Trou de mémoire – Peau de Rat http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado par Beatriz Preciado Mon, 15 Feb 2016 21:22:00 +0000 fr-FR hourly 1 Revenir à la Womanhouse http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/10/03/revenir-a-la-womanhouse/ Thu, 03 Oct 2013 10:00:14 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=488 Le collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque re-édite en octobre la vidéo documentaire de Johanna Demetrakas Womanhouse (1974, 47 min.) pour la distribuer en France. Je me souviens de la première fois que j’ai vu ce documentaire, un soir …

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Womanhouse, Miriam Shapiro et Judy Chicago, 1972

Couverture du catalogue Womanhouse (avec Judy Chicago et Miriam Schapiro). Graphisme de Sheila de Bretteville. (Feminist Art Program, California Institute of the Arts, 1972). Photo © Donald Woodman. Courtesy Archives “Through the Flower”

Le collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque re-édite en octobre la vidéo documentaire de Johanna Demetrakas Womanhouse (1974, 47 min.) pour la distribuer en France. Je me souviens de la première fois que j’ai vu ce documentaire, un soir de printemps à New York, chez Laura Cottingham. Laura avait effectué une scrupuleuse recherche sur les pratiques artistiques féministes dans les Etats Unis des années 70s, afin de réaliser Not For Sale (1998), sans doute le meilleur documentaire sur le thème à ce jour. La vidéo de Demetrakas était dans ses archives. Je me définissais alors, politiquement, comme queer, quant à Laura, elle continuait de se positionner comme féministe radicale. Regarder ensemble le documentaire sur la Womanhouse fut l’occasion d’une réconciliation évidente, sans que nous ayons besoin de passer par un interminable débat sur la critique post-structurale et le féminisme socialiste. Nous avions une histoire commune. Prétextant qu’elle avait des doubles de tous les documents, avec une frénésie de contrebandier ou de passeur d’un message qui attend d’être lu depuis des années, Laura avait rempli mon sac-à-dos encore inexpert de vidéos de Demetrakas, Martha Rosler, Yoko Ono, Ilege Segalove, Faith Ringgold, Adrian Piper, Ana Mendieta… et une copie de Not for Sale. De retour dans mon appartement de Brooklyn, j’ai passé une semaine entière à déchiffrer les vidéos, comme si elles avaient été réalisées uniquement pour moi, en prenant des notes qui allaient constituer plus tard mes premiers cours sur le genre et la performance à l’Université de Paris VIII, au début des années 2000. L’art féministe des années 70s n’était ni un style ni un mouvement, mais plutôt un ensemble hétérogène d’opérations de dénaturalisation des relations entre sexe, genre, représentation et pouvoir. Le documentaire sur la Womanhouse avait bouleversé ma manière de penser la pratique artistique en me faisant comprendre qu’il était possible de transformer l’université et le musée en espaces d’émancipation sexuelle et politique.

Ignoré pendant des années par la narration hégémonique de l’histoire de l’art, le projet de la Womanhouse apparaît aujourd’hui comme un travail indispensable non seulement pour comprendre la pratique artistique des années 70s, mais aussi pour penser le futur de la pédagogie de l’art et les relations entre architecture, performance et activisme social. Le documentaire de Demetrakas nous permet de découvrir le premier projet de pédagogie féministe réalisé au California Institute for the Arts (CalArts) par Judy Chicago, Miriam Shapiro et un groupe d’étudiants dans les années 70s. Pendant l’automne de 1971, Judy Chicago et Miriam Shapiro sollicitent la création d’un Programme d’Art Féministe à l’école d’art. L’école est en travaux, elles n’obtiennent aucune réponse institutionnelle. Chicago et Shapiro s’emparent de l’idée de Paula Harper : louer une maison et faire de sa transformation le centre d’un projet féministe. Elles trouvent une maison abandonnée et vouée à la démolition dans Mariposa Street, une zone résidentielle de Hollywood. Malgré l’état de la maison, Judy Chicago est convaincue que le papillon [Mariposa], son animal fétiche, leur portera chance. Pendant six semaines, un groupe de vingt-cinq femmes vivront et travailleront dans la demeure, en transformant intégralement chacun de ses espaces et de ses 17 pièces. Demetrakas filme les séances collectives de travail de la Womanhouse, ainsi que le lieu transformé en espace d’exposition entre le 30 janvier et le 28 février 1972. Allégorie politique ou mauvaise blague de l’histoire, la première exposition d’art féministe se déroule dans une vieille maison abandonnée, dans un espace domestique promis à la démolition, transformé d’abord en œuvre d’art collaborative totale puis en galerie éphémère.

