En parlant avec ses amis, ses collectionneurs et ses galeristes, émerge une autre version : son père était homosexuel et menait une double vie. Le déshonneur qu’implique pour la bourgeoisie de Turin d’être homosexuel dans les années 40 était pire encore que la ruine. Après le suicide, la mère est hospitalisée dans un asile psychiatrique. Mais cette histoire ne répond pas aux questions : Qui est le corps amputé ? Qui regarde ? D’où émane ce désir sexuel?

Dans son appartement, après avoir visité son atelier, nous sommes conduits jusqu’à son alcôve. Le visage transparent et les mains blanches de Carol Rama constituent le seul point de lumière dans un espace totalement opaque. Teresa est plus discrète et préfère rester près de la porte. Je m’approche de Rama comme un insecte qui cherche une réponse à ses questions. Mais il n’y aura aucune réponse : depuis 2005 Carol Rama est entrée dans un processus vertigineux de perte de conscience.

Il est proprement inouï de commissarier la première grande rétrospective internationale d’une artiste à ce point oubliée par l’histoire de l’art et qui a perdu la mémoire. L’histoire de l’art est l’histoire de notre propre amnésie, de l’oubli de tout ce que nous n’avons pas été capables de regarder, de ce qui résiste à être absorbé par nos cadres de représentation hégémonique.

Je me demande si l’exposition pourra fonctionner comme une micro-technique capable de reconstruire ou d’inventer sa mémoire ou, si au contraire, notre tentative fera partie de ce processus d’amnésie généralisée que Walter Benjamin appelait progrès.  Je me demande si notre acte sera tautologique ou oppositionnel. Si nous sommes une étape de plus dans cet Alzheimer collectif ou si nous réussirons à ouvrir un point de fuite, à défaire l’oubli, à inventer une autre archive.

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Carol Rama for ever (1/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/#comments Fri, 24 May 2013 06:00:24 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=74 En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée …

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Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA), du commissariat d’une exposition de Carol Rama qui aura lieu en 2014.

Même si je travaille dans le contexte du musée depuis dix ans, ma relation avec le format « exposition » a toujours été distante. Le musée, encore plus que l’université, a été pour moi le lieu par excellence dans lequel repenser les relations entre les langages et les représentations de la domination sexuelle, du genre et du corps avec les politiques de résistance à la normalisation. Le musée, en tant que micro-sphère publique, permet d’établir des passerelles entre pratique artistique, mouvements sociaux et sciences humaines. C’est un espace dans lequel il est encore possible d’inventer des contre-fictions politiques, et de tester de nouvelles techniques de subjectivation dissidente. Au MACBA ou au Musée Reina Sofía de Madrid, plutôt que l’exposition, j’ai toujours préféré l’invention de dispositifs de production de discours et de visibilité critique susceptibles d’offrir un haut degrés d’expérimentation et d’action directe. Ainsi par exemple, quand j’ai organisé Le Marathon Postporn au MACBA (2013) sous la direction de Manolo Borja et avec le support de Jorge Ribalta, j’aurais pu élaborer une exposition, mais ce qui faisait vraiment sens était de transformer l’exposition en espace de recherches, débats, expérimentations et productions performatives. L’important était de créer des réseaux de collaboration, d’inventer de nouveaux langages, de nouvelles pratiques.

Quand on travaille sur les politiques minoritaires (féminismes, mouvements de dissidence sexuelle et du genre, mouvement de résistance anticoloniale…) le danger du format « exposition » (la liste d’exemples des dernières années serait longue et ses exploits embarrassants) est double : épistémologique et politique. D’un point de vue épistémologique, les expositions minoritaires courent le risque d’apparaître comme une note de pied de page dans la grande narration historiographique. Elles disent : « il est vrai que l’art moderne a surtout été produit par des hommes blancs centre-européens, mais nous n’oublions pas qu’il y avait aussi Sonia Terk, Liubov Popova, Claude Cahun, Dorothea Tanning… Et de temps en temps, elles ont fait de petites merveilles. » Beaucoup de ces expositions obéissent à un paradigme qui, en dehors de la pédanterie rhétorique de la critique d’art, pourrait parfaitement se résumer à cette phrase d’un éditorialiste de Playboy : « Il n’y avait pas de femmes ni de noirs dans l’art comme il n’y avait pas de bikinis au pôle Nord. »