Vickie Hodgetts, Robin Weltsch, and Susan Frazier.
Nurturant Kitchen at Womanhouse, 1972.

Dans la Womanhouse, c’est l’espace domestique en tant que tel, historiquement naturalisé comme “féminin”, qui est transformé en objet de la critique et de l’expérimentation artistique. Le foyer hétérosexuel, espace disciplinaire privatisé, se voit ainsi politisé et dénaturalisé à travers le langage, la peinture, l’installation ou la performance. Ce processus de recherche commence en 1969 à Fresno State College (aujourd’hui California State University) lorsque, en réponse à l’exclusion des femmes des lieux de production de savoir à l’université et des circuits expositifs d’art, Judy Chicago s’éloigne de l’art abstrait et organise le premier cours d’art et féminisme en dehors des bâtiments de l’école d’art. Dans le désormais mythique « Kitchen consciousness group » Judy Chicago met en pratique avec Kathie Sarachild un dispositif d’apprentissage collectif à travers la parole et la théâtralisation de l’exclusion. Le langage prend la place que la peinture avait et la performance vient remplacer la sculpture. L’idée novatrice de Chicago était que l’art pouvait transformer la conscience et donc devenir un instrument d’émancipation politique, en même temps que les stratégies « d’empowerment » et les séances de prise de conscience devenaient des outils pour produire de l’art. En déstabilisant la hiérarchie professeur-élève, les participants construisent un récit autobiographique collectif à partir de l’expérience politique d’être femme artiste. Le viol, la discrimination, l’avortement, la maternité, le lesbianisme, la masturbation, le divorce, la contraception…deviennent des espaces d’intervention aussi bien politiques que artistiques. À travers un processus de dématérialisation de l’art et d’intensification de la critique, l’apprentissage de la pratique artistique se déplace des techniques de fabrication et invention plastiques vers l’art en tant que processus d’émancipation cognitive et somatique.

L’objectif de l’art n’est plus la production d’un « objet », mais plutôt l’invention d’un dispositif de re-subjectivation susceptible de produire un autre « sujet », une autre conscience, un autre corps.


Sandy Orgel, Linen Closet, 1972, Projet « Womanhouse »

Parcourir aujourd’hui grâce au documentaire de Demetrakas l’intérieur de la Womanhouse, assister aux séances collectives de prise de conscience, rentrer dans la cuisine transformée par Vicki Hodgetts en un espace intégralement rose où les œufs au plat deviennent des seins nourriciers tapissant les murs, ou dans la « Menstruation Bathroom » que Judy Chicago a rempli de tampons hygiéniques colorés en rouge – et qui deviendront, hélas, le cliché dénigré de l’art féministe, sans comprendre que Chicago pointait avec raison les nouvelles techniques biopolitiques et hygiéniques qui « pénétraient » les corps-, aller jusqu’à l’armoire de Sandy Orgel dans lequel un corps de femme, métamorphosé en étagère à draps, est enfermé,  regarder Chris Rush performer « Scrubbing », où elle nettoie le sol en temps réel face à un public aussi mal à l’aise que surpris, regarder Faith Wilding (aujourd’hui internationalement reconnue pour son travail cyberféministe) performer « Waiting » en racontant la vie d’une femme comme une série interminable et terrible d’attentes, ou encore Faith Wilding et Janice Lester, habillées respectivement en pénis et vagin, dans la performance écrite par Judy Chicago « Cock and Cunt Play. »

Photogramme du documentaire Womanhouse de Johanna Demetrakas (1974, VOSTF). Faith Wilding et Janice Lester, The Cock and Cunt Play, performance. Projet « Womanhouse », 1972

Ce projet pédagogique opère une intervention critique de dénaturalisation qui touche quatre appareils institutionnels et leurs relations normatives : l’université, le musée, l’espace domestique et le corps. La Womanhouse nous apprend à voir l’espace domestique comme une technologie de production et de domination du corps féminin et les institutions matrimoniales et sexuelles comme autant de régimes d’enfermement et de discipline. La délocalisation de ces deux premiers projets de pédagogie féministe de l’art à deux espaces domestiques (la cuisine de Judy Chicago et la Womanhouse) à l’extérieur de l’université et du musée indique les limites épistémologiques des institutions éducatives en art dans les années 70s. La critique féministe remet en question l’architecture du savoir et ses frontières disciplinaires. J’aime penser la Womanhouse en rapport avec les travaux de critique institutionnelle menés par d’autres artistes (Michael Asher, Robert Smithson, Daniel Buren, Hans Haacke, Marcel Broodthaers…) à la même époque, mais étendus désormais vers l’institution domestique et ses relations avec les institutions éducatives et muséales.

Le mépris des institutions vis à vis des pratiques artistiques et critiques féministes conduira à l’oubli et même à la destruction de l’archive de l’art féministe des années 70s : la maison de Mariposa Street, ses installations, ses peintures murales et ses modifications architecturales seront réduites en cendres pendant le mandat de Ronald Reagan. Mais les images de Demetrakas nous parviennent aujourd’hui, pour le dire avec Georges Didi-Huberman et Aby Warburg, comme des fantômes ou des survivants nous permettant de rêver notre propre histoire et d’imaginer les mutations à venir des institutions artistiques.

Collectif de curateurs-activistes le peuple qui manque
Womanhouse, un film de Johanna Demetrakas (1974, VOSTF)

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Carol Rama for ever (2/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/27/carol-rama-for-ever-suite-et-fin/ Mon, 27 May 2013 06:00:50 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=105 Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider …

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Studio de Carol Rama, Turin, 2012, Photo Beatriz Preciado

Carol Rama’s studio, Turin, 2012. Photo Beatriz Preciado

Teresa Grandas – avec qui je commissarie cette exposition – et moi partons à Turin pour voir les œuvres sur place. Plus habitué à rencontrer des artistes et des activistes que des galeristes ou des collectionneurs, je me laisse guider dans le territoire de l’art-dollar par l’expérience et le savoir-faire de Teresa. Nous avions vu des centaines de reproductions, mais jamais d’œuvres directement. De plus, Carol Rama est vivante : née en 1918, elle aura bientôt cent ans.

Nous avions été prévenus de la difficulté d’approcher l’œuvre de Carol Rama. Nous débarquons à Turin comme deux curateurs déguisés en touristes. Notre premier contact est Cristina Mundici, curatrice de plusieurs exposition de Carol Rama et qui s’occupe aujourd’hui, avec un groupe d’experts et des amis, de son archive. Cristina nous ouvre quelques portes : elles nous présente des collectionneurs. Nous verrons en quatre jours plus de trois cent pièces. Beaucoup d’entre elles, après des années dans des dépôts, ne sont toujours ni répertoriées ni publiées dans des catalogues.

Notre hôtel à Turin dont l’unique qualité semblait être le prix modique (l’austérité européenne veut que le musée nous fasse voyager comme si nous participions à Pékin Express) se situe en fait au cœur de la constellation Carol Rama. Cristina Mundici habite juste en face. Depuis la via Principe Amedeo où se trouve l’hôtel, cinq minutes de marche suffisent pour traverser la Piazza Vittorio Venetto jusqu’au fleuve Po, laissant la Mole et le musée du Cinéma derrière nous, pour parvenir au bâtiment dans lequel Carol Rama a vécu la plus grande partie de sa vie, sur la via Napione. Arrivés avec un peu d’avance, nous découvrons que le dernier appartement de l’architecte et ami de Carol Rama, Carlo Mollino, se trouve sur la même rue, côté fleuve.

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

Meret Oppenheim, Le déjeuner en fourrure, 1936

En entrant dans ce qui fut durant soixante-dix ans l’atelier de Carol Rama, ce qui frappe le plus, c’est l’obscurité : toutes les fenêtres de l’appartement ont été aveuglées par des rideaux noirs. De la même façon que Caravaggio, Man Ray ou Dan Flavin travaillaient avec la lumière, nous pouvons dire que Carol Rama travaillait non seulement dans, mais encore avec l’obscurité. La sensation est plus haptique qu’optique : c’est comme si nous étions tombés dans la tasse velue du déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936). Il ne s’agit pas de voir, mais de toucher, de sentir. De cette intense obscurité émergent progressivement des centaines de photos jaunies sur lesquelles nous reconnaissons Carol Rama se métamorphosant à travers les décennies, telle une actrice dirigée par le temps. Peu à peu apparaissent une enclume de cordonnier, des dizaines d’embauchoirs de chaussures, ses aquarelles et bricolages mélangés aux œuvres des autres, cadeaux de Man Ray, de Picasso, de Warhol, un masque africain, des collections d’oeils, d’ongles et de cheveux empruntés aux taxidermistes, et un amas de chambre à air de pneus de vélo (éléments récurrents dans son travail à partir de 1970) qui pendent mollement à une barre, des piles de savons si vieux qu’avec le temps ils ressemblent à des blocs de graisse animale. L’appartement est une archive organique de son œuvre en décomposition.