D’un point de vue politique, les expositions minoritaires peuvent être classifiées, grossièrement, en deux groupes, d’après le critère selon lequel elles réalisent la sélection d’œuvres : certains sont « universalistes », d’autres travaillent avec une logique de « politique d’identité ». Pour les universalistes (tendance dominante encore dans les institutions françaises), l’essentiel n’est pas que ces travaux aient étés réalisés par des « femmes », des « homosexuels », des « fous » ou des « noirs », mais plutôt que l’expérience qui est véhiculée ou représentée permette d’accéder à l’universel – autrement dit, qu’elle peut être absorbée par la narration hégémonique. D’autre part, le critère de « politique d’identité » pousse l’exposition vers de nouveaux périls : Comment décider qui sont les artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » ? En utilisant des critères anatomiques, des tests chromosomiques, d’actes de langage, des confessions de journal intime ? Dans tous ces cas, le risque demeure : au lieu de déconstruire les technologies de domination du sexe, genre, race et sexualité, la plupart des expositions d’artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » contribuent à renaturaliser les rapports de pouvoir, en les intégrant dans la grande histoire en tant qu’anecdote (un mémorial victimaire utilisé pour célébrer une fois par an le jour de « la femme » ou celui de l’abolition de l’esclavage), ce qui, loin de secouer la narration hégémonique, vient la réaffirmer.

C’est peut être à cause de ces multiples raisons que j’ai longtemps hésité à me confronter à l’exercice de l’exposition. Mais, cette fois, il s’agit de Carol Rama.

A la fois colossal et presque inconnu, le travail de Carol Rama s’étend sur sept décennies : de 1936 jusqu’en 2005. Une exposition de son œuvre pourrait fonctionner comme une contre-archive de l’art du XXème siècle permettant une relecture critique de l’historiographie dominante et de ses lieux communs. L’œuvre de Carol Rama est magistrale et subversive, marginale et irréfutable. Je ne pense pas me tromper en affirmant qu’elle sera un jour aussi incontournable que le sont aujourd’hui Frida Khalo et Louise Bourgeois.

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Peau de rat http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/21/article-mis-en-avant/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/21/article-mis-en-avant/#comments Tue, 21 May 2013 14:00:01 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=5 Dans les mois à venir, le blog du Jeu de Paume élargira son champ de débat depuis les pratiques artistiques et culturelles contemporaines vers les politiques du corps, du genre et de la sexualité. Mon projet est d’« installer » …

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Photo : Lea Crespi

Dans les mois à venir, le blog du Jeu de Paume élargira son champ de débat depuis les pratiques artistiques et culturelles contemporaines vers les politiques du corps, du genre et de la sexualité. Mon projet est d’« installer » dans la chambre digitale d’une institution culturelle, un espace de philosophie et de critique transféministe. Un acte que, compte tenu de la résistance des musées français à recevoir les propositions émanant aujourd’hui des politiques d’insoumission du genre et de la sexualité, j’imagine aussi profane et précaire que l’installation d’une niche de rats dans une salle de sport. Et si je pense aux rats c’est parce que le Jeu de Paume fut, avant de devenir un centre d’art, la plus célèbre salle parisienne de jeu de paume, l’un des plus vieux jeux de raquette, ancêtre de la pelote basque, qui consistait à frapper avec la main une balle faite, comme le veut la légende, d’une peau de rat. Ce fut encore dans une autre salle dédiée au jeu de paume, à Versailles, que le 20 juin 1789, l’Assemblée nationale se déclarait constituante contre la volonté du Roi, initiant ainsi un processus de transformation sociale plus connu sous le nom de Révolution française. Comme le tiers état s’est élevé un jour contre le pouvoir souverain de l’Ancien Régime, partout se lèvent aujourd’hui les rats sans peau du capitalisme cognitif qui appellent à une révolution somato-politique et sexo-sémiotique : pédés, gouines, féministes, junkies, migrants, sans papiers, travailleurs sexuels, handis, séropositifs, transsexuelles et transgenres… le jeu des rats est ouvert. Dans la ratière digitale du Jeu de Paume, la révolte peut commencer.

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