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

Carol Rama, Presagi di Birnam (1970)

L’œuvre de Carol Rama est une mine endormie dans le sous-sol de l’art moderne. Toucher à une seule de ces œuvres pourrait faire éclater  dans les airs toutes les narrations historiographiques de l’art. Autant l’historiographie dominante que la féministe. Carol Rama est contemporaine et dialogue (parfois intimement, parfois à travers son travail) avec tout et avec tous : Picasso, Duchamp, Luis Buñuel, Man Ray, Jean Dubuffet, Orson Welles, Warhol, Sanguinetti, la Ciccolina et Jeff Koons… Mais elle est une contemporaine invisible.

Elle ponctue durant sept décennies le cours de la pratique artistique. Son œuvre module et modifie ce que nous connaissons de l’avant-garde. Carol Rama invente le  sensurréalisme, l’art viscéral-concret, le porno-brut, l’abstraction organique… et encore, et encore.

Cependant, le nom de Carol Rama n’apparaît dans aucune histoire. Pas même dans celle qui, à coup d’erreur épistémologique et politique, s’est souvent appelée « histoire des artistes femmes ». La critique d’art italienne Lea Vergine la sauve pour la première fois de cet oubli historiographique en l’incluant en 1980 dans l’exposition « L’Altra Meta dell’ Avanguardia/The Other Half of the Avant-Garde: 1910-1940 ». Vergine est la première à comprendre vraiment Carol Rama. Mais cette volonté ne suffira pas à faire entrer cette œuvre inclassable dans le circuit des musées internationaux. Exceptées quelques expositions réalisées à partir de 1990 (celle du Stedeljik Museum de Amsterdam qui voyagera à Boston), l’éphémère reconnaissance publique du Lion d’Or de Venise en 2003, et l’effort de diffusion mené par la galeriste Isabella Bertolozzi à Berlin (XX), l’essentiel du travail de Carol Rama reste caché dans les dépôts de collectionneurs italiens.

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Carol Rama, Dorina, 1940 (Collection privée, Turin)

Une histoire-fiction laisserait imaginer que les œuvres de 1936-1940 ont été réalisées pour être regardées en 2014. La représentation que Carol Rama fait du corps et de la sexualité pourrait être comparée à un genre de Piero de la Francesca qui aurait peint « La Cité Idéale » dans une société qui ne connaîtrait pas voire refuserait la vision en perspective. Une femme accroupie chie, un ornithorynque se fait pénétrer par un pénis humain, un corps ouvre sa vulve à l’aide de ses mains, un serpent sort d’un anus…Les images de Carol Rama excédent le cadre de l’intelligibilité sexuelle de la modernité. Mais comment comprendre sans elles les œuvres à venir de Cindy Sherman, Cosey Fanny Tutti, Kara Walker, Sue Williams, Kiki Smith, Elly Strik, Marlene Dumas, Zoe Leonard… ?

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama anticipe et préfigure les mutations dans la représentation du corps et de la sexualité qui s’effectuent pendant les trente dernières années du vingtième siècle. Dans les aquarelles de la première époque, Rama invente une figure qui, bien que non encore répertoriée par les grands catalogues ni entrée au MOMA, est une des images iconiques de l’art du vingtième siècle : un corps qui porte sur la tête une couronne d’épines transformée en jardin de fleurs jaunes. Dans la série « Appassionata » (1940), ce corps nu, mais avec ses chaussures, apparait allongé sur un lit duquel pendent des ceintures de contention. Au deuxième plan, flotte une structure composée de la superposition et l’enchevêtrement des sommiers métalliques et des ceintures. On pourrait dire que cette structure est l’effet de l’application schématique de certaines lois visuelles du Cubisme que Carol Rama a modifiées en introduisant la variable « affect ». Cubisme-affection, pourrons nous dire avec Deleuze. L’art est un processus d’extraction et d’abstraction de l’image des coordonnées spatio-temporelles pour la transformer en percept et en affect. La structure flottante est en même temps la folie et le système punitif qui l’assujettit, une carte de l’inconscient et de sa relation à l’appareil disciplinaire.

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

Carol Rama, Appassionata, 1940. Courtesy Galleria civica d’Arte Moderno,Turin

La représentation que Carol Rama fera du corps dans les années 30-40 est uniquement comparable par son intensité poétique et par sa lucidité à celle d’Antonin Artaud à la même période. Dans d’autres aquarelles, le corps, cette fois amputé des bras et des jambes, est nu et posé sur un dossier encadré par des roues. Ici, comme dans la structure flottante des sommiers, l’espace-temps des roues est décomposé par un regard qui l’observe d’une multiplicité de points de vue. Cette multiplication des axes perceptifs  ne produit pas, néanmoins, une sensation de mouvement (comme cela aurait été le cas chez Muybridge ou Boccioni), mais bien au contraire, d’incorporation : les roues et les repose-pieds sont devenus des organes prothétiques. Au centre de l’image et en contraste avec la couleur terne du corps, frappe la vivacité chromatique de la tête-jardin, de la langue en érection et de la vulve représentée comme un organe externe et non comme trou. Ce corps devrait être mort, mais il est vivant.

Comment Carol Rama a-t-elle pu faire ces aquarelles à 18 ans ? Toutes les notices biographiques sur elle reviennent sur le même évènement qu’elles prétendent fondateur : son père, un industriel fabricant des bicyclettes, fait faillite et se suicide quand Carol Rama a 22 ans. En parlant avec ses amis, ses collectionneurs et ses galeristes, émerge une autre version : son père était homosexuel et menait une double vie. Le déshonneur qu’implique pour la bourgeoisie de Turin d’être homosexuel dans les années 40 était pire encore que la ruine. Après le suicide, la mère est hospitalisée dans un asile psychiatrique. Mais cette histoire ne répond pas aux questions : Qui est le corps amputé ? Qui regarde ? D’où émane ce désir sexuel?

Dans son appartement, après avoir visité son atelier, nous sommes conduits jusqu’à son alcôve. Le visage transparent et les mains blanches de Carol Rama constituent le seul point de lumière dans un espace totalement opaque. Teresa est plus discrète et préfère rester près de la porte. Je m’approche de Rama comme un insecte qui cherche une réponse à ses questions. Mais il n’y aura aucune réponse : depuis 2005 Carol Rama est entrée dans un processus vertigineux de perte de conscience.

Il est proprement inouï de commissarier la première grande rétrospective internationale d’une artiste à ce point oubliée par l’histoire de l’art et qui a perdu la mémoire. L’histoire de l’art est l’histoire de notre propre amnésie, de l’oubli de tout ce que nous n’avons pas été capables de regarder, de ce qui résiste à être absorbé par nos cadres de représentation hégémonique.

Je me demande si l’exposition pourra fonctionner comme une micro-technique capable de reconstruire ou d’inventer sa mémoire ou, si au contraire, notre tentative fera partie de ce processus d’amnésie généralisée que Walter Benjamin appelait progrès.  Je me demande si notre acte sera tautologique ou oppositionnel. Si nous sommes une étape de plus dans cet Alzheimer collectif ou si nous réussirons à ouvrir un point de fuite, à défaire l’oubli, à inventer une autre archive.

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Carol Rama for ever (1/2) http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/ http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/2013/05/24/carol-rama-for-ever/#comments Fri, 24 May 2013 06:00:24 +0000 http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/beatrizpreciado/?p=74 En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée …

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Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

Carol Rama, Appassionata, 1939. Courtesy of Galleria Franco Masoero, Turin

En même temps que je tente de rédiger une histoire politique des organes (ce qui n’avance pas aussi rapidement que je le désirerais, soit dit en passant), je m’occupe ces jours-ci, à la demande de Bartomeu Marí, directeur du Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA), du commissariat d’une exposition de Carol Rama qui aura lieu en 2014.

Même si je travaille dans le contexte du musée depuis dix ans, ma relation avec le format « exposition » a toujours été distante. Le musée, encore plus que l’université, a été pour moi le lieu par excellence dans lequel repenser les relations entre les langages et les représentations de la domination sexuelle, du genre et du corps avec les politiques de résistance à la normalisation. Le musée, en tant que micro-sphère publique, permet d’établir des passerelles entre pratique artistique, mouvements sociaux et sciences humaines. C’est un espace dans lequel il est encore possible d’inventer des contre-fictions politiques, et de tester de nouvelles techniques de subjectivation dissidente. Au MACBA ou au Musée Reina Sofía de Madrid, plutôt que l’exposition, j’ai toujours préféré l’invention de dispositifs de production de discours et de visibilité critique susceptibles d’offrir un haut degrés d’expérimentation et d’action directe. Ainsi par exemple, quand j’ai organisé Le Marathon Postporn au MACBA (2013) sous la direction de Manolo Borja et avec le support de Jorge Ribalta, j’aurais pu élaborer une exposition, mais ce qui faisait vraiment sens était de transformer l’exposition en espace de recherches, débats, expérimentations et productions performatives. L’important était de créer des réseaux de collaboration, d’inventer de nouveaux langages, de nouvelles pratiques.

Quand on travaille sur les politiques minoritaires (féminismes, mouvements de dissidence sexuelle et du genre, mouvement de résistance anticoloniale…) le danger du format « exposition » (la liste d’exemples des dernières années serait longue et ses exploits embarrassants) est double : épistémologique et politique. D’un point de vue épistémologique, les expositions minoritaires courent le risque d’apparaître comme une note de pied de page dans la grande narration historiographique. Elles disent : « il est vrai que l’art moderne a surtout été produit par des hommes blancs centre-européens, mais nous n’oublions pas qu’il y avait aussi Sonia Terk, Liubov Popova, Claude Cahun, Dorothea Tanning… Et de temps en temps, elles ont fait de petites merveilles. » Beaucoup de ces expositions obéissent à un paradigme qui, en dehors de la pédanterie rhétorique de la critique d’art, pourrait parfaitement se résumer à cette phrase d’un éditorialiste de Playboy : « Il n’y avait pas de femmes ni de noirs dans l’art comme il n’y avait pas de bikinis au pôle Nord. »

D’un point de vue politique, les expositions minoritaires peuvent être classifiées, grossièrement, en deux groupes, d’après le critère selon lequel elles réalisent la sélection d’œuvres : certains sont « universalistes », d’autres travaillent avec une logique de « politique d’identité ». Pour les universalistes (tendance dominante encore dans les institutions françaises), l’essentiel n’est pas que ces travaux aient étés réalisés par des « femmes », des « homosexuels », des « fous » ou des « noirs », mais plutôt que l’expérience qui est véhiculée ou représentée permette d’accéder à l’universel – autrement dit, qu’elle peut être absorbée par la narration hégémonique. D’autre part, le critère de « politique d’identité » pousse l’exposition vers de nouveaux périls : Comment décider qui sont les artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » ? En utilisant des critères anatomiques, des tests chromosomiques, d’actes de langage, des confessions de journal intime ? Dans tous ces cas, le risque demeure : au lieu de déconstruire les technologies de domination du sexe, genre, race et sexualité, la plupart des expositions d’artistes « femmes », « homosexuels » ou « noirs » contribuent à renaturaliser les rapports de pouvoir, en les intégrant dans la grande histoire en tant qu’anecdote (un mémorial victimaire utilisé pour célébrer une fois par an le jour de « la femme » ou celui de l’abolition de l’esclavage), ce qui, loin de secouer la narration hégémonique, vient la réaffirmer.

C’est peut être à cause de ces multiples raisons que j’ai longtemps hésité à me confronter à l’exercice de l’exposition. Mais, cette fois, il s’agit de Carol Rama.

A la fois colossal et presque inconnu, le travail de Carol Rama s’étend sur sept décennies : de 1936 jusqu’en 2005. Une exposition de son œuvre pourrait fonctionner comme une contre-archive de l’art du XXème siècle permettant une relecture critique de l’historiographie dominante et de ses lieux communs. L’œuvre de Carol Rama est magistrale et subversive, marginale et irréfutable. Je ne pense pas me tromper en affirmant qu’elle sera un jour aussi incontournable que le sont aujourd’hui Frida Khalo et Louise Bourgeois.

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